Bélinde/Avertissement 2
AVERTISSEMENT
des traducteurs.
De tout temps les moralistes
ont condamné la lecture des romans,
et il faut avouer qu’en
général la plupart des ouvrages
de ce genre justifient la sévérité
de leur jugement. En connaissant
le cœur humain, en consultant
l’expérience, comment ne
pas convenir qu’ils ont raison ?
La vie de l’homme doit être un
combat continuel contre ses passions :
ces ennemies trop puissantes
naissent et croissent avec
nous. L’éducation, la morale et
la religion, ne sont instituées
que pour nous apprendre à leur
résister ; que deviendrons-nous
si nous consacrons tout notre
temps à les électriser ?
Cependant le vice l’emporte ; il nous entoure de précipices ; il les couvre de fleurs : on se jette sans nécessité au milieu du danger, on y arrive sans armes, et ceux qui veulent dire la vérité sont voués au ridicule. Le luxe est porté à son comble, les arts encensent à l’envi la volupté. La mode dirige en tyran la morale ; elle place à son gré les bornes du bien et du mal ; ses jugemens sont sans appel. Elle ne demande pas, elle ordonne une soumission aveugle. On ne lutte plus contre les passions, ce siècle est leur règne, les romans sont leur code : non seulement il faut en lire, mais, dans plusieurs pensions renommées, chaque jeune personne doit écrire une nouvelle par décade. On regarde comme nécessaire à l’éducation d’apprendre aux jeunes élèves à devenir auteurs de romans, jusqu’à ce qu’ils puissent en devenir les acteurs. Ceux que choque un abus si fatal aux mœurs, et par conséquent au bonheur public, s’en plaignent en vain, ils ne sont point écoutés. Bélinde nous a paru devoir être distinguée de la foule des ouvrages que la curiosité seule recherche, et qui font gémir la vertu et la raison, et mériter d’être comptée parmi le petit nombre de ceux qui instruisent en amusant. En le traduisant, et nous conformant au goût actuel, nous avons voulu essayer de donner une utile leçon aux coquettes, aux joueurs, et à tous ceux qui ne prennent pas pour base de leur conduite une pieuse morale. Nous avons espéré que la forme frivole que l’auteur anglais a donnée à son ouvrage rassurerait d’abord les lecteurs, rien n’étant plus à la mode qu’un roman traduit de l’anglais.