Bélinde (1801)
Traduction par Octave Gabriel de Ségur.
Maradan (Tome IIIp. 112-125).


CHAPITRE XXIII.

LE CHAPELAIN.


Lady Delacour, en se livrant à son bonheur, sentit le desir de le faire partager à tout ce qui l’entourait.

Elle voulut que sa fille lui demandât dans cet instant ce qu’elle desirait le plus, l’assurant qu’elle se trouverait heureuse de remplir ses souhaits :

Regarde, mon enfant, ce talisman, lui dit-elle en lui montrant sa bourse, et parle avec confiance.

Ah ! maman, répondit Hélène, ce que je desire dépend de vous seule ; c’est que vous soyez réconciliée avec ma tante Mangaretta Delacour.

Mylady écrivit à l’instant même à sa tante ; Hélène fut chargée du message ; et sa mère l’assura que, dès qu’elle serait en état de sortir, elle irait voir mistriss Delacour.

Le chirurgien était parti aussitôt après l’opération : il était essentiel, pour garder le secret de mylady, qu’il ne prolongeât point son séjour chez elle. Le docteur X. la soigna avec un zèle que chaque jour semblait couronner de succès.

Cet homme, estimable autant qu’habile, ne se contentait pas de lui prodiguer les secours de son art : remontant aux causes morales, il cherchait à rendre lady Delacour à elle-même, en même temps qu’à la santé.

Il lui prescrivit un régime sévère, lui défendit absolument l’opium. Son séjour à la campagne lui permettait un genre de vie aussi réglé que sain ; elle n’avait plus d’inquiétude sur sa santé, plus de tourmens à cacher. Sa réconciliation avec son mari et sa famille la faisait jouir de ce bonheur qu’elle n’avait jamais goûté. Sa petite Hélène était chaque jour pour elle une source de nouveaux plaisirs.

Le docteur X. n’avait cependant pas négligé les remarques de Mariette sur les lectures de sa maîtresse. Toutes les circonstance de la nuit où mistriss Freke avait été trouvée ne lui avaient pas échappé, et il était persuadé que les idées superstitieuses nuisaient au courage et à la santé de la malade. Il savait que la dévotion bien entendue pouvait seule guérir cet esprit, affaibli par l’usage trop fréquent de l’opium, et exalté par des ouvrages trop mystiques que lady Delacour avait lus depuis quelque temps. La controverse était entièrement étrangère au docteur ; mais il connaissait une personne qui, par état et par caractère, pouvait répondre à ses vues, et il résolut de saisir le moment favorable pour introduire cet homme respectable chez mylady.

Un matin, lady Delacour se plaignit du désordre qui régnait dans la bibliothèque.

Il nous faudrait un bibliothécaire, docteur ; mais, sur-tout, je ne veux pas un chapelain.

Puis-je vous demander pourquoi, mylady ? dit le docteur.

Oh ! parce que j’en ai eu un pour bibliothécaire qui m’a dégoûtée de tous. C’était l’homme du monde le moins instruit, et cependant le plus impertinent ; il se plaignait toujours : intrigant, voulant gouverner la maison, et faisant sa cour au dernier des domestiques ; flatteur vis-à-vis de l’évêque, insolent pour le pauvre curé, anathématisant tout ce qui différait de son opinion, et n’ayant aucune dignité pour la soutenir. Il passait de l’autel à la table, et, lorsqu’il avait bu, il parlait de la manière la plus indécente sur la religion. Vous trouverez que j’en parle avec aigreur ; mais ce fut lui qui conduisit mylord à Newmarket, et qui l’engagea à boire. Dans ces parties sa conversation ne pouvait être entendue que par Henriette Freke, et par très-peu d’hommes. Je n’ai jamais été prude ; mais, loin de m’amuser, il me dégoûtait. Il a si bien fait, qu’il m’a donné de l’horreur pour tous les ecclésiastiques.

C’est un monstre, répliqua le docteur, qui, n’appartenant à aucune caste, n’en dégrade aucune.

Avouez au moins, dit lady Delacour, que ses pareils devraient être chassés de la société.

L’opinion publique fait justice d’eux, répondit le docteur ; votre juste indignation le prouve : mais il ne faut pas confondre avec ces hommes vicieux ceux qui prêchent et qui pratiquent la vertu.

Il est piquant, dit lady Delacour, de voir un médecin, un homme de lettres, un philosophe, prendre la défense du clergé.

La vraie philosophie, répliqua le docteur, doit se faire une loi de la justice ; par exemple, elle se condamnerait au ridicule, si, par un scepticisme grossier, elle ne partageait pas l’admiration générale pour les vrais martyrs de leur foi dont le clergé français vient de nous donner l’exemple.

Vous me surprenez, docteur, dit lady Delacour ; j’avais jugé différemment votre caractère et vos opinions.

Ceux qui persécutent pour renverser la religion, mylady, ne peuvent pas plus prétendre à la philosophie et à la tolérance, que ceux qui persécutent pour l’établir.

Mais peut-être, docteur, voulez-vous seulement parler pour le peuple ?

Il me semble que je dis vrai, répondit le docteur ; et je ferai toujours tout ce qui dépendra de moi pour rendre la vérité populaire.

Lady Delacour, qui avait affecté au commencement de cette conversation de parler en esprit fort, afin de ne point donner au docteur une idée défavorable de son jugement, se mit à son aise en l’entendant se prononcer de cette manière ; et, laissant le ton de raillerie, elle lui dit :

Sérieusement, docteur je suis loin de condamner toute une classe d’hommes, parce que j’en ai trouvé un indigne d’elle. Mais croyez-vous, dans ce siècle pervers, pouvoir m’indiquer un honnête ecclésiastique ? Je me charge de le recommander à mylord.

Sans doute, répondit le docteur ; j’ai justement ce qui vous convient. —

Quel homme est-ce ?

Ce n’est pas un ignorant.

Ni un pédant, j’espère ; car je ne connais rien de pis : ah ! de grace, faites-moi son portrait.

Je n’ai, pour cela, qu’à vous rappeler celui du chapelain de Chancey, du vicaire de Wakefied, ou du curé du village de l’abbé Delille.

Oui, je vous en prie ; je serai contente de le connaître avant de le voir : celui de l’abbé Delille me convient mieux ; les autres sont bien anciens pour me plaire.

Pardonnez-moi : on peut changer de mode, d’usage ; mais la vertu qu’embellissent l’indulgence et la simplicité réussit dans tous les temps, dans tous les lieux. Laissez-moi donc vous faire connaître mon ami ; quand je vous l’aurai présenté, je suis sûre que vous croirez qu’il a servi de modèle à l’archevêque de Cantorbery, ou à l’inimitable auteur de l’Homme des Champs.

Allons, répondit lady Delacour, je suis prête à vous écouter, je jugerai de votre mémoire.

Voyez-vous ce modeste et pieux presbytère ?
Là vit l’homme de Dieu, dont le saint ministère
Du peuple réuni présente au ciel les vœux,
Ouvre sur le hameau tous les trésors des cieux,
Soulage le malheur, consacre l’hyménée,
Bénit et les moissons et les fruits de l’année,
Enseigne la vertu, reçoit l’homme au berceau,
Le conduit dans la vie et le suit au tombeau.

Par ses sages conseils, sa bonté, sa prudence,
Il est pour le village une autre providence :
Quelle obscure indigence échappe à ses bienfaits ?
Dieu seul n’ignore pas les heureux qu’il a faits.
Souvent, dans ces réduits où le malheur assemble
Le besoin, la douleur et le trépas ensemble,
Il paraît ; et soudain le mal perd son horreur,
Le besoin sa détresse, et la mort sa terreur.
Qui prévient le besoin, prévient souvent le crime.
Le pauvre le bénit, et le riche l’estime ;
Et souvent deux mortels, l’un de l’autre ennemis,
S’embrassent à sa table et retournent amis.

Lady Delacour, enchantée, pressa le docteur de lui amener l’original de ce charmant portrait ; et le docteur promit de lui présenter le lendemain son ami M. Moreton.

M. Moreton ! s’écria Bélinde ; celui dont M. Percival m’a raconté l’histoire avec mistriss Freke ?

Oui, répondit le docteur, et c’est celui à qui Clarence Hervey a fait une pension.

Ces circonstances disposèrent fortement lady Delacour en sa faveur ; et, lorsqu’elle le connut, il acquit bientôt une salutaire influence sur son esprit. Opposant la vérité à l’erreur, il substitua aux terreurs de son imagination ces douces consolations d’une piété éclairée. En paix avec sa conscience, son courage ne fut plus factice, son humeur devint égale, et sa conversation eut de nouveaux charmes. Ses idées semblèrent renouvelées, sa santé se rétablit, elle jouit du bonheur que donne un intérieur tranquille ; et, se livrant à sa bonté naturelle, sa bienfaisance augmenta sa félicité ; sa reconnaissance pour Bélinde augmenta sa tendresse pour elle. Jamais cette aimable amie ne se fit valoir ; elle ne se donnait point tout le mérite de la conversion de lady Delacour ; et ce n’était pas seulement avec le docteur et M. Moreton qu’elle aimait à le partager, c’était avec Clarence ; elle se plaisait à rappeler avec quelle générosité il louait son amie : mais, en s’occupant de M. Hervey, elle se mettait en garde contre son cœur.

La santé de lady Delacour étant tout-à-fait rétablie, Bélinde lui demanda la permission de retourner à Oakly-Parck, comme elle l’avait promis à lady Anne Percival et à M. Vincent.

Je ne vous demande qu’une semaine encore, dit lady Delacour ; l’amour peut bien faire un tel sacrifice à l’amitié.

Vous espérez, je le vois, dit miss Portman avec franchise, que M. Hervey sera de retour avant ce temps.

Il est vrai ; mais n’avez-vous donc aucune amitié pour lui ? reprit lady Delacour en souriant ; ou ne vous permettez-vous d’aimer que d’après les lois d’Oakly-Parck ?

Les seules lois d’Oakly-Parck sont la raison, dit Bélinde.

La raison, s’écria lady Delacour, est souvent faible contre l’amour.

Je le sais, dit Bélinde ; aussi je ne veux point braver l’amour, je veux le fuir.

C’est de la poltronnerie.

Peut-être : la prudence, et non pas le courage, est la vertu de notre sexe. Et sérieusement, ma chère lady, n’employez pas votre influence sur moi à combattre une résolution utile à mon bonheur.

Touchée par les prières de Bélinde, lady Delacour ne s’opposa plus à son départ.

Puis-je vous faire souvenir, lui dit miss Portman, de la promesse que vous m’avez faite de venir avec moi chez M. Percival ?

Lady Delacour s’en excusa, en disant qu’il serait mal à elle de quitter si brusquement son mari.

Bélinde lui remit alors une lettre d’invitation pour lord Delacour.

Eh bien ! lui dit lady Delacour, engagez mylord à passer les fêtes de Noël à Oakly-Parck. Attendez-moi quelques jours, et nous partirons ensemble : un amour-propre mal entendu pourrait seul me retenir.

Bélinde était persuadée que le séjour de lady Delacour à Oakly-Parck romprait toutes les liaisons frivoles qu’elle avait à la ville ; elle était persuadée que le contraste de leur insipide conversation avec l’intéressante société de lady Anne l’en dégoûterait absolument. L’intimité de lord Delacour avec lord Studley était seule cause de cette intempérance qui nuisait également à sa santé et à son esprit. Loin de lui depuis quelques semaines, il s’était abstenu de tout excès ; mais il pouvait revenir à ses anciennes habitudes. Bélinde espérait, en lui faisant faire connaissance avec ses amis d’Oakly-Parck, l’attacher encore plus à sa femme, et lui faire renoncer à Rantipole.

Elle s’était apperçue que, depuis leur réconciliation, lady Delacour cherchait toujours à faire paraître son mari à son avantage. M. Percival possédait l’heureux talent de faire valoir ceux avec qui il vivait. Lord Delacour avait de l’esprit naturel, un bon cœur, un sens droit. Sa femme, par ses railleries, lui avait ôté toute confiance en lui-même ; il s’était abandonné au mal, croyant ne pouvoir faire le bien. En lui rendant l’estime de lui-même et celle de sa femme, Bélinde croyait assurer leur bonheur mutuel. C’était sur M. Percival qu’elle comptait pour la seconder dans ses vues généreuses : elle consentit donc à attendre lady Delacour pour partir avec elle.