Bélinde/25
CHAPITRE XXV.
QUI M’AIME AIME MON CHIEN.
Nos lecteurs seront charmés d’apprendre
que lord Delacour trouva les moyens
de prouver que la lettre anonyme avait
été envoyée par Champfort ; la justice
s’empara de cet infâme calomniateur.
Pendant ce temps, mistriss Freke payait
par d’horribles souffrances le prix de son
acharnement à vouloir nuire à lady Delacour.
Mais laissons ces deux personnages ;
leur sort est digne d’eux.
Revenons à M. Vincent : animé par de nouvelles espérances, il voulut avancer le terme de ses desirs ; il pressa Bélinde avec toute l’ardeur de son bouillant caractère. Cependant, malgré tout le bonheur de sa position présente, il n’était pas sans inquiétude ; le prochain retour de Clarence Hervey lui donnait des craintes : il attendit donc avec la plus vive impatience le jour du départ pour Oakly-Parck ; et il ne fut content que lorsqu’il apperçut les voitures à la porte. Il fit connaître dans cette occasion tout son goût pour la magnificence : son équipage était extrêmement brillant. Lady Delacour fut très-étonnée de ce que Clarence Hervey ne parût pas ; mais, ne voulant pas retarder son départ, elle laissa un billet pour qu’on le lui remît à son arrivée ; elle espérait par là l’engager à venir immédiatement à Oakly-Parck. Les malles étaient déjà arrangées ; Mariette était aussi affairée que si elle eût eu le monde entier à emballer ; lord Delacour examinait les harnois de ses chevaux suivant sa coutume ; Hélène caressait le grand chien de M. Vincent ; et Bélinde plaisantait M. Vincent sur le luxe, la pompe même qu’il mettait à ce voyage, quand un exprès arriva d’Oakly-Parck. C’était pour retarder leur voyage de quelques semaines. M. Percival et lady Anne mandaient qu’ils s’étaient tout-à-coup trouvés obligés de s’absenter de chez eux.
Lady Delacour ne resta pas là pour relire le billet ; elle était transportée de ce retard. M. Vincent supportait avec peine cette fâcheuse contrariété. Bélinde observa que le cœur était le même partout, et qu’elle croyait que le sien serait le même à Twickenham qu’à Oakly-Parck. Elle ne lui donna effectivement aucune raison pour douter de sa résolution, ou pour lui donner des regrets sur ce qu’elle n’était pas à portée d’être influencée par ses amis à lui. La crainte d’être entraînée par la vivacité de lady Delacour, et l’extrême desir de se conduire honorablement avec M. Vincent, de lui prouver qu’elle ne se faisait point un jeu de son bonheur, et qu’il n’était pas pour elle un pis-aller, furent des motifs qui agirent avec plus de force sur l’esprit de Bélinde, que tout ce qu’aurait pu lui dire lady Anne Percival en faveur de M. Vincent. Le contraste de la franchise de celui-ci, avec la vacillation et le mystère qui caractérisait la conduite de Clarence Hervey, la presque certitude qu’elle avait que M. Hervey était attaché à une autre femme, la conviction que M. Vincent l’aimait sérieusement, et qu’il possédait plusieurs bonnes qualités essentielles au bonheur, toutes ces pensées opéraient chaque jour davantage sur ses sentimens. Nous épargnerons au lecteur les détails des doutes et des scrupules d’une jeune personne, et les alternatives d’espérance et de crainte d’un amant passionné. Il sera suffisant de dire que l’espoir de l’amant fut flatté par un demi-consentement, et qu’il n’attendait plus que le moment où les flambeaux de la religion allumeraient ceux de l’hymen.
Où donc était Clarence Hervey pendant tout ce temps ? Lady Delacour, hélas ! ne pouvait pas le deviner. Elle espérait tous les jours le voir arriver, et chaque jour son espoir était trompé : elle avait fait beaucoup de recherches avec adresse et persévérance ; mais rien ne pouvait éclaircir l’histoire mystérieuse de Virginie et de mistriss Ormond, et son impatience de voir son ami Clarence augmentait à toute heure. Elle était combattue, d’un côté, par la bonne opinion qu’elle avait de lui ; et d’un autre côté, par son affection pour Bélinde ; elle ne voulait pas absolument abandonner Clarence, et elle craignait cependant de nuire au bonheur de Bélinde, ou de l’offenser par des conseils imprudens, et par un intérêt mal entendu. La seule chose qui ranimait l’espoir de lady Delacour fut l’assurance que lui donnait miss Portman de ne se lier par aucune promesse, ou par aucun engagement, à M. Vincent, quand même elle serait tout-à-fait décidée en sa faveur ; et qu’elle se regarderait, ainsi que lui, comme parfaitement libre, jusqu’à ce qu’ils fussent mariés. Cette détermination s’accordait avec les principes de lady Anne et de M. Percival ; et lady Delacour ne se lassait jamais d’exprimer directement ou indirectement son admiration pour la prudence et la convenance de leur doctrine. Mais l’observation de cette promesse devenait tous les jours plus difficile ; et on voyait clairement qu’on faisait les préparatifs du mariage d’Auguste Vincent et de Bélinde Portman.
Lady Delacour rappelait la promesse qu’elle avait donnée de féliciter sincèrement le chevalier victorieux ; et elle tâcha de se persuader, ainsi qu’à Bélinde, qu’elle était contente de son union avec M. Vincent. Cependant, elle se trouva moins que jamais bien disposée en faveur de ce dernier, depuis la découverte accidentelle qu’elle fit de sa liaison avec l’odieuse mistriss Luttridge.
Hélène, un matin, était à jouer avec le grand chien de M. Vincent, et qu’il aimait excessivement ; il s’appelait Tomy.
Ma chère Hélène, prenez garde, dit lady Delacour ; ne confiez pas votre main à ce monstrueux animal.
Je puis vous assurer, mylady, s’écria M. Vincent, que c’est le plus doux et le plus aimable chien qu’il y ait dans le monde.
Sans aucun doute, dit Bélinde, en souriant, puisqu’il vous appartient ; car vous savez, M. Percival vous l’a souvent dit, que tout ce qui est sous votre protection devient excellent.
— Sérieusement, lady Delacour, vous ne devez pas du tout vous effrayer si miss Delacour se fie à cette pauvre bête ; pendant un mois entier, je le laissai à mistriss Luttridge à Harrow-Gate ; elle le faisait toujours coucher dans sa chambre ; et à présent, quand il la voit, il la caresse, il lui lèche les mains aussi doucement que s’il était un petit chien à mettre sur les genoux. Hier encore, mistriss Luttridge m’assura qu’il était charmant.
Au nom de mistriss Luttridge, lady Delacour changea de couleur, et garda le silence pendant quelques momens. M. Vincent, attribuant cette tristesse subite à la crainte qu’elle éprouvait de son chien, le conduisit hors de la chambre.
Ma chère lady Delacour, dit Bélinde, observant qu’elle avait toujours l’air contrarié, j’espère que votre antipathie pour mistriss Luttridge ne s’étend pas sur tous ceux qui la voient.
Non, s’écria lady Delacour, sortant tout-à-coup de sa rêverie, et prenant un air dégagé ; j’ai fait un abandon général de toutes mes anciennes haines ; et l’odieuse mistriss Luttridge elle-même, quoiqu’elle m’ait bien vivement offensée, doit être comprise dans cette généreuse amnistie : ainsi, vous ne devez rien craindre pour M. Vincent. Quoique je ne puisse en cela sympathiser avec lui, je lui pardonne d’aimer ce grand chien et cette petite femme ; d’autant plus que je le soupçonne d’aimer autant les tables de jeu que la société de la dame elle-même.
Le jeu ! grand Dieu ! vous ne pouvez pas penser que M. Vincent…
— Je vous en prie, ma chère, n’ayez pas l’air si terriblement alarmée ! je vous assure que je n’ai pas voulu faire entendre qu’il avait un attachement sérieux ou déplacé pour les tables de jeux, mais seulement, peut-être, une légère inclination, que sa passion pour vous a sans doute écartée.
Je lui demanderai dès que je le verrai, s’écria Bélinde, s’il aime le jeu : je sais qu’il jouait beaucoup au billard à Oakly-Parck ; mais seulement pour s’amuser. Les jeux d’adresse, dit M. Percival, ne peuvent pas se comparer aux jeux de hasard.
— On peut cependant perdre beaucoup d’argent au billard, comme lord Delacour peut vous le dire. Mais, je vous en supplie, ma chère, ne me dénoncez pas à M. Vincent ; il y a dix à parier contre un que je me suis trompée : ce vilain chien m’a mise de si mauvaise humeur !
— Mais c’est un doute que je veux dissiper.
— Vous serez satisfaite, — lord Delacour prendra des informations pour moi.
M. Vincent, après avoir renfermé son chien, rentra dans la chambre, et assura poliment lady Delacour que Tomy ne viendrait plus l’importuner. Pour faire sa paix avec M. Vincent, et pour distraire Bélinde, lady Delacour fit tomber la conversation sur Juba. Elle parla d’une sorcière favorite d’Henriette Freke, qui avait, disait-elle, tiré l’horoscope de miss Portman. Elle parla du mariage de Juba, et de la générosité de son maître envers lui. Ensuite, elle parla du contraste de son heureuse liberté avec l’esclavage des Africains ; et elle finit précisément, comme c’était son intention, et comme M. Vincent pouvait le desirer, par donner des louanges à un poème appelé le Nègre Mourant, qu’il avait apporté, la veille au soir, à Bélinde, et qu’il louait beaucoup. Cet éloge lui fut particulièrement agréable, parce qu’il ne s’en rapportait pas à son propre jugement. Ses connaissances en littérature anglaise n’étaient pas aussi étendues que celles de Clarence Hervey ; lady Delacour s’en était bien apperçue. M. Vincent fut donc très-flatté, dans cette occasion, de voir que le goût de lady Delacour confirmait son jugement, et il consentit aussitôt à la demande qu’on lui fit de lire ce poème à Bélinde. Ils étaient tous trois profondément pénétrés des charmes de la poésie, quand ils furent tout-à-coup interrompus par l’arrivée de — Clarence Hervey !
Le livre s’échappa des mains de monsieur Vincent, au moment qu’il entendit prononcer ce nom. Les yeux de lady Delacour étaient brillans de joie. Bélinde rougit un peu ; mais son visage conserva l’expression d’une dignité calme. Monsieur Hervey paraissait d’abord s’être préparé à soutenir le rôle d’un philosophe ; mais à peine eut-il fait quelques pas dans la chambre, que sa résolution l’abandonna. Il parut extrêmement touché de la bonté avec laquelle lady Delacour le recevait. Il fut frappé de la réserve des manières de Bélinde, mais pas du tout surpris ni fâché de la présence de M. Vincent. Au contraire, il desira de lui être présenté, avec l’air d’un homme qui voulait cultiver son amitié. Impatientée et tourmentée, lady Delacour, d’un ton mêlé de reproches et d’étonnement, s’écria :
— Quoique vous ne m’ayez pas fait l’honneur, M. Hervey, de répondre à ma dernière lettre, je présume, d’après la manière dont vous desirez que je vous présente à M. Vincent, que vous l’avez reçue.
— Reçue ! grand Dieu ! n’avez-vous pas eu ma réponse ? s’écria Clarence d’une voix émue, et avec l’air d’une extrême surprise. Mylady n’a donc pas reçu un paquet de lettres de moi ?
— Je n’ai reçu aucun paquet ! — je n’ai eu aucune lettre ! — M. Vincent, faites-moi le plaisir de sonner, s’écria lady Delacour avec impétuosité. — Je veux savoir dans l’instant même ce qu’elle est devenue.
— Vous avez dû penser, mylady ; — et, comme il parlait, ses yeux se tournèrent volontairement sur Bélinde.
Qu’importe ce que j’ai pensé de vous ? dit lady Delacour, à qui le seul regard qu’il avait jeté sur Bélinde avait fait impression. Si j’ai été injuste envers vous, Clarence, dans le moment où j’étais fâchée, il faut que vous me pardonniez ; car je vous assure que je vous rends bien justice dans d’autres momens.
— Est-il arrivé quelques lettres, quelque paquet pour moi ? demanda-t-elle impatiemment au domestique qui entra.
Non, madame.
M. Hervey se ressouvint alors qu’il l’avait adressée à la maison de ville de lady Delacour. Elle donna aussitôt des ordres pour qu’on allât les chercher. Mais à peine le domestique était-il parti, qu’elle se tourna vers M. Hervey, se mit à rire, et lui dit :
Il faut avouer que c’est un drôle de compliment que je fais à vous et à votre lettre ; car certainement vous parlez aussi bien que vous écrivez, et même mieux, je pense, quoique vous n’écriviez pas mal non plus. Mais vous pouvez me dire en deux mots ce qui, par écrit, composerait un volume. Laissez ce monsieur et cette demoiselle avec le Nègre Mourant, et laissez-moi entendre vos deux mots dans le cabinet de lord Delacour, je vous en prie, dit-elle, ouvrant une porte qui donnait dans sa chambre. Lord Delacour ne sera pas jaloux, je vous le promets, s’il nous trouve en tête à tête. Mais je ne veux pas vous contraindre. Vous avez l’air…
J’ai l’air, dit M. Hervey, affectant de rire, de sentir l’impossibilité de mettre la moitié d’un volume en deux mots. C’est une longue histoire, et…
— Et il faut que j’attende le paquet de lettres, que je le veuille ou non. — Eh bien, soit, dit lady Delacour. Frappée de l’extrême agitation qu’il paraissait éprouver, elle ne continua point à le plaisanter ; mais elle essaya aussitôt de reprendre la conversation générale.
Elle eut encore recours au Nègre Mourant. M. Vincent, à qui elle adressa la parole, lui dit :
Quant à moi, je n’ai ni ne prétends avoir beaucoup de talens pour juger un ouvrage ; mais j’admire dans ce poème la force et l’énergie qu’il donne à la vertu.
Du poème on passa facilement à l’auteur ; et Clarence Hervey, qui faisait des efforts sur lui-même pour se joindre à la conversation, observa que l’auteur de ce poëme (M. Day) prouvait bien que le génie de l’éloquence devait avoir sa source dans le cœur.
Cicéron avait certainement raison, continua-t-il, s’adressant à M. Vincent, quand il définissait un bon orateur, d’exiger qu’il fût un homme vertueux.
M. Vincent répliqua froidement : Cette définition exclurait trop d’hommes d’un talent supérieur pour qu’on puisse l’admettre.
Peut-être l’apparence de la vertu, dit Bélinde, pourrait, dans plusieurs occasions, réussir aussi bien que la réalité.
Oui, si cet homme est aussi bon acteur que M. Hervey, dit lady Delacour, et s’il sait faire accorder les actions avec les paroles, et les discours avec les actions.
Bélinde ne leva pas les yeux pendant que lady Delacour prononçait ces paroles : M. Vincent était, ou paraissait être si profondément occupé à chercher quelque chose dans le livre qu’il tenait à la main, qu’il pouvait bien ne prendre aucune part à la conversation : on garda le silence pendant quelques momens.
Lady Delacour, qui était naturellement très-vive et impatiente, sur-tout quand il s’agissait de prendre la défense de ses amis, vit avec chagrin, par la contenance de Bélinde, qu’elle n’avait pas oublié l’histoire de Virginie de Saint-Pierre ; et quoique mylady fût persuadée que le paquet de lettres éclaircirait tout ce mystère, cependant elle ne pouvait pas souffrir que, jusqu’à ce qu’elle en eût pris lecture, le pauvre Clarence fût injustement soupçonné. Elle voulut donc essayer un moyen de le juger ; il se présenta tout-à-coup à sa pensée. Elle rompit le silence, et dit :
Pour vous rendre justice, messieurs, il faut convenir que vous êtes tous de bien bonne compagnie ce matin. M. Vincent est excusable, parce qu’il est amoureux ; et Bélinde est excusable parce que, — parce que… M. Hervey, je vous en prie, aidez-moi à excuser l’indifférence de miss Portman, car je suis inquiète, effrayée de découvrir la vérité. — Mais pourquoi implorai-je votre secours ? vous avez l’air tout-à-fait incapable de pouvoir vous excuser vous même. — Pas un mot ! allons, parcourez les lieux communs de la conversation, — parlez de la mode, — de la médisance, — des duels, — des morts, — des mariages, — rien de tout cela ne vous convient ? Inventez, ayez recours à votre imagination, — ne vous dit-elle rien ? Eh bien, parlez-moi des pensées des autres, puisque vous m’en avez aucune à vous. — Allons, lisez-nous ce petit poème, M. Hervey : voulez-vous ?
Il allait commencer aussitôt ; mais lady Delacour mit la main sur le livre et l’arrêta.
Un moment ; quoique je sois tyrannique, je ne veux pas être perfide. Je vous avertis donc que je vous ai imposé une tâche difficile et dangereuse. Si vous avez commis quelque faute impunie par la justice, voici quelques lignes que je vous défie de lire sans balbutier. Écoutez la préface.
Mylady commença comme il suit :
M. Day conserva pendant toute sa vie, ce qu’on devait attendre de son caractère, une grande horreur pour la séduction. — Il lut quelques vers écrits par une jeune personne sur un événement de cette nature, qui fut suivi d’une funeste catastrophe. — La malheureuse femme, victime de la perfidie de son amant, était morte de douleur et de honte. — Comme M. Day sympathisait avec les sentimens de cette jeune poète, il lui adressa les vers suivans.
Lady Delacour s’arrêta, et fixa les yeux sur Clarence Hervey. Lui, avec l’apparence de l’innocence, reçut le livre de ses mains sans hésitation, et lut tout haut ce qu’elle lui indiqua.
M. Hervey lut ces vers avec une énergie si naturelle, et une expression si facile, que lady Delacour ne put s’empêcher de jeter sur Bélinde un regard triomphant, qui semblait dire :
Vous voyez que j’avais raison dans mon opinion sur Clarence !
La contenance de Bélinde exprimait ouvertement la satisfaction ; elle était charmée que M. Hervey parût digne de son estime, quoiqu’il ne pût avoir aucun droit à son amour. Ses manières envers lui furent conformes à sa façon de penser. Cette réserve qu’elle avait gardée aussi long-temps qu’elle avait eu des soupçons sur sa moralité, se dissipa tout-à-fait, et elle lui parla avec cette familiarité douce et aimable, à laquelle un homme d’esprit ne peut se méprendre. Si M. Vincent s’était abandonné à ses propres observations, il aurait su la vérité. Mais il fut alarmé et trompé par l’expression imprudente de la joie de lady Delacour, et par les regards significatifs qu’elle lançait à son amie miss Portman, et qui paraissaient être des regards d’une intelligence mutuelle. Il osait à peine lever les yeux du côté de sa maîtresse, ou sur celui qu’il croyait être son rival préféré ; mais il les fixa avec inquiétude sur lady Delacour, et il examinait sur son visage, comme dans un miroir, où tout ce qui se passait venait se peindre tour-à-tour.
Avez-vous joué aux échecs, depuis que je ne vous ai vu ? dit lady Delacour à Clarence. J’espère que vous n’oubliez pas que vous êtes mon chevalier. Quant à moi, je ne l’oublie pas, je vous assure ; car je vous reconnais comme mon chevalier vis-à-vis de tout le monde, en public comme en particulier : n’est-il pas vrai, Bélinde ?
Un nuage épais obscurcit aussitôt le front de M. Vincent. — Il n’écouta pas la réponse de Bélinde ; il fut saisi d’un transport de jalousie ; il jeta sur M. Hervey un regard plein de mépris et de rage, et, après avoir dit quelques mots inintelligibles à miss Portman et à lady Delacour, il sortit.
Clarence Hervey, qui paraissait craindre de rester plus long-temps en présence de Bélinde, sortit quelques minutes après.
Ma chère Bélinde, s’écria aussitôt lady Delacour, — que je suis contente qu’il soit parti ! Je puis vous dire à présent tout le bien que je pense de lui. D’abord Clarence Hervey vous aime, je n’en fus jamais si persuadée qu’aujourd’hui. — Que n’avons-nous reçu cette lettre plus tôt ; elle nous expliquera tout ! — Mais je ne demande aucune explication ; je n’ai besoin d’aucune lettre pour confirmer mon opinion, ma conviction. — Il vous aime ; je ne puis, je ne veux pas être trompée sur ce point ; il vous aime à la folie.
Il l’aime à la folie ! Oui, certainement, j’aurais pu vous apprendre cette nouvelle il y a long-temps, s’écria la douairière lady Boucher, qui était dans la chambre sans qu’on l’eût vue entrer, tant l’une était vivement occupée à parler, et l’autre à écouter.
Il l’aime beaucoup, répéta la douairière. — Oui, et sans le cacher, je vous promets, lady Delacour. Se tournant ensuite vers Bélinde, elle commença une phrase de complimens sur ce qu’on lui avait dit de son prochain mariage avec M. Vincent. Je vous chagrine, je le vois ; je sais qu’il est tout-à-fait contre l’usage de parler ainsi ; mais, miss Portman, je suis une vieille connaissance, une ancienne amie, et une vieille femme ; ainsi, j’espère que vous me pardonnerez. Je ne puis m’empêcher de dire que je me sens toute contente de ce que vous faites ce mariage, convenable sous tous les rapports, et agréable de toutes manières. C’est un charmant jeune homme, à ce que j’ai entendu dire, lady Delacour : je vois bien que c’est à vous qu’il faut que je parle ; car je risquerais d’embarrasser beaucoup miss Portman, ce que je ne desire pas du tout. C’est un charmant jeune homme ! Il a, dit-on, une fortune considérable aux Indes, et un caractère distingué ; il a des parens connus, et, par-dessus tout, il est passionnément amoureux. — C’est tout simple. —
Lady Delacour demanda ce qu’il y avait de nouveau dans le monde : elle savait que cette question occuperait agréablement la douairière. Je suis ici tout-à-fait hors du monde ; mais, puisque lady Boucher a la bonté de venir me voir, nous apprendrons, de la manière la plus certaine, les secrets qui sont dignes de notre connaissance.
Eh bien ! la première nouvelle que j’ai pour vous, c’est que mylord et mylady Delacour sont absolument réconciliés, et qu’ils forment le plus heureux couple qui existe.
Tout cela est très-vrai, répliqua lady Delacour.
Vrai ! répéta lady Boucher ; mais ma chère lady Delacour, vous m’étonnez beaucoup ! — Parlez-vous sérieusement ? — Y-a-t-il jamais eu quelque chose de plus choquant ? — J’ai contredit cette nouvelle par-tout où j’ai été ; car j’étais convaincue que toute l’histoire était une invention.
Les circonstances de la réconciliation peuvent bien ne pas être exactes, mais elle n’en est pas moins véritable. Mylady, vous pouvez le croire, puisque vous l’entendez de ma bouche.
C’est surprenant ! je n’en reviens pas ! Dieu soit loué ! — Mais certainement, mylady, vous plaisantez ; car vous n’avez pas du tout changé de manières, vous êtes toujours la même ; je n’apperçois aucune altération, je l’avoue.
Et quelle altération, ma bonne lady Boucher, comptiez-vous trouver ? Avez-vous cru que, pour avoir l’air d’une vertu exemplaire, comme lady Q. — je ne parlerais plus que par sentences, en m’arrêtant une minute sur chaque mot ? ou bien, avez-vous cru que, dans l’espérance de servir d’exemple à la génération future, je ne ferais aucun mouvement de mon visage, et que mes traits resteront immobiles, comme — quelques-unes de ces pauvres dames d’Antigues, qui, après avoir bien peint leurs visages pour embellir leur teint, sont forcées, pendant qu’elles font peau nouvelle, de rester assises sans parler ni remuer un seul muscle, de crainte qu’une ride ineffaçable n’en soit la conséquence.
Lady Boucher attendait impatiemment la fin de ce discours ; car elle avait une autre nouvelle à débiter.
Eh bien ! dit-elle, on ne sait plus ce qu’il faut croire ou réfuter : on fait tant de rapports si extraordinaires ; mais j’ai une autre nouvelle pour vous, sur laquelle vous pouvez compter ; c’est un secret qui vaut la peine d’être connu, et je suis sûre que mylady et miss Portman l’apprendront avec plaisir. Votre ami Clarence Hervey va se marier.
Se marier ! se marier ! s’écria lady Delacour.
Vous pouvez, mylady, être aussi étonnée qu’il vous plaira, vous ne pouvez pas l’être plus que moi, quand je l’ai appris. Clarence Hervey ! miss Portman, que nous regardions tous comme l’homme le moins disposé à se marier, et sur-tout à faire un mariage dans ce genre-là.
Dans quel genre ? — Ma chère Bélinde, comment pouvez-vous tenir devant ce feu ? dit lady Delacour, plaçant un écran adroitement pour cacher son visage aux yeux observateurs de la douairière.
Je ne desire rien ; je n’ai pas besoin d’un écran ; je vous remercie, dit Bélinde le mettant de côté d’un air doux et composé.
À présent, devinez celle qu’il va épouser, continua lady Boucher. — Qui devinez-vous, miss Portman ?
Je devine que c’est une femme aimable, d’après le caractère de M. Hervey, dit Bélinde.
Oh ! sans doute, c’est une aimable femme : toutes les femmes sont charmantes, comme le disent les journaux, quand elles vont se marier, répondit la douairière. — Mais une aimable femme, cela ne signifie rien ; devinez encore, ma chère Bélinde.
Cherchez donc aussi, lady Delacour, dit Bélinde.
Vous ne devinerez ni l’une ni l’autre, d’ici au jour du jugement…… dernier… s’écria lady Boucher. Je vous dirai donc que M. Hervey va se marier de la manière la plus étrange ! c’est une fille que personne ne connaît, et dont le père s’appelle Hartley. Il donne une fortune considérable à sa fille, il est vrai ; mais personne n’aurait pu supposer que M. Hervey fît attention à la fortune. — Réellement on a de la peine à le croire.
C’est si difficile à croire, que je le regarde comme impossible, dit lady Delacour en riant.
Vous pouvez en être assurée, ma chère lady Delacour, dit la douairière en accablant du poids de son bras celui de lady Delacour. Soyez certaine, ma chère, que ma nouvelle est certaine. Devinez de qui je la tiens.
Volontiers. Mais, d’abord, laissez-moi vous dire que j’ai vu M. Hervey, il y a environ une demi-heure, et je n’ai jamais vu d’homme avoir moins que lui l’air d’aller se marier.
— Vraiment ! Eh bien, j’ai entendu dire aussi que ce mariage ne lui plaisait pas. Mais quel malheur, puisque vous l’avez vu ce matin, que vous n’ayez pas appris de lui-même des détails ! Au reste, qu’il ait l’air de ce qu’il voudra, ma nouvelle est parfaitement vraie. Devinez qui me l’a dit : c’est mistriss Mangaretta Delacour ; c’est chez elle que Clarence Hervey a rencontré, pour la première fois, ce M. Hartley, qui est le père de la jeune personne. Il y a eu une scène charmante, et une histoire tout-à-fait romanesque, au sujet de la rencontre imprévue qu’il fit de cette jeune fille dans une chaumière, et du nom de Virginie qu’il lui a donné ; mais je ne sais rien de bien clair là-dessus. Au reste, il est bien certain que la jeune personne, comme son père l’a dit à mistriss Delacour, est passionnément amoureuse de M. Hervey, et ils vont être mariés tout de suite. Comptez là-dessus ; vous verrez que mon information est juste. — Dieu me pardonne ! je me rappelle à présent que j’ai entendu dire que M. Hervey était un grand admirateur de miss Portman.
Votre information sur ce point, mylady, n’est point juste, je puis vous l’assurer de bonne part, dit Bélinde.
— Vous n’avez pas, j’espère, la présomption d’appeler votre propre autorité la meilleure de toutes ? dit lady Delacour.
La curiosité de lady Boucher, excitée sur un nouveau sujet, la détermina à tenir aussitôt ses yeux attachés sur Bélinde ; mais cela ne lui servit à rien. — Était-ce parce qu’elle n’avait pas la vue bonne, ou bien parce qu’il n’y avait rien à voir ? Pour résoudre cette question, elle prit sa lorgnette ; mais lady Delacour détourna son attention, en s’écriant tout-à-coup : Ma chère lady Boucher, quand vous retournerez en ville, envoyez-moi, je vous prie, de cette eau admirable pour les nerfs.
— Ah ! ah ! je vous ai enfin convertie, dit la douairière, satisfaite de la gloire de cette conversion. Adieu.
Admirez ma profonde connaissance sur l’esprit humain, ma chère Bélinde, dit lady Delacour. À présent, elle ne parlera où elle va que de ma confiance dans la vertu de son eau, et elle oubliera de faire une histoire ridicule sur ce qui m’est échappé imprudemment de l’admiration de Clarence Hervey pour vous.
Bélinde se levait pour sortir.
— Ne quittez pas la chambre, Bélinde ; j’ai mille choses à vous dire, ma chère.
— Excusez-moi pour le moment, ma chère lady Delacour ; je suis impatiente d’écrire quelques lignes à M. Vincent. Il est parti…
— Dans un transport de jalousie ; j’en suis bien aise.
Et moi j’en suis fâchée, dit Bélinde ; sur-tout parce que cela me prouve qu’il a peu de confiance en moi, et qu’il peut sentir de la jalousie sans raison. — Je dois vous le dire, mylady, vous m’avez fait de la peine par la manière dont vous avez reçu M. Hervey.
— Mon Dieu, ma chère, vous gâteriez tous les hommes de la terre. Vous n’agiriez pas plus follement si cet homme était votre mari. — Seriez-vous mariée secrètement avec lui ? — Si vous ne l’êtes pas, — pour moi, — pour vous-même, — pour M. Vincent, n’écrivez pas, avant que nous sachions ce que contient le paquet de lettres de Clarence Hervey.
— Cela ne peut rien changer à ce que j’écrirai, dit Bélinde.
— Eh bien, ma chère, écrivez tout ce qu’il vous plaira ; j’espère seulement que vous n’enverrez pas votre lettre avant l’arrivée du paquet.
— Pardonnez-moi, je l’enverrai le plus tôt que je pourrai : le plaisir de faire de la peine n’est pas de mon goût.