Bélinde (1801)
Traduction par Octave Gabriel de Ségur.
Maradan (Tome IIp. 70-114).


CHAPITRE XIV.

L’EXPOSITION DE TABLEAUX.


Il y avait deux heures que lady Delacour était retirée dans son appartement lorsque Bélinde, en passant devant sa porte, s’entendit appeler par elle.

Bélinde, vous n’avez pas besoin de marcher aussi doucement, je ne suis point endormie. Venez de grace, ma chère, j’ai quelque chose d’intéressant à vous dire ; tout le monde est-il retiré ?

Oui ; mais j’espère que vous ne souffrez point.

Pas dans ce moment, je vous remercie ; mais la pauvre Hélène m’a fait bien du mal ; vous voyez à quel accident je serais continuellement exposée si j’avais toujours cette enfant avec moi : cependant elle est si sensible et si tendre, que je voudrais qu’elle ne me quittât pas.

Asseyez-vous près de moi, ma chère Bélinde ; et je vais vous faire part de ma résolution.

Bélinde s’assit. — Lady Delacour garda un moment le silence.

Je suis décidée, reprit-elle, à faire un dernier effort pour conserver ma vie ; de nouvelles espérances de bonheur se présentent à mon imagination et relèvent mon courage : je suis déterminée à me soumettre à la terrible opération qui peut seule me guérir radicalement. Vous me comprenez ; mais je veux que cela soit enseveli dans le plus profond secret, et j’ai fait choix d’un chirurgien dont je connais toute la discrétion.

J’espère, dit Bélinde, qu’avant tout vous vous serez assurée de son habileté.

Je me suis attachée seulement à sa discrétion ; ne me faites point d’objections, il m’est impossible de les entendre. Hélène a été étonnée de mon évanouissement dans ma bibliothèque ; je la garderai quelques jours avec moi pour éloigner de son esprit toute espèce de soupçon.

Elle ne se doute de rien, dit Bélinde.

Tant mieux ; elle ira alors tout de suite en pension, ou bien à Oakly-Park : je subirai la cruelle épreuve. — Si je vis, je serai ce que je n’ai pas encore été, une bonne et tendre mère pour Hélène ; — si je meurs, — vous et Clarence, vous prendrez soin d’elle ; je connais vos intentions : ce jeune homme est digne de vous, Bélinde. — Si je meurs, promettez-moi de lui dire que je sentais tout son mérite, et que mon ame était capable d’entendre le langage éloquent de la vertu.

Lady Delacour s’arrêta un moment ; puis elle dit d’une voix altérée :

Pensez-vous, Bélinde, que je survivrai à cette opération ?

L’opinion du docteur X., dit Bélinde, doit avoir plus de poids que la mienne ; et elle répéta ce que ce médecin lui avait écrit sur ce sujet.

Ainsi, l’opinion du docteur est que je me tuerai inévitablement, si, par le vain espoir de garder mon secret, je me livre entre les mains d’un ignorant. Ne sont-ce pas là ses propres mots ? Il est prudent d’avoir laissé cette opinion par écrit ; à présent, quelque chose qu’il arrive, il ne peut plus être responsable d’une conduite qu’il ne dirige pas. Et vous aussi, ma chère, vous avez fait tout ce que la prudence pouvait exiger ; mais je vous prie de vous ressouvenir que je ne suis ni un enfant, ni une folle ; que dans cette occasion je puis raisonnablement me conduire moi-même. J’ai confiance dans l’habileté de la personne que j’emploie ; vraisemblablement le docteur X. n’en aurait point, parce qu’il n’a point de patente pour tuer ou guérir dans les formes ; d’ailleurs, c’est ma santé et ma vie que je risque ; et si je suis contente cela suffit. — Le secret ! je vous le répète, c’est le premier objet.

Et ne pourriez-vous pas vous en rapporter plus sûrement, dit Bélinde, à l’honneur d’un médecin connu, et qui a une haute réputation à conserver, qu’à la discrétion d’un obscur charlatan qui n’a aucune réputation à perdre.

Non, dit lady Delacour, je ne veux point me fier à aucun de ces hommes de mérite ; leur honneur et leur folle délicatesse ne leur permettraient pas d’opérer une femme sans en avertir son mari ; et lord Delacour n’en saura jamais rien.

Pourquoi, ma chère lady Delacour, pourquoi, dit Bélinde avec vivacité ; un mari n’a-t-il pas le droit d’être consulté dans une telle occasion ? Je vous le demande en grace, laissez-moi faire connaître vos intentions à lord Delacour, et alors toute difficulté sera applanie. Dites oui, ma chère amie ; laissez-vous toucher par mes prières, continua Bélinde en prenant sa main et la serrant entre les siennes de la manière la plus tendre.

Lady Delacour ne fit aucune réponse, mais tint ses yeux attachés sur Bélinde.

Lord Delacour, reprit miss Portman, mérite votre confiance par le grand intérêt qu’il a pris dernièrement à votre santé ; sa conduite généreuse et tendre avec vous l’autre jour vous a certainement touchée : vous avez à présent une occasion de lui prouver votre reconnaissance ; il le mérite par son affection et son constant attachement pour vous.

Je suis peu touchée de cette constance et de cet attachement, répondit lady Delacour, en retirant froidement sa main que tenait Bélinde ; je ne sais si l’affection de lord Delacour pour moi s’est accrue ou si elle a diminué, cela m’est parfaitement indifférent ; mais, si j’avais envie de reconnaître ses dernières attentions, je ne choisirais point le moyen que vous me proposez, à moins que vous n’imaginiez que lord Delacour a un goût particulier pour les opérations chirurgicales. Je ne conçois pas comment ma confiance dans cette occasion pourrait accroître sa tendresse pour moi ; et d’ailleurs, j’y attache peu de prix : vous le savez mieux qu’un autre, je ne suis point hypocrite, et je vous ai ouvert entièrement mon cœur.

Oui, dit miss Portman, votre confiance a répondu à ma tendresse, et je voudrais avoir assez d’empire sur votre cœur pour le ramener au bonheur. Je suis convaincue qu’il est absolument impossible que vous exécutiez votre plan dans cette maison sans que votre mari n’en soit informé ; s’il le découvre par hasard, ce sera bien plus pénible pour lui que si vous le lui eussiez dit ; et…

Pour l’amour de Dieu ! ma chère, s’écria lady Delacour, ne me parlez donc plus des sentimens de lord Delacour.

Mais, permettez-moi de vous parler des miens, dit Bélinde ; je ne puis me mêler de cette affaire si votre mari l’ignore.

Faites ce que vous voudrez, repartit vivement lady Delacour ; vos idées de convenances vis-à-vis de mon mari l’emportent, à ce qu’il me paraît, sur votre amitié pour moi ; mais je ne doute pas que vous n’agissiez d’après un principe juste. Vous m’avez promis de ne jamais m’abandonner ; lorsque j’ai besoin de votre assistance, vous me la refusez par considération pour lord Delacour : une scrupuleuse délicatesse peut dégager une personne sensible d’une promesse positive ! Cette morale est nouvelle et commode.

Bélinde, quoique blessée par le ton ironique de son amie, lui répondit avec douceur que la promesse qu’elle lui avait faite de la soigner pendant sa maladie était bien différente de l’engagement qu’elle voulait la forcer de prendre.

Lady Delacour tira brusquement le rideau entre elle et Bélinde, en disant :

Fort bien ! ma chère ; dans tous les cas, je suis bien aise d’entendre que vous n’ayez point oublié votre promesse. Tout considéré, il est peut-être plus prudent à vous de me refuser votre assistance. Bonne nuit ! je vous ai retenue trop long-temps ; bonne nuit !

Bélinde ferma l’autre rideau, et se retira. Lady Delacour n’avait pas la moindre envie de dormir ; une nouvelle passion venait de pénétrer dans son cœur, et compliquait toutes ses inquiétudes. Elle était jalouse ; elle allait jusqu’à s’imaginer que le conseil de Bélinde tendait à quelque projet sur lord Delacour ; et, à l’instant où ce soupçon lui entra dans l’esprit, mille circonstances se présentèrent à son imagination pour l’appuyer. Bélinde était nièce de mistriss Stanhope, et elle devait avoir de l’astuce de sa tante. L’ambition de devenir la femme d’un lord pouvait fort bien l’avoir séduite : elle avait remarqué que lord Delacour était plus attentif avec sa femme ; il fallait frapper son imagination en dégoût, et lui communiquer le secret d’une affreuse maladie, sous prétexte d’avoir son consentement à l’opération. Le soir même, Bélinde avait laissé une marque dans un volume de Marmontel, à l’endroit où cet auteur donne des leçons aux femmes sur la manière de mener un mari du caractère de lord Delacour. Ce n’était point sans quelque dessein que miss Portman avait étudié cet endroit.

Les billets de banque que mylord avait donnés à mylady quelques jours auparavant avaient été refusés par Bélinde. Elle avait eu tout l’honneur de ce refus auprès du pauvre lord, qu’elle avait charmé par cette affectation de générosité, et dont elle avait détourné les intentions sur son épouse. Elle dirigeait déjà complétement les volontés de lord Delacour.

Quant à ma fille, se dit-elle en continuant ses suppositions et ses raisonnemens, l’intérêt de Bélinde à se conduire de la sorte est bien évident. Elle aspire à devenir la belle-mère d’Hélène ; elle gagne l’affection de l’enfant, et veut montrer à mon mari qu’elle aura toute la tendresse d’une mère quand elle sera appelée à diriger son éducation. — Elle n’a pas la moindre coquetterie avec les jeunes gens qui viennent chez moi ; cela doit être ; mais c’est de l’artifice, cela n’est pas du tout naturel. — Qu’est-ce que c’est, par exemple, que cette conduite réservée et hautaine avec un homme tel que Clarence Hervey ? — et ce refus de sir Philip ? Une fille qui n’a rien, refuser un homme de cent mille livres de rente, uniquement parce qu’il est un sot ! cela aurait-il le sens commun ? — Ah ! miss Portman, vous êtes une digne nièce de votre tante Stanhope !… Tout cela s’explique très-bien… — Je comprends à présent pourquoi elle n’ouvre jamais une lettre de sa tante devant moi, depuis celle que je lui arrachai par plaisanterie, et qui était pleine de réticences sur le compte de mon mari et sur le mien. — Et c’est moi-même qui vais la conjurer de rester avec moi jusqu’à mon dernier soupir !…

Comme je me suis laissé tromper ! Dans le moment que je découvrais la trahison d’une amie, je me livrais aux artifices d’une autre, mille fois plus dangereuse, mille fois plus aimée. Henriette Freke peut-elle être comparée avec Bélinde ? Henriette m’amusait, et je la méprisais ; mais Bélinde ! oh ! Bélinde ! combien je l’aimais ! — Je l’admirais ! je la respectais ! je l’adorais !…

Épuisée par les vives émotions que son imagination venait d’exciter en elle, lady Delacour s’endormit de fatigue. La matinée était déjà avancée lorsqu’elle se réveilla ; elle trouva Bélinde assise à côté de son lit.

Qu’avez-vous ? lui dit Bélinde ; vous me regardez avec horreur ; vos yeux s’arrêtent sur moi, comme si j’étais votre mauvais génie.

Non, c’est impossible ! s’écria lady Delacour, dont tous les soupçons furent dissipés par le doux sourire et la voix touchante de Bélinde, elle ne me trompe pas ; et elle tendit ses bras à Bélinde, en lui disant : Vous, mon mauvais génie ! non, vous êtes mon ange gardien ; embrassez-moi et pardonnez-moi.

Vous pardonner ! s’écria Bélinde ; je crois que vous rêvez encore, et je me reproche de vous avoir éveillée. Mais j’étais venue vous apprendre une chose merveilleuse ; c’est que lord Delacour est déjà dans la salle du déjeûner, et que depuis une demi-heure il me parle, — devinez de quoi ? d’Hélène ! Il est très-surpris, m’a-t-il dit, de la trouver aussi belle ; elle comble tous ses vœux, et il veut dîner chez lui aujourd’hui pour boire de son nouveau vin de Bourgogne à sa santé ; je ne l’ai jamais vu d’aussi bonne et de si belle humeur : je le crois bon dans le fond de l’ame ; levez-vous bien vite pour venir déjeûner ; il vous a déjà demandée plus de vingt fois.

En vérité, dit lady Delacour en frottant ses yeux, tout ceci est bien étonnant ! mais j’aurais voulu que vous m’eussiez laissé dormir.

Allons ! allons ! repartit Bélinde, je vois dans vos yeux que vous ne pensez pas à ce que vous dites ; vous allez venir nous rejoindre : ainsi je vais vous envoyer Mariette.

Lady Delacour se leva, et descendit dans la salle à manger, incertaine de ce qu’elle devait penser de miss Portman, craignant de lui avoir fait connaître ses pensées, et sur-tout effrayée que lord Delacour pût soupçonner qu’elle lui faisait l’honneur d’être jalouse de lui.

Bélinde était loin de se douter de ce qui se passait dans son cœur ; elle lui croyait une parfaite indifférence pour son mari ; la jalousie était le dernier sentiment dont elle l’eût cru capable. Elle ignorait que la jalousie pût exister sans l’amour. L’ambition était loin de son cœur ; l’idée de s’attacher lord Delacour, de succéder à son amie, et de prévoir sa mort comme un sujet de joie pour elle, ne pouvait entrer dans une ame si pure. Lady Delacour affecta d’être de la meilleure humeur : elle déclara qu’elle ne s’était jamais sentie si bien depuis sa maladie ; tout de suite, après le déjeûner, elle voulut mener Hélène chez l’oiseleur. Mais j’espère, maman, s’écria Hélène, que cela ne vous fatiguera pas.

Je le crains, dit Bélinde.

Vous savez, ma chère, ajouta lord Delacour, que miss Portman est si obligeante et si bonne, qu’elle voudra bien conduire Hélène ; je suis sûr qu’elle sera charmée de vous éviter cette peine.

Miss Portman est très-bonne, reprit vivement lady Delacour ; mais ce n’est point une peine pour moi de faire plaisir à ma fille. Quant à la fatigue, je ne suis point encore mourante ; au reste, miss Portman, qui connaît les usages, rougit de vous voir proposer qu’une jeune personne soit le chaperon d’une autre jeune personne ; et mistriss Stanhope serait choquée si sa nièce, par obligeance, faisait une chose aussi peu convenable.

Lord Delacour était accoutumé aux sarcasmes de sa femme ; et, si Bélinde rougit, ce fut du coup-d’œil que lui lança lady Delacour. Bélinde s’imagina qu’elle lui en voulait encore de ce qui s’était passé la nuit précédente, et la première fois qu’elle fut seule avec elle, elle remit la conversation sur ce sujet, espérant la convaincre de ses vrais sentimens.

Je me flatte, mylady, lui dit-elle, que ma sincérité ne vous a point déplu, puisque votre sûreté et votre bonheur sont les seuls objets de mes desirs.

La sincérité ne m’offense jamais, répondit sèchement lady Delacour ; et elle traita Bélinde avec la plus froide politesse, affectant une vive gaieté en parlant à Hélène.

Lorsqu’elles arrivèrent à Spring-Garden, Hélène s’écria : Voici la voiture de lady Anne Percival ; Charles et Édouard sont avec elle. Je me ressouviens, en effet, qu’ils ont demandé à aller voir le petit oiseau dont M. Hervey nous avait parlé comme d’un animal très-rare.

J’aurais voulu que vous m’eussiez plus tôt avertie que lady Anne devait s’y trouver ; je ne me soucie point de la rencontrer si brusquement : d’ailleurs, je ne suis pas assez bien pour me trouver dans la foule, et le bruit me fatigue.

Hélène, avec une aimable douceur, assura qu’elle aimait mieux renoncer à tout plaisir que de faire mal à sa mère. La voiture s’arrêta. Lady Delacour, voyant en même temps entrer lady Anne, la pria de se charger d’Hélène pendant qu’elle irait se promener dans le parc. Au bout d’une demi-heure, elle les fit appeler. En revenant, elle demanda à Hélène si elle s’était fort amusée. Oh ! oui, maman.

Miss Portman, avez-vous causé avec lady Anne Percival ? demanda froidement lady Delacour.

Beaucoup, répondit Bélinde ; je suis sûre que vous l’aimeriez ; c’est une personne douce, ses manières sont si simples et si engageantes !

Vous a-t-elle demandé, Hélène, quand vous retourneriez au milieu de son heureuse famille ?

À Oakly-Parck ? Non, maman ; elle m’a félicitée d’être avec vous ; mais elle a demandé à miss Portman d’aller chez elle dès qu’elle le pourrait.

Et miss Portman peut-elle résister à cette tentation ?

Vous savez que je vous ai promis de ne point vous quitter, répondit Bélinde.

Lady Delacour s’inclina.

D’après ce qui s’est passé cette nuit, dit-elle, je crains que vous ne vous repentiez de votre promesse ; et, si cela est, je vous la rends. Je serais désolée que personne au monde, et sur-tout miss Portman, se crût prisonnière chez moi.

Chère lady Delacour ! je me crois votre amie ; mais nous parlerons de ceci dans un autre moment : ne me regardez plus avec tant de froideur, ne me parlez plus avec tant de politesse ; n’oubliez pas que je suis votre amie.

C’est tout ce que je desire, Bélinde, s’écria lady Delacour avec émotion ; je ne suis point ingrate, quoique je puisse paraître capricieuse : restez avec moi.

Ah ! je vous reconnais, et je suis contente, dit Bélinde ; je n’ai jamais eu l’idée, je vous en donne ma parole, d’aller à Oakly-Parck. Rester près de vous est le vœu de mon cœur, croyez-moi.

Je vous crois, répondit lady Delacour ; et, pour un moment, elle fut convaincue que l’amitié seule fixait Bélinde auprès d’elle ; mais une minute après elle soupçonna lord Delacour d’être la cause secrète de son refus d’aller à Oakly-Parck. Lord Delacour dîna chez lui pendant plusieurs jours sans s’enivrer, ce qui parut extraordinaire à sa femme. Le fait est qu’il s’amusait avec sa fille, et que, comme elle était encore pour lui presque une étrangère, il avait desiré paraître à ses yeux sous le meilleur jour possible. Une après-dînée, étant de la meilleure humeur du monde, il dit à sa femme :

Ma chère, vous savez que votre voiture a été brisée la dernière fois que vous vous en êtes servie ; je l’ai fait raccommoder, repeindre ; il n’y manque plus que la housse du siége, et je voudrais savoir de quelle couleur vous aimeriez la frange.

Qu’en pensez-vous ? miss Portman, dit lady Delacour.

Orange et noir ferait bien, à ce qu’il me semble, répondit Bélinde, avec le galon de votre livrée.

Certainement, orange et noir ira à merveille, dit lord Delacour.

Si vous me demandez mon goût, repartit lady Delacour, je pense que le bleu et le blanc iront mieux avec l’habit de mes gens.

Nous la ferons donc bleu et blanc, reprit lord Delacour.

— Non ; miss Portman a meilleur goût que moi, et elle préfère l’orange et noir, mylord.

— Alors vous voulez donc qu’il soit noir et orange ?

Comme il vous plaira, répondit lady Delacour ; et on parla d’autre chose.

Bientôt après arriva une lettre de lady Anne Percival, avec quelques joujoux pour Hélène. La lettre était pour Bélinde ; c’était une pressante invitation pour qu’elle se rendît à Oakly-Parck, et tout les remerciemens de mistriss Mangaretta Delacour pour le perroquet.

Lady Delacour remarqua en elle-même que miss Portman était bien avec tous les parens de son mari.

C’est vous, miss Portman, que mistriss Mangaretta aurait dû remercier ; car ce n’est pas à moi qu’elle doit le perroquet.

Lord Delacour, qui aimait beaucoup sa tante, joignit alors ses remerciemens aux siens ; en observant que Bélinde était toujours obligeante, toujours aimable, et toujours bonne. Il se mit alors à boire à sa santé, et y fit boire Hélène, en lui disant : Vous le devez, mon enfant, car miss Portman est très-bonne pour vous.

J’espère qu’elle ne l’est pas trop, dit lady Delacour, en portant la santé de Bélinde.

Je me flatte, reprit lord Delacour, que lady Anne Percival ne vous enlèvera point à nous, et que vous ne pensez point à nous quitter ; Hélène en serait trop chagrine : je ne parle point pour mylady Delacour, elle saura mieux que moi exprimer ce qu’elle sent ; je ne dirai rien pour moi-même, je me contente de penser.

Bélinde l’assura qu’il n’avait pas besoin de la presser, et qu’elle n’avait jamais eu l’idée de quitter son amie. Lady Delacour la remercia avec embarras ; Hélène jeta ses bras autour de son cou avec la plus naïve expression, en s’écriant qu’elle s’étonnait d’aimer tant une personne qu’elle connaissait si peu.

Plus vous connaîtrez miss Portman, mon enfant, et plus vous l’aimerez, repartit lord Delacour.

Clarence Hervey donnerait sa fortune pour obtenir ce que vous venez d’accorder à mylord, dit tout bas lady Delacour.

Bélinde fut frappée du ton piqué avec lequel ce reproche fut fait.

Eh ! mon Dieu ! ma chère, pourquoi rougir ainsi, continua lady Delacour. Il me semble qu’il n’y a pas de quoi ; je parle sans malice ; et, si je vous juge d’après moi, lord Delacour sera la dernière personne qui doive vous faire rougir.

Lord Delacour ! s’écria Bélinde, avec l’air de la surprise la plus vraie.

Lady Delacour changea alors aussitôt de contenance, et lui dit en lui prenant la main avec gaieté :

Ainsi, ma chère Bélinde, c’est le nom de Clarence qui vous a fait rougir. — Changeons de conversation ; voulez-vous venir demain avec moi à l’exposition des tableaux ? on dit qu’il y a de très-jolies choses cette année. Cela fera plaisir à Hélène, qui a réellement de la disposition pour le dessin ; et, pendant qu’elle est avec moi, je veux la rendre la plus heureuse possible. Vous voyez que ma conversion est commencée : Clarence et miss Portman font des merveilles ; si c’est ma destinée de devenir la bonne mère, ou la femme comme il y en a peu, il faut bien y céder ! peut-on résister au sort ?

Tandis que tous les soupçons de lady Delacour sur Bélinde étaient suspendus son affection pour elle redoublait ; elle s’étonnait de sa propre folie, elle était honteuse de sa jalousie, et surprise au-delà de ce qu’on peut dire que lord Delacour pût en être l’objet.

Heureusement, se dit-elle à elle-même, il n’a aucune pénétration, et son cœur, étranger aux passions, ne soupçonnera jamais le mien. — Ce serait en vérité une singulière chose, s’il allait devenir la cause du tourment de ma vie ; je serais punie comme je le mérite, les manes du malheureux Lawless seraient appaisées. Mais c’est impossible ; je ne serai jamais une femme jalouse, l’amitié seule me rend méfiante. Bélinde est pour moi telle que je puis le desirer ; être une seconde fois dupe de la trahison d’une amie serait aussi trop fort pour mon amour-propre et pour mon cœur.

Le lendemain, lady Defacour eut aux tableaux une occasion de juger des vrais sentimens de Bélinde ; comme elles montaient l’escalier, elles entendirent les voix de sir Philip Baddely et de M. Rochefort.

Avez-vous été contens des tableaux, messieurs ? leur demanda lady Delacour.

Oh ! non, sur ma parole ; en général, cela est détestable : il y a cependant quelques beaux tableaux, — un entre autres.

C’est vraiment superbe, parbleu ! dit sir Philip ; qu’en dites-vous, Rochefort ? et tous les deux se mirent à rire d’une manière significative, en suivant lady Delacour dans la salle.

Sur mon honneur, dit Rochefort, il n’y a ici qu’une seule peinture digne de votre attention ; au reste, il faut s’en rapporter au goût de ces dames pour la trouver.

Parbleu ! oui, s’écria sir Philip, il faut les laisser deviner ; mais il était si impatient de parler, qu’il s’écria : Ces dames chercheront tout le jour si nous ne leur montrons pas.

Vous avez donc bien mauvaise opinion de notre goût, sir Philip ? demanda lady Delacour. Si vous croyez que nous ne puissions pas trouver la seule belle peinture qui y soit, ne nous dites donc rien.

Oh ! parbleu, on sait que vous avez le meilleur goût du monde, ainsi que miss Portman ; et je suis sûr que cette peinture lui plaira. C’est de l’imagination de Clarence Hervey : mais je vous dis là un grand secret ; Clarence est bien loin de se douter que je le sais.

Si le tableau est bien exécuté, répondit lady Delacour, il doit-être charmant ; il est difficile d’avoir plus d’imagination que Clarence.

Oh ! parbleu, ce n’est point un tableau d’histoire, s’écria sir Philip ; c’est un portrait.

Sur mon honneur, reprit Rochefort, c’est un tableau historique, ou un portrait de famille ; comme on voudra.

Ici ces deux messieurs se mirent à faire des éclats de rire comme des fous.

Je parierais, ajouta sir Philip Baddely, que l’original de ce portrait est une aimable déesse ; et se retournant vis-à-vis de miss Portman, il s’écria : Ah ! parbleu je crois que miss Portman l’a trouvé.

Bélinde se hâta de détourner les yeux du tableau qu’elle regardait.

Oh ! la charmante figure, s’écria lady Delacour.

C’est, ma parole, vrai, j’ai toujours rendu justice à Clarence ; il a un goût décidé pour la beauté.

Il me semble que c’est une beauté étrangère, demanda lady Delacour, si on en peut juger par son costume et par le paysage du tableau qui représente des cocotiers ? Qu’en pensez-vous, miss Portman ?

Je pense, dit Bélinde à voix basse, car à peine pouvait-elle parler, que c’est une scène de Paul et Virginie ?

Le portrait de Virginie ! madame, s’écria M. Rochefort en regardant sir Philip ; non, sur mon honneur, vous vous trompez ; si c’est une Virginie, c’est Virginie Hervey. C’est un portrait, continua-t-il en s’approchant de l’oreille de lady Delacour, mais de manière à être entendu, c’est la maîtresse de Clarence.

Lady Delacour, en paraissant lui prêter attention, jetait un coup-d’œil observateur sur la pauvre Bélinde, dont le trouble fut excessif pendant cette conversation.

Elle aime Clarence ; elle ne pense point à lord Delacour, à l’ambition ; je l’ai soupçonnée injustement, se dit à elle-même lady Delacour ; et aussitôt elle envoya sir Philip lui chercher le catalogue des tableaux, et elle éloigna Rochefort en lui donnant une autre commission. Elle tira alors miss Portman par la main, en lui disant à voix basse :

Croyez-moi, ma chère Bélinde, : Clarence ne fera jamais la folie d’épouser cette fille ; elle ne sera jamais Virginie Hervey.

Eh ! que deviendra-t-elle lorsque Clarence la quittera ? Comme l’innocence est peinte dans ses yeux ! Hélas ! si jeune, pourrait-elle être abandonnée pour toujours au chagrin ?

Telles étaient les pensées qui occupaient Bélinde, tandis qu’avec un pénible silence elle fixait ses yeux sur le portrait : Non ! il ne l’abandonnera pas ; et, s’il le faisait, il serait indigne de moi. Il l’épousera, je dois l’oublier. Elle s’éloignait brusquement du tableau lorsqu’elle vit Clarence Hervey à côté d’elle.

Que pensez-vous de ce tableau ? demanda lady Delacour ; n’est-il pas charmant ? Nous en sommes enchantées ; mais vous n’en paraissez pas frappé comme nous l’avons été en le voyant.

C’est, répondit gaiement Clarence, que ce n’est pas la première fois que je le vois ; je l’ai admiré hier, et je l’admire aujourd’hui.

Et vous êtes, je le vois, ennuyé de l’admirer. Eh bien ! nous ne vous forcerons point au ravissement. Vous voyez, miss Portman, qu’un homme peut se lasser de la plus belle figure du monde, ou au moins de la plus belle peinture ; mais il y a réellement tant de douceur, d’innocence, et une si tendre mélancolie répandue sur cette physionomie, que si j’étais homme j’en deviendrais inévitablement amoureux, et amoureux pour toujours. Une telle beauté, si elle existe dans la nature, devrait fixer l’homme le plus inconstant.

Bélinde essaya de détourner ses yeux un moment du tableau, pour voir si Clarence le regardait avec les yeux de l’homme le plus inconstant ; c’était elle qu’il fixait : mais aussitôt qu’elle le vit, il s’écria en regardant le tableau :

En vérité, c’est une céleste contenance, et le peintre a bien rendu l’imagination du poète.

Le poète ! répéta lady Delacour ; vous rêvez.

Pardonnez-moi ! dit Clarence, quoique M. de Saint-Pierre n’ait point écrit en vers, il mérite d’être appelé poète : certainement son imagination est des plus poétiques.

Sans doute, dit Bélinde ; et, d’après le ton avec lequel M. Hervey parlait, elle fut tentée de croire que sir Philip avait fait une histoire.

Comme vous voudrez, dit lady Delacour ; mais qu’est-ce que cela nous fait actuellement ?

Mais vous devez voir, s’écria Clarence, que ce tableau représente la Virginie de Bernardin de Saint-Pierre.

Je le sais aussi bien que vous, Clarence ; je ne suis ni aussi aveugle, ni aussi ignorante que vous le pensez. Se ressouvenant alors qu’elle avait promis le secret à sir Philip, elle ajouta en montrant le tableau : Ces cocotiers, cette fontaine, et le nom de Virginie inscrit sur le roc, me l’ont appris ; mais voici sir Philip Baddely qui me rapporte le catalogue, et nous allons nous en assurer.

Sir Philip ne se pressait point d’arriver, craignant de rejoindre lady Delacour pendant qu’elle était avec Clarence.

Voilà le catalogue, et le tableau que vous cherchez ; c’est la Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, je n’en avais pas encore entendu parler, il faut que ce soit de quelque nouveau peintre ; et, s’approchant de lady Delacour, il lui dit tout bas : N’allez pas me trahir, vous me brouilleriez avec Clarence ; excepté Rochefort, vous êtes, sur mon honneur, la seule à qui j’en aie parlé.

Dans cet instant, M. Hervey fut accosté par un homme qui vint lui parler avec vivacité. Clarence rejoignit ces dames avec une contenance embarrassée, et s’excusa de ne pouvoir dîner chez lady Delacour, alléguant qu’une affaire importante l’obligeait de quitter la ville. Dans ce moment, Hélène avait emmené miss Portman dans une autre pièce, pour lui montrer le portrait de lady Anne Percival entourée de ses enfans, et Bélinde était seule avec elle, lorsque M. Hervey vint lui dire adieu ; il était extrêmement agité.

Miss Portman, je ne sais pas… Je crains d’être long-temps sans vous voir… Peut-être ne pourrai-je jamais avoir ce bonheur. J’avais à vous dire quelque chose d’important, je voudrais vous le confier avant de partir ; mais mon départ est si précipité, que ce moment est le seul qui me reste. Puis-je vous demander, madame, si votre dessein est de rester encore long-temps avec lady Delacour ?

Oui, dit Bélinde, très-surprise, je le crois ; je n’en suis pas entièrement sûre, mais j’imagine que je ne la quitterai pas de si tôt.

M. Hervey la regarda avec le plus grand embarras ; et ses yeux tombèrent involontairement sur Hélène, qui, retirant doucement sa main de celle de Bélinde, quitta la salle, et alla rejoindre sa mère.

Cette enfant vous est bien attachée, miss Portman, dit Clarence ; il garda un moment le silence, regardant autour de lui s’il ne pouvait pas être entendu.

Pardonnez-moi ce que je vais vous dire, et sur-tout dans ce lieu ; je dois me hâter, puisque je suis forcé de partir précipitamment. Me permettez-vous de parler avec la sincérité d’un ami ?

Oui, sans doute, répondit Bélinde ; et c’est par là seulement que vous me ferez croire à votre amitié. Elle tremblait excessivement ; mais elle le regarda, et lui parla avec toute la fermeté qui lui fut possible.

Je vous ai entendu accuser, dit M. Hervey, de la plus injurieuse manière.

— Moi ?

— Oui : personne ne peut échapper à la calomnie. On prétend que si lady Delacour mourait…

À ce mot, Bélinde tressaillit.

Que si lady Delacour mourait, miss Portman deviendrait la belle-mère d’Hélène.

— Ô ciel ! quelle absurde méchanceté ! sans doute vous ne l’avez pas cru un seul instant, M. Hervey ?

— Non, pas un instant ; mais aussitôt que je l’ai entendu, j’ai résolu de vous le répéter ; car je pense que la plupart des malheurs du monde viennent d’une discrétion mal-entendue, ou de la crainte de dire la vérité. À présent que vous êtes avertie, vous saurez vous défendre ; je ne connais point de femme qui me paraisse avoir, avec aussi peu d’art, tant de prudence que vous. Mais, adieu, je n’ai pas un montent à perdre, ajouta Clarence en s’arrachant d’auprès d’elle.

Bélinde resta immobile à l’endroit où il l’avait quittée, jusqu’à ce qu’elle fût tirée de sa rêverie par différentes personnes qui vinrent voir les tableaux ; et elle courut à la recherche de lady Delacour.

Sir Philip Baddely parlait vivement avec elle ; mais il se tut à l’arrivée de Bélinde ; et lady Delacour dit à Hélène :

Ma chère, si vous avez assez vu les tableaux, nous nous en irons ; car je suis bien fatiguée de la chaleur, et tourmentée par la curiosité, ajouta-t-elle à voix basse en s’approchant de Bélinde ; car je voudrais savoir tout ce que vous a dit Clarence ?

Aussitôt qu’elle fut arrivée, lady Delacour envoya sa fille prendre une leçon de harpe, et s’asseyant auprès de Bélinde :

Ah ! de grace, satisfaites ma curiosité ; c’est celle d’une amie, et non celle d’une indifférente. Clarence s’est-il enfin déclaré ? Il a singulièrement choisi la place ; qu’importe ? je vous pardonne tous les deux. Mais, pourquoi cet air triste ? Pourquoi rougissez-vous ? vous ne devez pas être embarrassée avec moi ; est-ce parce que je vous ai dit que je ne céderais jamais mon empire sur Clarence pendant ma vie ? D’abord, elle ne sera plus longue, puisque je suis décidée à me faire opérer. Je vous aime trop pour exercer votre patience ; il vaut mieux faire les choses de bonne grace, que d’y être forcé ; je vous cède donc les hommages de Clarence. Allons, laissez là toute fausse modestie, et répétez-moi les galanteries que vous a dites Clarence, et tous les sermens qu’il vous a faits ?

Pendant que Bélinde effeuillait son bouquet, elle se ressouvint de la phrase de M. Hervey : Je pense que la plupart des malheurs du monde viennent de la fausse discrétion, ou de la crainte de dire la vérité.

Oui, j’aurai le courage de la dire, pensa-t-elle. Le seul compliment que m’ait fait M. Hervey, dit Bélinde, c’est sur ma prudence, et sur la simplicité de mes manières.

C’est en vérité un grand éloge, ma chère ; mais vous auriez pu aussi bien le recevoir de votre grand-père : je suis fâchée alors qu’Hélène n’ait point entendu une louange si morale ; je n’aurais jamais cru qu’un tête-à-tête avec Clarence se passât en moralités à la glace. Il me semble que cela ne vaut pas la peine de déchirer ces œillets. Est-ce là tout ?

Non ; mais vous m’embarrassez, et je ne puis soutenir vos regards.

Eh bien ! dit lady Delacour en baissant son voile ; êtes-vous contente actuellement ?

Hélène me montrait le portrait de lady Percival, et de ses enfans.

Et M. Hervey enviait ce bonheur, et pour vous, et pour lui ?

Non pas du tout ! il ne pensait pas à lady Anne Percival.

C’était donc pour gagner du temps que vous me parliez d’elle ? Lorsque vous voulez raconter une histoire, n’introduisez jamais de personnage inutile ; c’est une manière détestable. J’étais loin de vous croire d’aussi mauvais goût ; j’imaginais réellement que lady Percival et ses enfans étaient nécessaires à votre récit. Pardon de ma critique ; si je vous ai interrompue, c’est avec bonne intention et pour vous donner le temps de recueillir vos idées. Je sais que vous avez la plus mauvaise mémoire du monde, sur-tout quand il s’agit de Clarence Hervey ; mais laissons là ces plaisanteries, et venons au fait.

Eh bien ! dit miss Portman avec vivacité, M. Hervey observait que miss Delacour m’aimait beaucoup.

Et puis ? s’écria lady Delacour.

À cet instant, Champfort ouvrit la porte du cabinet, et, voyant lady Delacour, il se retira immédiatement.

Que voulez-vous, Champfort ? lui dit-elle.

Mylady, c’est que… je venais de la part de mylord pour voir si mylady et mademoiselle étaient visibles ? Je ne savais pas que mylady fût chez elle.

Vous voyez que j’y suis, répondit lady Delacour : mylord me veut-il quelque chose ?

Non, mylady, pas à mylady, reprit Champfort ; c’était à miss.

À moi, M. Champfort ? Je vous prie de dire à lord Delacour que j’y suis.

Et que je n’y suis pas, Champfort ; car je vais m’habiller, reprit lady Delacour en se levant avec vivacité pour quitter la chambre. Mais miss Portman la retint par la main.

Vous ne vous en irez pas, ma chère, avant que j’aie fini ma longue histoire.

Lady Delacour s’assit, honteuse elle-même de son propre embarras, lorsqu’elle vit que l’air de Bélinde était si calme et si naturel.

Est-ce de la fausseté, de l’innocence ou de l’assurance ? pensa-t-elle ; je ne puis le dire : mais nous verrons.

Lord Delacour arriva alors avec des journaux et un paquet de lettres dans sa main. Il s’excusa auprès de miss Portman d’avoir, par méprise, ouvert une lettre pour elle, qui avait été mise à son adresse. Il avait simplement demandé à Champfort si ces dames étaient chez elles, afin de n’y point aller inutilement. Mais Champfort possédait au plus éminent degré l’art perfide de mettre du mystère aux choses les plus simples.

Quoique je l’aie décachetée continua-t-il, avant d’avoir regardé l’adresse, je vous assure que je ne l’ai pas lue. Il remit la lettre à miss Portman, et quitta la chambre.

Cette explication était tout-à-fait satisfaisante pour Bélinde ; mais lady Delacour, prévenue par l’hésitation de Champfort, se figura que cette lettre n’était que le prétexte de la visite de lord Delacour.

C’est de ma tante Stanhope, dit miss Portman en ouvrant la lettre ; elle en parcourut la première page, et la remit dans sa poche en rougissant.

Tous les soupçons de lady Delacour sur les conseils de mistriss Stanhope se présentèrent alors en foule à son esprit.

Miss Portman, lui dit-elle, que je ne vous empêche point de lire votre lettre ; j’en ai quatre ou cinq à écrire ; ainsi ne vous gênez pas.

Bélinde reprenait sa lettre, lorsque lord Delacour revint suivi de Champfort, qui apportait la superbe housse de la voiture.

C’est une petite surprise pour vous, ma chère, lui dit-il ; j’espère que vous en serez contente.

En vérité, elle est très-belle, dit lady Delacour froidement, en fixant ses yeux sur la frange, qui était noir et orange ; elle ajouta : Je vois que c’est du goût de miss Portman.

Ne m’avez-vous pas demandé la frange noir et orange ? ma chère.

Non, mylord ; je l’avais demandée bleu et blanc.

Lord Delacour dit qu’il ne concevait pas comment on s’était trompé, que c’était une méprise ; mais lady Delacour fut convaincue que c’était fait à dessein, et elle se dit à elle-même :

Miss Portman me fait porter ses couleurs ; je n’ai pas l’ombre de pouvoir dans ma maison ; je suis traitée sans le moindre respect : mais je le supporterai jusqu’à ce que j’aie une entière conviction de sa perfidie.

Renfermant son chagrin, elle loua la housse, et principalement la frange ; lord Delacour se retira satisfait, et miss Portman s’assit pour reprendre la lecture de la lettre suivante :