Bélinde (1801)
Traduction par Octave Gabriel de Ségur.
Maradan (Tome IIp. 188-214).


CHAPITRE XVIII.

UNE DÉCLARATION.


Après s’être occupée des enfans de lady Anne Percival, Bélinde se mit à copier un dessin qui représentait lady Anne et sa famille.

Quelle charmante femme ! et quelle charmante famille ! dit M. Vincent en regardant le dessin ; et combien le tableau d’une famille aussi heureuse est plus intéressant que tous ceux qui représentent des bergeries et des combats des dieux !

Oui, dit Bélinde, et combien ce même tableau nous paraît-il plus intéressant encore, lorsque nous sommes certains qu’il n’est point un enfant de l’imagination ! lorsque nous savons que c’est la peinture fidelle d’une mère chérie, et que ses enfans que nous voyons se presser autour d’elle font à la fois le bonheur et la gloire de sa vie !

Il est impossible, s’écria M. Vincent avec enthousiasme, de trouver une peinture plus délicieuse. — Oh ! miss Portman, est-il possible que vous ne sentiez pas ce que vous peignez si bien ? —

Serait-il possible, monsieur, que vous me soupçonnassiez assez de fausseté pour penser que j’affecte d’admirer ce que je suis incapable de sentir ?

Vous ne me comprenez pas, dit Vincent tout embarrassé ; de la fausseté ! non, il n’y a point de femme sur la terre que je croie plus éloignée que vous de toute hypocrisie et de toute affectation ; mais, je croyais, — je craignais. —

En prononçant ces mots, son embarras augmenta ; il détourna ses regards, et les porta sur un porte-feuille plein d’estampes. Bélinde fut étonnée d’y remarquer le portrait de lady Delacour représenté sous le masque de muse comique. M. Vincent ne connaissait pas la liaison qui existait entre elle et miss Portman ; — celle-ci, soupira en pensant à Clarence Hervey, et à tout ce qu’elle avait entendu le jour du bal masqué.

Quel contraste ! dit M. Vincent en plaçant le portrait de lady Delacour près de celui de lady Anne ; quelle différence ! Comparez leurs traits, leurs caractères. —

Permettez-moi de vous interrompre, dit Bélinde ; lady Delacour a été mon amie, et je n’aime pas qu’on fasse une comparaison qui est toute entière à son désavantage. Je ne connais pas une femme qui puisse supporter ce parallèle.

J’ai été plus heureux, dit M. Vincent ; je connais une femme également digne d’estime, d’admiration — et d’amour.

La voix de M. Vincent s’affaiblit en prononçant le mot d’amour ; mais Bélinde, toujours prévenue de l’idée qu’il était amoureux d’une créole, répondit simplement sans lever les yeux de dessus son dessin :

Vous êtes heureux, très-heureux ! est-ce une Américaine ?

Une Américaine ! s’écria M. Vincent ; assurément, miss Portman ne peut pas s’imaginer que, dans ce moment, je pense à une femme de l’autre hémisphère.

Bélinde le regarda d’un air étonné.

Charmante miss Portman, continua M. Vincent, j’ai appris en Europe à admirer les beautés et les vertus européennes ; je me suis formé de nouvelles idées sur le bonheur qu’on doit goûter avec une femme : ces nouveaux sentimens doivent me rendre extrêmement heureux ou extrêmement malheureux.

Miss Portman avait été trop souvent appelée charmante pour qu’elle en fût émue ; mais il y avait dans les manières, dans le son de voix de M. Vincent quelque chose de si passionné, qu’elle ne put l’attribuer à de la simple galanterie, et son embarras fut aussi grand que celui de M. Vincent.

Alors, pour la première fois, elle soupçonna qu’il pouvait être amoureux d’elle ; mais, un moment après, elle s’accusa de vanité, et tâcha de dissimuler son émotion.

Extrêmement malheureux, dit-elle d’un ton moqueur ; je croyais que M. Vincent ne pouvait pas être extrêmement malheureux.

Eh bien, vous ne connaissez donc point mon caractère ? vous ne connaissez pas mon cœur ? — Il dépend de vous de me rendre extrêmement malheureux. Cet aveu n’est pas celui d’une froide et banale galanterie ; mais bien celui de la passion la plus vive, s’écria-t-il en lui prenant la main.

Au même instant, un des enfans apporta quelques fleurs à Bélinde. Celle-ci, charmée de voir cette conversation interrompue, rangea son dessin, et quitta la chambre, en disant qu’elle allait vîte s’habiller pour dîner.

Lorsque Bélinde fut devant son miroir, elle oublia qu’il était si tard, et, au lieu de s’occuper de sa toilette, elle resta immobile, profondément peinée, et occupée de ce qu’elle venait d’entendre. Le résultat de ses réflexions fut que son attachement pour Clarence Hervey était plus vif qu’elle ne l’avait cru jusqu’à ce moment.

J’ai assuré ma tante Stanhope, se dit-elle, que M. Hervey n’entrait pour rien dans le refus que j’ai fait des propositions de sir Philip Baddely. Je lui ai dit que mon cœur était parfaitement libre. Et pourquoi donc alors trembler en découvrant les sentimens de M. Vincent ? — Pourquoi le comparer avec un homme que je croyais avoir oublié ? — Mais, cependant, n’ai-je pas raison de vouloir les comparer ? Puis-je avoir un autre moyen de les apprécier l’un et l’autre ? N’est-ce pas toujours d’après des comparaisons que l’esprit peut se former un jugement ? — Faut-il me blâmer d’avoir remarqué en lui une supériorité qui frappe tout le monde ? Est-ce ma faute si je ne puis aimer M. Vincent ?

Pendant que Bélinde se faisait à elle-même ces questions, la cloche du dîner sonna. Il dînait ce jour-là chez M. Percival un jeune homme qui arrivait de Lisbonne ; et la conversation roula sur l’usage des matelots qui jettent de l’huile sur les vagues pour appaiser leur courroux. La curiosité de Charles fut excitée par ce qu’il entendit, et il desira vivement d’essayer si ce moyen leur réussirait.

Après le dîner, son père lui permit de satisfaire son desir. Les enfans furent charmés de cette permission et le petit Charles pria Bélinde de le suivre dans un lieu ou ils devaient tous deux mieux voir que personne.

Prenez garde, Charles, dit lady Anne, vous ferez tomber miss Portman dans l’eau.

Le petit garçon s’arrêta, et fit à son père plusieurs questions sur l’art de nager, et sur les moyens de retirer de l’eau les personnes qui ne savent pas nager.

Vous rappelez-vous, dit-il à son père, que M. Hervey a pensé se noyer dans la rivière Serpentine, et que vous l’avez sauvé ?

Bélinde ne put s’empêcher de rougir, lorsqu’elle entendit prononcer le nom de celui dont elle venait de s’occuper.

L’enfant continua : J’aime beaucoup M. Hervey ; du moment que nous l’avons vu, nous l’avons appelé notre ami. Le connaissez-vous, miss Portman ? — Oh ! sûrement ; car ce fut lui qui porta les oiseaux d’Hélène à sa mère ; et, d’ailleurs, je crois qu’il était souvent chez lady Delacour.

Oui, mon ami, souvent, dit Bélinde.

— Ne l’aimez-vous pas beaucoup aussi ?

Cette question innocente jeta Bélinde dans une confusion extrême ; mais heureusement pour elle sa rougeur ne fut remarquée que de lady Anne. On rentra bientôt.

M. Vincent n’essaya plus de renouer la conversation du matin ; il affecta de montrer sa gaieté ordinaire. Le lendemain matin Bélinde fut charmée d’apprendre qu’il était parti pour Harrow-Gate. Lady Anne remarqua avec étonnement que ce départ la rendait plus gaie.

Après le déjeûner, comme on sortait pour faire une promenade dans le parc, Charles vit un instrument d’une forme singulière suspendu à la muraille ; il demanda à sa mère comment on l’appelait. Lady Anne lui dit que c’était un instrument africain, que les Nègres aiment beaucoup. Elle ajouta que M. Vincent s’était apperçu que Bélinde avait la curiosité d’en avoir un, et qu’il avait aussi-tôt fait travailler Juba.

Mais pourquoi, maman, M. Vincent est-il parti avant qu’il soit fini ? Je suis fâché qu’il ne soit plus ici. — Pendant son absence, il faut que j’aille arroser mes œillets. Il sortit en sautant.

La douleur que lui cause le départ de son ami M. Vincent ne l’empêche pas de penser à ses fleurs, dit lady Percival : ceux qui s’attendent à trouver un sentiment profond dans un enfant de six ans se trompent bien. S’ils veulent le faire paraître, ils ne produisent que de l’affectation. Il faut laisser leur ame s’ouvrir. Le cœur des enfans est un bouton de rose ; si on veut l’épanouir trop tôt, la fleur est perdue.

Bélinde sourit à cette comparaison, qui pouvait, disait-elle, s’appliquer aux hommes et aux femmes comme aux enfans : elle pensait que les sentimens se développaient spontanément.

Cependant, reprit lady Anne, le cœur n’a rien de commun avec un bouton de rose. J’ai souvent remarqué combien de comparaisons singulières on tolère dans la société, c’est-à-dire dans la conversation avec ses amis. On se conduirait mal si on prenait des images poétiques pour la règle de sa conduite : nos sentimens, ajouta lady Anne, dépendent de circonstances tout-à-fait indépendantes de notre volonté.

C’est bien ce que je pense, dit vivement Bélinde.

— Ils sont excités par les qualités utiles et agréables que nous découvrons dans les personnes.

— Il n’y a pas de doute, mylady.

— Ou par les qualités dont notre imagination nous présente la réalité.

Bélinde se tut pendant quelques momens, et elle dit :

Il est bien dangereux, sur-tout pour les femmes, de s’en rapporter à son imagination, sur un objet si essentiel au bonheur de la vie ; et cependant c’est un danger auquel elles sont exposées tous les jours. Les hommes ont presque toujours les moyens de paraître aimables et estimables, et les femmes ont rarement ceux de les démasquer. C’est une réflexion qui est presque triviale à force d’être commune.

Elle ne serait pas si commune, si elle n’était pas si juste, répondit lady Anne ; mais il faut dire aussi qu’en général, dans le monde, les femmes et les hommes qui se voient et qui s’aiment, ne prennent pas la peine de chercher à découvrir quels sont les défauts et les bonnes qualités des personnes auxquelles ils s’attachent. Ils ne le tentent seulement pas ; et c’est peut-être la cause véritable de toutes les suites malheureuses de ces mariages que la mode a formés, que l’intérêt a signés, et que l’incohérence des caractères détruit presque toujours. Mais ne trouvez-vous pas qu’une femme qui aurait des occasions fréquentes de voir un homme qu’elle aime dans une société choisie, n’a plus ce danger à craindre ; car, pour peu qu’elle ait un jugement sain, et que lui ait du bon sens, ils pourront se juger réciproquement : le fard, de quelque côté qu’il soit mis, ne pourra pas tenir à un examen si sévère.

Je pense absolument comme vous, dit Bélinde, qui ne s’appercevait pas que le projet de lady Anne était de faire allusion à M. Vincent. Une femme qui aurait ce bonheur pourrait se décider avec connaissance de cause ; et je trouve qu’elle serait inexcusable si, par vanité ou par coquetterie, elle s’obstinait à cacher ses vrais sentimens.

Miss Portman, qu’on ne peut soupçonner ni de vanité, ni de coquetterie, permettra-t-elle à lady Percival de lui parler avec toute la franchise de l’amitié ?

Bélinde fut touchée de la manière aimable et tendre de lady Anne.

Ah ! oui, ma chère lady, parlez, parlez avec franchise ; je ne vous cacherai aucunes de mes pensées, aucun de mes sentimens.

Ne croyez pas, reprit lady Anne, que je veuille abuser de cet élan de votre ame ; arrêtez-moi lorsque je serai indiscrète : je vous promets d’obéir. — Une personne telle que miss Portman, qui a vécu dans le monde, a sûrement beaucoup observé. Elle s’est aussi certainement formé une idée arrêtée sur les qualités qu’elle voudrait rencontrer réunies dans un homme, si jamais elle voulait se marier ; — et je puis croire, d’après la connaissance que j’ai de son caractère, que, si elle n’a pas cherché à s’éclairer sur ce sujet, c’est qu’elle a de l’aversion pour le mariage.

Je n’ai point d’aversion, répondit Bélinde ; et, si les unions du monde avaient pu m’en inspirer, le bonheur dont je suis le témoin aurait suffi pour la détruire. Mais je vous avoue que ce même bonheur dont je jouis, puisque vous le possédez, me rend bien plus difficile encore sur le choix de la personne à laquelle je dois confier le mien. Il n’est rien que je ne sois capable de sacrifier à ceux à qui j’ai de si grandes obligations ; mais le bonheur de ma vie dépend du choix.

Lady Anne l’assura qu’elle était loin de vouloir influencer même son opinion sur un objet aussi important. Vous voyez bien, ajouta-t-elle, d’après cette conversation, que M. Vincent m’a parlé de ce qu’il vous a dit hier. Je suis son amie ; mais je n’oublierai pas que vous êtes la mienne. Nous sommes loin de desirer que vous formiez une union qui pût vous rendre malheureuse : que l’aveu de M. Vincent soit un secret : lorsque vous le connaîtrez davantage, vous pourrez alors décisivement lui ôter tout espoir ou le payer de retour.

Je crains bien, ma chère lady Anne, dit Bélinde, qu’il ne soit point en mon pouvoir de le payer de retour.

— Puis-je vous demander quels sont vos motifs ?

— Je ne puis trop vous le dire ; mais je suis persuadée que je ne l’aimerai pas.

— Vous ne pouvez être sûre de cette résolution ; souvenez-vous de ce que nous venons de dire tout-à-l’heure sur l’imagination et sur la spontanéité des sentimens en général. — M. Vincent vous paraît-il manquer de quelques-unes de ces qualités, que vous croyez essentielles au bonheur ? M. Percival le connaît depuis son enfance, et il peut répondre de son cœur et de son esprit : vous avez pu le juger dans la conversation.

M. Vincent paraît avoir un jugement sûr, dit Bélinde.

— Eh bien ! qu’avez-vous à lui reprocher ? Y a-t-il dans ses manières ou dans sa personne quelque chose qui vous choque ?

Il est très-beau, il est poli, et ses manières sont simples, dit Bélinde ; mais ne m’accusez pas de caprice, malgré tous ses avantages, il ne me plaît pas, et je crois que de ne point éprouver de l’éloignement pour un homme, n’est pas une raison suffisante pour l’épouser. — C’est cependant la morale du monde.

Ce n’est pas la mienne, je vous assure, dit lady Anne ; je ne suis pas de ces gens qui croient qu’il est plus sûr de commencer par un peu d’indifférence. — Mais, puisque vous sentez le mérite de M. Vincent, je suis contente. Dans un cœur comme le vôtre, l’estime sera bientôt sanctionnée par l’amour. Je lui dirai, ma chère.

— Non, je vous en supplie ; vous avez trop bonne opinion de moi. — Mon esprit n’est pas aussi raisonnable que vous le pensez ; je suis bien plus faible, bien plus inconséquente que vous ne pouvez le concevoir.

Lady Anne lui répondit :

M. Vincent m’a promis de ne pas revenir à Oakly-Park, si vous êtes absolument déterminée à rejeter ses vœux. Il est trop généreux et même trop fier pour vous persécuter par des assiduités qu’il croirait inutiles ; et, quoique M. Percival et moi nous pensions qu’il est digne de vous, nous n’aurons point la manie si commune de prétendre faire le bonheur de notre amie malgré elle.

Vous êtes bonne, trop bonne, répondit Bélinde ; je serai donc cause que M. Vincent se séparera de tous ses amis d’Oakly-Parck ?

Mais ne sera-t-il pas beaucoup plus prudent à lui, dit lady Anne en souriant, d’éviter la charmante miss Portman, puisqu’il lui est défendu de l’aimer ? — Au reste, c’est le conseil que je lui ai donné, lorsqu’il m’en a demandé un hier au soir. — Je ne veux cependant point signer légérement l’arrêt de son exil ; il n’y a que l’engagement de votre cœur avec une autre personne qui puisse le désespérer tout-à-fait ; et rien d’autre que cet aveu, ma chère Bélinde, ne peut justifier à mes yeux ce que vous appelez votre caprice.

Il m’est impossible de donner cette assurance, dit Bélinde embarrassée ; et cependant, pour rien au monde, je ne voudrais vous tromper. Vous avez le droit d’exiger de moi la plus grande sincérité. Elle s’arrêta, et lady Anne lui dit, avec un sourire malin :

Peut-être vous épargnerais-je un vrai tourment, et vous éviterais-je de rougir, en vous faisant la même question que mon petit Charles vous fit hier sur le bord de la rivière.

Oui, je m’en souviens. — Vous m’avez regardée.

— Sans, le vouloir, croyez-moi.

— Je le crois ; mais je fus cependant inquiète de ce que cela pouvait vous faire penser…

— Penser ! — la vérité, ma chère.

— Non, mylady ; mais plus que la vérité… Vous allez l’apprendre cette vérité, et je soumettrai tout à votre jugement et à votre bonté pour moi.

Bélinde fit alors un long récit de la manière dont elle avait connu Clarence Hervey, et de la variation de sa conduite vis-à-vis d’elle ; et elle s’étendit beaucoup sur ses bons procédés envers lady Delacour ; mais elle fut plus concise lorsqu’elle parla de l’état de son cœur. Sa voix s’affaiblit en racontant l’histoire de la mèche de cheveux, et en faisant le portrait de la belle inconnue de Windsor. Elle finit en disant qu’elle savait bien qu’il fallait se résoudre à oublier celui qui, selon toutes les probabilités, était attaché à une autre femme.

Lady Anne lui dit qu’il y avait quelque chose de plus sage et de plus méritoire que cette résolution ; c’est, dit-elle, de la suivre avec constance.

Lady Anne avait une haute opinion du mérite de M. Hervey ; mais, d’après le récit de Bélinde, et d’après plusieurs petites circonstances, qui étaient venues à la connaissance de M. Percival, elle ne put douter que Clarence ne fût engagé à Virginie de Saint-Pierre. Elle souhaita cependant de dissiper le peu de doutes qui restaient à miss Portman, et de la décider à rendre heureux un homme, qui non seulement méritait son estime et les sentimens les plus tendres, mais qui éprouvait pour elle la plus vive passion. Elle ne voulut pas porter plus loin ses efforts pour le moment, elle se contenta de dire à Bélinde :

Ma chère, je vous donne trois jours pour délibérer sur le bonheur ou sur le malheur de M. Vincent.

Le lendemain, elles arrivèrent en se promenant près d’une petite maison que M. Percival venait de faire bâtir, et qu’il avait donnée à un vieillard. Cet homme avait sa femme et sa fille avec lui : la bonne Lucie était courtisée par Juba.

Eh bien ! Lucie, dit Lady Anne, avez-vous toujours peur de la figure noire de Juba ?

Oh ! madame, dit la vieille femme, elle commence à s’y accoutumer ; et d’ailleurs Juba est si aimable pour elle et pour nous ; c’est lui qui a fait tous les petits meubles que vous voyez ici. Le collier de bois d’ébène qui est au cou de Lucie, c’est encore son ouvrage, et un présent de lui. Dans le premier moment, Lucie pensait que jamais elle ne pourrait le regarder sans frayeur, mais c’est une idée, et je ne désespère pas de les voir s’aimer beaucoup. C’est si fou de ne pas croire qu’avec de la raison et de la patience on vienne à bout de vaincre l’indifférence ! on m’a souvent dit cela dans ma jeunesse ; mais je suis si vieille, qu’à peine je puis me ressouvenir de ce que je pensais dans ce temps-là. Madame, pardonnez-moi si je vous importune, quand croyez-vous que Juba reviendra ?

Je ne sais pas, répondit lady Anne.

Bonjour la bonne femme. Adieu Lucie : votre collier est charmant ; il vous sied à merveille.

Ces deux dames continuèrent leur promenade.

On pourrait croire, dit Bélinde, que cette leçon sur les dangers de l’imagination s’adressait à moi ; mais, de quelque manière qu’elle me soit donnée, je veux en profiter.

Heureux ceux qui peuvent faire tourner à leur avantage l’expérience des autres ! dit lady Anne.

Elles marchèrent quelques minutes en silence ; après quoi miss Portman s’écria :

Mais, mylady, si je suis trop engagée pour pouvoir revenir, s’il n’est plus en mon pouvoir d’aimer M. Vincent, il me regardera comme une femme légère, coquette même ; ne vaudrait-il pas mieux que j’évitasse ce soupçon en refusant positivement ses propositions ?

Vous ne devez pas craindre cela de M. Vincent, dit lady Anne ; c’est volontairement qu’il court ce danger, et je suis sûre que si vous finissez par ne pas rejeter ses vœux, il sera charmé que vous ne lui ayez pas d’abord donné son congé.

Mais, au bout d’un certain temps, il est bien difficile de reculer, lorsque le monde croit un homme et une femme engagés. Il est cruel pour une femme d’être réduite à cette extrémité ; car alors ou elle est obligée d’épouser un homme qu’elle n’aime pas, ou elle est blâmée généralement : il faut qu’elle sacrifie sa réputation ou son bonheur. —

Le monde est trop sévère dans ses jugemens, répondit lady Anne ; une jeune personne n’a pas ordinairement assez de temps pour réfléchir ; elle voit, comme dit M. Percival, le glaive de la critique et de la mode suspendu par un cheveu sur sa tête ; — mais…

Et, quoique vous connaissiez si bien ce danger, vous voulez donc m’y exposer ! —

Oui ; parce que je crois que sans ce combat, le bonheur que vous pouvez trouver l’emporte sur le risque qu’il faut commencer par courir. Comme nous ne pouvons pas changer les lois de l’usage, comme nous ne pouvons pas rendre le monde moins injuste dans sa médisance, nous ne pouvons pas espérer d’éviter toujours sa censure. La seule chose qui soit en notre pouvoir, c’est de ne pas la mériter. Sous quelques rapports cependant, il est de la prudence de respecter l’opinion du monde ; dans ce cas-ci, il y aurait de la faiblesse. Il faut aussi considérer que le monde de Londres et celui d’Oakly-Parck sont différens. Dans Londres, si on vous voyait souvent accompagnée de M. Vincent, on pourrait répandre que vous êtes prêts à vous marier ; mais nous n’avons point cela à craindre des habitans peu nombreux d’Oakly-Parck. D’ailleurs ils sont accoutumés à voir M. Vincent continuellement ici, et, parce qu’il restera l’automne avec nous, n’allons pas nous épouvanter d’avance de l’idée que la renommée s’en occupera.

Les raisonnemens et les plaisanteries de lady Anne eurent un tel effet sur miss Portman, qu’elle n’osa plus parler d’éloigner M. Vincent. Il revint donc à Oakly-Parck, mais sous l’expresse condition qu’il ne rendrait pas ses assiduités trop remarquables, et qu’il ne croirait pas, d’après cette permission, que Bélinde favorisât son amour. Ce traité d’amitié fut garanti par lady Anne.