Bélinde (1801)
Traduction par Octave Gabriel de Ségur.
Maradan (Tome Ip. 115-130).


CHAPITRE V


Lhistoire de lady Delacour, et la manière dont elle venait de la raconter, excitèrent tour-à-tour l’étonnement, la pitié, l’admiration et le mépris de Bélinde ; étonnement de sa légèreté, pitié pour ses malheurs, admiration pour ses talens, et mépris pour sa conduite. Elle pensa ensuite à la promesse qu’elle avait donnée à lady Delacour de ne pas l’abandonner à la merci de sa femme de chambre ; elle tremblait en réfléchissant à l’état cruel de mylady. — Sa gaieté affectée lui faisait peine à voir ; elle était effrayée de l’idée d’être sous la direction d’une femme qui n’avait pas su se diriger elle-même. Elle ne put s’empêcher de faire tacitement des reproches sévères à sa tante de l’avoir lancée dans le monde avec un pilote si peu sûr et si imprudent ; il lui paraissait évident que sa tante connaissait bien la conduite de lady Delacour ; et alors comment expliquer la sécurité avec laquelle elle l’avait placée auprès de mylady ? — Bélinde se forma des idées, des jugemens à elle pour la première fois de sa vie. — On fait un bien bon cours de morale, lorsqu’on a toujours devant ses yeux une victime de l’immoralité, de l’inconséquence et de la folie du monde. Les exemples des malheurs, ou le vice extrême, sont aussi puissans pour donner horreur du vice, que les exemples du vice triomphant, heureux et tranquille, sont pernicieux. — Bélinde sut profiter de ces grandes leçons.

Au premier abord, lady Delacour paraissait être la plus heureuse personne du monde ; mais ce bonheur s’évanouissait durant un examen plus approfondi. — Combien cependant elle était enviée ! — Mistriss Stanhope aurait été charmée, malgré les défauts, les vices même de lord Delacour, de voir sa fille unie à sa seigneurie ; mais les titres de vicomte, le rang de pair ne suffisaient pas à Bélinde pour former le bonheur. Si lady Delacour, disait-elle, avec tout son esprit, toutes ses graces, avec sa beauté, sa fortune et son rang, n’a pas pu trouver le bonheur dans une vie dissipée, pourquoi espérerai-je d’arriver à un autre but, en suivant le même chemin ?

Elle résolut d’imiter lady Delacour dans ses bons momens, et de suivre un autre plan de vie en général. Elle ne voulut dépenser que très-peu de chose pour sa toilette. — Elle avait à elle cent livres sterling de revenu : outre cela, sa tante, qui voulait qu’elle brillât à la cour, lui avait envoyé deux billets de cent livres sterling chacun.

Sa tante lui dirait qu’il serait temps de lui rendre ces deux cents guinées lorsqu’elle serait mariée ; ce qui ne pouvait beaucoup tarder, d’après tout le bien qu’on lui disait d’elle. — Ne m’oubliez pas, ajoutait mistriss Stanhope, auprès de mon ami Clarence Hervey ; — parlez-m’en donc dans votre première lettre. — Je viens de voir un homme qui m’a assuré qu’il avait dix mille livres sterling de rente.

Bélinde écrivait à sa tante le changement de ses projets, sans lui dire toutefois ce qui l’avait déterminée. Elle lui mandait qu’elle ne voulait pas toucher les deux cents livres sterling. Madame Franks entra au moment où elle allait envoyer sa lettre à la poste. Ce ne fut pas la vue des habits charmans de la marchande de modes qui fit changer ses résolutions, mais bien la raillerie piquante de lady Delacour.

Pourquoi, lui dit celle-ci, après avoir entendu tous ses raisonnemens sur l’indépendance, et sur l’économie qui pouvait seule la lui assurer, pourquoi tout cela ? Tous vos discours sont fort beaux ; mais, voulez-vous que je vous le traduise en bon français ? — vous avez été mortellement blessée des réflexions satiriques de quelques jeunes étourdis ; — Clarence Hervey est du nombre ; — et, au lieu de les punir, vous avez pris le sage et généreux parti de vous punir vous-même. — C’est fort bien raisonné : pour persuader à un jeune inconsidéré que vous ne pensez pas à l’attirer dans vos piéges, que vous n’avez aucun desir de toucher son cœur, et qu’il n’a et n’aura jamais d’influence sur votre manière d’être, vous vous déterminez, très-judicieusement, à la première leçon qu’il semble vouloir vous donner, à changer tout-à-fait votre toilette, vos manières et votre caractère, et à lui dire, aussi clairement que possible :

Vous voyez, monsieur, qu’un mot suffit au sage. — J’ai cru voir que vous n’aimiez pas les parures trop riches, et que la coquetterie ne vous plaisait pas ; comme je ne me parais, et comme je n’étais coquette que pour vous plaire, je vais donc laisser et pompons et coquetterie de côté, jusqu’à ce que j’aie réussi à trouver votre goût. — J’espère, monsieur, que vous devez être satisfait de la simplicité de mes manières. —

Croyez-moi, ma chère, Clarence Hervey se connaît en simplicité aussi bien que vous et moi. — Tout cela pourrait être bon s’il ne savait pas que vous avez entendu la conversation ; mais, comme il sait fort bien que c’est à vous-même que s’adressaient ses observations critiques sur la famille Stanhope, ne voyez-vous pas qu’il est impossible qu’il n’attribue pas un changement si subit à l’effet de ses remontrances, et par conséquent aux causes dont je viens de vous parler ? Laissez donc une telle conduite à votre tante Stanhope, ou bien à moi, et votre conscience sera toujours pure. — Allons, venez, et souvenez-vous qu’il faut être habillée raisonnablement pour aujourd’hui.

Lady Delacour choisit quelques parures, et mistriss Franks sortit. Clarence entra.

Ah ! bon jour, Clarence ; combien nous avons regretté de ne pas avoir au bal l’aimable serpent que nous y attendions !

Ces paroles rappelèrent à Clarence la conversation qu’il avait eue avec la prétendue lady Delacour chez lady Singleton, et l’embarrassèrent d’abord beaucoup. — Bélinde ne put s’en appercevoir ; elle alla vers le fond de la chambre regarder quelques morceaux de musique. Elle lut avec tant d’attention, qu’elle n’entendit ou parut n’entendre rien de la conversation de lady Delacour et de M. Hervey.

Au bout de quelques minutes, lady Delacour vint la trouver, et lui dit :

Miss Portman, je dois vous prier de faire le bonheur de M. Clarence Hervey. — Il est passionné pour la musique, — pour mon malheur ; car, dès qu’il voit ma harpe, il me fait les reproches les plus piquans sur ce que je l’ai abandonnée. — Il vient de me promettre que d’ici à un mois il ne m’ennuierait plus de ses lamentations, si vous aviez la bonté de nous jouer un petit air. — Je vous jure, Clarence que Bélinde pince à merveille de la harpe ; — elle va vous charmer. —

Mylady devrait ne pas me prodiguer des éloges dont M. Clarence Hervey sait que je n’ai pas besoin. — Vous savez bien, mylady, que miss Portman et ses perfections sont connues ; ignorez-vous qu’elles ont été annoncées comme on annonce de belles mousselines ?

Le ton dont ces paroles furent prononcées fit une grande impression sur Clarence, et il commença, dès ce moment, à croire qu’il était possible que la nièce de mistriss Stanhope ne fût pas aussi affectée qu’il le pensait.

Quoique sa tante l’ait vantée avec outrance, se dit-il, il ne faut pas la punir des fautes de sa tante ; étudions son caractère, et je la jugerai.

Quelques visites interrompirent ces réflexions ; mais leur effet n’en fut pas moins prompt. Plus il trouva Bélinde franche et naïve, plus il l’aima, et plus il s’efforça de lui plaire. Il fut gai, aimable et spirituel ; mais il vit avec peine que miss Portman, enjouée avec tout le monde, n’était froide et réservée qu’avec lui.

Il revint le lendemain de meilleure heure, afin de trouver ces dames seules ; malheureusement lady Delacour faisait sa toilette, et il ne put entrer. Il demanda à son amie Mariette où était miss Portman.

Elle ne sera pas présentée à la cour aujourd’hui, dit Mariette ; mistriss Franks n’a pas apporté son habit.

Sur les deux ou trois heures, il revint ; lady Delacour était partie. Et miss Bélinde ? Elle est aussi sortie. Clarence descend, et entend, pour son malheur, le son de la harpe de Bélinde. — Il sort, et se promène dans la place, jusqu’à ce qu’il voie paraître la voiture de lady Delacour. Il lui donne le bras pour sortir de sa voiture, et la conduit chez elle.

Pourrais-je obtenir de mylady une audience de quelques minutes, lorsqu’elle en aura le loisir ? —

Je n’ai jamais de temps à moi, repartit lady Delacour ; mais si vous avez quelque chose d’intéressant à me dire, comme je m’en doute bien, venez ce soir avant tout le monde, et attendez-moi patiemment dans le salon de musique, je pourrai alors vous accorder une audience particulière. — N’allez pas cependant appeler cela un rendez-vous.

Clarence Hervey ne manqua pas de se rendre le soir bien ayant l’heure indiquée. Il attendit.

Ne vous ai-je pas donné le temps de composer un beau discours ? dit en entrant lady Delacour ; mais faites-le cependant le moins long que vous pourrez, à moins que vous n’aimiez mieux qu’il soit entendu de miss Portman ; car elle doit descendre dans trois minutes.

Je vous dirai, en peu de mots, ma chère lady Delacour, que je voudrais faire ma paix avec miss Bélinde Portman. — Pouvez-vous, voulez-vous m’aider ? — Je suis fâché qu’elle ait entendu cette plate conversation de chez lady Singleton.

En êtes-vous vraiment fâché ?

Non, dit Clarence, je me réjouis, au contraire, de ce qu’elle ma donné lieu de changer l’idée que je m’étais précipitamment formée sur le caractère de miss Bélinde. — Je ne la crois plus, à présent, ni fausse, ni affectée. — Voulez-vous avoir la bonté, mylady, de lui dire, de ma part, combien je suis revenu de mon injustice, et combien je blâme ma témérité ?

De grace, répondit lady Delacour, apprenez-moi cela par cœur, car jamais je ne pourrai m’acquitter de votre commission. Mais, si vous voulez, je lui expliquerai vos sentimens à ma manière. — Ne pourrais-je pas lui dire de votre part :

Ma chère Bélinde,

Clarence Hervey m’a chargée de vous dire qu’il est convaincu que vous êtes un ange ?

Il me semble que le mot ange est si expressif, qu’il renferme tout ce qu’on peut desirer de part et d’autre.

Mais, dit Hervey, ne craignez-vous pas que miss Portman prenne cette déclaration pour une moquerie ?

Vous voudriez donc qu’elle la prît pour une chose sérieuse ? lui demanda lady Delacour en souriant : ah ! je ne savais pas encore cela.

Mais, mylady, vous êtes bien prompte à interpréter une plaisanterie ! À vous entendre, je vous prierais de faire à miss Portman une vraie déclaration d’amour ; et, pour suivre cette romanesque interprétation d’une simple politesse, ne faudrait-il pas que je me misse sur les rangs pour obtenir la main d’une jeune femme à qui je trouve seulement de la dignité dans l’esprit, et de la candeur dans le caractère ? — Au reste, je m’en rapporte absolument à votre discrétion.

Mais, reprit lady Delacour, vous avez peut-être aussi trop de confiance en ma discrétion, en me chargeant de la commission si délicate de dire à une jeune personne qui m’est confiée, qu’un jeune homme qui a fait profession d’être un de mes admirateurs est amoureux d’elle, et cependant ne prétend pas même donner l’idée de mariage.

Amoureux ! s’écria Clarence Hervey : en nommant miss Portman, je n’ai parlé que de mon estime et de mon admiration.

C’est assez, dit mylady, c’est assez de votre estime ; et miss Portman est libre, et vous aussi, je pense. — À propos, comment donc s’arrange, dans votre tête, votre estime et votre admiration pour Bélinde, avec l’admiration que vous avez pour lady Delacour ?

À merveille ! mylady, répondit Clarence ; car jamais il ne m’est venu à l’idée de comparer une jeune provinciale avec la charmante lady Delacour. — Il y a des gens d’esprit qui auraient peut-être pensé à épouser cette jeune personne ; mais mon heure n’est pas encore arrivée, Dieu merci.

Dieu merci est fort bien dit, Clarence ; car un homme marié est perdu pour le grand monde.

Pas toujours, reprit-il, et…

Un violent coup de marteau les avertit que la compagnie arrivait pour le concert.

Vous me promettez de faire ma paix avec miss Portman, n’est-ce pas, mylady ?

Oui, je ferai votre paix, et vous verrez encore Bélinde vous sourire, à condition toutefois… mais nous parlerons de cela une autre fois.

Non, non, à présent, mylady, dit Hervey en lui prenant la main ; — à quelle condition ? —

La voici. — Nous devons aller ensemble à la cour pour le jour de la naissance du roi, et nous voudrions avoir des chevaux un peu plus jolis que les miens. — Je sais que Bélinde desire secrètement, comme moi je desire ouvertement, d’avoir ceux que nous avons vus ensemble à Tattersals. Mon cher et tendre époux m’a dit fort poliment qu’il n’y fallait pas penser, — et cependant j’y pense toujours.

Mylady et miss Portman ne doivent pas former un vœu que je ne me fasse toujours un devoir de remplir. Puisse cette bagatelle, ajouta-t-il en lui baisant la main, ratifier mon traité de paix !

Quelle audace ! — mais ne voyez-vous pas tout le monde entrer ? s’écria lady Delacour en retirant doucement sa main. Cette feinte colère prouvait bien qu’elle n’était point fâchée que Clarence Hervey parût en public un de ses adorateurs. Elle venait d’éclaircir adroitement ses doutes sur les vrais sentimens d’Hervey pour Bélinde : elle était certaine qu’il ne pensait pas, pour le moment, à s’unir à miss Portman ; mais elle voyait bien aussi que, s’il fallait qu’il se mariât, ce serait avec Bélinde. — Comme tout cela ne dérangeait point ses projets, lady Delacour était contente.