Bélinde/24
CHAPITRE XXIV.
PEU-À-PEU
Un beau matin Mariette parut à la
toilette de sa maîtresse avec un visage
qui annonçait que quelque chose d’extraordinaire
lui était arrivé, et qu’elle
était impatiente de l’expliquer.
Qu’est-ce que vous avez, Mariette ? dit lady Delacour ; je vois bien que vous attendez cette question avec impatience.
Oh ! pour cela, mylady, je vous assure que non : — en vérité, c’est même une chose qui me coûterait beaucoup à dire ; car je pensais tant de bien sur certaine personne, que je desirais ce dont aujourd’hui je n’ose pas seulement parler, sur-tout en présence de miss Portman, qui mérite tout ce qu’il y a de meilleur en tout genre dans ce monde.
Eh bien, madame, continua-t-elle, en s’adressant à Bélinde, je vous dirai en deux mots que je suis très-contente qu’il n’y ait rien de terminé ; je dois l’avouer en même-temps, mon dessein et mon opinion n’ont pas toujours été les mêmes que dans ce moment, j’en demande pardon à M. Vincent et à vous ; mais j’espère qu’on me pardonnera, parce que je pense à présent absolument comme lady Anne Percival, d’après ce qu’on m’a dit. Pour finir, miss Portman, je vous répéterai que je suis convaincue que les choses sont pour le mieux.
Mariette nous informera, j’espère, avec le temps, de ce qui l’a si promptement et si heureusement convertie dit lady Delacour à Bélinde, qui paraissait surprise et embarrassée de l’interpellation de Mariette.
Mon Dieu ! continua Mariette, je croyais, en vérité, que nous étions délivrés de tous ces gens à double face lorsque M. Champfort est sorti de la maison ; mais, hélas ! ils sont si nombreux, qu’il n’y a pas assez de piéges pour les attrapper. C’est bien là cependant le sort que méritent tous les hypocrites, Champfort à leur tête ; cela est certain.
Il faut prendre patience, ma chère Bélinde, dit lady Delacour tranquillement, jusqu’à ce que Mariette ait épuisé toutes ses invectives contre Champfort et ses pareils ; nous pourrons alors ensuite espérer qu’elle arrivera au fait.
Mon Dieu, je vous assure, mylady, qu’il ne s’agit pas du tout de M. Champfort ou d’un de ses pareils ; et, en vérité, j’aurais cru devoir mépriser un millier de personnes telles que M. Champfort, plutôt qu’un seul tel que M. Clarence Hervey.
Clarence Hervey ! s’écria Lady Delacour, croyant être sûre que Bélinde rougissait, quoique véritablement elle ne rougît pas. Lady Delacour, avec une adresse inutile, se tourna de manière que Mariette ne put apercevoir le visage de son amie.
Eh bien, Mariette, à propos de quoi est-il question de M. Hervey ?
Oh ! mylady, c’est quelque chose qui vous surprendra, et miss Portman aussi. Vous savez, mylady, que je ne suis pas ni assez prude ni assez innocente pour ignorer que les jeunes gens de famille entretiennent des maîtresses, souvent par affaire de mode, (pardonnez si je parle aussi librement.) Mais, pour les gens du monde, ils ne sont pas si près regardans ; cependant, ajouta-t-elle en jetant un regard sur Bélinde, moralement parlant, c’est bien méprisable, et cela fait rougir pour eux, jusqu’à ce qu’on y soit accoutumé. Mais, mylady, vous savez que, quand il s’agit d’un jeune homme qui a la fortune et les prétentions de M. Hervey, ce serait vouloir se faire passer pour curieuse et médisante, que de croire qu’une pareille circonstance vaille la peine d’être rapportée.
Au nom de Dieu, taisez-vous, dit lady Delacour, ou dites-nous quelque chose qui mérite d’être écouté.
Eh bien, mylady, vous saurez donc qu’hier ayant besoin de chenevis pour l’oiseau de miss Hélène, — vous savez, miss Portman, que c’est miss Hélène qui a trouvé ce joli petit oiseau ; vous ne savez peut-être pas comment ? le voici : Il s’était tellement embarrassé les pattes dans le filet sur le cerisier, qu’il ne pouvait pas en sortir ; très-heureusement miss Hélène l’apperçut, le prit et l’apporta. La pauvre petite bête était presque morte, mylady.
Vraiment ! j’en suis fâchée. C’est cela que vous voulez que je dise, n’est-ce pas ? À présent, continuez, et dites-nous ce que cet oiseau a de commun avec Clarence Hervey.
C’est ce que je vais vous expliquer le plus vîte que je pourrai, mylady.
Je demandai donc du chenevis et d’autres graines pour l’oiseau : on m’en apporta qui étaient enveloppées dans un morceau de papier imprimé. Je le jetai de côté ; mais miss Delacour le ramassa, et elle trouva en le lisant que c’était la réclamation d’un oiseau volé ou perdu. Oh ! madame, je ne puis vous exprimer à quel point je fus saisie quand j’appris que le signalement de cet oiseau était exactement celui de notre petit Bobby. Gris sur le dos et rouge sur le…
Oh ! de grace, épargnez-moi la description de toutes les plumes. Eh bien, vous prîtes l’oiseau, et je présume que vous l’avez rendu à son véritable maître ?
— Non, madame, je vous demande pardon ; ce n’est pas cela tout-à-fait.
— Eh bien ! alors, si vous n’avez pas rendu cet oiseau à son maître, vous avez commis un vol. — Mais voyons : continuez.
— Mais, mylady, vous me pressez tant, que vous mettez de la confusion dans mes idées ; je parlerais plus vite, si vous me laissiez dire à ma manière.
— Allons, à votre aise donc.
— J’étais au moment de pleurer, quand je pensai qu’on viendrait sans doute nous enlever notre petit Bobby ; mais miss Delacour observa que ceux qui l’avaient perdu étaient certainement encore plus affligés d’en être séparés, et alors je résolus de faire une bonne action, en remettant moi-même l’oiseau à la personne qui avait fait l’avertissement, et en refusant les cinq guinées qu’on offrait pour récompense. Le nom de la dame était Ormond.
Ormond, répéta lady Delacour regardant fixement Bélinde ; n’est-ce pas là le nom dont sir Philip Baddely vous a parlé ? — Vous rappelez-vous ?
Oui, c’était le nom d’Ormond autant que je puis m’en ressouvenir, dit Bélinde avec un air assuré et tranquille qui impatienta lady Delacour.
— Continuez, Mariette.
— Il était dit dans l’avertissement qu’il fallait remettre l’oiseau chez un parfumeur de Twickenham ; mais n’importe. — Je portais donc ce matin l’oiseau chez le parfumeur ; mais j’avais aussi le desir de voir mistriss Ormond, parce que, mylady, ce petit rouge-gorge chante un air singulier. Je me décidai d’après cela à demander à mistriss Ormond de me nommer les airs que chantait son oiseau, avant de lui montrer celui que j’apportais ; et, si elle ne faisait aucune mention de l’air que chantait le nôtre, mon projet était de garder l’oiseau, ma conscience pouvant alors être tranquille.
Quand j’arrivai chez le parfumeur, je m’informai donc où logeait mistriss Ormond ; on me répondit qu’elle ne recevait jamais la visite d’aucunes femmes, qu’il fallait que je laissasse là l’oiseau jusqu’à ce qu’on le demandât. Je réfléchissais à ce que je devais faire, et à la singularité de ce qu’on venait de me dire, quand un monsieur entra dans la boutique, et m’épargna la honte de faire quelques questions. Mon oiseau se mit à chanter, par hasard dans ce moment, l’air remarquable dont je vous ai parlé. Ce monsieur le fixa alors avec des yeux où se peignaient l’étonnement, et me dit : — Comment se fait-il que cet oiseau se trouve ici ?
— Je l’ai apporté, monsieur.
Il m’offrit alors des monts d’or, si je voulais lui apprendre des détails sur la personne à qui il appartenait. — Le marchand s’approcha alors, et lui dit tout bas qu’il pourrait lui donner quelques renseignemens sur cette dame, si cela l’intéressait ; et ils se retirèrent ensemble dans une petite chambre, au fond de la boutique, et je n’entendis plus parler d’elle. Mais, très-heureusement pour moi, qui mourais d’envie de satisfaire ma curiosité, il arriva une jeune femme pour prendre soin de la boutique, à qui j’avais rendu quelques services autrefois. — Quand je lui eus dit à quel point j’étais embarrassée au sujet de cet oiseau, elle m’expliqua l’affaire. — Madame, me dit-elle, tout ce qu’on sait sur mistriss Ormond, ici ou ailleurs, vient de moi. J’ai habité avec elle pendant six mois dans la même maison qu’elle occupe à présent ; par conséquent personne ne peut être mieux informée que moi.
Elle ajouta : Mistriss Ormond ne voit jamais personne, parce qu’entre nous je ne la crois pas très-honnête, et qu’elle ne pourrait pas voir la bonne compagnie. Elle a une jeune personne charmante, qu’elle tient renfermée, et qui a été séduite, et ensuite abandonnée cruellement par un M. Hervey.
Ô mylady ! comme ce nom a frappé mon oreille ! J’espérais cependant que ce n’était pas notre M. Hervey, mais c’était effectivement et trop sûrement lui, et je demandais à cette femme de me dépeindre celui dont elle voulait parler ; car elle l’avait vu très-souvent lorsqu’il venait voir cette jeune infortunée. Dans tout ce qu’elle me dit de lui, je reconnus M. Clarence Hervey : ainsi, madame, ajouta Mariette en regardant Bélinde, et en continuant de coiffer mylady, il me parut bien prouvé que c’était notre M. Hervey.
Ô Mariette ! que vous m’avez fait mal ! s’écria lady Delacour ; vous m’avez tiré horriblement les cheveux. Tout en parlant, elle arracha le peigne avec lequel Mariette venait de retenir ses cheveux, et le jeta sur un canapé, à quelques pas d’elle.
Tandis que Mariette allait le chercher, lady Delacour pensa que Bélinde aurait le temps de se remettre de l’embarras dans lequel elle croyait qu’elle avait été ; mais quand elle examina la contenance de Bélinde, elle vit qu’elle s’était encore trompée.
Allons, Mariette, dépêchez-vous, je vous ai rendu un vrai service en me décoiffant, parce que, tandis que vous arrangerez mes cheveux, vous aurez le temps de finir votre longue histoire.
Eh bien, mylady, pour être aussi brève que possible, je vous dirai donc que ma curiosité ne fit qu’augmenter, et que, d’après ce que j’avais entendu, je desirai en savoir davantage. Je demandai donc à mon amie comment elle avait pu rester dans une maison avec de pareilles créatures ; elle se justifia, en m’assurant sur son honneur qu’elle avait cru d’abord que la jeune personne était mariée secrètement avec M. Hervey ; car un prêtre était venu mystérieusement, avait lu des prières, ce qui la persuadait même que la pauvre petite avait été trompée de la manière la plus barbare ; qu’enfin M. Hervey, se démasquant, avait cessé de la voir, sous prétexte de faire un voyage. Il l’abandonna entre les mains de cette mistriss Ormond, qui essaya de la consoler, en lui disant tout ce que disent ces femmes-là ; mais la pauvre petite s’apperçut bien de la vérité, et son cœur fut prêt à se briser, non pas par les éclats violens de sa douleur, mais par un chagrin sombre et profond. Mon amie ne put pas alors supporter la vue de mistriss Ormond, lorsqu’elle sut ce qu’elle était, et elle quitta sa maison aussitôt, sans donner aucune raison.
J’ai oublié de vous dire que le nom de cette jeune personne est Saint-Pierre ; mais je ne me rappelle plus son nom de baptême.
N’importe, dit lady Delacour, nous pouvons nous en passer, ou bien l’inventer.
Il est vrai que les noms de pareilles personnes sont sans conséquence, et, en vérité, j’ai eu grand tort d’avoir été dans cette maison d’après tout ce que j’avais entendu.
— Vous avez donc été dans la maison de mistriss Ormond ?
— Je dois l’avouer à ma honte, la curiosité l’emporta, et j’y allai ; mais, aux yeux du monde, c’était pour l’oiseau. Ce ne fut qu’après avoir attendu très-long-temps qu’on me fit entrer. Oh ! jamais je n’ai vu une aussi belle créature ! aussi charmante ! aussi gracieuse ! aussi modeste en apparence !
Bélinde soupira ; Mariette soupira aussi, et continua :
— Elle était seule et tout en pleurs ; quand j’entrai dans sa chambre, elle parut effrayée, comme si elle n’avait jamais vu personne dans sa vie ; mais aussitôt qu’elle apperçut l’oiseau, elle joignit ses mains, et, souriant comme un enfant à travers ses pleurs, elle accourut vers moi, me remercia cent fois, baisa l’oiseau et le mit dans son sein.
Ah ! pauvre jeune fille ! (pensais-je.) Mais qu’importe ce que je pensais alors ? dit Mariette en fermant les yeux, pour cacher les larmes qui les remplissaient. J’étais embarrassée, quand tout-à-coup mistriss Ormond entra. Sa présence me fit ressouvenir dans quelle compagnie je me trouvais. Ah ! mylady, que la vue de cette vilaine femme me fit horreur ! Elle me regarda d’un air tout effaré, quoique ses manières fussent polies ; elle demanda tout bas à miss Saint-Pierre pourquoi je me trouvais là, et elle lui fit ensuite toutes sortes de signes pour qu’elle sortît de la chambre. Comme je ne m’étais jamais trouvée dans une pareille position, je fus tout-à-fait privée de ma facilité ordinaire à m’exprimer, et je ne pus prononcer un seul mot qui eût le sens commun ; j’avais même oublié la raison qui m’amenait. Enfin, très-heureusement, l’oiseau se mit à chanter, et me rendit la mémoire. Je demandai alors si elles pouvaient me prouver que l’oiseau leur appartenait, en me répétant, un des jolis airs qu’il chantait. Oh ! oui, dit miss Saint-Pierre ; et elle chanta le même air dont je vous ai parlé. Je n’ai jamais entendu une voix aussi douce ; mais elle s’arrêta tout court, comme si elle se rappelait soudain quelque chose, et elle me remercia encore de lui avoir rapporté son oiseau, qu’elle avait, me dit-elle, depuis bien long-temps, et qu’elle aimait tendrement. — Je restais là debout toute stupéfaite, quand mistriss Ormond m’offrit les cinq guinées de récompense dont il était question dans l’avertissement ; mais la vue de son argent me fit peur, comme si c’eût été un serpent ; je le repoussai, et, quand elle me pressa encore de l’accepter, je le jetai sur la table, sachant à peine ce que je faisais. Dans ce même moment, j’apperçus sur la cheminée une lettre adressée à Clarence Hervey : oh ! combien je détestais alors ce nom, et tout ce qui lui appartenait ! — Je suis sûre que je n’aurais pu m’empêcher de dire quelque chose de tout-à-fait outrageant, si je ne m’étais pressée de sortir aussitôt de la maison.
Pouvez-vous concevoir, ajouta Mariette, qu’il existe des femmes assez mal élevées, assez méchantes, pour desirer qu’un jeune homme comme M. Clarence Hervey emploie tout son esprit et tous ses talens pour séduire et corrompre une créature douce et innocente, et l’abandonner ensuite après l’avoir trompée par la plus noire perfidie ? Il n’y a point de mode qui tienne ; rien ne peut balancer une telle vilenie ! c’est la plus atroce, la plus cruelle ; et je penserai et dirai cela jusqu’au dernier jour de ma vie.
Vous parlez très-bien, Mariette, dit lady Delacour.
J’ai toujours pensé que Mariette avait un cœur bon et sensible, dit Bélinde.
Et à présent madame, dit Mariette, que vous savez pourquoi je suis bien aise que rien ne soit terminé, n’est-il pas vrai que bien d’autres que moi pensaient autrement ? — Mais, c’est fait à présent — Et je répète encore que je suis bien aise que tout se soit ainsi passé.
Lady Delacour fixa encore ses yeux pénétrans sur Bélinde, et fut très-contrariée en lisant sur son visage qu’elle approuvait beaucoup plus les réflexions philosophiques de Mariette, qu’elle ne partageait son indignation.
Elle n’est pas jalouse ! pensa lady Delacour ; ainsi, tout est fini pour Clarence. Si une seule étincelle d’amour existait dans son cœur, la colère, en dépit de la dissimulation, l’aurait emportée ; — mais elle n’est pas jalouse. Hélas ! son amour pour Hervey a cédé aux raisonnemens de la froide philosophie d’Oakly-Parck. — Cependant je ne peux croire qu’il soit tout-à-fait éteint.
Quand elles furent seules dans la soirée, lady Delacour fit tomber encore la conversation sur le même sujet, et observa que, comme probablement elles verraient M. Hervey dans quelques jours, elles devraient, avant de se former une opinion arrêtée sur cette affaire, s’assurer si elle n’était point fausse ou exagérée.
Il faut plutôt juger Clarence par sa conduite en général, et son caractère connu, dit lady Delacour, que par une anecdote particulière ; ses lettres ne peignent-elles pas la générosité et l’élévation de son ame ?
Mais, interrompit miss Portman, ce n’est point à moi de juger sa conduite privée, ou publique ; ses lettres et sa générosité ne sont rien. —
Pour vous ? dit lady Delacour en souriant.
Ce n’est point le moment de railler, mylady, dit Bélinde ; je vous ai refusé de différer notre départ pour Oakly-Parck, jusqu’à l’arrivée de M. Hervey. Comme je crois remarquer que mylady a changé d’avis, j’espère que mylady me permettra…
Tout ce que vous voudrez, chère Bélinde, excepté de m’appeler deux fois mylady dans une seule phrase. Vous irez à Oakly-Parck après-demain ; — cela vous convient-il, ma chère ? J’admire la force de votre esprit, et je pense que vous vous conduiriez beaucoup mieux par vous-même que par mes conseils. — Trêve de plaisanterie. — Mon premier, mon unique objet est votre bonheur. — Je vous respecte, et vous estime, autant que je vous aime ; et je vous aime plus que tout au monde, — sans aucune exception, croyez-moi ; et, si vous êtes comme de certaines personnes, qui ne croient rien sans preuve, vous allez en avoir une positive, ajouta-t-elle, en sonnant. Je ne veux pas rivaliser plus long-temps avec votre lady Anne Percival ; je vais donner à Mariette des ordres en votre présence, pour qu’elle prépare notre voyage : je ne l’appelle pas une retraite ; et, quoiqu’il faille beaucoup de talent pour faire une bonne retraite, je crois cependant, que je préférerais une victoire.
Et moi aussi, dit Bélinde, en souriant, je suis tellement portée à préférer la victoire, que, plutôt que de n’en obtenir aucune, je me contenterais d’en remporter une sur moi-même.
Bélinde avait à peine prononcé ces paroles, que lord Delacour entra dans la chambre, suivi de M. Vincent.
Permettez-moi, lady Delacour, dit mylord, de vous présenter un jeune homme qui desire vivement de cultiver votre connaissance.
Lady Delacour le reçut avec la politesse qui la distinguait ; et sa partialité pour Clarence Hervey ne put l’empêcher d’être frappée des agrémens de sa figure. Il a, en vérité, l’air d’un héros de roman, pensa-t-elle, et Bélinde n’est pas tout-à-fait aussi philosophe que je le croyais. Mylady se ressouvint très-à-propos qu’elle avait des ordres à donner à Mariette, qui la forçaient absolument de laisser miss Portman seule avec M. Vincent ; Lord Delacour sortit aussi, donnant pour excuse, comme à l’ordinaire, qu’il avait des lettres à écrire.
Je devrais être enchantée de votre galanterie, M. Vincent, dit Bélinde, puisque c’est elle qui vous a fait venir de si loin pour me rappeler ma promesse au sujet d’Oakly-Parck ; mais, au contraire, je suis fâchée que vous ayez pris une aussi grande peine inutilement. Lady Delacour s’occupe, dans ce moment, des préparatifs de notre départ, pour aller chez lady Percival ; nous comptons partir après demain.
— J’en suis vraiment charmé ; je serai bien dédommagé de mon voyage, si j’ai le plaisir d’y retourner avec vous.
C’est encore plus galant ; — mais, allons, dit Bélinde, dites-moi sérieusement le véritable motif de votre visite ; car je vois que vous avez quelque chose à me dire.
Rien, ma chère Bélinde, ne me plaît davantage qu’une telle franchise ; je l’admire en vous, et je suis fier de ne pas vous voir vous contraindre avec moi ; mais ces deux qualités ne peuvent-elles pas être poussées trop loin ? Est-il sage de dire ce qui peut affliger, quand cela n’est pas absolument nécessaire ? Par exemple, si vous entendiez dire du mal de moi, trouveriez-vous aimable de le répéter, sur-tout n’étant point du tout portée à croire que cela fût vrai ?
Oui, non-seulement je trouverai que c’est bien fait, mais je regarde même à présent comme absolument nécessaire que vous m’informiez de ce qui me regarde. Vous pouvez donc me dire sans hésiter ce que vous avez entendu sur mon compte ?
M. Vincent mit alors dans ses mains la lettre suivante, qui était anonyme.
« Imprudent jeune homme ! gardez-vous bien de lier votre sort à celui de la jeune dame qui paraît vous plaire. C’est la plus artificieuse de toutes les femmes : elle a été élevée, comme vous pouvez le savoir de tout le monde, par une tante qui s’est occupée avec succès d’attirer chez elle des jeunes gens riches, afin qu’ils pensassent à épouser ses nièces ; et elle a obtenu par cela même la haine et le mépris de tous les jeunes gens sensés. Il lui resta une nièce dont elle ne put se débarrasser : elle la renvoya chez une femme distinguée par son nom et ses titres, mais plus encore par son immoralité et son goût pour la dissipation. Cette femme, que j’appellerai la vicomtesse, tomba malade, et il se répandit généralement que la jeune demoiselle épouserait le vicomte dès qu’il serait veuf. La vicomtesse apprit cela, et la jeune amie, pour échapper à sa rage, fut obligée de se mettre à couvert dans le voisinage d’Harrow-Gate ; et là elle acquit la réputation d’une sainte dans l’esprit de ceux qui étaient trop honnêtes eux-mêmes pour soupçonner une si profonde hypocrisie.
« Au bout de quelque temps elle se raccommoda avec la vicomtesse, en déclarant que, si on ne la rappelait pas, elle divulguerait quelque secret concernant un certain boudoir mystérieux qui se trouve dans la maison de mylady. Cette menace a épouvanté la vicomtesse, qui envoya aussitôt un exprès pour faire revenir celle que, peu de temps avant, elle avait chassée de chez elle. La querelle fut assoupie, et la jeune personne est à présent avec sa noble amie à Twickenham. — La personne que miss Mariette introduisait, par l’escalier dérobé, dans le boudoir, est reçue à présent encore plus commodément à Twickenham. »
La lettre était encore très-longue ; mais Bélinde ayant apperçu le nom de Clarence Hervey à la dernière page, elle lut la fin avec plus de curiosité que le commencement.
« On croit que le vicomte n’a pas été sans rival auprès de la jeune demoiselle ; un jeune homme, très-riche, qui a beaucoup de talens et d’agrémens personnels, est depuis quelque mois l’objet caché de ses affections ; mais il a eu la prudence d’échapper aux piéges du mariage, quoi qu’elle lui ait écrit par le moyen de son amie la vicomtesse, avec qui il est aussi en correspondance. La noble dame a balancé un moment avant de céder à sa confidente tout l’intérêt qu’Hervey lui portait. On attend tous les jours son retour ; et, si le projet qu’on a sur lui réussit, soyez sûr qu’on ne pensera pas à remplir sa promesse et à retourner près de Harrow-Gate. On congédiera monsieur Vincent. Dans tous les cas, le cœur de la jeune personne est à Clarence Hervey. On promet d’autres détails à M. Vincent, s’il fait quelque attention aux avis d’un sincère ami. »
Aussitôt que Bélinde eut fini cette singulière épître, elle tendit la main à M. Vincent avec plus d’amitié qu’elle ne lui en avait encore témoigné.
— Je vous remercie, M. Vincent, de m’avoir fait connaître à quel point on cherche à injurier ma réputation. Non seulement c’est bien à vous, mais c’est même très-sage et très-prudent. Si jamais nous sommes unis, ceci formera une base assurée à la confiance, qui soutient et fait durer le bonheur domestique. L’auteur méprisable de ce tissu de mensonges n’avait pas apparemment pensé que je vous aurais informé de tout ce qu’il était essentiel que vous apprissiez relativement à ce qui s’est passé entre moi et lady Delacour. Il a fait mention de M. Hervey, ce que je n’aurais pas osé moi-même, parce que j’aurais peut-être eu l’air de lui imputer quelques fautes. Au reste, je suis bien aise qu’on en ait parlé, puisque c’est en lui accordant du mérite et des talens. Son nom n’a excité dans mon ame aucune émotion qui puisse vous faire de la peine.
On s’imagine bien quelle fut la réponse de M. Vincent.
Il est donc suffisant de dire que M. Vincent se crut au comble du bonheur : il consentit avec plaisir à montrer la lettre anonyme à lady Delacour, quoiqu’il eût craint d’abord l’effet qu’elle pourrait produire sur la sensibilité de mylady.
En voyant la lettre elle s’écria :
— C’est un tour d’Henriette Freke ? Mais comme lady Delacour n’éprouvait plus, depuis long-temps, pour mistriss Freke que le plus parlait mépris, elle ne fit aucune autre remarque sur l’auteur de cette horrible lettre ; mais elle employa aussitôt toute l’énergie de son esprit et tout le feu de son éloquente, pour faire un éloge de son amie : oubliant tout ce qui pouvait la regarder personnellement, elle expliqua, sans hésitation, chaque circonstance qui devait prouver l’innocence et la vertu de Bélinde. Elle raconta les diverses situations embarrassantes dans lesquelles son amie s’était trouvée ; elle fit mention du secret qu’on lui avait confié ; et la générosité avec laquelle, même au hasard de sa propre réputation, elle avait rempli sa promesse, quand lord Delacour, dans une attaque de jalousie et d’ivresse, avait essayé d’arracher à Mariette la clef du boudoir mystérieux. Elle avoua l’absurde jalousie qu’elle avait ressentie ; expliqua comment elle avait été excitée par les artifices de Champfort et de sir Philip Baddely, et ajouta que les plus légères circonstances avaient tellement exaspéré son esprit, qu’elles l’avaient presque portée à la démence.
Je n’oublierai jamais, dit lady Delacour, la douceur, la dignité, la patience de Bélinde pendant cette attaque de folie, ni la prudence qui lui fit quitter ma maison, quand elle me crut indigne de son estime et ingrate envers elle. Je n’oublierai pas non plus la générosité magnanime avec laquelle elle revint auprès de moi, quand je me trouvai sur mon lit de mort. Une conduite aussi noble a fait une impression sur mon ame qui ne s’effacera jamais. Elle a sauvé ma vie : elle a donné un prix à mon existence ; car c’est elle qui m’a fait connaître le bonheur, qui m’a réconciliée avec mon mari, et qui m’a rapprochée de mon enfant. Elle a été mon ange gardien ; et on dit qu’elle est la confidente de mes intrigues ! qu’elle marche avec moi dans le chemin du vice ! — Non : les liens qui m’attachent à elle sont bien plus forts que tous ceux que le vice inventa pour retenir ses plus zélés partisans.
Fatiguée de la véhémence qu’elle avait employée à s’exprimer, lady Delacour cessa de parler. M. Vincent, qui partageait son enthousiasme, continua de fixer les yeux sur elle, espérant qu’elle avait encore quelque chose à dire.
Vous pensez peut-être, ajouta lady Delacour en souriant, que j’aurais pu me dispenser de vous raconter ce qui me regarde personnellement ; mais, M. Vincent, j’ai cru nécessaire de vous faire part des faits que la plus noire calomnie avait défigurés. Vous savez à présent quelle a été la querelle, et ensuite la réconciliation, dont votre officieux ami a été si bien informé. À présent, quant à Clarence Hervey… —
J’ai expliqué à M. Vincent, interrompit Bélinde, tout ce qu’il pouvait desirer de savoir relativement à M. Hervey. Je voudrais que vous lui dissiez seulement que je me rappelais fidellement ma promesse d’aller à Oakly-Parck, et que nous nous préparions dans le moment même à partir.
Regardez ici, monsieur, s’écria lady Delacour, en ouvrant la porte de son cabinet de toilette, où Mariette était à genoux, occupée à fermer une malle ; — voilà, je crois, les terribles préparatifs d’un voyage.
M. Vincent renouvela ses remerciemens à Bélinde, et lui protesta qu’il était inutile qu’elle se donnât la peine de lui prouver davantage combien on l’avait lâchement calomniée.
Vous êtes encore plus heureux que vous ne pensez, M. Vincent, continua lady Delacour, car je puis vous dire qu’on a employé la persuasion, la raillerie et le persiflage même pour éloigner miss Portman de vous.
D’Oakly-Parck, plutôt, interrompit Bélinde.
— D’Oakly-Parck aussi. Il faut que je sois franche avec vous, M. Vincent ; car je ne peux pas faire autrement. Je ne suis pas comme ceux qui écrivent des lettres anonymes ; je ne saurais, en particulier ou publiquement, me dire le sincère ami de quelqu’un, sans l’être véritablement de toute mon ame. Mes sentimens ont toujours été d’accord avec mes paroles, et mes paroles avec mes sentimens. — Clarence Hervey est mon ami. — Ne vous effrayez pas, monsieur, vous auriez tort ; car, s’il est mon ami, vous êtes celui de miss Portman. Qu’est-ce qui a le meilleur lot ? Quoi qu’il en soit, M. Clarence Hervey est mon ami ; ma voix, mon intérêt et mon influence ont donc été employés en sa faveur. J’ai eu des raisons pour croire qu’il a longtemps admiré l’ame élevée de miss Portman, et la touchante simplicité de son caractère, continua lady Delacour, en regardant Bélinde d’un air fin ; et, quoiqu’il soit trop homme d’esprit pour l’avouer à présent, cependant j’étais et je suis encore convaincue qu’il aime miss Portman.
Pouvez-vous, chère lady, s’écria Bélinde, parler de cette manière, et vous ressouvenir de tout ce que Mariette nous a dit hier ? À propos de quoi, tout cela ?
— À propos de quoi, ma chère ? c’est pour convaincre votre ami M. Vincent que je ne suis ni folle ni fausse ; mais que j’en agis franchement et loyalement pour vous, pour lui, et aux yeux de tout le monde entier. J’avoue que la conduite de M. Hervey envers miss Portman n’a pas été assez prononcée ; (et quoique des circonstances qui sont venues dernièrement à ma connaissance jettent quelques doutes sur son honneur et sa probité,) je suis persuadée que tout sera éclairci, au moins à ma propre satisfaction, aussitôt que je le verrai, ou aussitôt que ce sera en son pouvoir : d’après cette conviction et la croyance où je suis qu’aucun homme sur la terre ne convient autant à Bélinde, pardonnez-moi, M. Vincent, si mes souhaits diffèrent des vôtres : quoique ma sincérité puisse vous affliger à présent, songez qu’elle peut vous sauver des peines pour l’avenir.
Quelque chagrin que me cause votre sincérité, mylady, je ne puis m’empêcher de l’admirer, dit M. Vincent avec quelque fierté ; mais je vois qu’il faut que je perde tout-à-fait l’espérance de recevoir vos félicitations.
Pardonnez-moi, interrompit lady Delacour ; vous vous trompez sur ce point. — Celui que Bélinde choisira doit toujours recevoir mes vœux ; et plus encore, il faut qu’il devienne mon ami. Je n’aurai pas de repos jusqu’à ce que j’aie gagné son affection, et jusqu’à ce qu’il m’ait pardonné la sincérité avec laquelle je me suis exprimée. Je sais bien que les formes ordinaires de la politesse me condamnent ; mais une ame élevée, un cœur noble me pardonnera.
L’amour-propre de M. Vincent fut entièrement vaincu par ce discours, et, avec cette franchise qui caractérisait ses manières, il la remercia de l’avoir distingué des ames communes, et l’assura que sa franchise était beaucoup plus de son goût que la politesse raffinée qui, dans le monde, sert de manteau à la flatterie la plus perfide.
Leur conversation finit ainsi ; et, comme il était tard, M. Vincent prit congé d’elle.
Vraiment, ma chère Bélinde, dit lady Delacour quand il fut parti, je ne m’étonne plus de votre impatience de retourner à Oakly-Parck. Je ne suis pas assez aveuglée sur les charmes de mon chevalier pour les comparer à ceux de votre héros. Je reconnais aussi qu’il y a quelque chose de bien séduisant dans ses manières ; il s’est comporté admirablement au sujet de cette abominable lettre ; mais ce qu’il y a de mieux par-dessus tout, aux yeux d’une femme, c’est qu’il est éperdument amoureux.
Pas éperdument, j’espère, dit Bélinde.
Puisque vous ne trouvez pas nécessaire que votre héros soit éperdument amoureux, en suivant votre principe, je présume, dit lady Delacour, que vous ne trouverez pas non plus nécessaire que l’héroïne éprouve le plus léger sentiment. J’espère que M. Vincent est de la même opinion.
Je l’espère, dit Bélinde ; car nous nous conviendrons alors parfaitement.
— Ainsi, l’amour et l’hymen doivent être séparés autant par la philosophie que par la mode. C’est la doctrine de lady Anne Percival. J’en fais mon compliment à M. Percival. Je me rappelle du temps où il s’imaginait que l’amour était essentiel au bonheur.
— Je crois que non-seulement il se l’imagine, mais qu’il en est sûr, à présent, par expérience.
— Ce n’est donc qu’à ses amis qu’il interdit l’amour ? Il trouve donc possible que vous épousiez son pupille sans éprouver pour lui de l’amour ?
Mais pas sans l’aimer, dit Bélinde.
Vous rougissez, ma chère, en prononçant ces mots. Est-ce que vous devez rougir d’aimer M. Vincent ?
J’espère et je crois que je n’aurai jamais de raison pour rougir de mon sentiment pour lui, dit Bélinde.
— Votre rougeur augmente : bon Dieu ! dois-je en croire mes sens ! est-ce la rougeur de la colère ou de l’amour ?
Ce n’est pas de la colère, dit Bélinde.
Lady Delacour garda le silence quelques momens.
— Est-il possible que vous soyez sérieusement attachée à cet homme ?
— En quoi cela serait-il impossible ? Vous n’en serez plus étonnée, ma chère amie, quand vous connaîtrez aussi bien que moi ses bonnes qualités.
— Ses bonnes qualités ! Mais, ma chère, ce ne sont pas toujours les bonnes qualités qui captivent notre cœur.
— Nous les estimons, cela ne vaut-il pas mieux ? Et d’ailleurs, il faut que vous me permettiez de répéter qu’il y a une grande différence entre aimer ou avoir de l’amour ; c’est ce que vous savez par expérience.
— Eh bien ! je vous assure que vous ne changez pas beaucoup de couleur quand il s’agit de Clarence Hervey. Vous m’avez enfin prouvé que tout est fini pour lui : nous savions tous qu’un petit nez retroussé peut renverser les lois d’un empire. Mais qui pourrait comparer le pouvoir d’un petit nez retroussé à celui d’un nez aquilin ?
C’est une comparaison que je n’ai jamais faite, dit Bélinde. — Mais vous avouez cependant que la figure de M. Vincent vous plaît.
— Oui, et je suis obligée d’avouer, comme je vous l’ai dit d’abord, que M. Vincent a l’avantage sur Clarence, pour les agrémens extérieurs.
— Certainement ; mais, fût-il un Adonis, il n’aurait fait dans le premier moment aucune impression sur moi ; c’est à mesure que nous acquérons la connaissance des bonnes qualités de ceux qui cherchent à nous plaire, qu’ils nous paraissent plus aimables ; on s’accoutume alors à leurs hommages, et le temps…
On s’accoutume ! dit lady Delacour en riant ; pardonnez-moi, ma chère. — Mais je ne peux pas m’empêcher de rire ; je n’avais jamais entendu dire qu’une femme aimât son adorateur parce qu’elle était accoutumée à lui.
Et n’avez-vous jamais entendu dire qu’une femme ait aimé son mari davantage depuis qu’elle était accoutumée à sa personne ? dit Bélinde.
On s’accoutume certainement à ce qui paraît d’abord désagréable, et c’est même très-heureux, dit lady Delacour un peu embarrassée ; mais, à ce compte-là, ma chère, je ne doute pas que vous ne puissiez vous accoutumer à un monstre.
Je ne crois pas que l’empire de l’habitude puisse aller si loin, dit Bélinde en riant ; il ne s’étend pas jusqu’aux monstres, quoique nous ayons vu un auditoire français applaudir avec transport à Zémire et Azor, et un auditoire anglais sourire à cet opéra.
Faites-moi le plaisir, ma chère, de limiter votre royaume d’habitude, dit lady Delacour.
— Faites-moi le plaisir d’abord de fixer les limites du royaume de la nouveauté ; vous conviendrez que la nouveauté doit avoir le pas.
Je conviens, dit lady Delacour, que la nouveauté et l’habitude composent le monde imaginaire. Les jeunes gens sont soumis à la première, et les gens âgés à l’autre. Vous voyez que moi-même j’obéis à mon souverain ; mais la jeune et brillante Bélinde doit se ranger sous l’étendart ambitieux de la nouveauté.
Si la nouveauté abandonne tôt ou tard ses plus zélés admirateurs, il est sûrement plus prudent, dit Bélinde, de nous attacher d’abord à celui dont la victoire est permanente.
— Ma chère Bélinde, l’habitude ne peut venir qu’après la nouveauté ; vous commencez par conséquent par où il faut finir.
Mon projet, en vous disant que je commence à m’accoutumer à M. Vincent, n’est pas, dit Bélinde, de vous faire entendre qu’il a toujours été pour moi un homme indifférent ; mais je pense sérieusement, qu’outre la religion, l’honneur et la prudence, qui doivent mettre notre vertu en garde contre tous les piéges de la séduction, la force de l’habitude ne doit pas être méprisée. Je ne parle pas seulement des habitudes du monde, mais de celles qui peuvent nous empêcher de changer par caprice.
C’est votre tante Stanhope qui vous a dit cela, je le parierais.
— Oui, quelle que soit l’histoire de sa vie, je suis toujours bien aise d’être éclairée par son expérience, pourvu cependant que ses maximes ne se trouvent pas absolument en contradiction avec mes sentimens.
— Dans cette occasion, par exemple, votre tante n’a pas tort. Le croiriez-vous ? Henriette Freke convient que, malgré tout l’attrait d’un nouvel amour, il y a quelque chose de désagréable, d’embarrassant, dans le changement.
— Vous me permettrez donc, chère lady Delacour, de dire, sans que vous me riiez au nez, que je suis accoutumée à M. Vincent.
Je suis obligée de reconnaître que vous avez raison, ma chère, dit lady Delacour ; et j’en suis fâchée.
Bélinde s’assit gaiement à son forte-piano, et se mit à chanter l’air charmant :
Un peu d’amour, un peu de soin,
Mènent souvent un cœur bien loin.