Bélinde (1801)
Traduction par Octave Gabriel de Ségur.
Maradan (Tome Ip. 29-58).


CHAPITRE II.

LES MASQUES


Que vous disais-je avant tout ceci ? dit lady Delacour en s’efforçant de prendre un air gai. — Ah ! c’était, je crois, des masques dont il était question ; à quoi votre esprit est-il mieux disposé, au tragique ou au comique ?

Celui, madame, qui vous plaira le plus.

Ma femme de chambre prétend qu’il faut prendre la tragédie. — Ce serait aussi l’avis de Clarence Hervey. — Il dit qu’il faut prendre des masques opposés à son caractère. — Peut-être pensiez-vous qu’il n’a aucun principe ; mais vous vous trompez ; je vous assure qu’il a des principes très-profonds en matière de goût.

Oui, dit Bélinde avec un sourire forcé, il en donne la preuve la plus convaincante par son admiration pour vous.

Et bien plus encore par la justice qu’il rend à miss Portman, reprit lady Delacour ; mais il faut nous décider.

Mylady entra dans le cabinet de toilette, et apperçut Mariette tenant sur un bras les costumes comiques, et sur l’autre les attributs de la tragédie.

J’ai peur de n’avoir pas assez d’esprit pour remplir un rôle comique, dit Bélinde.

Mariette, qui était une personne d’une prodigieuse importance et d’un jugement très-profond dans tout ce qui regardait la toilette de sa maîtresse, parut extrêmement mécontente de ce qu’on la faisait attendre, et de voir qu’on balançait à suivre sa décision.

Mylady est plus grande de la moitié de la tête que miss Portman, dit-elle, et, à coup sûr, le costume tragique lui ira mieux ; mais mylady fera ce qu’elle voudra, ajouta-t-elle avec humeur ; cependant il est bien désagréable de voir qu’on s’est donné de la peine pour rien : — au reste, je ne dirai plus un mot.

Elle jeta à terre tous les habits, et elle allait sortir, quand lady Delacour l’arrêta en lui disant :

Pourquoi vous, qui êtes la meilleure personne du monde, prenez-vous de l’humeur pour des bagatelles ? — Ayez un peu patience, et vous serez contente.

Ah ! c’est différent, dit Mariette.

Miss Portman, dit lady Delacour, ne dites donc pas que vous manquez d’esprit ; et puis vous n’êtes pas si petite que le dit Mariette ; à peine si vous avez un pouce de moins que moi. Ah ! vous serez la muse comique, et moi, il me semble qu’il faut que je sois la muse tragique, puisque Mariette a mis dans sa tête de me voir chausser le cothurne ! Comme Mariette doit faire ce qu’elle veut, et qu’elle me gouverne avec un sceptre de fer, je vais prendre le costume tragique. — Mariette connaît bien l’étendue de ses pouvoirs.

Il y avait un air de gêne, de contrainte, dans l’air de lady Delacour, lorsqu’elle prononça ces derniers mots, qui leur donnait un sens mystérieux. Dans plusieurs occasions, miss Portman avait remarqué l’autorité despotique qu’exerçait Mariette sur mylady, et elle était étonnée de voir cette insolente fille en imposer à une femme qui ne pouvait pas souffrir de la part de son mari la plus petite contradiction. Elle avait cru d’abord que c’était par air, et pour imiter quelques dames à la mode qui se laissaient mener par leurs femmes de chambre favorites ; mais elle revint bientôt de son erreur, et s’apperçut que ce n’était point par ton, mais par peur, qu’elle laissait prendre à Mariette tant d’empire sur elle.

Par quelle raison cette crainte pouvait-elle être alimentée ? Bélinde s’imagina que Mariette avait peut-être surpris quelque important secret à sa maîtresse. Il y avait toujours eu beaucoup de mystère sur la toilette de lady Delacour. À certaines heures les portes étaient fermées aux verroux, et devant Mariette seule les portes s’ouvraient. Il y avait un petit cabinet au fond de la chambre à coucher de mylady, qu’elle appelait son boudoir, et Mariette seule avait le droit d’y entrer.

Un soir lady Delacour, en rentrant du bal, s’était trouvée mal, et Mariette, en l’amenant dans son boudoir, avait prié miss Portman de se retirer, et n’avait jamais voulu permettre qu’elle y entrât. — Ce ne pouvait être pour cacher mystérieusement la manière dont elle mettait son rouge et son blanc ; car il était impossible de ne pas s’appercevoir qu’elle en couvrait son visage. Le plaisir de se masquer, et de voir si Clarence Hervey la reconnaîtrait, malgré son costume, chassèrent toutes ces pensées de l’esprit de Bélinde.

Lady Delacour était de très-mauvaise humeur en sortant ; elle dit à Bélinde lorsqu’elle fut dans sa voiture :

Mariette a fait de moi plutôt un monstre tragique qu’une des neuf muses, et je suis certaine que mon habit vous irait mille fois mieux qu’à moi.

Miss Portman dit qu’elle était désolée qu’il fût trop tard pour changer.

Il n’est point du tout trop tard, ma chère, dit lady Delacour ; nous pourrons nous arrêter chez lady Singleton. Nous nous enfermerons dans sa chambre, nous changerons d’habits, et Mariette n’en saura rien, Mariette est une femme sûre. — Elle m’aime beaucoup, elle aime aussi à gouverner. — Mais qu’est-ce qui n’est pas comme cela ? — Chacun a ses défauts. — N’aurait-il pas fallu nous séparer parce qu’elle a un peu d’entêtement ? Personne ne nous reconnaîtra au bal ; car il n’y a que mistriss Freke qui sait que nous sommes les deux muses de théâtre. Clarence Hervey m’a juré qu’il me reconnaîtrait sous tous les déguisemens ; mais je l’en défie. — Je prendrai un soin particulier de le mistifier. — Henriette Freke lui a dit en confidence que je devais y être sous des habits d’homme. — C’est Henriette qui doit être ainsi déguisée ; cela fera des quiproquo charmant.

Elles arrivèrent chez lady Singleton. Lady Delacour entra dans la chambre à coucher, et s’enferma dans un petit cabinet, en criant à la femme de chambre de lady Singleton qui voulait la suivre et l’aider :

Non, non, rien, je n’ai besoin de rien, de personne. — Personne que Mariette ne touche à ma toilette ; et elle tira les verroux.

Au bout de quelques minutes elle entr’ouvrit la porte, et jetant dans la grande chambre ses habits tragiques, elle demanda à miss Portman ceux de la comédie, en lui disant :

Voyons, miss Portman, voyons qui sera plus tôt prête de nous deux.

Elles furent bientôt habillées : lady Delacour mit une demi-guinée dans la main de la femme de chambre, et se moqua elle-même de ses caprices. Toutes ces plaisanteries réussirent auprès de la femme de chambre ; mais, pour Bélinde seule, c’était toujours une énigme. L’œil perçant de lady Delacour vit la curiosité peinte sur le visage de miss Portman ; elle se hâta de parler de Clarence Hervey. — Ce nom produisait presque toujours l’effet d’un talisman sur Bélinde.

Lorsque ces dames entrèrent dans le salon de lady Singleton, la première personne qu’elles rencontrèrent fut Clarence Hervey. Il était sans domino. Il lui était arrivé de grands malheurs : il avait formé le projet de se déguiser en serpent ; mais, malheureusement, sa peau artificielle avait pris feu par l’imprudence d’un domestique, et on avait eu beaucoup de peine à l’éteindre ; il n’était resté de l’animal pervers que le squelette un peu échaudé. Il était revenu chez lui changer de costume, et s’était promis d’aller chez lady Singleton afin d’y rencontrer lady Delacour et miss Portman. Au moment où les deux muses entrèrent dans le cercle, il s’adressa à elles avec emphase, et leur demanda leur protection, déclarant qu’il ne pouvait savoir à laquelle il appartenait de chanter sa douloureuse et ridicule histoire.

Un groupe de jeunes gens entoura la muse tragique. Clarence Hervey dit qu’il savait qui elle était, mais qu’il n’en dirait rien. Il pensa que le plus sûr moyen de plaire à lady Delacour était de dire du mal de miss Portman. Il épuisa les traits de son esprit, sans pouvoir tirer d’elle une seule syllabe ; il lui dit enfin :

Lady Delacour, pourquoi cette réserve injuste ? Croyez-vous qu’un costume tragique puisse m’empêcher de vous reconnaître ?

La muse tragique ne répondit pas un mot.

Comment diable, dit un autre homme en s’approchant, tu ne pourras pas en tirer un mot ! Et pourquoi ne vas-tu pas t’adresser à l’autre muse ; il faut lui rendre justice, elle est aussi légère que tu peux le desirer.

Il est dangereux, répondit Clarence, de se lier avec une élève de mistriss Stanhope ; il règne une espèce d’attraction autour d’elle qui me retient malgré moi ; je ne veux pas m’y exposer.

Ah ! tu ne veux pas attaquer, de peur de ne pouvoir te défendre assez puissamment, dit le même : il faut être bien novice pour craindre de se laisser prendre aux filets de la famille Stanhope.

C’est une femme bien habile que cette madame Stanhope, dit un troisième ; depuis quatre ans elle a marié cinq nièces. Aussi ces mariages ont bien tourné. Ma foi, je demande au diable si l’aînée avait autre chose que deux beaux yeux. Sa tante lui avait sûrement appris à s’en servir adroitement. — Mais ils auraient roulé dans leur orbite pendant toute l’éternité, avant d’avoir jeté le désordre dans mon cœur. —

Tous ces messieurs firent des éclats de rire. La tragédie soupira.

Même lorsqu’elle est à l’école du scandale, Melpomène ne doit pas se permettre de rire tout haut, dit Clarence Hervey.

Je suis loin de penser à rire, dit Bélinde en contrefaisant sa voix, les malheurs qui suivent ces mariages assortis par l’intérêt ou le caprice ne pourront jamais exciter ma gaieté. — Les victimes sont sacrifiées avant qu’elles aient pu connaître leur sort.

Clarence crut que cette sortie sur les mariages mal assortis faisait allusion à celui de lady et lord Delacour.

Je crois, Dieu me pardonne, s’écria un de ces jeunes gens, que Valleton en a épousé une. C’était encore un beau bijou ! Mais elle dansait bien ; un talent aussi essentiel au bonheur mérite bien qu’on l’apprécie.

Bélinde essaya de changer de fauteuil ; mais elle était tellement entourée, qu’elle fut obligée de rester.

Quant à Jenny Masson, la cinquième de ses nièces, continua sur le même ton ce jeune homme, son teint était couleur de bois d’acajou. Elle n’avait ni talent, ni beauté, celle-là. — Madame Stanhope tint bon ; elle ne perdit pas courage, et Thomas Levi fut pris au piége. — Il reste à marier Bélinde Portman. C’est un coup de maître de madame Stanhope de l’avoir introduite chez lady Delacour. Vous avez entendu parler de miss Portman, messieurs, de miss Portman et de ses perfections. — Je jure que ses perfections ont été annoncées par-tout comme l’on annonce de jolies mousselines.

Oui, dit un autre ; qu’est-ce qui a été assez sourd pour ne pas en entendre parler ? Mais l’honneur de rendre son cœur sensible appartient à Clarence Hervey. — Mon cher Clarence, je te félicite de ta bonne fortune.

Moi ! s’écria Clarence embarrassé.

Je veux être pendu, reprit l’autre, s’il n’a pas changé de couleur ; et tous ces messieurs se mirent à rire.

Riez tous bien fort, mes amis, dit Clarence, amusez-vous ; mais je pense connaître mon cœur au moins aussi bien que vous le prétendez. — Comment, vous croyez que je ne vais chez lady Delacour que pour… me marier ! — Bélinde Portman est gentille ; mais quoi ! croyez-vous que je sois assez idiot pour me laisser prendre dans les piéges de mistriss Stanhope ? Me croyez-vous assez bête pour ne pas voir dans Bélinde Portman l’affectation d’une fausse simplicité ?

Chut ! pas si haut, Clarence, elle approche.

Lady Delacour arriva, en courant, au milieu d’eux, et s’adressa, en prenant un ton sentimental, à Clarence Hervey.

Hervey ! mon Hervey ! le plus cher de mes adorateurs, pourquoi m’oubliez-vous ? pourquoi cet air de tristesse ? quoique vous ne soyez pas sous la forme d’un serpent, vous êtes toujours sûr de plaire à toutes les filles d’Ève.

Clarence salua. Tous les hommes sourirent ; la muse tragique soupira.

Pourrais-je arracher des soupirs ou des larmes à ma sœur tragique ? poursuivit mylady. Quoique ce soit hors de mon caractère, je me forcerais, si j’étais sûre qu’on ne pût gagner le cœur de Clarence Hervey qu’avec des soupirs ou des pleurs. Il faut que je m’essaie.

Et alors elle se mit à soupirer en riant.

Melpomène, ajouta lady Delacour, seriez-vous métamorphosée en marbre ?

Je ne suis pas bien, répondit Bélinde ; ne pourrions-nous pas nous éloigner ?

Nous éloigner de Clarence Hervey ! reprit mylady à demi-voix : cela n’est pas facile ; mais nous ferons ce que nous pourrons, si c’est nécessaire…

Bélinde, troublée, ne put répondre ; elle appuya son bras sur celui de lady Delacour : celle-ci, touchée de la voir dans cet état, sortit avec elle sur-le-champ.

Qu’est-ce que vous avez donc, enfant ? lui dit-elle en descendant l’escalier.

Rien, si je pouvais respirer, dit Bélinde.

Pourquoi lady Delacour m’évite-t-elle avec tant de soin ? cria Clarence Hervey, qui les avait suivies : quel crime involontaire ai-je donc commis ?

Voyez si vous pouvez trouver mes gens, dit lady Delacour.

Lady Delacour est la muse comique ! s’écria Hervey ; je croyais…

Il est indiffèrent de savoir ce que vous croyez, interrompit mylady ; occupez-vous seulement de me faire avancer ma voiture, si vous pouvez ; car j’ai avec moi une jeune femme, de vos amies, qui tremble à la moindre chose qu’on lui dit, et qui est à moitié évanouie.

Je suis bien à présent, — très-bien, dit Bélinde.

Vous êtes trop ingénue, reprit lady Delacour ; — mais, ma chère, il faut vous former, — vous aguerrir. — Il faut que vous ôtiez votre masque ; ne m’avez-vous pas dit que vous aviez besoin de respirer ? — Vous hésitez ! allons donc ; est-ce la première fois que Clarence Hervey vous a vue sans masque ?

Lady Delacour arracha le masque de Bélinde : le visage de celle-ci fut, pendant quelques momens, tour-à-tour pâle et cramoisi.

Qu’avez-vous tous les deux ? Comme il est planté là ! dit lady Delacour en se retournant vers Hervey. — N’avez-vous jamais vu une femme rougir devant vous, ou n’avez-vous jamais dit devant une femme des choses qui l’ont fait rougir ? Donnez un verre d’eau à miss Portman. Tenez, il y en a derrière vous. — Mais il ne voit ni n’entend. — Sortez, ajouta-t-elle, car je commence à m’impatienter ; faites avancer ma voiture. — Sur ma parole, je crois qu’il aime ; … et ce n’est pas moi. — C’est une action que je ne … — Ah ! Bélinde, vous pouvez donc marcher, à présent ? — Mais, souvenez-vous que vous êtes sur un terrain bien glissant ; — souvenez-vous que Clarence n’est pas un homme à marier pour le moment, et que vous n’êtes pas encore femme mariée.

Cela m’est parfaitement indifférent, madame, répliqua Bélinde d’un ton piqué et avec un air indigné.

Lady Delacour, votre voiture est là, dit Clarence sans oser entrer.

Eh bien, faites-y monter cette charmante indifférente.

Il obéit sans prononcer un mot.

Qu’il est novice ! continua lady Delacour ; mais, en vérité, Clarence, je crois qu’en perdant la peau du serpent vous avez perdu tout votre esprit, tout votre caractère. — Adieu ; je ne désespère pas de vous voir changé en tourtereau un de ces jours ; — n’est-ce pas ? miss Portman. En finissant ces mots, elle dit au cocher de les mener au Panthéon.

Au Panthéon ! dit Bélinde, j’espérais que mylady aurait la bonté de me descendre chez elle ; car, en vérité, je crains de lui être à charge.

Si vous avez quelque engagement pour Berkeley-Square, je vous y descendrai, certainement, ma chère ; mais pourquoi rentrer ? Ayez confiance en moi, Bélinde ; je connais aussi bien le monde que mistriss Stanhope, je vous promets que vous pouvez tout espérer de vous, et que vous devez ne rien craindre de moi. Croyez-moi, essuyez ces pleurs que je crois voir couler, et remettez votre masque.

Non, s’écria Bélinde ; non, jamais ! je suis décidée à ne plus m’exposer à être insultée comme une aventurière. — Je ne savais point sous quel jour j’étais regardée dans le monde ; — je ne savais pas ce que tous ces messieurs pensent de ma tante Stanhope, — de mes cousines, — de moi-même !

Tous ces messieurs ! répéta lady Delacour : dans ce moment, Clarence Hervey se présente donc à votre imagination comme l’orateur du genre humain ? — Ah ! je vous prie, donnez-moi un échantillon de son éloquence : à la juger par les effets qu’elle produit, elle est toute puissante.

Miss Portman répéta, mot pour mot, à lady Delacour, non sans répugnance, la conversation qu’elle avait entendue.

Est-ce là tout ? dit mylady.

Oui, sûrement ; n’est-ce pas trop ?

Ah ! ma chère, il faut que vous preniez votre parti, ou de quitter le monde, ou de vous attendre à voir vos tantes, vos cousines, vos parentes et vos amies, de génération en génération, se déchirer, être déchirées et calomniées : — voilà le monde. Vous connaissez presque toutes les personnes dont mon portier reçoit les cartes, et qui semblent ne pouvoir pas se passer de moi deux jours par semaine ; eh bien ! pensez-vous que je sois assez leur dupe pour croire qu’elles verseraient une seule larme si elles apprenaient demain que je suis au fond de la mer Noire ? — Non, non, ma chère, je n’ai point une seule amie véritable parmi toutes mes connaissances, si j’en excepte mistriss Freke. — Suivez mon exemple, Bélinde, traversez la foule avec assurance ; coudoyez, et n’allez pas vous confondre en excuses. — Sous le masque, comme dans le monde, il faut, j’ose le dire, un peu d’effronterie. Ayez l’air d’être peu sensible à presque rien, et on vous reconnaîtra bientôt pour une femme à la mode ; — vous vous marierez mieux que toutes vos cousines, — c’est moi qui vous le prédis ; — à Clarence Hervey, peut-être ; que sait-on ? — Quant à l’amour et…

Le carrosse arrêta ; elles descendirent. Lady Delacour prit un autre ton ; et, pendant le reste de la nuit, elle s’attira, par sa grace, son enjouement et son esprit, les éloges les plus flatteurs. On croyait parler à Thalie ; c’était lady Delacour qu’on encensait.

La nuit parut très-longue et très-ennuyeuse à Bélinde : elle trouva que les masques disaient toujours la même chose. Les lieux communs des ramoneurs, des Bohémiennes, les lazzi des arlequins et les graces des bouquetières et des Cléopâtre ne réussirent point à l’amuser ; ses pensées revenaient toujours sur cette conversation qui lui avait fait tant de peine, et dont les plaisanteries de lady Delacour n’avaient point adouci les effets.

Que vous êtes heureuse, mylady, s’écria Bélinde quand elles furent montées en voiture, d’avoir une si étonnante gaieté !

Étonnante en effet ! répondit mylady ; vous la trouveriez telle si vous saviez tout.

Elle soupira profondément en achevant ces mots. Elle s’appuya dans le fond de sa voiture ; elle ôta son masque et garda le silence. Il était déjà grand jour, et Bélinde, jetant les yeux sur elle, vit l’expression d’une tristesse morne sur ses traits. Elle n’eut point le courage de rompre le silence jusqu’au moment où elles arrivèrent devant l’hôtel de lady Singleton : alors elle rappela à mylady qu’elle avait formé le projet de changer d’habillement avant que Mariette pût les voir.

C’est égal, dit mylady, c’est égal ; Mariette me quittera comme toutes les autres : n’importe.

Elle retomba dans le silence après ce peu de mots ; mais, au bout de quelques momens, elle s’écria, avec un accent de douleur :

Si je m’étais servie moi-même avec autant de zèle que j’en ai mis à servir les autres, je ne serais pas aujourd’hui abandonnée ! J’ai sacrifié réputation et bonheur à l’amour du plaisir, et tous les plaisirs de la vie vont être finis pour moi ; je mourrai sans être regrettée de personne ! — Ah ! si j’avais à revivre, que je ferais mon plan différemment ! je voudrais être une autre personne tout-à-fait ; — mais c’est fini, je vais mourir. —

L’étonnement de Bélinde fut extrême : elle regarda fixement mylady, qui avait prononcé ces derniers mots avec un accent solennel, et elle lui dit :

Vous allez mourir ?

Oui, je vais mourir ! —

Mais vous me paraissez de la plus brillante santé, et il n’y a pas une demi-heure que vous étiez d’une gaieté folle !

Vous vous trompez tout-à-fait, reprit mylady ; je vous répète que je vais mourir.

Le ton sérieux et emphatique qu’elle affecta en prononçant ces derniers mots en imposa à Bélinde : elle n’osa pas la contredire, et il ne se prononça pas un mot entre elles jusqu’au moment où elles arrivèrent à l’hôtel. Mylady pria Bélinde de la suivre dans son appartement, où Mariette, les entendant monter, alluma les bougies.

Ah ! ah ! elles ont changé d’habits, se dit Mariette à elle-même ; mylady me paiera celle-là !

Mariette, nous n’avons pas besoin de vous, je sonnerai, dit mylady en prenant une bougie, en montrant le chemin à miss Portman, et en traversant la chambre à coucher et le cabinet de toilette, pour entrer dans le boudoir mystérieux.

Eh bien, point de clef ! s’écria-t-elle ; Mariette l’a, certainement.

Mais à quoi mylady pense-t-elle ? répondit Mariette.

Donnez donc ! donnez donc ! reprit mylady en lui arrachant la clef, qu’elle hésitait à lâcher : je sonnerai, vous dis-je ; allez !…

En même temps elle ouvrit le cabinet, et y entra la première. Bélinde hésitait à la suivre ; mais, comme mylady répétait ses signes pour l’engager à entrer, elle la suivit en effet : alors mylady ferma la porte à la clef. La chambre était un peu sombre, parce qu’il n’y avait qu’une bougie : Bélinde, regardant autour d’elle, ne vit que des fioles en désordre, et s’apperçut qu’il y avait une forte odeur de drogues.

Lady Delacour était dans une grande agitation, tous ses mouvemens étaient rapides : elle regardait de tous côtés avec inquiétude, comme pour chercher quelque chose qu’elle ne savait pas trouver. Ensuite, elle parut agitée d’une espèce de fureur, et essuya son rouge avec un mouvement brusque et violent : puis, se tournant du côté de Bélinde, elle tint sa bougie devant son visage, comme pour lui faire remarquer ses traits livides. Ses yeux étaient enfoncés, ses joues creuses : il ne restait sur ses traits aucune trace de jeunesse ni de beauté, et l’expression de sa physionomie formait un affreux contraste avec le caractère de son habit de bal.

Vous êtes étonnée, dit-elle à Bélinde ! eh bien, vous ne voyez rien ; tenez !

En achevant ces mots, elle découvrit son sein dévoré d’une large plaie. L’effroi, le dégoût et l’horreur, se peignirent sur le visage de Bélinde ; elle se jeta sur une chaise : mylady se précipita à genoux devant elle, en s’écriant :

Suis-je assez humiliée ? suis-je assez malheureuse ? Plaignez-moi ; plaignez-moi pour ce que vous avez vu, mais mille fois davantage pour ce que vous ne pouvez voir ! Mon ame est tourmentée de maux incurables, comme mon corps ! le remords me tourmente ; le remords d’avoir passé ma vie dans la folie, d’avoir mérité les châtimens qui tombent sur moi !

Mon époux, continua-t-elle avec le sentiment de la colère, mon époux me hait : eh bien, soit ; je le méprise. Ses parens me haïssent ; — n’importe, je n’en fais aucun cas. Mes parens, à moi, me haïssent ; — mais je ne veux plus les revoir. Ils n’entendront pas mes plaintes, ils ignoreront mes tourmens : il n’y a pas de supplice qui ne me semblât préférable à leur insultante pitié. Je veux mourir comme j’ai vécu ; je veux être enviée et admirée jusqu’à mon dernier moment. Quand je serai morte, ils sauront le mot de l’énigme : eh bien ! tant mieux ; ils moraliseront sur mon tombeau.

Elle garda le silence pendant quelques momens : Bélinde n’avait pas le courage de le rompre.

Promettez-moi, jurez-moi par tout ce qu’il y a de plus sacré, continua mylady, en saisissant avec force la main de Bélinde, que vous ne révélerez jamais ce que vous avez vu et entendu cette nuit. Personne ne se doute que lady Delacour a un pied sur le bord de la tombe ; Mariette est la seule dépositaire de ce secret. Je regardais Henriette comme ma seule amie. Insensée que j’étais de me fier à l’amitié d’une femme que je savais être sans principes ! — mais je croyais qu’elle avait de l’honneur. — Ah ! Henriette ! Henriette ! vous, m’abandonner ! non, jamais je n’aurais pu l’imaginer. — Vous avec qui j’aurais voulu finir ma vie !

Lady Delacour cacha son visage dans ses mains, et se mit à fondre en larmes.

Ayez confiance en moi, lui dit Bélinde en pressant tendrement sa main ; comptez sur Bélinde, elle ne vous abandonnera jamais à la merci d’une femme de chambre.

Compter sur vous ! — reprit lady Delacour, en la regardant avec des yeux perçans ; oui, je veux compter sur vous, — quoique vous soyez la nièce de madame Stanhope. J’ai découvert aujourd’hui la tendre ingénuité de votre ame ; c’est ce qui m’a engagé à vous ouvrir mon cœur. Mais, adieu ; laissez-moi. — Je n’en puis plus, — faites-moi le plaisir de sonner Mariette. —

Mariette entra d’un air grognon. —

Déshabillez-moi, Mariette, lui dit sa maîtresse avec douceur ; mais, avant, éclairez miss Portman ; — elle ne doit pas encore… assister à ma toilette.

Dès que Bélinde fut rentrée chez elle, elle ouvrit les volets, et se mit à la fenêtre pour respirer un air plus frais. Elle était fatiguée, elle se jeta sur son lit ; mais elle fut long-temps avant de s’endormir. Tout ce qu’elle venait d’apprendre lui revenait sans cesse à la mémoire : elle se rappelait toutes les plaisanteries de ces messieurs sur elle et sur sa tante. Enfin, un léger sommeil vint assoupir ses sens.