Bélinde (1801)
Traduction par Octave Gabriel de Ségur.
Maradan (Tome IIIp. 24-65).


CHAPITRE XX.

RÉCONCILIATION.


Lady Delacour avait bien pensé qu’il paraîtrait extraordinaire qu’elle restât à la ville le temps où il était de mode d’aller à la campagne. Pour éviter les soupçons, elle fit répandre qu’elle ne pouvait trouver de plaisir que dans les choses extraordinaires, et que cette année elle voulait se distinguer de tout le monde en restant l’été à la ville. La plupart de ses connaissances, à qui ses caprices étaient connus, ne furent point étonnées de cette singularité. Le charlatan qui la soignait lui avait défendu de sortir ; elle s’apperçut enfin, au bout de quelque temps, que sa confiance était mal placée, et elle résolut de renvoyer cet homme ignorant. Elle prit cette décision pendant l’absence de Mariette ; mais elle fut obligée d’attendre son retour, parce qu’ayant une somme considérable à lui payer, il n’y avait que Mariette à qui elle osa confier la clef du boudoir et de l’escalier dérobé qui y conduisait.

Mariette seule soignait lady Delacour ; cependant, quand elle fut partie pour chercher Bélinde, elle fut remplacée par une servante dont la bêtise était remarquable. Lady Delacour croyait qu’elle ne pouvait avoir rien à craindre de sa curiosité. Dans la matinée, Bélinde et Mariette arrivèrent : lady Delacour avait passé une mauvaise nuit ; elle était assoupie : en se réveillant, elle vit Mariette assise à côté de son lit.

Eh bien ! s’écria-t-elle, tout a donc été inutile ! miss Portman n’est pas avec vous ! donnez moi mon laudanum.

Miss Portman est arrivée, dit Mariette ; elle est dans votre cabinet de toilette ; mais elle n’a pas voulu entrer ici avec moi, de peur qu’elle ne vous causât trop d’émotion.

Bélinde est arrivée ! dites-vous ; chère et admirable Bélinde ! en levant les mains au ciel.

Lui dirai-je que vous êtes réveillée, mylady ?

Oui ; — non, — restez. — Lord Delacour est chez lui ; — je veux me lever : — dites à mylord que je voudrais lui parler ; — que je le prie de passer d’ici à une demi-heure dans mon cabinet de toilette, pour déjeûner avec moi.

Mariette lui représenta en vain qu’il n’était pas prudent de se lever dans l’état de faiblesse où elle était ; elle insista, et recommanda à Mariette d’être expéditive. Elle mit beaucoup plus de rouge encore qu’à l’ordinaire ; puis, se regardant dans le miroir, elle dit avec un sourire forcé :

Ne suis-je pas charmante, Mariette ? en vérité, je crois que miss Portman sera de l’avis de lord Delacour, et pensera que je ne suis point malade. — Mais non ; elle ne sait que trop la vérité ; vous a-t-elle fait beaucoup de questions sur moi ? — N’était-elle pas bien peinée de quitter Oakly-Parck ? — N’étaient-ils pas tous désespérés de la voir partir ? A-t-elle parlé d’Hélène ? — Lui avez-vous dit que j’avais demandé à mylord de renvoyer Champfort ?

Au mot de Champfort, Mariette allait recommencer ses plaintes avec sa volubilité ordinaire ; lady Delacour, sans attendre qu’elle répondît aux nombreuses questions qu’elle lui avait faites, passa rapidement près d’elle, et ouvrit précipitamment la porte du cabinet de toilette. Dès qu’elle apperçut Bélinde, elle s’arrêta tout court : elle eût sans doute succombé à son émotion, si miss Portman ne l’avait pas serrée dans ses bras, et soutenue jusqu’au canapé. — La voix douce de Bélinde la fit revenir à elle-même ; elle la regarda pendant quelques momens, sans oser lui parler.

Est-il bien vrai que vous êtes ici, chère Bélinde ? s’écria-t-elle enfin, et puis-je encore vous appeler mon amie ? — Me pardonnez-vous ? — Oh ! oui, je le vois, — et de vous, de vous seule, je puis supporter l’humiliation d’être pardonnée. Jouissez, chère amie, de la supériorité que vous donne votre vertu.

Ma chère lady Delacour, vous vous jugez avec trop de sévérité : de quoi donc êtes-vous coupable ? je n’ai rien à oublier, rien à pardonner.

Je ne puis avoir trop de sévérité pour moi ; — vous n’avez rien à pardonner ! Oui, je vous ai offensée, et de la manière la plus sensible, — par une injustice ; oh ! combien vous avez dû me mépriser pour la folie, pour la petitesse de mes soupçons ! — Un esprit soupçonneux est le plus insupportable et le plus difficile à supporter ; mon cœur fut autrefois sincère et généreux comme le vôtre ; — vous avez vu combien les meilleures inclinations peuvent devenir dépravées ; — que suis-je à présent ? un être malheureux, inutile et méprisé. —

À présent que vous avec épuisé vos forces, je puis espérer, dit Bélinde, que vous ne m’empêcherez pas de vous défendre. Je suis absolument de votre avis, et je pense comme vous, qu’un esprit soupçonneux est ce qu’il y a de pis au monde ; mais, comme vous le disait le docteur X., il y a une grande différence entre un élan de jalousie, et l’habitude du soupçon : le cœur le plus pur peut être en proie à la jalousie et alors une bagatelle suffit pour l’enflammer. —

Vous êtes trop bonne, ma chère ; mon égarement n’admet aucune excuse ; j’étais jalouse sans amour.

— Il est certain qu’une telle jalousie n’est guère excusable ; mais vous me pardonnerez si je crois que ce n’est pas celle que vous avez éprouvée. Et ce qui me fait douter de ce que vous pouvez m’assurer dans ce moment, c’est que je vous ai trouvé le cœur d’une mère pour Hélène, quoique cependant vous ayez fait tout votre possible pour me persuader le contraire.

— Ah ! c’est bien différent, ma chère Bélinde, je ne savais pas qu’Hélène méritât toute ma tendresse, et je ne pouvais m’imaginer qu’elle pût m’aimer. Dès que je me suis apperçue de mon erreur, j’ai changé de conduite. Mais je ne puis avoir aucun espoir avec mon pauvre mari. Il ne faut que du bon sens pour voir que lord Delacour n’est point un homme qu’on puisse aimer.

Vous n’avez peut-être pas toujours pensé ainsi, dit Bélinde, en souriant.

Mon dieu ! dit lady Delacour un peu embarrassée, dans mes plus violens accès de folie, je n’ai jamais pensé que vous pussiez aimer lord Delacour : j’avais seulement l’injustice de croire que vous recherchiez son nom et son titre. C’était assez absurde, ma chère ; n’ajoutez pas le ridicule à l’absurdité.

— Il est donc bien ridicule d’aimer un mari ?

— L’aimer, lui ! — Quelle folie : c’est impossible ! — Chut. Je crois entendre le craquement de ses souliers. De bonne foi, un homme peut-il espérer d’être aimé, lorsqu’il porte des souliers qui font un bruit si désagréable.

Lord Delacour entra dans la chambre.

— Point d’explication, lui dit-elle, en l’empêchant de parler à miss Portman, cela n’amène que des désagrémens. — Allons, mylord, asseyons-nous, déjeûnons, et oublions tout ce qui s’est passé.

Lorsque lady Delacour avait assez de force pour oublier ses souffrances, on pouvait à peine résister à la séduction de son esprit. Lord Delacour garda un silence obstiné, jusqu’à ce qu’enfin, se levant de table, il se tourna vers miss Portman, et lui dit :

De tous les caprices des jolies femmes, ce qui me surprend le plus, c’est celui de rester dans son lit sans être malade. Pourriez-vous croire à présent, miss Portman, que lady Delacour, qui vient d’être si animée, si vive, si gaie, si aimable, n’est pas sortie de son lit depuis huit jours ?

— C’est excessivement extraordinaire ; mais ce qui l’est encore plus, c’est que lord Delacour soit, comme tout le reste du monde, trompé par des apparences, s’écria mylady. — Daignez, mylord, m’écouter cinq minutes, et peut-être augmenterai-je encore votre étonnement.

Lord Delacour fut frappé du changement soudain qui s’opéra dans la voix et dans les manières de lady Delacour. Il la regarda attentivement, et retourna s’asseoir. Elle se tut un moment ; puis s’adressant à Belinde :

Mon incomparable amie, dit-elle, je vais vous donner une preuve convaincante du pouvoir sans bornes que vous avez sur mon esprit. — Mylord, c’est miss Portman qui m’a conseillé de faire cette démarche. Elle m’a persuadée de me soumettre à votre prudence et à votre bonté ; elle m’a déterminée à m’abandonner à votre pitié.

Ma pitié ! répéta lord Delacour : il crut qu’elle allait réaliser par un aveu les soupçons qu’il avait formés sur elle. Il la regarda tout effaré.

— Je vais, mylord, vous confier un secret de la plus haute importance ; — un secret qui n’est connu que de trois personnes dans le monde, — miss Portman, Mariette et un homme dont je ne puis vous révéler le nom.

Arrêtez, lady Delacour, s’écria mylord, avec une émotion et une force qu’il n’avait jamais montrées, arrêtez, je vous en conjure ; — je vous l’ordonne, madame : — je ne me sens pas assez maître de moi. — Je vous ai trop aimée pour recevoir de sang-froid un coup si sensible. — Ne me confiez pas un tel secret ; — ne m’en parlez plus. — Vous m’en avez assez dit, — trop dit. — Je vous pardonne : c’est tout ce que je puis faire. Mais il faut nous séparer, lady Delacour, ajouta-t-il avec une vive expression de douleur.

Il a un bon cœur ! — son ame est noble, je le jure, reprit lady Delacour, miss Portman, vous l’aviez mieux jugé que moi. — Eh bien, mylord, vous n’êtes pas encore parti ! — Je vois que vous m’aimiez réellement.

— Non, non, s’écria-t-il avec violence, tout faible que vous me croyez, lady Delacour, je suis incapable d’aimer une femme qui s’est déshonorée, et qui a déshonoré son mari, sa famille.

Sa voix s’éteignit ; il s’appuya sur sa chaise.

— Comment, mylady, avez-vous la barbarie de badiner avec son bonheur ?

Je ne plaisante point, miss, dit lady Delacour ; je suis contente, mylord, il est temps que vous soyez satisfait : je puis et je veux vous prouver, de la manière la plus sûre, que, malgré la légéreté apparente de ma conduite, je n’ai jamais manqué à ce que je dois à votre honneur et au mien. Mais je vous avertis que cette preuve vous dégoûtera, — vous fera frémir. — Si vous avez le courage d’en savoir davantage, — suivez-moi.

Il la suivit. — Bélinde entendit ouvrir et refermer la porte du boudoir. — Quelques minutes après, ils revinrent. — Le chagrin, l’horreur et la pitié étaient peints sur le visage de lord Delacour. Il traversa rapidement la chambre, et sortit.

— J’ai suivi votre conseil, ma chère amie. Plût au ciel que je l’eusse suivi plus tôt ! dit lady Delacour à miss Portman. J’ai fait connaître mon état à lord Delacour. Pauvre homme ! il a été ému au-delà de toute expression ; il s’est conduit à merveille : du moment que ses sentimens jaloux ont disparu, son amour pour moi a repris toute sa force. Le croiriez-vous ? il m’a promis de rompre avec cette horrible mistriss Luttridge. Lorsque je l’ai prié de ne pas lui révéler mon secret, il m’a déclaré qu’il aimait mieux ne la revoir jamais, que de me causer un moment de chagrin. Combien je me reproche à présent d’avoir été pendant tant d’années le tourment de sa vie !

Ne vous affligez pas, ma chère lady Delacour, dit Bélinde, vous pourrez désormais faire le charme et le bonheur de sa vie. Je suis persuadée que ce qui vous a jetée dans la dissipation, c’est que vous désespériez de trouver le bonheur dans votre intérieur ; mais à présent que vous allez trouver un ami dans votre mari, et une aimable et tendre fille dans Hélène, vous aurez le courage de vivre pour vous-même, et non pour ce qu’on appelle le monde !

Le monde ! s’écria lady Delacour avec un ton de mépris, à quel long esclavage ce seul mot a réduit une ame destinée à des sentimens plus élevés !

En prononçant ces mots, elle leva les yeux vers le ciel avec une ferveur que Bélinde avait déjà cru remarquer ; et alors, comme si elle oubliait qu’elle n’était point seule, elle tomba sur son sopha, et parut plongée dans une profonde rêverie. Elle cacha son visage dans ses mains, appela Mariette, et lui dit qu’elle voulait se coucher.

Lorsqu’elle fut au lit, Mariette revint dire à Bélinde que lady Delacour paraissait disposée à dormir, et qu’elle desirait avoir ses livres près de son lit. Mariette chercha parmi plusieurs livres qui étaient sur la table celui que sa maîtresse lui avait demandé. Bélinde les regarda, et vit avec étonnement que c’étaient des livres de piété. Lady Delacour avait marqué plusieurs passages avec son crayon. C’étaient des raisonnemens pour prouver la nécessité de la religion. Miss Portman avait raison d’être étonnée de trouver de tels ouvrages dans le cabinet de toilette d’une femme comme lady Delacour.

Pendant la solitude à laquelle la condamnait sa maladie elle avait commencé à penser sérieusement à une autre vie. Son jugement, affaibli par la douleur, et jamais soumis à sa raison, était incapable de la guider entre la vérité et l’erreur. Son ame, naturellement enthousiaste, la portait toujours aux excès : elle passa du scepticisme outré à une crédulité aveugle. Sa dévotion n’était point réfléchie ; elle n’en éprouvait l’influence que lorsque l’effet de l’opium était fini.

Lorsqu’elle était remontée par son opium, elle était étonnée et honteuse même des frayeurs que sa faiblesse lui avait inspirées. Elle résolut de cacher ce qu’elle appelait sa pusillanimité. La connaissance qu’elle devait avoir du cœur de miss Portman aurait dû la mettre à l’abri de la crainte du blâme et de ses plaisanteries ; mais lady Delacour était gouvernée par l’orgueil, le sentiment, le caprice, l’enthousiasme, la passion ; — enfin, par tout ce qui n’était pas raison.

Lorsqu’elle sortit de cet assoupissement elle sonna Mariette, et demanda miss Portman. Elle fut émue quand Mariette lui dit que Bélinde était restée dans le cabinet de toilette et qu’elle lisait.

Quel livre, s’écria lady Delacour ? sont-ce les miens ? Courez les chercher, enfermez-les dans ma petite bibliothèque et apportez-m’en la clef. Dès que lady Delacour vit entrer miss Portman, elle prit un air de gaieté, et la plaisanta sur la lecture sérieuse qu’elle avait choisie pour s’amuser.

Cependant, ajouta-t-elle, ces livres, malgré leurs titres baroques, sont assez amusans pour ceux qui peuvent trouver, comme moi, du plaisir à observer jusqu’où peut aller l’absurdité des hommes.

Bélinde trompée par l’air de légéreté de lady Delacour, crut que les marques qu’elle avait vues sur les livres étaient plutôt un signe de moquerie que d’approbation, et elle ne pensa plus aux idées qu’elles lui avaient d’abord données. D’ailleurs, lady Delacour changea de conversation, en s’écriant :

— Puisque nous parlons de l’absurdité des hommes, pourquoi ne penserions-nous pas à Clarence Hervey ?

Mais pourquoi y penser ? répondit Bélinde.

Pour deux excellentes raisons, ma chère. D’abord, parce que nous ne pouvons faire autrement ; et ensuite, parce qu’il le mérite. Oui certainement il le mérite ; croyez-moi, quand ce ne serait que pour m’avoir écrit ces charmantes lettres, dit-elle en ouvrant un secrétaire, et en prenant un paquet de lettres qu’elle mit entre les mains de Bélinde.

Lisez-les, je vous prie, et vous jugerez si je dois les placer à côté du Voyage sentimental de Sterne, ou des Sermons de Fordice. Regardez, par exemple, ajouta-t-elle, l’histoire d’une femme de Dorset-Shire, qui a eu le malheur d’épouser un homme aussi différent de M. Percival que ressemblant à lord Delacour. Cependant, ô miracle ! ils sont le plus heureux couple qu’on puisse voir. — Mais, en vérité, je suis bien bonne d’admirer cette lettre ; car chaque mot est une leçon pour moi : je veux bien prendre tout du bon côté, et l’amabilité des plaisanteries de Clarence lui fait pardonner la sévérité de sa morale. Enfin, ma chère, ses lettres sont telles, que si vous les lisez, vous serez forcée d’avoir de l’amour pour celui qui les a écrites.

Eh bien, dit miss Portman, en repliant la lettre qu’elle allait lire, je ne veux point courir un pareil danger.

Pourquoi, ma chère ? dit lady Delacour, Abandonnez-vous mon pauvre Clarence à cause de sa maîtresse des bois, de Virginie Saint-Pierre ? Je vous demande pardon, ma chère ; mais ce jeune homme vous aime à la folie. Parce qu’un doute, un soupçon, une fausse délicatesse, quelque mal-entendu, l’empêchent dans ce moment d’être à vos pieds, vous prenez du dépit (ce qu’une jeune femme ne doit jamais faire) : vous allez vous marier avec quelque sot ! uniquement, sans doute, pour exciter la jalousie de Clarence.

Si je me marie jamais, dit Bélinde avec fierté ce sera pour être heureuse, et non pas par dépit. — Dans tous les cas, j’espère que je n’épouserai pas un sot.

— Je suis certaine que vous ne voudrez jamais… — je veux bien croire que M. Vincent… —

M. Vincent ! et comment le connaissez-vous ? dit Bélinde.

— Comment je le connais ? Mais, ma chère, croyez-vous que je m’intéresse si peu à vous, que je n’aie pas découvert quelques-uns de vos secrets ? Et pensez-vous que Mariette ait pu s’empêcher de me dire d’un air triomphant : Miss Portman n’est pas allée à Oakly-Park pour rien ; elle a fait la conquête de M. Vincent, un Américain, le pupille de M. Percival, l’homme le plus beau, le plus riche qu’on ait jamais vu. — Je fus charmée d’apprendre cette nouvelle ; car je croyais être sûre que jamais vous ne penseriez sérieusement à l’épouser.

— Mais de quoi mylady était-elle charmée alors ?

De quoi, ma chère ? Que vous êtes novice ! Votre tante Stanhope vous renierait pour cette seule question. Ne voyez-vous pas clairement que, si vous rendez Clarence Hervey tout-à-fait jaloux, quels que puissent être les obstacles qui l’empêchent de s’unir à vous, il déclarera qu’il vous aime passionnément. Je ne me ferais aucun scrupule de le pousser à cette extrémité, persuadée que ce serait pour son bien : sir Philip Baddely n’était point un homme à craindre ; mais M. Vincent est un rival redoutable.

— Pourriez-vous croire, mylady, que je pusse tromper M. Vincent d’une manière aussi perfide ?

— Vous savez que pour la guerre et pour l’amour toutes les ruses sont permises ; — mais vous prenez la chose trop sérieusement, je n’ose plus rien dire. — Me permettrez-vous cependant de vous demander — si vous êtes irrévocablement engagée avec M. Vincent ?

— Non : j’ai eu la prudence d’écarter toute idée de promesses, d’engagemens.

Eh bien, interrompit lady Delacour, je vous en remercie ; — tout peut encore bien tourner. Prenez ces lettres, emportez les dans votre chambre, lisez et relisez-les ; et souvenez-vous bien, ma chère Bélinde, que vous n’êtes pas de ces femmes à qui un mariage de convenance puisse donner le bonheur.

Miss Portman raconta en peu de mots à mylady ce qui s’était passé entre elle et lady Percival : elle avoua que tous les raisonnemens de M. Percival et de M. Vincent sur un premier amour l’avaient empêchée de rejeter tout-à-fait les soins de M. Vincent, et qu’elle avait même fini par croire qu’il était dangereux de se livrer à l’espoir d’un bonheur imaginaire, impossible à réaliser, et qu’il valait mieux se consoler d’un amour malheureux par une amitié vraie et tendre.

Les souvenirs que miss Portman réveillait dans le cœur de lady Delacour la firent soupirer amèrement : elle pria Bélinde de la laisser seule. Celle-ci la quitta, et se retira chez elle pour lire les lettres de Clarence Hervey. Elles lui donnèrent encore une plus haute opinion, non-seulement de son esprit, mais même de ses principes. Elle vit qu’il avait employé tout son esprit, toute son adresse, à ramener lady Delacour aux sentimens qui devaient la rendre heureuse, et qui devaient exciter l’admiration, et lui mériter l’estime de tous les gens vertueux. Elle y découvrit avec plaisir que Clarence, loin de profiter pour son propre avantage de l’empire qu’il pouvait avoir sur l’esprit de lady Delacour, ne se servait de son habileté que pour lui faire chérir et son époux et sa fille. Il exprimait tous ses regrets sur l’absence de miss Portman, et il lui faisait sentir vivement tout le prix d’une amie aussi rare. Lorsqu’il parlait de Bélinde, il y avait de l’embarras dans ses expressions, mais jamais rien qui ressemblât à de l’amour. Il détaillait ses nombreux projets, et les plans romanesques qu’il avait formés depuis sa première jeunesse, et lui racontait comment ils s’étaient évanouis. Il finissait par dire, après avoir passé de la gaieté la plus vraie à la philosophie la plus sérieuse :

« Mon ami le docteur X. divise le genre humain en trois classes : ceux qui s’instruisent d’après l’expérience des autres, — ce sont les hommes heureux ; — ceux qui s’instruisent d’après leur propre expérience, — ceux-là sont sages ; — et enfin, ceux qui ne s’instruisent ni d’après leur propre expérience, ni d’après celle d’autrui, — ceux-là sont les fous. — Cette dernière classe est la plus nombreuse. Je suis content, ajoutait Clarence, d’être de la seconde. Peut-être direz-vous que c’est parce que je ne peux pas être de la première. Et cependant, s’il était en mon pouvoir de changer, je ne le voudrais pas. N’allez pas m’accuser de vanité ; mais je pense que ceux qui sont sages d’après leur propre expérience sont plus capables d’obtenir le bonheur et plus sûrs d’acquérir la vertu ; car il est évident que les premiers ont besoin de voir courir aux autres les dangers auxquels nous nous exposons volontairement. C’est à nos dépens qu’ils s’instruisent ; mais leurs progrès sont moins prompts et moins directs que les nôtres. Il y a peut-être plus de prudence à voir de loin le combat ; mais je trouve que cette position est aussi peu desirable que peu honorable. — Faites-moi donc taire, mylady ! Que je suis insensé de croire qu’en mêlant ainsi l’esprit militaire à la philosophie, et en parlant de boucliers et de combats, je pourrai plaire à une belle et jolie femme !

« Notre ami le docteur X. rirait de mon système et de mon choix ; il me demanderait si le vrai but de la philosophie est de faire des expériences ou d’être heureux. Quelle réponse pourrais-je lui faire ? Je vous avoue que je n’en ai aucune de prête : le bon sens me condamne, et mon propre sentiment même réfute mon système. Je paierai bien cher de telles expériences. Sois grand homme et sois malheureux ; telle est, je crois, la loi de la nature, ou plutôt le décret du monde. Mylady ne lira pas ceci sans penser que je me crois un grand homme ; et, comme je déteste l’hypocrisie encore plus que la vanité, je ne chercherai pas à détruire votre idée. Quoi qu’il en soit, je vous dirai sérieusement que tout gai que je parais être, je suis dans un beau chemin pour marcher au malheur, comme si j’étais en effet le plus grand homme de l’Europe. Je suis, etc.

Clarence Hervey. »

P. S. Ne pouvons-nous espérer de voir miss Portman à Londres cet hiver ?

Quoique lady Delacour fût fatiguée de son entrevue avec miss Portman, elle se leva vers le soir pour écrire à M. Hervey. Elle aimait tendrement Bélinde, elle s’intéressait vivement à son bonheur, et elle était bien sûre qu’il dépendait de son union avec Clarence. — Lady Delacour avait la meilleure opinion de M. Hervey, et la plus sincère amitié pour lui. Elle croyait que Bélinde seule pouvait le rendre heureux. Elle trouvait du mérite à diminuer la foule de ses admirateurs ; et d’ailleurs, elle était peut-être un peu jalouse de l’empire que lady Anne avait acquis sur l’esprit de Bélinde. Pour rendre justice à lady Delacour, il faut dire qu’elle prit dans sa lettre le plus grand soin de ne pas compromettre son amie. Elle écrivit à Clarence avec cet art qu’elle possédait si bien. Elle commençait par railler M. Hervey sur son génie mélancolique, et lui prescrivait, comme un remède sûr pour les maladies imaginaires, le bonheur de la vie domestique, qu’il peignait avec tant d’énergie.

« Précepte commence, exemple achève, disait-elle ; vous ne me verrez jamais être la femme comme il y en a peu, jusqu’à ce que vous soyez le bon mari. Bélinde est revenue d’Oakly-Park aussi fraîche, aussi jolie, aussi gaie que jamais. On voit que son cœur et sa tête sont bien remplis. M. Percival et lady Anne se sont emparés de la tête par le droit que leur donne la raison et l’amitié ; et M. Vincent, leur pupille, s’est promis de prendre son cœur par droit de conquête. Il est assez avancé dans son projet. Autant que je puis le comprendre, (car je ne l’ai pas vu) il me semble que le futur est digne de ma Bélinde. À une beauté telle qu’un héros de roman peut la desirer, il joint une ame pure, un cœur honnête, sans tache, sans faiblesse, excepté celle d’être éperdument amoureux, faiblesse que les femmes préfèrent ordinairement à la philosophie d’un stoïcien. — À propos de philosophie, nous pouvons croire que M. Vincent, ayant été élevé par M. Percival, est de la classe de ceux qui s’instruisent d’après l’expérience des autres, et par conséquent nous devons penser qu’il doit être un homme heureux. Suivant la manière de juger de mistriss Stanhope, il est vraiment heureux ; car il a une immense fortune. Nous savons que cela seul n’est pas capable de faire la moindre impression sur l’esprit de sa nièce ; mais ce qui est tout pour Bélinde, c’est l’opinion de lady Anne et de son mari. Depuis le temps qu’elle est avec eux, leur empire sur son esprit ressemble à l’autorité paternelle ; je crois que je serai obligée de mettre l’épée dans la balance pour qu’elle penche de mon côté.

« Si vous pouvez terminer vos descriptions poétiques des tours pittoresques et des vieux châteaux du Dorset-Shire avant les ides de novembre, hâtez-vous de revenir, mon cher Clarence, pour assister aux noces de Bélinde. — N’oubliez pas ma commission auprès de l’ange du Dorset-Shire. — Que l’amour vous ait en sa digne garde ! — ou n’espérez plus un regard de votre sincère admiratrice et de votre amie,

T. C. H. Delacour. »

P. S. Remarquez, mon cher monsieur, que je ne suis pas aussi pressée d’avoir à vous féliciter sur votre mariage, que si vous étiez un autre M. Hervey. Ceci soit dit sans vous donner trop de vanité ; mais, sur cent femmes que j’ai vues dignes d’être vos maîtresses, je n’en ai pas connu plus d’une digne d’être votre femme. Prenez donc garde au choix que vous ferez, car c’est alors que vous seriez dans un beau chemin pour marcher au malheur.

Dès que lady Delacour eut fini sa lettre, elle la remit à Mariette pour qu’on l’envoyât sur-le-champ à la poste : elle espérait que Clarence Hervey partirait pour Londres aussitôt qu’il l’aurait reçue. Elle était fatiguée de sa journée, elle s’endormit ; on n’entra chez elle que le lendemain vers l’heure du dîner.

Miss Portman lui rapporta les lettres de M. Hervey. Lady Delacour ne fut pas contente de l’air froid avec lequel Bélinde loua le style et l’esprit de Clarence. Elle lui dit :

Je vois qu’ils ont fait de vous, à Oakly-Park, un vrai philosophe. — Vous avez bien profité de leurs principes, de ne jamais admirer. Faut-il éteindre ainsi le flambeau de l’amour à l’autel de la raison ?

Il vaut mieux l’y éteindre que de l’y allumer, répondit Bélinde. — Comment avez-vous passé la nuit ? Occupons-nous plutôt de votre santé que de l’amour et de son flambeau.

— Je vous remercie, ma chère ; mais mon intérêt pour vous m’empêche de penser à moi. — Puis-je vous demander pourquoi votre preux chevalier ne vous a pas suivie à Londres.

M. Vincent ? — Il savait que je venais pour soigner mylady, et je lui dis que vous ne pourriez le recevoir. Je lui ai promis de retourner à Oakly-Park quand je le pourrais.

Lady Delacour soupira. Elle ouvrit les lettres de Clarence l’une après l’autre, et comme sans savoir ce qu’elle y cherchait. Lord Delacour entra chez elle en ce moment : il avait été absent depuis le matin de la veille, et il paraissait très-fatigué. Il demanda, d’un ton inquiet, des nouvelles de mylady. Elle était piquée de ce qu’il l’avait quittée pendant aussi long-temps ; elle se contenta de faire une inclinaison de tête, et elle continua de lire.

Lord Delacour regarda les lettres, et reconnut l’écriture d’Hervey : il changea de visage, balbutia quelques lieux communs, et se jeta dans un fauteuil, en jurant qu’il était fatigué à la mort ; que depuis la veille il avait fait à cheval au moins cinquante milles. Il ajouta, en murmurant, qu’il était bien fou de s’être donné tant de peine. —

Lady Delacour entendit cette phrase et ne répondit rien. Alors son mari sortit sa montre : cette ressource ne lui manquait jamais quand il était embarrassé. —

Il est temps que je parte, — j’arriverai tard chez Sudley.

Vous dînez donc chez lui ? reprit lady Delacour d’un air négligent.

— Oui, et j’espère que son bon vin de Bourgogne me remettra de mes fatigues ; car, ajouta-t-il en s’étendant, je n’en puis plus.

— Vous n’en pouvez plus ! nous pouvons donc être sûres que mistriss Luttridge n’est pas à Rantipole ? Rantipole, ma chère, dit-elle en se retournant vers miss Portman, est une maison de campagne de mistriss Henriette Freke, dans le comté de Kent. Quoique ce nom puisse vous paraître bizarre, je puis vous assurer qu’il a fait une grande fortune auprès de certaines personnes. — Je suis vraiment au désespoir, mylord, que vous ayez fait tant de chemin inutilement ; mais aussi pourquoi ne pas prendre des informations avant de partir ? J’ai peur, en vérité, que vous ne soyez obligé de regretter Champfort. Il fallait envoyer demander si mistriss Luttridge était à Rantipole.

Ma chère et bonne lady, reprit lord Delacour d’un ton de voix qui pénétra le cœur de mylady, pourquoi ne pas prendre de meilleures informations avant de me soupçonner d’être un sot et un menteur ? Ne vous ai-je pas promis hier de rompre avec mistriss Luttridge ? comment pouvez-vous penser que, le moment d’après, justement lorsque j’étais encore attendri, ému, effrayé de ce que j’avais vu, j’aie été capable de vous quitter pour aller voir mistriss Luttridge ou quelque femme que ce puisse être ?

Oh ! mylord, je vous demande pardon, s’écria lady Delacour tout émue.

Elle se leva, et courut embrasser son mari.

Vous avez raison de me demander pardon, répondit lord Delacour d’un ton de voix altéré, mais sans quitter son fauteuil.

— Vous avouerez cependant que vous m’avez abandonnée, mylord.

— Abandonnée ! je vous ai quittée pour chercher dans tous les environs une maison de campagne agréablement située, et qui pût vous convenir ; vous aurais-je quittée pour tout autre motif ?

Lady Delacour mit son bras sur l’épaule de mylord.

Je voudrais bien, lui dit-il, en regardant les lettres qu’elle avait encore à la main, que vous ne missiez pas ces papiers ambrés justement sous mon nez ; — vous savez que je déteste l’ambre.

— C’est vrai. Miss Portman, faites-moi le plaisir de serrer ces lettres dans le bureau, à moins que vos nerfs aussi ne puissent pas supporter l’ambre.

Quant à moi, dit mylord d’un ton brusque, je ne puis le souffrir ; j’aimerais mieux sentir l’huile de cette lampe.

Pendant que lord Delacour avait prononcé ces mots, lady Delacour s’était avancée nonchalamment vers miss Portman, qui essayait en vain d’ouvrir le secrétaire.

Attendez, ma chère, il y a un secret que je puis seule ouvrir.

Mylady, répondit Bélinde en lui rendant la clef, je ne puis ni vous aimer ni vous estimer, si vous vous conduisez ainsi avec mylord.

— Comment ! que voulez-vous dire ? — Cette serrure est forcée, je crois ?

— Vous m’entendez fort bien, mylady ; voyez dans quelle inquiétude vous l’avez jeté !

— Je vois et j’entends qu’il est jaloux, malgré tout ce qu’il sait ;c’est un fou. — Êtes-vous sûre que cette clef est celle que je vous ai donnée, Bélinde ?

Pouvez-vous l’accuser de folie, dit-elle, parce qu’il est plus jaloux de votre cœur que de votre personne ? Ah ! chère lady Delacour, si vous mettez quelque prix à mon amitié, à ma tendresse, faites-le sortir de cette inquiétude cruelle !

— Eh bien ! je ferai ce que vous desirez. — Mylord, voulez-vous nous dire ce qu’il y a de dérangé dans cette serrure ?

— Si elle est forcée, il faut envoyer chercher un serrurier ; je ne me pique pas de m’entendre à ouvrir les serrures, — les serrures à secret sur-tout.

Vous ne nous abandonnerez pas dans notre embarras, dit Bélinde en souriant. —

Vous avez peut-être besoin de lumière, dit lord Delacour en approchant la bougie à la main : — voyons, qu’y a-t-il à cette clef, mylady ? — Mais cependant il faut que je sorte ; j’arriverai trop tard chez lord Studley. — Comment voulez-vous que j’ouvre une serrure dont je ne connais pas le secret ?

Eh bien ! mylord, répondit mylady, je vais vous l’apprendre ce secret ; — c’est qu’il n’y en a point, — ni dans la serrure ni dans les lettres. — Prenez ces lettres, si vous pouvez supporter l’ambre, et lisez-les : — gardez-les jusqu’à ce qu’elles ne soient plus infectées de cette horrible odeur.

Lord Delacour pouvait à peine en croire ses yeux et ses oreilles ; il regardait lady Delacour pour voir s’il ne s’était pas trompé.

— J’ai peur que ces parfums ne vous portent à la tête, mylord.

N’ayez point cette crainte, s’écria-t-il en lui baisant tendrement la main. — Que cette complaisance est aimable !

Miss Portman nous prendra pour des vieux fous, dit-elle en essayant faiblement de retirer sa main. — Mais il me semble qu’elle est aussi simple que nous ; car je vois ses larmes couler.

Mylord, dit un domestique, vos chevaux sont mis.

Je donne au diable lord Studley et son vin de Bourgogne ; — je leur souhaite le bon jour pour aujourd’hui ; vous pouvez le lui dire de ma part.

Oui, mylord, dit le domestique.

Lord Delacour dîne chez lui ; on peut ôter les chevaux, ajouta lady Delacour. — Faites servir sur-le-champ. —

Il est impossible de dîner avec de tels convives dans l’état où je suis ; je vole faire un peu de toilette, dit-il en regardant ses bottes toutes crottées ; je serai prêt dans un moment.

Il sortit de la chambre avec une vivacité qu’on n’était pas accoutumé à lui voir.

Ô jour de merveilles ! s’écria lady Delacour, c’est incroyable, en vérité ! ce sera le jour des miracles, si nous pouvons le garder toute la soirée, sans le recours de lord Studley et de son vin : il faudra faire un peu de musique, ma chère Bélinde, et le prier de vous accompagner avec sa flûte ; — il est bon musicien. — Vous lui montrerez ce joli porte-feuille, plein de vos jolis dessins ; il a très-bon goût, il dessine bien. — Faites-lui raconter cette histoire des tableaux de lord Studley. Vous n’avez peut-être jamais remarqué, ma chère Bélinde, qu’il a de l’originalité dans l’esprit : il est vraiment très-aimable quand il veut, et…

Le dîner est servi, mylady.

C’est malheureux ! s’écria lady Delacour ; car je crois que, si l’on m’en eût donné le temps, j’étais en humeur de lui trouver tous les talens et toutes les perfections.

Il ne fallait pas à lord Delacour tant de frais pour lui faire passer une agréable soirée ; la harpe de Bélinde, le goût de lady Delacour, les dessins, tout concourut à le mettre à son aise. Il joua de la flûte, et il fut applaudi ; son histoire fit beaucoup rire ces dames ; il s’apperçut qu’il plaisait, son esprit en fut plus à son avantage. Enfin lady Delacour et miss Portman le trouvèrent très-aimable, et se promirent de recommencer quelquefois ce trio.