Bélinde (1801)
Traduction par Octave Gabriel de Ségur.
Maradan (Tome IIp. 115-146).


CHAPITRE XV.

JALOUSIE.


Bath, ce mercredi, juillet.


Ma chère Bélinde,

« J’ai reçu les billets de banque de deux cents guinées qui étaient inclus dans votre dernière lettre ; mais évitez autant que possible de les confier ainsi à la poste ; et, quand vous y serez forcée, séparez-les et ne les envoyez pas tous par le même courrier.

« Il court sur vous et sur un certain lord un bruit qui m’affecte vivement. J’avais toujours pensé que vous plaisiez singulièrement à la personne en question. Je m’en rapporte à votre prudence, à votre délicatesse et à vos principes, pour ne pas négliger cet avis, et je suis persuadée que vous vous conduirez comme vous le devez. Vous croyez bien qu’on ajoute à l’histoire, en blâmant votre conduite et votre peu de soin pour sauver les apparences. Quant à votre conduite, je ris de ceux qui osent en médire ; mais, quant à votre indifférence, je crois tout ce qu’on en dit. Quel que puisse être le sentiment d’un homme pour une femme, à moins qu’elle ne soit dominée par la vanité, ou qu’elle ne soit, comme vous, bien novice dans l’art du monde, elle doit avoir le pouvoir de cacher son triomphe, pour éviter les traits de l’envie. L’envie est la passion que les jeunes et belles femmes doivent le plus redouter, puisqu’elle est infailliblement suivie du scandale. Vous ne la craignez pas assez, et vous en voyez les conséquences, qui doivent alarmer extrêmement une femme d’esprit et de bon sens.

« Les hommes de peu d’esprit et d’un caractère froid, qui sont incapables d’éprouver une vraie passion pour notre sexe, ont souvent l’ambition de paraître bien avec les femmes que leur beauté, leurs qualités ou leurs liaisons ont mises à la mode : ils n’exigent pas un grand retour de sentiment, puisqu’ils n’aiment que pour qu’il soit dit qu’ils aiment. En vous parlant ainsi, je n’ai point précisément en vue l’homme en question : je ne le connais pas assez pour le ranger dans cette classe ; mais vous, qui avez l’occasion de l’observer sans cesse, vous pouvez vous décider, et si vous voulez je vais vous en indiquer le moyen. Remarquez s’il affecte de vous rendre ses devoirs en public ou en secret ; s’il agit en secret, tenez-vous encore plus sur vos gardes ; songez qu’un homme du jugement le plus borné a toujours assez de pénétration ou d’instinct pour sentir que la plus légère tache à la réputation d’une femme, qui est ou qui doit être unie avec lui, détruit la paix de son intérieur, et la déshonore aux yeux du monde. Un mari qui a déjà éprouvé toutes les disgraces du mariage, s’il veut contracter une seconde union, choisira sans doute une jeune personne bien innocente et bien simple ; la plus petite faveur qui lui serait accordée, la moindre publicité qu’il verrait donner à ses sentimens, la réputation de talens, sa supériorité, l’esprit qu’il découvrirait dans l’objet aimé, tourneraient infailliblement à son désavantage, renverseraient ses plans, et détruiraient à la fois sa réputation, sa tranquillité, et toutes ses espérances d’établissement pour l’avenir ; et supposez que, malgré toutes les probabilités, vous réussissiez, si vous avez donné prise à la sévère critique du monde, vous n’aurez pas atteint le but heureux auquel vous devez tendre. Ne craignez pas que je vous ennuie ici par des sermons, je n’en ai nulle envie ; je vous demande seulement d’observer ce qui se passe autour de vous dans le cercle où vous vivez. Voyez les femmes des meilleures familles, qui possèdent le rang, la fortune, la beauté et tous les hommages du monde ; elles ne peuvent pas se dispenser, dans ce pays, de garder strictement toutes les apparences de la vertu. Celles qui ont voulu s’élever au-dessus de ce qu’elles appellent vulgaire, et braver la foudre de l’opinion publique, en ont été écrasées. Voyez ce qu’est devenue lady ****, la comtesse de *****, et tant d’autres. Ces exemples font trembler, et ils nous prouvent, ma chère, qu’un titre ne soustrait point une femme au tribunal de l’opinion.

« Pardonnez, chère nièce, si je vous parle ainsi ; l’histoire qui court sur vous et sur le lord **** m’a donné de cruelles inquiétudes. Encore une fois, vous ne sauriez être trop prudente ; ce n’est que le premier pas qui coûte ; et le scandale ensuite n’a plus de bornes, à moins qu’on n’ait une habileté ou un bonheur bien rare. Mes conseils ne vous manqueront pas ; mais votre sort est entre vos mains. Sur toutes choses, n’allez pas imaginer de quitter lady **** ; c’est la première idée qui, je le parie, se présentera à votre tête légère ; rejetez-la bien loin : quitter le champ de bataille à la première attaque, c’est céder la victoire à vos ennemis. Abandonner la maison de lady **** serait une folie ; tant qu’elle est votre amie, ou du moins qu’elle le paraît, tout va bien ; mais si elle et vous, vous vous sépariez froidement à présent, vous perdriez votre réputation ; par votre timidité vous feriez douter de votre innocence. Je me flatte que votre bon sens vous aura d’avance dicté toutes les raisons que je crains de vous représenter. Rejetez toute fausse délicatesse ; songez-bien que pour le bonheur même de votre amie, aussi bien que pour le vôtre, il est important que vous redoubliez d’attentions pour elle, et que votre intimité paraisse encore augmentée.

« Je suis bien aise d’apprendre que sa santé soit assez rétablie pour lui permettre de recevoir du monde la distraction qui lui est nécessaire. Heureusement qu’il est absolument en votre pouvoir de la convaincre, ainsi que tous ceux qui vous connaissent, de la pureté de vos intentions. Véritablement, lorsqu’on m’a fait cette choquante histoire, j’ai eu besoin de recevoir à l’instant même la lettre de sir Philippe Baddely. Sa proposition, dans cette circonstance, me charme pour vous, ma chère nièce. Vous n’avez rien de mieux à faire qu’à répondre à son amour. Toutes les calomnies s’évanouiront d’elles-mêmes ; c’est un établissement qui passe toutes les espérances que j’avais conçues pour vous. Sir Philip craint que je ne veuille point vous parler en sa faveur ; certainement il se trompe, et, comme je lui ai dit, il a tort de douter de votre sensibilité ; votre indifférence pour lui serait aussi étrange qu’absurde. Sachez, ma chère, que sir Philip Baddely a 15,000 livres sterling de rente en Wiltshire ; les biens de son oncle Burton, en Norforlk, paieront ses dettes. Quant à sa famille, vous le trouverez sur la liste des baronnets, et la possession d’une belle et ancienne baronnie vaut mieux que l’attente incertaine d’un duché. Quand le ciel même ne condamnerait pas une telle pensée, je ne vois pas que vous puissiez faire aucune objection à ce mariage ; et j’aime à croire que vous avez trop de raison pour opposer des difficultés romanesques. Je sais que sir Philip n’est pas ce que vous appelez un homme supérieur ; mais tant mieux pour vous ; ces hommes supérieurs sont des maris dangereux : ils sont plus aimables dans le monde, mais souvent difficiles à vivre, et sur-tout à mener. Votre favori, Clarence Hervey, par exemple, serait le dernier homme auquel je voudrais vous voir unie. Vous n’êtes pas une enfant, et vous ne devez pas vous exposer aux sarcasmes de toutes les femmes de votre société, pour suivre une folle passion qui, peut-être, n’existe que dans votre imagination. Je ne veux même pas penser que ma nièce puisse se dégrader elle-même, au point d’aimer un homme qui ne lui a point fait de déclaration de ses sentimens, et qui, j’en suis sûre, n’en a aucun. Il ne faut pas vous tromper ; le fait, que je ne vous dirais pas sans cette circonstance, est qu’il a une maîtresse, et ses amis assurent que, s’il se marie jamais, il l’épousera. Je ne sais ce qu’elle est ; mais on dit que c’est la plus belle créature possible, et Clarence est philosophe. Si vous avez le sens commun, je vous en ai dit assez. Adieu ; répondez-moi bien vîte que tout va au gré de mes desirs ; je suis impatiente de mander cette bonne nouvelle à votre sœur Tollemache. J’ai toujours prédit que ma Bélinde serait plus heureuse que sa sœur et ses cousines. N’ai-je pas eu une idée admirable de vous envoyer passer l’hiver chez lady **** ? Je vous prie d’offrir mes complimens à lady Delacour ; vous lui direz que notre amie (elle m’entendra) a pris l’autre jour soixante guinées à un homme de ma connaissance. Je sais qu’elle la déteste autant que moi : tromper au jeu, quel méprisable caractère ! N’oubliez pas de lui dire que j’ai une charmante anecdote sur une de nos amies. On m’a donné un manuscrit, qui est un parallèle entre la chevalière Déon et notre amie ; il est fait avec beaucoup d’esprit et de gaieté. Si je ne craignais pas d’augmenter par trop le port de ma lettre, je vous l’enverrais ; ce sera pour une autre fois. Adieu, ma chère nièce ; répondez-moi tout de suite, parlez-moi de sir Philip : je lui écris pour le remercie, et lui donner mon consentement. Croyez à la sincère amitié de

Sélina Stanhope. »

Ce n’est point une lettre que mistriss Stanhope vous écrit, c’est un volume, s’écria lady Delacour.

Quoique Bélinde ne fît que la parcourir, elle en lut assez pour en être extrêmement étonnée et vivement choquée.

Vous n’apprenez point de mauvaises nouvelles, j’espère ? dit lady Delacour en la voyant immobile, la tête appuyée sur sa main, et enfoncée dans une profonde rêverie.

La lettre de mistriss Stanhope lui échappa des mains, et, au milieu de la variété des sentimens pénibles et embarrassans que cette lecture excitait en elle, elle conservait assez de force d’esprit pour se résoudre à tout confier à lady Delacour. Rappelée à elle-même par la question de son amie, elle lui répondit aussitôt, avec toute la force qu’il lui fut possible :

Oui, ma tante a été alarmée par une histoire pleine de méchanceté qu’on a faite sur moi, et que j’ai apprise ce matin de la bouche de M. Hervey. Je suis reconnaissante qu’il ait eu le courage de me dire la vérité.

Alors elle répéta ce que M. Hervey lui avait dit.

Le rouge qu’avait lady Delacour empêchait de voir son changement de couleur ; et, comme elle ne releva pas les yeux tandis que Bélinde parlait, cette dernière ne put juger de ce qui se passait dans son cœur.

M. Hervey a agi en homme d’honneur et d’esprit, dit lady Delacour ; il est malheureux pour vous qu’il ne vous ait pas avertie plus tôt, — avant que cette histoire fût devenue publique, avant qu’elle ne fût parvenue à Bath et à votre tante. — Cela doit la surprendre beaucoup ; — elle a une si parfaite connaissance du monde ! — et…

Lady Delacour prononça ces mots avec l’expression de la colère étouffée, élevant quelquefois sa voix ; et enfin, incapable de parler, elle s’arrêta, mettant avec précipitation de la poudre sur les lettres qu’elle venait d’écrire.

Ainsi, cela est parvenu à Bath, pensa-t-elle ; — le fait est public. — Jusqu’à présent je n’en avais entendu parler qu’à sir Philip Baddely ; mais sans doute c’est la nouvelle de la ville, et l’on se rit de moi comme d’une dupe que je suis. À présent que la chose ne peut pas être plus longtemps cachée, connaissant ma générosité, elle vient à moi avec l’apparence de la simplicité, se livre à moi, et espère qu’en me parlant avec cette audacieuse sérénité, elle me convaincra de son innocence.

Vous avez agi de la manière la plus prudente, miss Portman, dit lady Delacour, en me parlant sur-le-champ de cette étrange, de cette scandaleuse et absurde histoire. Agissez-vous d’après l’avis de votre tante Stanhope, ou entièrement de vous-même, et d’après la connaissance que vous avez de mon caractère ?

— De moi-même, et croyant vous bien connaître. J’espère que je ne me serai pas trompée, dit Bélinde en la regardant avec un mélange de crainte et d’étonnement.

— Non, vous avez admirablement calculé ; c’était la meilleure, la seule manière dont vous dussiez agir. Seulement, continua-t-elle en se renversant sur sa chaise avec un rire forcé, la bévue de Champfort, l’arrivée de lord Delacour, le choix de la frange du siége de ma voiture, (pardonnez-le-moi, ma chère, car je ne puis m’empêcher d’en rire) sont des circonstances malheureuses, et de vrais contre-temps. Mais, ajouta-t-elle en essuyant ses yeux et cessant de rire, vous avez une présence d’esprit si admirable, que rien ne peut vous déconcerter. Vous êtes toujours la même dans toutes les situations, et vous n’avez aucun besoin des longues lettres et des conseils de votre tante Stanhope.

En disant ces derniers mots, ses yeux étaient fixés sur la lettre, qui était tombée aux pieds de Bélinde.

La manière sans suite avec laquelle lady Delacour parlait, la vivacité de ses mouvemens, ses yeux, où se peignaient tour-à-tour la colère et le soupçon, son rire convulsif, ses mots inintelligibles, tout conspirait, dans ce moment, à faire croire à Bélinde qu’elle perdait la tête. Elle était si fort persuadée de son indifférence pour lord Delacour, qu’elle ne pouvait même admettre la possibilité que son cœur fût livré à la jalousie. Elle était encore plus loin de croire à cette espèce de jalousie qu’elle n’avait jamais sentie, et qu’elle ne pouvait comprendre ; mais elle avait quelquefois vu lady Delacour dans des états de passion qui ressemblaient à la folie, et elle se persuada que, dans ce moment, sa raison l’abandonnait tout-à-fait. Elle sentit la nécessité de ne point irriter ce qu’elle appelait folie, et, avec tout le calme qu’elle put affecter, elle prit la lettre de mistriss Stanhope, et chercha le passage qui avait rapport à mistriss Luttridge et à Henriette Freke. Si je puis fixer l’attention de lady Delacour, pensa-t-elle, peut-être reviendra-t-elle à elle-même.

Voici un article qui vous regarde, mylady, lui dit-elle ; cela a rapport à mistriss Luttridge. Sa main tremblait comme elle tournait les feuillets de la lettre.

Je suis tout attention, dit lady Delacour avec un son de voix composé ; prenez garde seulement de vous tromper. Je ne suis nullement curieuse de lire ce que mistriss Stanhope ne voudrait pas que je susse ; il y a certaines lettres qu’il est aussi dangereux d’extraire que de laisser tomber entre les mains d’une amie ; mais vous n’avez rien à craindre de moi.

Sentant bien que cette lettre n’était pas faite pour être vue de lady Delacour, Bélinde ne lui offrit pas de la lire ; elle n’essaya pas non plus de faire l’apologie de sa discrétion et de son embarras ; elle se hâta seulement de lire l’article qui concernait mistriss Luttridge. En lisant, sa voix gagna de la confiance : elle observa qu’elle avait fixé l’attention de lady Delacour, qui, à présent, assise sans mouvement, l’écoutait avec calme. Mais lorsque miss Portman en vint à ces mots, N’oubliez pas de lui dire que j’ai une charmante anecdote sur une autre de ses amies, lady Delacour s’écria avec véhémence :

Amie ! Henriette Freke ! — oui, comme toutes les autres amies. — Henriette Freke ! — à qui peut-elle se comparer ? — C’est trop fort pour moi, — beaucoup trop ; — et elle appuya sa tête sur sa main.

Calmez-vous, ma chère amie, lui dit Bélinde de la manière la plus douce ; et elle s’avança vers elle avec l’intention de l’adoucir par ses caresses ; mais, à son approche, lady Delacour poussa avec violence la table sur laquelle elle avait écrit, frappa du pied, leva son voile, se leva, et jeta sur Bélinde un coup-d’œil qui l’empêcha d’avancer, en lui disant : Si vous faites un pas, vous êtes perdue !

Bélinde sentit son sang se glacer : elle n’avait plus de doute sur la folie de son amie ; elle ferma le canif qui était sur la table, et le mit dans sa poche.

Faible et perfide créature ! s’écria lady Delacour ; et l’expression de la colère, qui était peinte sur son visage, se changea en celle du plus profond mépris ; que craignez-vous ?

Je crains pour vous, répondit Bélinde ; pour l’amour du ciel, écoutez-moi, écoutez votre amie !

Mon amie ! ma Bélinde ! s’écria lady Delacour ; elle s’éloigna d’elle, fit quelques pas en silence ; puis, joignant ses mains, et levant les yeux au ciel avec la plus fervente dévotion, elle s’écria :

Dieu du ciel ! ma punition est juste, la mort de Lawless est vengée ; puisse l’agonie de mon ame expier mon crime, la fausseté préméditée, — l’abus de la confiance, — l’hypocrisie ! — je ne dois point, — oh ! je n’aurai jamais à m’en repentir. Elle s’arrêta : ses yeux se tournèrent involontairement sur Bélinde. — Ô Bélinde, vous que j’aimais ! en qui j’avais tant de confiance !

Des pleurs inondèrent son visage ; elle les essuya avec vivacité sans penser à son rouge, et son visage offrit le plus étrange spectacle. Indifférente sur sa figure, elle poussa Bélinde qui voulait essayer de l’arrêter, dénoua sa ceinture, et ouvrit la fenêtre afin de respirer. Bélinde ferma la fenêtre en disant :

Tout votre rouge est ôté, ma chère lady Delacour, vous ne pouvez pas vous montrer, asseyez-vous sur ce fauteuil ; je vais sonner Mariette pour qu’elle vous apporte du rouge. Regardez-vous dans ce miroir.

Je vois, interrompit lady Delacour en fixant Bélinde, que celle que je croyais la plus noble est la plus basse de toutes les créatures ; je vois qu’elle est incapable de sentir. — Du rouge ! — que j’évite d’être vue ? — Et dans quel moment me parler ainsi ! — Ô digne nièce de mistriss Stanhope ! — Malheureuse que je suis !

Elle se jeta alors sur un canapé, et se frappa la tête plusieurs fois avec violence. Bélinde prit sa main, et, la retenant avec force, lui cria d’un ton d’autorité :

Revenez à vous, lady Delacour, je vous en conjure ! songez que si vous continuez à agir ainsi, votre secret sera découvert par tout le monde.

Ne me retenez pas, vous n’en avez pas le droit, s’écria lady Delacour en se débattant ; malgré votre autorité dans cette maison, vous n’avez plus aucun pouvoir sur moi. — Je ne suis point folle, — et tout votre artifice ne pourra pas me faire conduire à Bedlam. — Vous en avez fait assez pour me faire perdre l’usage de ma raison, mais je la conserve. Il n’est pas étonnant que vous ne me croyiez point ; il est naturel que vous soyez surprise de la vive expression des sentimens qui vous sont si étrangers. Vous deviez appeler folie le désespoir d’un cœur généreux, l’agonie d’une ame généreuse. Votre regard n’exprime point la terreur, je ne vous fais aucune injure. Vous desirez que je vous parle plus bas ! que je sois plus calme ! Sans doute, mistriss Stanhope et miss Portman parleraient d’une manière plus douce, d’un ton plus poli que le mien. — Mais pourquoi tremblez-vous ? vous n’avez rien à craindre, vous voyez que je prends sur moi, et que je souris.

Oh ! ne souriez pas de cette horrible manière.

Pourquoi donc — horrible ? — N’aimez-vous pas la fausseté ?

— Je la déteste de toute mon ame.

En vérité, dit lady Delacour, avec une voix toujours étouffée par la colère ; pourquoi est-elle la règle de toutes vos actions, ma chère ?

Je n’ai jamais été fausse, je suis incapable de tromper ; lorsque vous serez réellement calme, vous me rendrez justice ; mais, à présent, ce que je dois est de supporter votre colère si je le puis.

— Vous êtes la bonté même, la politesse, et la prudence personnifiée ; vous savez parfaitement comment on mène une amie que vous avez voulu rendre folle. Mais, dites-moi, bonne, aimable, et prudente miss Portman, pourquoi vous craignez tant que je perde la raison ? Vous savez que si ce malheur m’arrivait, personne ne me croirait plus ; je ne pourrais plus vous démasquer, ni vous arrêter dans vos projets. Vous jouiriez de toute l’autorité que vous vous êtes acquise ; et ne serait-ce pas aussi commode pour vous que si j’étais morte ? — Non ! — Vos calculs sont meilleurs que les miens. La malheureuse folle vous nuirait encore ; elle serait toujours un obstacle entre vous et l’objet secret des desirs de votre ame. La possession d’un titre. —

En prononçant ces mots, elle fixait les armes de lord Delacour représentées en diamans sur sa montre, qui était sur sa table ; la saisissant alors avec vivacité, elle la jeta loin d’elle avec force.

Vils enfans de l’orgueil ! s’écria-t-elle ; faut-il que pour vous je perde ma seule amie ? Ô Bélinde ! ne deviez-vous pas voir que la grandeur ne donne pas le bonheur ?

Je le vois depuis long-temps, je vous plains de toute mon ame, dit Bélinde en fondant en larmes.

Ne me plaignez point, je ne puis supporter votre pitié, femme perfide ! s’écria lady Delacour en la regardant avec mépris et avec rage ; la plus fausse de toutes les femmes !

Oui, appelez-moi perfide, traître, fausse ; regardez-moi, parlez-moi comme vous voudrez ; je supporterai tout, tout avec patience ; car je suis innocente, et vous êtes trompée et malheureuse, dit Bélinde. Lorsque vous m’aimerez, lorsque vous serez revenue à vous-même, alors seulement je pourrai me fâcher contre vous.

Ne me prodiguez plus vos caresses, dit lady Delacour en s’éloignant de Bélinde ; pourquoi vous dégrader sans motif ? Je ne puis plus être votre dupe. Vos protestations d’innocence ne peuvent plus me convaincre ; je ne suis pas si aveugle que vous l’imaginez ; j’ai beaucoup vu en silence : tout le monde vous suspecte à présent. Pour sauver votre réputation, vous avez besoin de mon amitié ; vous…

Je ne veux rien de vous, lady Delacour, dit Bélinde ; vous m’avez long-temps suspectée en silence : alors j’ai mal jugé votre caractère ; je ne puis plus vous aimer davantage ; adieu pour toujours ; trouvez une meilleure amie.

Elle s’éloigna de lady Delacour avec indignation ; mais à peine était-elle à la porte, qu’elle se ressouvint de la promesse qu’elle avait faite de ne point quitter cette femme infortunée.

Une femme mourante, dans l’excès d’une passion insensée, peut-elle être l’objet de ma colère ! pensa Bélinde, et elle s’arrêta aussitôt.

Non ! lady Delacour, s’écria-t-elle, je ne céderai point à une juste indignation, je n’écouterai point mon amour-propre blessé ; ce que vous m’avez dit dans le feu de la passion ne me fera point oublier vous et moi-même. Vous m’avez donné votre confiance, je ne puis point vous quitter ; ma promesse est sacrée.

Votre promesse ! dit lady Delacour avec dédain ; je vous absous de votre serment, à moins qu’il ne vous soit utile de vous le rappeler ; je vous en prie, oubliez-le ; et si je meurs…

À ce moment la porte s’ouvrit tout-à-coup, et la petite Hélène entra.

Qui vient là, miss Portman ?

Lady Delacour cacha son visage avec son voile, et sortit précipitamment de la chambre.

— Qu’y a-t-il donc ? maman est-elle malade ?

Oui, ma chère, répondit Bélinde ; au même moment elle entendit la voix de lord Delacour, et, quittant Hélène promptement, elle se retira dans son appartement.

À peine une demi-heure s’était-elle écoulée, que Mariette vint frapper à sa porte.

Miss Portman, vous ignorez combien il est tard : lady Singleton et miss Singleton sont arrivées. Mais, mon Dieu ! s’écria Mariette en entrant dans la chambre, que veulent dire tous ces paquets ?

Je vais à Oakly-Parck avec lady Anne Percival, répondit Bélinde avec calme.

Je pensais bien qu’il était arrivé quelque malheur : tout le temps que j’ai habillé madame elle a été agitée et ne m’a point parlé ; je gagerais ma vie que c’est encore des hauts faits de M. Champfort. Mais, bonne et chère miss Portman, quitterez-vous ma pauvre maîtresse, lorsqu’elle a tant besoin de vous ? Je puis vous le dire, madame vous aime de tout son cœur. — Mais, mon Dieu ! comme votre visage est renversé ! Laissez-moi défaire vos paquets ; je voudrais vous empêcher de partir : cependant je sais que cela ne me regarde pas ; je vous demande pardon, j’espère que vous ne m’en voulez pas ; c’est mon attachement seul pour madame qui m’a fait parler.

Cet attachement mérite mes remerciemens, Mariette ; mais il est impossible que je puisse rester ici plus long-temps. Quand je quitte lady Delacour, Mariette, lorsque sa santé et sa force l’abandonnent, votre fidélité et vos services deviennent absolument nécessaires à votre maîtresse ; ce que j’ai vu de la bonté de votre cœur me persuade que plus elle aura besoin de vous, plus vous redoublerez de respect et d’attention pour elle.

Mariette répondit seulement par ses pleurs, et se retira à la hâte.

Rien ne put égaler l’étonnement de lady Delacour lorsqu’elle apprit que miss Portman se préparait à quitter sa maison. Après un moment de réflexion, elle se persuada cependant que c’était un nouvel artifice pour éprouver son affection ; que Bélinde ne voulait point la quitter, mais qu’elle espérait qu’au moment du départ elle la presserait de rester avec elle. Dans cette persuasion, lady Delacour se promit de la traiter avec la plus froide politesse, de soutenir sa propre dignité sans enfreindre les lois de l’hospitalité ; ce qui prouverait à tous que lady Delacour n’était point dupe, et que Bélinde n’était point la maîtresse dans la maison.

Une longue habitude lui avait fait acquérir la facilité de paraître calme et gaie lorsque son cœur était la proie de la plus poignante douleur. Avec la promptitude d’une actrice, elle paraissait dans le monde avec un caractère totalement étranger au sien. Le marteau de la porte, en annonçant l’arrivée de la compagnie, était le signal qui opérait chaque jour sa métamorphose. À cette sorte de nécessité, ses plus violentes passions se soumettaient avec une célérité magique. Elle soigna sa toilette, remit du rouge, et elle était dans son salon, au milieu de la plus brillante assemblée, lorsque Bélinde y arriva. Bélinde la regarda avec beaucoup d’étonnement, mais encore plus de pitié.

Miss Portman, dit lady Delacour, en la regardant négligemment, où achetez-vous votre rouge ? Si lady Singleton avait la pierre philosophale, elle vous la donnerait pour avoir votre rouge. À propos, avez-vous lu Saint-Léon ?

Elle allait continuer cette conversation, lorsqu’un domestique venant avertir que la voiture de lady Anne Percival était arrivée, Bélinde se leva pour partir.

Vous dînez avec lady Anne, miss Portman, il me semble ? Faites-lui mes complimens, et offrez mes hommages à mistriss Mangaretta Delacour. Au revoir. Pensez-vous à quitter Berkeley-Square pour Oakly-Parck ? J’espère que non. Malgré tout, j’ai tant de confiance dans l’attrait irrésistible de cette maison, que je défie Oakly-Parck et tous ses charmes. Ainsi, miss Portman, au lieu d’adieu, je vous dis au revoir.

Adieu, lady Delacour, répondit Bélinde avec un regard et un ton qui allèrent jusqu’au cœur de mylady. Tous ses soupçons, tout son orgueil, toute sa gaieté affectée, s’évanouirent ; sa présence d’esprit l’abandonna, et, pendant quelques momens, elle resta sans mouvement et sans connaissance. Mais, revenant à elle, elle courut précipitamment après miss Portman, et, l’arrêtant au haut de l’escalier, elle s’écria :

Ma chère Bélinde ! vous vous en allez ! ma meilleure, ma seule amie ! me quittez-vous pour toujours ? dites-moi, ne reviendrez-vous pas ?

Adieu, répéta Bélinde : ce fut tout ce qu’elle put dire. Elle abandonnait lady Delacour, et son cœur était agité par la plus profonde compassion pour cette malheureuse femme ; mais elle sentait la nécessité absolue de soutenir avec fermeté le parti qu’elle avait pris.