Bélinde (1801)
Traduction par Octave Gabriel de Ségur.
Maradan (Tome Ip. 204-222).


CHAPITRE X.

LE BOUDOIR MYSTÉRIEUX.


Accoutumé à l’étude de la nature humaine, le docteur X. avait acquis une étonnante sagacité pour juger des caractères. Malgré l’adresse avec laquelle lady Delacour cachait les motifs secrets de sa conduite, il découvrit promptement que sa haine pour mistriss Luttridge était sa passion dominante. Depuis neuf ans, l’état de guerre dans lequel elles vivaient avait exaspéré leurs caractères ; et elles ne négligeaient aucune occasion de manifester leur mutuelle antipathie.

Lady Delacour, accoutumée à l’admiration, à l’adoration du monde, était devenue difficile sur les louanges qu’on lui donnait, et elle n’était satisfaite qu’en paraissant toujours supérieure à sa rivale.

Mistriss Luttridge devait avoir des livrées et une voiture neuve pour le jour de la naissance du roi. Lady Delacour voulait l’effacer par sa magnificence ; et ce fut cette frivole ambition qui l’entraîna à accepter avec si peu de noblesse et les chevaux de mistriss Portman, et les deux cents guinées de Clarence Hervey.

Ce grand jour arriva enfin ; toute la matinée le triomphe de mylady fut complet, la toilette de mistriss Luttridge, son vis-à-vis, ses chevaux, furent entièrement éclipsés par ceux de lady Delacour. Sa joie et sa vanité étaient à leur comble. Elle attendit le bal du soir, en se promettant de nouveaux succès. Ma chère Bélinde, lui dit-elle en s’habillant, il est affreux de penser que vous ne puissiez pas venir avec moi ! — Aucun plaisir ne peut être pur dans ce monde ; mais cela aurait été trop charmant pour moi, de voir dans une même nuit la désolation de mistriss Luttridge, et le triomphe de ma Bélinde. Adieu, mon amour, un autre jour je serai plus heureuse. —

Après le départ de son amie, Bélinde se retira dans la bibliothèque, où elle s’occupa si agréablement, que ce fut avec surprise qu’elle entendit sonner minuit.

Est-il possible, s’écria-t-elle, que trois heures se soient écoulées si rapidement ? Combien je suis changée ! il y a six mois que manquer une fête eût été pour moi un vif chagrin. Il est singulier que, d’avoir passé un hiver avec la femme la plus dissipée de l’Angleterre, ait éteint mon goût pour la dissipation ; si je n’eusse pas connu tous les plaisirs du monde, mon imagination, en me les peignant trop en beau, me les aurait fait aimer peut-être toute ma vie. Ma propre expérience m’a convaincue que ce qu’on appelle la vie du monde, celle d’une femme à la mode, ne pourra jamais me rendre heureuse. — Le docteur X. — me disait l’autre jour qu’il me croyait faite pour un bonheur moins frivole, et il n’est point flatteur.

Bélinde était accoutumée à unir dans son esprit les noms de Clarence Hervey et de lady Delacour ; rarement elle les séparait. Elle réfléchissait au regard que Clarence lui avait lancé, après avoir déclaré à sir Philip Baddely qu’il ne quitterait jamais le docteur X. — lorsque Mariette entra précipitamment.

Ô miss Portman ! que devenir ? — Que faire ? — Milady ! — Ma pauvre maîtresse ! s’écria-t-elle.

Qu’est-il donc arrivé ? demanda Bélinde.

Ces chevaux, ces jeunes chevaux… — Oh ! je souhaiterais qu’elle ne les eût jamais vus. Ô ma pauvre maîtresse ! que sera-t-elle devenue ?

Bélinde fut quelques minutes avant de pouvoir obtenir de Mariette une parole intelligible.

Enfin, Mariette lui que lady Delacour ayant rencontré mistriss Luttridge, elle avait ordonné à son cocher de ne point lui céder le pas ; que mistriss Luttridge avait voulu s’opposer à son passage ; que les jeunes chevaux s’étaient emportés ; que les deux voitures s’étaient accrochées ; que celle de lady Delacour avait été renversée ; que M. Hervey était venu à son secours ; et qu’il la ramenait dans sa voiture.

Mais lady Delacour est-elle blessée ? demanda Bélinde.

Elle doit l’être, répondit Mariette en montrant son sein. Les domestiques assurent qu’elle n’a pas jeté un seul cri ; mais je connais son courage. — Dieu sait comme je l’avais priée de ne point se servir de ces maudits chevaux !

Ciel ! la voici, s’écria Bélinde en entendant le bruit d’une voiture : elle courut à la porte, et trouva lady Delacour entourée de tous ses gens dans le vestibule, et dans les plus effrayantes convulsions. Bélinde se fit jour auprès d’elle, et, rassemblant son courage, elle ordonna qu’on portât son amie dans son cabinet de toilette, et qu’on la laissât aux soins de Mariette. M. Hervey la suivit ; en chemin, elle revint à elle et s’écria :

De grace ! laissez-moi, je ne suis point blessée, je suis bien ; où est Mariette ? où est miss Portman ?

Nous sommes avec vous ; vous êtes dans votre appartement, lui répondit Bélinde : fiez-vous à moi, ajouta-t-elle avec fermeté : ne vous contraignez plus.

Lady Delacour garda le silence : elle souffrait beaucoup ; mais elle avait tellement pris l’habitude de retenir ses plaintes, qu’elle n’en laissait échapper aucune. L’effort qu’elle avait fait en se refusant de crier lui avait donné une attaque de nerfs.

Elle est blessée, j’en suis sûre ; elle ne s’en apperçoit pas, dit Clarence Hervey.

Je me suis seulement donné une entorse, répondit lady Delaçour ; ne soyez pas inquiet ; mais, je vous prie, laissez-moi seule avec Bélinde.

Qu’est-ce donc qui arriva ? s’écria lord Delacour en frappant à porte. Il était un peu échauffé, il sortait de table ; il ne pouvait comprendre tout ce qui s’était passé ; et, entendant la voix de Clarence, il força la porte malgré Champfort, en disant qu’il voulait voir sa femme. — Qu’est-ce que tout ceci, colonel Lawless ? dit-il en s’adressant à Clarence, (que, dans la confusion de ses idées, il confondait avec le premier objet de sa jalousie.) Vous êtes un vilain homme ! je vous connais.

Doucement, mylord, lui dit Bélinde, elle souffre beaucoup ; et elle arrêta le bras qui était levé sur Clarence. Elle le conduisit près de lady Delacour, en lui montrant l’enflure de sa cheville : lord Delacour aimait sa femme ; il fut ému, et demanda, à grands cris, qu’on apportât de l’eau d’arquebusade.

Lady Delacour resta couchée sur un sopha, se tordant les mains avec des mouvemens convulsifs, et gardant le silence. Mariette avait perdu la tête ; elle allait et venait, en disant : Je voudrais que nous fussions seules.

Avez-vous de l’eau d’arquebusade, Mariette ? répéta lord Delacour ; et il la suivit à la porte du boudoir.

Oh ! mylord, n’entrez pas, s’écrie Mariette, avec l’expression de la terreur et de l’embarras.

Tous les soupçons jaloux de lord Delacour se réveillèrent alors.

— Je veux entrer dans ce cabinet : quelqu’un y est-il caché ? — Je veux le voir.

Et poussant Mariette avec violence, il lui arracha la clef de la porte.

Lady Delacour jeta le cri le plus douloureux.

Mylord ! mylord ! —

Lord Delacour dit :

Bélinde, écoutez-moi. —

Dites-moi si elle n’a pas là un amant caché ?

— Non, non, non, répondit Bélinde avec indignation.

— Eh bien ! c’est donc un amant de miss Portman ? Je l’ai trouvé, je crois, ajouta lord Delacour.

Croyez ce qu’il vous plaira, mylord, répondit Bélinde vivement ; mais rendez-moi la clef. —

Clarence prit la clef des mains de lord Delacour, et, la remettant à Bélinde sans la regarder, il sortit aussitôt. Lord Delacour le suivit avec un rire moqueur. Mariette avait perdu la tête ; miss Portman ferma la porte à double tour, et revint à lady Delacour. Elle ouvrit bientôt les yeux, en demandant si elle était seule.

Oui, répondit Bélinde, en lui demandant si elle était blessée.

Ô quelle charmante personne vous êtes ! s’écria lady Delacour ; quelle fermeté ! quelle noblesse et quelle présence d’esprit ! Avez-vous la clef ?

Bélinde la lui montra, en répétant sa question. J’ai souffert cruellement, répondit lady Delacour ; mais je suis mieux, et peut être dormirais-je si j’étais couchée. En se déshabillant elle tressaillait continuellement, et répétait : Je serai mieux demain. Aussitôt qu’elle fut couchée, elle demanda que sa potion ordinaire de laudanum fût doublée ; tout ce qu’elle desirait étant de dormir, afin d’oublier le mal qu’elle ressentait au sein.

Allez vous coucher, Mariette, dit miss Portman, prenant de sa main tremblante la bouteille de laudanum, vous n’êtes pas en état de veiller.

Mariette était sincèrement attachée à sa maîtresse ; elle oubliait alors sa jalousie et son amour de dominer ; elle représenta à Bélinde qu’elle seule pouvait soigner mylady, si, comme tout l’annonçait, ses convulsions la reprenaient. Elle ajouta en pleurant qu’elle se reprochait d’avoir gardé si long-temps le secret de sa maîtresse ; que si elle avait vu un médecin à temps elle aurait été sauvée. Elle est perdue, ajouta-t-elle en fondant en larmes.

Lady Delacour demanda, d’un ton décidé, qu’on lui donnât sa potion.

Non, lui dit fermement miss Portman, Vous n’êtes pas en état de vous conduire vous-même. J’ignore ce qui convient à votre état ; mais il faut envoyer chercher un médecin.

Un médecin ! ah ! jamais ! jamais ! Rappelez-vous votre promesse, vous n’êtes point capable de me trahir.

Non, répondit Bélinde, je crois vous l’avoir assez prouvé ; mais c’est vous qui vous trahissez : après ce qui vous est arrivé, rien ne doit plus surprendre et faire naître le soupçon que de ne point envoyer chercher le médecin.

Je n’ai pas jeté un cri, répondit lady Delacour.

Mais vous vous êtes trouvée mal, reprit Bélinde ; vous voyez que Mariette n’est pas maîtresse d’elle-même : je ne puis répondre de conserver ma présence d’esprit ; mylord peut desirer de vous revoir.

Ne le craignez point, répondit lady Delacour ; dites-lui que j’ai besoin de me reposer, que j’ai défendu ma porte : donnez-moi mon laudanum, ma chère Bélinde, et ne me parlez plus de médecin.

C’est en vain que Bélinde aurait essayé de raisonner avec lady Delacour ; elle voulut employer la persuasion.

Par amitié pour moi, chère amie, lui dit-elle, envoyez chercher le docteur X. ; vous pouvez vous fier à sa probité.

Il est l’ami de Clarence ; c’est le dernier des hommes à qui je me confierais : s’il vient, je ne le verrai pas.

Alors, répondit Bélinde d’un air déterminé, demain je vous quitterai, et je retournerai à Bath.

Me quitter ! et votre promesse ?

Les circonstances sont changées ; je dois vous quitter si vous ne voulez pas voir le docteur X. —

Lady Delacour hésita ; elle demanda à Bélinde si elle pouvait se fier au docteur…

Je vous réponds de lui comme de moi-même, répondit Bélinde avec vivacité.

Eh bien, envoyez-le donc chercher, dit lady Delacour.

À peine eut-elle consenti, que Bélinde se hâta d’exécuter ses ordres ; Mariette respira, et vola donner les ordres nécessaires.

Dès que le domestique fut parti, lady Delacour se repentit du consentement qu’elle venait de donner ; tout ce qu’on put lui dire pour la calmer ne fit que l’irriter ; elle tomba dans un délire effrayant. Bélinde ne la quitta pas jusqu’à l’arrivée du docteur, et elle refusa constamment l’entrée de sa chambre aux domestiques, que ses cris attiraient.

Au bout de quatre heures, le docteur arriva enfin à la grande satisfaction de Bélinde. Il l’assura qu’il ne voyait aucun danger pour le moment, et il promit de garder fidellement le secret qui lui serait confié. Il attendit que lady Delacour fût devenue plus calme : la voyant endormie, il voulut la quitter ; Bélinde l’arrêta, et le retint.

Je veux vous consulter comme ami, lui dit-elle ; j’aurai une extrême reconnaissance si vous voulez m’assister de vos conseils. Je hais tout mystère ; mais j’ai promis à lady Delacour de garder son secret. La nuit dernière, pour tenir ma parole, je me suis livrée moi-même aux soupçons.

Elle raconta alors la scène qu’elle avait eue avec lord Delacour.

M. Hervey, continua Bélinde, a paru extrêmement surpris ; je serais désolée qu’à ses yeux ma réputation fût ternie, et je ne puis cependant lui donner d’explication sans trahir mon amie.

Est-il possible, s’écria le docteur, qu’une femme, par amour-propre, puisse exposer la réputation de son amie ? Ne parlez pas si haut, repartit Bélinde, prenez garde de l’éveiller ; la malheureuse lady Delacour doit plutôt exciter votre pitié que votre indignation : je vais vous conduire dans le boudoir mystérieux ; vous verrez, dit-elle en ouvrant la porte, que je n’ai rien à craindre.

Je n’ai pas besoin de preuve, répondit le docteur, j’admire votre conduite, et je vous suis malgré moi.

Il vit que ce cabinet était plutôt la retraite de la souffrance que le temple de l’amour. Il était près de huit heures lorsque le docteur rentra chez lui : Clarence l’y attendait ; il était très-agité, mais il s’efforçait de cacher son émotion.

Vous avez vu lady Delacour, dit-il ; est-elle blessée ? quel terrible accident !

Oui, dit le docteur ; elle a été plusieurs heures dans le délire ; mais elle est mieux, et je vais me coucher, à moins que vous n’ayez quelque chose d’intéressant à me dire : on croirait qu’il vous est arrivé quelque malheur.

Ah ! mon cher ami, répondit Hervey en lui prenant la main, je ne puis supporter vos plaisanteries ; je crains que Bélinde ne soit plus digne de mon estime ; je ne puis vous en dire davantage, je suis le plus malheureux de tous les hommes !

Vous voilà dans une sombre mélancolie, dit le docteur ; sur mon honneur, vous êtes digne d’être le héros d’un roman, vous prenez les choses bien vivement : mais pourquoi ne pas me dire le sujet de votre peine ? peut-être alors vous prouverais-je que vous avez plus de jalousie que de raison.

Vous vous trompez, s’écria Clarence ; personne ne fut jamais moins disposé à la jalousie que moi.

Pourquoi donc alors, sur le refus très-simple d’ouvrir une porte à un homme ivre, supposer…

Ciel ! interrompit Clarence avec joie, elle vous a parlé ! elle est donc innocente ?

Voilà un raisonnement bien juste ! Eh bien, répond le docteur, oui, mon ami, miss Portman m’a ouvert la porte de ce boudoir mystérieux ; mais, tant qu’elle et moi nous vivrons, nous ne pourrons vous en dévoiler le secret : tout ce dont je puis vous répondre, c’est que l’amour n’y entre pour rien. Songez bien que si la curiosité succède à la jalousie je n’aurai aucune pitié pour vous.

Vous me rendez le plus heureux des hommes.

Puissé-je aussi vous rendre le plus raisonnable, et vous voir digne d’entendre les louanges de votre Bélinde ! Elle m’a tellement ravi, que je desire…

Croyez-vous que je puisse la voir ?

Doucement ; vous oubliez qu’elle a veillé toute la nuit, et que lady Delacour est fort mal.

Clarence sentit la justesse de ces représentations ; il prit la plume pour écrire à Bélinde, et le docteur se jeta sur un fauteuil pour dormir.

Docteur, lui cria Clarence en déchirant la lettre qu’il venait de commencer, je veux attendre que lady Delacour soit mieux : d’ailleurs j’ai d’autres raisons pour ne point écrire à Bélinde.

D’autres raisons, repartit le docteur en se frottant les yeux.

Bon Dieu ! je crois que vous dormez.

Vous ne vous trompez pas, répondit le docteur en ouvrant une lettre qu’on lui apportait. Il serra la main de Clarence, lui dit qu’il était fâché de ne pouvoir pas l’écouter plus long-temps, mais qu’on venait le chercher pour un malade.

Adieu donc, lui dit Clarence ; mais souvenez-vous que j’ai besoin des conseils de votre amitié.

Si vous vous ennuyez de mon absence, écrivez-moi à Horton-Hall, à Cambridge, et de là je vous donnerai mes avis. En disant ces mots, le docteur le quitta.