Émile Bouillon (p. 25-43).

LES FABLIAUX


CHAPITRE PRÉLIMINAIRE

QU’EST-CE QU’UN FABLIAU ? — DÉNOMBREMENT, RÉPARTITION
CHRONOLOGIQUE ET GÉOGRAPHIQUE DES FABLIAUX.
I. La forme du mot : fabliau ou fableau ?

II. Définition du genre : Les fabliaux sont des contes à rire en vers ; dénombrement de nos contes fondé sur cette définition : leur opposition aux autres genres narratifs du moyen âge, lais, dits, romans, etc.

III. Qu’il s’est perdu beaucoup de fabliaux ; mais ceux qui nous sont parvenus représentent suffisamment le genre.

IV. Dates entre lesquelles ont fleuri les fabliaux : 1159-1340.

V. Essai de répartition géographique : que les fabliaux paraissent avoir surtout fleuri dans la région picarde.

I

En intitulant ce livre Les Fabliaux, je ne me dissimule pas l’excès de ma témérité[1]. Toute la jeune école romaniste dit fableau, comme elle dit trouveur. Quiconque ose écrire encore fabliau, trouvère, fait œuvre de réaction. Il est un profane, un schismatique tout au moins.

Certes, la seule forme française du mot est, en effet, fableau : cela n’est point discutable. Le représentant d’un diminutif de fabula (fabula ellus) doit donner fableau, comme bellus donne beau[2].

D’où vient donc la forme fabliau ? Elle appartient aux dialectes du Nord-Est[3] Les savants des derniers siècles, le président Fauchet, le comte de Caylus, ont trouvé cette forme dans des manuscrits picards et l’ont adoptée, sans se douter qu’elle fût dialectale. Leur erreur, déplorable, s’est perpétuée jusqu’à nos jours. Nous ne devrions pas plus dire fabliau que nous ne disons : biau, châtiau, tabliau. Fabliau est un provincialisme.

Les défenseurs de fableau ont donc pour eux la phonétique et la logique, comme tous les puristes. Mais ils ont contre eux, précisément, d’être des puristes. Nous pouvons déplorer qu’une forme inexacte ait ainsi fait fortune. Nous pouvons regretter d’être venus trop tard dans un monde trop vieux, et qui, depuis les temps lointains du président Claude Fauchet[4] et de Huet, évêque d’Avranches[5] dit fabliau ; — ou trop tôt, dans un monde trop jeune, qui ne dit pas encore fableau. Mais ceux qui soutiennent fableau ne doivent pas se dissimuler que, s’ils méritent peut-être la reconnaissance future de nos petits-neveux, ils affrontent assurément l’imperceptible sourire de nos contemporains. J’avoue n’avoir pas ce courage, pour défendre une cause si indifférente.

Il y a, d’ailleurs, ici, outre cette question de bon goût, une menue question de principe. Avons-nous donc le droit de réformer les mots mal constitués de notre langue ? Il nous déplaît de dire trouvère, alors que nous ne disons pas emperere ; mais nous ne sommes pas plus autorisés à dire trouveur que sereur, au lieu de sœur. De même pour notre mot : les anciens érudits l’ont pris à des manuscrits picards et n’ont pas eu tout à fait tort : la forme fabliau est en effet plus fréquente dans les manuscrits que sa concurrente, parce que la Picardie est la province qui paraît avoir le plus richement développé ce genre, et il est juste, en un sens, que la forme du mot conserve pour nous la marque de ce fait littéraire. — Vous dites que nous devons parler français en français, et non picard ? Mais il est aussi illogique de parler aujourd’hui vieux français que vieux picard ; si nous voulons parler français, ne disons ni fabliau ni fableau, mais conte à rire ; de même, ne disons ni trouvère ni trouveur, mais poète. Qu’est-ce donc, d’ailleurs, parler français, sinon suivre l’usage du grand nombre, quand il est approuvé par nos écrivains ? Les savants ont le droit, entre eux, de refaire un mot technique, un mot d’érudits, non connu du public, et qui ne fasse point partie du trésor commun de notre vocabulaire. Mais il n’en va pas ainsi pour le mot fabliau. Pas un lettré qui ne le connaisse ; pas un écrivain de notre siècle qui ne l’ait employé. C’est sous cette forme qu’on le connaît à l’étranger, et sous cette forme que Victor Hugo lui a fait l’honneur d’une rime :

Ici, sous chaque porte,
S’assied le fabliau,
Nain du foyer qui porte
Perruque in-folio…[6]

C’est donc l’un de ces mille et un mots à moitié réguliers dont toute langue foisonne, et contre lesquels il sied mal de se dresser en réformateurs. Telles, les expressions consacrées : l’esprit gaulois, le style gothique. Si impropres soient-elles, on ne peut s’en passer sans quelque gêne, partant sans quelque pédantisme. J’aime mieux Philippe le Bel que Philippe le Beau, Montaigne que Montagne, et je ne cesserai de prononcer violoncelle à la française que lorsque j’aurai entendu prononcer à l’italienne le mot vermicelle. Employer la forme fabliau, ce n’est pas, dites-vous, parler français ? Parler sans affectation, c’est pourtant, déjà, parler français.

Mais, plus que le mot, la chose importe. Sur quels poèmes les hommes du moyen âge appliquaient-ils cette étiquette fableau ou fabliau ? Il faut fonder notre étude sur une exacte définition. — Les fabliaux conservés représentent-ils suffisamment le genre ? — Comment sont-ils répartis dans le temps ? dans l’espace ?

Ce sont là les prolégomènes nécessaires de notre sujet.

II

Qu’est-ce qu’un fabliau ?

La notion n’en est pas très constante en dehors du cercle des purs médiévistes, et plus d’un lecteur, — et des plus lettrés, — attiré par le titre de ce livre, sera déçu, peut-être, à l’ouvrir. Il attend que je le ravisse au sein du beau monde romantique : car, dans l’usage courant de la langue, fabliau se dit de toute légende du moyen âge, gracieuse ou terrible, fantastique, plaisante ou sentimentale. Michelet, notamment, lui attribue sans cesse cette très générale acception. Cet abus du mot est ancien, puisqu’il remonte au président Claude Fauchet, qui écrivait en 1581. Depuis, les éditeurs successifs des poèmes du moyen âge l’ont accrédité : Barbazan en 1756[7], Legrand d’Aussy en 1779 et en 1789[8], Méon en 1808[9] et 1823[10], Jubinal en 1839 et 1842[11], ont réuni pêle-mêle, sous le même titre générique de Fabliaux, les poèmes les plus hétéroclites. « Miracles et contes dévots, chroniques historiques rimées, lais, petits romans d’aventure, débats, dits, pièces morales, tout ce qui se rencontrait d’ancien et de curieux sans être long a été publié par eux au hasard et en masse[12]. »

Dès que les critiques ont commencé à se débrouiller parmi les œuvres du moyen âge, ils ont pris garde que les poètes d’alors entendaient par fabliau non pas indistinctement toute légende, mais un genre littéraire très déterminé. Les définitions se sont donc précisées, depuis la magistrale étude de J. V. Le Clerc[13], jusqu’à la belle édition de MM. A. de Montaiglon et G. Raynaud[14]. — Comme ceux-ci se proposaient de publier tous les fabliaux et rien que des fabliaux, ils se soucièrent de fonder leur labeur sur une définition qui convînt à tout le défini et au seul défini. Leur concept du mot et de la chose, encore très incertain et flottant dans leurs premiers volumes, se précise dans les quatre derniers, où l’on ne trouve, en effet, sauf quelques cas douteux, que des fabliaux. Y trouve-t-on tous les fabliaux ? Oui, sauf de rares exceptions. Les quelques observations qui suivent — non plus que la dissertation spéciale de M. O. Pilz Sur le sens du mot fablel[15] — n’ajouteront donc rien à une définition acquise par nos devanciers, et d’ailleurs facile à donner. Elles ne changeront pas la physionomie de leur collection, mais en supprimeront quelques numéros, pour les remplacer par quelques autres.

L’erreur de la langue générale contemporaine qui entend par fabliau à peu près toute légende du moyen âge et l’embarras des romanistes pour déterminer exactement le sens ancien du mot sont deux effets d’une même cause : à savoir que les trouvères eux-mêmes en ont fait parfois un emploi indiscret et vague. Phénomène trop naturel en un temps qui, d’une part, ne se souciait guère de composer des poétiques, et qui, d’ailleurs, ne disposait que d’un choix de termes assez restreint, fable, lai, dit, roman, fabliau, miracle, pour désigner de nombreuses variétés de poèmes narratifs. De plus, tous ces genres se développent soudain, concurremment, vers le milieu du xiie siècle. Ils germent pêle-mêle, s’organisent, puis se différencient ; mais, avant qu’ils aient pris claire conscience d’eux-mêmes, ils se confondent dans une sorte d’indétermination. Tout genre connaît, à sa naissance, de pareilles hésitations. Qu’on se rappelle, par exemple, l’embarras des poètes du règne de Louis XIII pour distinguer, par des mots divers, les différents genres dramatiques, à l’époque où Corneille n’appliquait pas encore les règles « parce qu’il ne savait pas qu’il y en eût », et où il intitulait pareillement tragi-comédies, Clitandre et le Cid. Ajoutez que le mot fabliau qui, par étymologie, signifiait simplement court récit fictif, était né vague : d’où sa facilité à s’appliquer à des poèmes divers de ton et d’inspiration.

Pourtant une tradition s’établit vite, qui affecta exclusivement le mot à des poèmes d’un genre très spécial. Il nous est aisé de discerner quels ils sont : si, en effet, sur les 300 fables environ que nous a léguées le moyen âge, 4 seulement portent le titre de fabliaux si, pareillement, 7 dits seulement sur 300 sont qualifiés de fabliaux, c’est que cette étiquette est indûment appliquée à ces 4 fables, à ces 7 dits, et l’on doit les exclure d’un dénombrement des fabliaux[16]. Si, au contraire, cinquante poèmes portent ce nom, qui toua répondent à peu près au type du Vilain Mire, c’est que tous les poèmes analogues doivent être appelés fabliaux.

On arrive ainsi à cette simple définition :

Les fabliaux sont des contes à rire en vers.

Elle est un peu étroite : elle ne convient pas à quelques rares poèmes, à certains, par exemple, qui sont plutôt des nouvelles sentimentales, et que les trouvères nommaient pourtant des fabliaux. Mais, sous la réserve des quelques éclaircissements que voici, elle suffit. Elle nous rend possible cette tâche minutieuse et nécessaire, qui est le dénombrement exact de notre collection de fabliaux.

1o  Les fabliaux[17], disons-nous d’abord, sont des contes.

Ce qui les constitue essentiellement, c’est le récit. Il faut donc exclure tous les poèmes qui ne contiennent pas la moindre historiette, et, de ce chef, nous supprimerons de la collection de MM. de Montaiglon et Raynaud dix poèmes qui sont des satires, des lieux communs moraux, des éloges de corps de métier, des tableaux de mœurs : toutes ces pièces rentrent dans la catégorie, assez mal définie, des dits[18]. Mais la limite est parfois indécise entre les dits et les fabliaux. Le Valet qui d’aise a malaise se met, par exemple, est-il un conte très faible ou un excellent tableau de mœurs[19] ? L’un et l’autre. Il sera bon de respecter l’indécision même des trouvères, et de marquer, en accueillant ce poème dans notre collection, comment les fabliaux peuvent confiner à des genres divers.

Les fabliaux sont des contes : ils étaient narrés et non chantés. Il faudra, par suite, supprimer de la collection Montaiglon la Châtelaine de Saint-Gilles[20], qui aurait mieux trouvé sa place parmi les chansons de mal mariées réunies par Bartsch[21].

Faut-il donc en exclure, pour la même raison, le Prêtre qui fut mis au lardier[22] ? Cette spirituelle piécette est rimée sous forme strophique, et le poète l’appelle lui-même « une chanson[23] ». Mais nous serions fort en peine de lui trouver sa place parmi des poèmes similaires, dans un genre lyrique quelconque. Au rebours de la Châtelaine de Saint-Gilles, elle ne rentre dans aucun groupe de chansons connu, mais procède, par contre, de la même inspiration que les fabliaux. — Accueillons-la donc comme l’unique spécimen d’une variété rare du genre : le fabliau chanté. Un jongleur s’est amusé à chanter sur sa vielle, peut-être sur un mode parodique et bouffon, un fabliau ; c’est une fantaisie qui a dû se renouveler plus d’une fois.

Les fabliaux sont des contes : ce qui implique une certaine brièveté : le plus court a 18 vers[24] ; le plus long, près de 1.200[25]. En général, ils comptent de 300 à 400 vers octosyllabiques. Par cette brièveté, ils s’opposent, dans la terminologie, du XIIIe siècle, aux romans[26] Mais combien faut-il de vers pour qu’un long fabliau devienne un court roman, ou pour qu’un court roman devienne un long fabliau ? Comme il est malaisé d’en juger, les critiques disputent s’il faut dire le roman de Trubert ou le fabliau de Trubert. Pourtant, une différence plus interne sépare le fabliau du roman. Le fabliau n’a point, comme le roman, l’allure biographique. Il prend ses héros au début de l’unique aventure qui les met en scène et les abandonne au moment où cette aventure finit. Par là, il semble donc bien qu’il y ait quelque inexactitude à ranger Richeut et Trubert parmi les fabliaux. Nous recevrons cependant ces poèmes dans notre liste, non comme des fabliaux proprement dits, mais comme les uniques représentants d’un sous-genre très voisin et plus prochement apparenté aux fabliaux qu’à nul autre genre.

2o  Les fabliaux sont des contes à rire.

Comme tels, ils ont comme synonymes non techniques dans la langue des jongleurs les mots : bourde, trufe, risée, gabet. Ils s’opposent aux miracles ou contes dévots, aux dits moraux, aux lais. — Ils s’opposent aux miracles, en ce qu’ils excluent tout élément religieux, aux dits moraux en ce que l’intention édifiante y est nulle ou subordonnée au rire, aux lais en ce qu’ils répugnent à l’extrême sentimentalité et au surnaturel.

Mais, ici encore et surtout, la transition de chacun de ces genres aux fabliaux est presque insensible : tel poème est-il un fabliau ou un conte dévot ? Pour en décider, il faut y appliquer « l’esprit de finesse », et c’est pourquoi il sera sans doute toujours impossible de dresser une liste de fabliaux par laquelle on satisfasse tout le monde et son critique. Mais, encore une fois, l’indécision même des trouvères est un fait littéraire qu’il faut respecter, et le souci d’une définition très précise ne doit pas nous porter à l’exclusivisme.

D’abord, les fabliaux ne sont pas des contes dévots : c’est-à-dire qu’il faut éliminer de la collection Montaiglon-Raynaud, malgré leur forme semi-plaisante, les récits miraculeux de Martin Hapart[27] et du Vilain qui dona son ame au diable[28] ; de même, de l’énumération de M. G. Paris[29], la Cour de Paradis, cet étrange et charmant poème où les saints, les apôtres, les martyrs, les veuves et les vierges dansent aux chansons[30]. — Dans ces pièces, l’intention pieuse des poètes est évidente : ils seraient fort scandalisés de retrouver leurs édifiants poèmes en la compagnie des Braies au cordelier, et réclameraient de préférence le voisinage du Miracle de Théophile et de la Vie Sainte Elysabel. — Ce n’est pas que la seule présence du bon Dieu et des saints dans les fabliaux les transforme aussitôt en légendes pieuses et, contrairement à l’opinion de M. Pilz, la plaisante aventure des Lecheors[31] figure fort bien dans la collection Raynaud auprès des contes irrévérencieux de Saint Pierre et du Jongleur, des Quatre Souhaits Saint Martin, et du Vilain qui conquist Paradis par plaid.

De même les fabliaux ne sont point des dits moraux ; mais ce n’est pas dire qu’ils doivent nécessairement être immoraux ; et, sans perdre leur caractère de contes plaisants, ils peuvent confiner à ce genre voisin et distinct : tels sont les fabliaux de la Housse partie, de la Bourse pleine de sens, de la Folle largesse. En cas d’indécision, nous devons nous poser cette question : si le trouvère a voulu plutôt faire œuvre de conteur, ou de moraliste ; s’il a été attiré vers son sujet par le conte, qui l’amusait, ou s’il a, au contraire, imaginé le conte pour la moralité. C’est ainsi que nous écarterons de notre collection le dit de la Dent[32]Le roi d’Angleterre et le Jongleur d’Ely est à la limite des deux genres.

Enfin, les fabliaux, qui sont des contes à rire, s’opposent aux lais, qui sont des légendes d’amour, souvent d’origine celtique et mêlées de surnaturel. Mais, dans la terminologie des jongleurs, les deux mots empiètent souvent l’un sur l’autre, et c’est ici surtout que le départ est délicat entre les genres. MM. de Montaiglon et Raynaud me paraissent avoir saisi la différence avec infiniment de justesse littéraire.

D’abord, il est certains récits que les jongleurs appellent des lais : lai d’Aristote, lai de l’Epervier, lai du Cort mantel[33] lai d’Auherée[34] et qui sont de simples contes à rire, mais narrés avec plus de finesse, de décence, de souci artistique. Pourquoi les jongleurs ne les appellent-ils pas des fabliaux ? Parce que le mot s’était sali à force de désigner tant de vilenies grivoises ; il leur répugnait de l’appliquer à leurs contes élégants, et le nom de lai, qui avait pris un sens assez vague[35], mais s’appliquait toujours à des poèmes de bon ton, leur convenait à merveille. Ces contes sont des fabliaux plus aristocratiques, des fabliaux pourtant.

Mais il reste dans la collection Montaiglon-Raynaud quelques contes plus élégants encore, le Chevalier qui recouvra l’amour de sa dame, le Vair palefroi, Guillaume au faucon, les Trois chevaliers et le chainse. De ces quatre contes, Guillaume au faucon est le seul à qui le nom de conte à rire convienne encore vaguement ; mais il ne peut s’appliquer aucunement aux trois autres, notamment au conte du Chainse, qui est une légende d’amour tragique. Exclurons-nous ces quatre contes de notre collection ? ou modifierons-nous, pour eux quatre, notre définition du mot fabliau, un peu étroite ? Dirons-nous, par exemple, que les fabliaux sont des contes à rire en vers, et, parfois, des nouvelles sentimentales ? Je crois qu’il est bon de retenir ces rares contes sentimentaux, pour montrer que des transitions insensibles nous mènent du fabliau au lai, de l’obscène conte de Jonglet au noble récit du Vair palefroi.

3o  Les fabliaux sont des contes à rire en vers.

Le mot désigne toujours les contes, en tant qu’ils sont parvenus à la forme littéraire, rimée par un poète. Par là, ils s’opposent aux mots conte, œuvre, fable, matière, aventure, qui désignent le sujet brut du conte. Le fabliau est l’œuvre d’art pour laquelle la 'matière, l’aventure, etc., ont fourni les matériaux. Un poète nous le dit, entre vingt autres : de même qu’on fait des notes les airs de musique, et des draps les chausses et les chaussons, de même

Des fables fait on les fabliaus[36].

On pourrait, dans ce vers, remplacer le mot fable par l’un quelconque des mots conte[37], aventure[38], matière[39].

On arrive ainsi à une détermination suffisamment nette du mot et de la chose : les fabliaux sont des contes à rire en vers [40] ; ils sont destinés à la récitation publique ; jamais, ou presque jamais, au chant ; ils confinent parfois soit au dit moral, mais l’intention plaisante y domine ; soit à la légende sentimentale et chevaleresque, mais ils se passent toujours dans les limites du vraisemblable et excluent tout surnaturel.

On trouvera aux appendices la liste des contes que nous étudierons, en vertu de cette définition. Je propose d’adjoindre six fabliaux à la collection de MM. de Montaiglon et Raynaud, et d’en supprimer seize poèmes : les savants éditeurs seraient, j’imagine, disposés aujourd’hui à concéder la majeure partie de ces suppressions. Tel lecteur pourra ajouter cinq ou six contes, tel autre en supprimer cinq ou six autres. On le voit : le désaccord ne pourrait porter que sur un nombre infime de contes.

III

La liste que nous dressons comprend, au total, 147 fabliaux. C’est peu pour représenter le genre. Mais nous en avons assurément perdu un très grand nombre.

Pour se figurer l’importance de ce naufrage, qu’on se rappelle l’histoire du recueil de farces dit du British Museum[41]. Dans un grenier de Berlin, vers 1840, on a retrouvé un vieux volume,

relié en parchemin, imprimé en caractères gothiques. C’était un recueil factice de soixante et une farces ou moralités françaises du xvie siècle. Or, cinquante-sept de ces pièces ne nous sont connues que par cet unique exemplaire. Ainsi, un siècle environ après l’invention de l’imprimerie, notre répertoire comique était si peu à l’abri de la destruction que ce qui nous en reste serait diminué du quart, s’il n’avait plu à quelque amateur, à un bon Brandebourgeois peut-être, de passage à Paris vers lois, de collectionner des farces françaises. Et les manuscrits du xiiie siècle sont presque aussi rares que les plaquettes gothiques du xvie !

Une observation très simple et plus directe nous donnera une juste idée du grand nombre de fabliaux qui ont disparu. Sur nos 147 fabliaux, 92 sont anonymes ; les 55 autres portent le nom de trente auteurs différents, ou environ[42], ce qui attribue à chacun deux pièces en moyenne. On peut donc conjecturer, par analogie, que les 92 fabliaux anonymes sont l’œuvre de 40 autres poètes. Notre recueil de fabliaux représenterait donc une part de l’œuvre collective de 75 poètes environ. Remarquons que la plupart d’entre eux étaient des jongleurs de profession, qui vivaient des contes qu’ils composaient et récitaient. En supposant que chacun ait, pendant tout le cours de sa vie, composé 12 fabliaux seulement, l’œuvre des 75 trouvères comprendrait un millier de pièces : et voilà notre collection sextuplée. Or, il faudrait considérer non pas seulement 75 trouvères, mais, au moins, le double.

Il a donc péri un nombre de fabliaux difficilement appréciable, mais très grand. Un trouvère, Henri d’Andeli, nous donne un renseignement curieux : écrivant un grave dit historique, il nous fait remarquer que — ce poème n’étant pas un fabliau — il l’écrit sur du parchemin, et non sur des tablettes de cire[43]. Aussi n’avons-nous conservé d’Henri d’Andeli qu’un seul fabliau, charmant d’ailleurs, et s’il nous est parvenu, c’est miracle. On n’estimait pas que ces amusettes valussent un feuillet de parchemin.

Pourtant — ceci est plus surprenant — certaines inductions nous permettent de croire que, si nous possédons seulement l’infime minorité des fabliaux, nous en avons pourtant l’essentiel. Une sorte de justice distributive a guidé le hasard dans son œuvre de destruction. Elle nous a conservé ceux que le moyen âge reconnaissait pour les plus accomplis. Voici sur quoi se fonde cette conjecture : parmi les allusions nombreuses à des contes alors célèbres que l’on rencontre chez les divers écrivains du moyen âge, un très petit nombre se réfèrent à des fabliaux perdus[44] ; presque toutes nous rappellent des fabliaux de notre collection. — Par exemple, Jehan Bedel nous dit qu’il a composé sept fabliaux[45] : nous les possédons en effet tous les sept. — L’auteur du roman d’Eustache le moine nomme des voleurs célèbres : Barat, Travers, Haimet[46] : or, vous trouverez dans notre collection le fabliau de Barat, de Travers et de Haimet[47]. — Deux jongleurs, en un plaisant dialogue[48], énumèrent les pièces les plus remarquables de leur répertoire, et dans le nombre, sept fabliaux : or, vous pourrez lire, dans le recueil de MM. de Montaiglon et Raynaud, ces sept fabliaux. — Le fait le plus significatif est que nos 147 poèmes ne sont pas 147 contes distincts, mais que plusieurs sont des doublets d’autres fabliaux également conservés, et que tel de ces pauvres poèmes reparaît deux, trois, quatre fois remanié[49], tout comme une noble chanson de geste. On peut conclure de ces menues observations que notre collection, si mutilée soit-elle, représente excellemment le genre ; fait aisément explicable, si l’on songe que les manuscrits des fabliaux ne sont pas, en général, des manuscrits de jongleurs compilés au hasard, mais de véritables collections d’amateurs, à la formation desquelles un certain choix a présidé. Il convient pourtant de faire cette importante réserve : ces collections représentent excellemment le genre, mais à un moment déjà tardif de son développement. On n’a songé qu’assez tard à réunir des fabliaux, tout comme les contes qui couraient sur Renart et Ysengrin : les plus archaïques ont péri presque tous.

IV

À quelle époque a fleuri le genre littéraire des fabliaux ? Il est très facile de le déterminer.

Le plus ancien fabliau qui nous soit parvenu est celui de Richeut il est daté de 1159[50]. Les plus récents sont de Jean de Condé, qui mourut vers 1340.

Ce sont, bien probablement, les dates extrêmes qui marquent la naissance et la mort de ce genre.

En effet, Richeut est, sans doute, l’un des plus anciens fabliaux qui aient été rimes. Non que le haut moyen âge ait ignoré les contes ; mais ils vivaient de l’obscure vie populaire, comme les contes de fées qui, eux, ne parvinrent que rarement alors à la littérature. La mode de les rimer ne vint qu’au xiie siècle, et le genre devait être, en 1159, très voisin de sa naissance. Il n’est pas encore asservi à des normes : Richeut est écrit dans un mètre difficile ; le genre n’a pas adopté jusqu’alors ces petits octosyllabes à rimes plates, ce vers familier à tous nos conteurs légers, de Rutebeuf à La Fontaine et à Musset, si cher aux poètes médiocres. De plus, l’auteur de Richeut ne semble pas encore avoir de mot pour nommer son poème : tel Joachim du Bellay, rêvant aux Franciades futures et qui ne savait encore désigner l’épopée que par cette maladroite périphrase : « le long poème français. » À cette date, le nom de fabliau n’est pas encore affecté à ce genre de poèmes, et les plus anciens exemples du mot se trouvent, je crois, vers 1180, dans les fables de Marie de France.

De même, la date de la mort de Jean de Condé, 1340, est bien aussi celle où meurent les fabliaux. Le genre entre en décadence dès le début du xive siècle et le mot lui-même tombe en désuétude chez Jean de Condé, qui intitule ses fabliaux des dits. Après lui, le mot disparaît. Tandis que d’autres termes voisins, le mot lai par exemple, survivent en dépouillant leur sens primitif, fabliau ne se retrouverait nulle part, je crois, du xive au xviie siècle. Il n’a jamais été qu’un terme technique, destiné à représenter un genre littéraire. Le genre une fois mort, il est mort, lui aussi, et n’a plus revécu que dans les livres. Mot de poète, jadis ; aujourd’hui, mot de lettré.

Entre ces deux dates extrêmes — 1159-1340 — est-il possible de préciser ? Peut-on savoir à quelles époques plus spécialement on a rimé des fabliaux ? Les manuscrits, qui sont tous du xiiie ou des premières années du xive siècle, ne nous renseignent pas[51]. Les allusions historiques sont infiniment rares, comme il est naturel, dans ces petits contes, et le fabliau de la Planté est, avec Richeut le seul qu’il nous soit possible de dater exactement : il y est, en effet, question, comme d’un événement récent, de la prise de Saint-Jean-d’Acre en 1191, et le poète introduit dans son récit, comme un personnage alors vivant, le roi Henri de Champagne, mort en 1197. L’étude de la langue des fabliaux ne nous fournit que d’assez vagues approximations. Je ne crois pas qu’on puisse préciser plus que ne fait M. G. Paris : « la plupart sont de la fin du xiie et du commencement du xiiie siècle[52] siècle —. » Mais les noms de Philippe de Beaumanoir, d’Henri d’Andeli, de Rutebeuf, de Watriquet de Couvin nous prouvent que la vogue des fabliaux ne s’est pas un instant démentie pendant tout le cours du xiiie siècle.

En somme, les fabliaux se répartissent indistinctement sur toute cette période qu’on peut appeler l’âge des jongleurs. Aussitôt que la poésie du moyen âge cesse d’être exclusivement épique et sacrée, le genre apparaît. Il vit près de deux siècles, aussi longtemps et de la même vie que les différents genres narratifs ou lyriques, colportés par les jongleurs. Il meurt, avec tant d’autres genres jongleresques, à cette date critique de notre ancienne littérature où M. G. Paris arrête son Histoire de la littérature française du moyen âge, et qui est celle de l’avènement des Valois.

I

Où les fabliaux ont-ils fleuri de préférence ? Y a-t-il quelque province qui soit leur patrie d’origine ou d’élection ? Peut-on les répartir géographiquement ?

Le problème était intéressant et facile à résoudre pour plusieurs fabliaux. Un certain nombre sont localisés par le fait que nous connaissons leurs auteurs et la province où vécurent ces poètes. La patrie de quelques autres est déterminée par des indications géographiques très précises. Quand ces renseignements extrinsèques faisaient défaut, j’ai tenté de déterminer le dialecte du poème par l’examen des rimes et de la mesure des vers. Je me suis heurté à de redoutables difficultés. Outre que l’on ne possède pas d’édition critique des fabliaux et que j’ai dû faire, pour plus d’un, le travail préalable, et plus d’une fois décevant, du classement des manuscrits, la majeure partie des fabliaux sont trop courts. Sur les deux cents rimes en moyenne, de chaque poème, combien peu étaient significatives d’un dialecte spécial ! J’ai poursuivi ce travail pour une cinquantaine de fabliaux environ. J’indique, à l’appendice, le résultat de quelques-unes de mes enquêtes. Elles sont souvent indécises. Sans doute le procédé de l’examen des rimes, ce délicat et puissant instrument d’analyse linguistique, aurait donné, manié par des mains plus sûres, de plus féconds résultats. Ce qui me rassure un peu, c’est que j’ai eu l’honneur, il y a quelques années, d’étudier à l’Université de Halle, sous M. Hermann Suchier, qui est assurément l’homme d’Europe le plus versé dans la connaissance de nos anciens dialectes. Or, après avoir examiné avec moi la langue d’un certain nombre de fabliaux, il m’a déconseillé de ma tâche, comme stérile, dans l’état actuel de cette science naissante. Les fabliaux qui ne sont pas localisés par quelque nom géographique ne deviendront jamais des témoins bien précieux de tel ou tel dialecte : au point de vue de la philologie pure, la question est donc de médiocre importance. Au point de vue littéraire, elle est secondaire. — Je suis parvenu, par différents indices linguistiques ou extrinsèques, à localiser 72 fabliaux, soit la moitié des poèmes de notre collection[53] Ils se répartissent ainsi sur les pays de langue française :

Provinces du nord (Picardie, Artois, Ponthieu, Flandre, Hainaut) 
 38
Île de France (Beauvaisis, Beauce, etc.) et Orléanais 
 15
Normandie 
 10
Champagne (et Nivernais) 
 3
Angleterre 
 6

Total 
 72

Quel est le sens de cette statistique ? Sans doute les autres fabliaux, si j’étais parvenu à déterminer leur patrie, se répartiraient selon la même proportion entre les diverses provinces[54]. On peut remarquer, ici comme ailleurs, qu’il y a eu, dans la France du moyen âge, ce qu’on pourrait appeler un groupe de provinces littéraires, duquel paraissent exclues la Bourgogne, la Lorraine et le groupe Ouest et Sud-Ouest des pays de langue d’oïl. Sans attacher trop d’importance à ces statistiques, sera-t-il permis de remarquer aussi que plus de la moitié des fabliaux ainsi localisés appartiennent aux provinces du Nord, à la Picardie surtout ?

  1. Elle m’a déjà été reprochée par le savant M. A. Tobler, dans l'Archiv de Herrig, t. LXXXVII, p. 441.
  2. On sait comment se sont comportés tous les mots analogues : e devant ll s a dégagé un a parasite (beals) ; ll s’est réduite à l, et devant une consonne, l s’est vocalisée (beaus). On déclinait donc en vieux français :
    Sing. sujet : li fableaus Pluriel sujet : li fablel
    Pluriel rég. : le fablel Pluriel rég. : les fableaus

    La forme du pluriel a réagi sur le singulier : le fableau.

  3. Fabliaus était un dissyllabe : (Cis fabliaus aus maris promet…… MR, III, 57). — (Par ces initiales MR, je désigne l’édition des fabliaux de MM. de Montaiglon et Raynaud).
  4. « Nos trouverres… alloyent par les cours resjouir les princes, meslant quelquefois des fabliaux : qui estoient comptes faicts a plaisir. » Fauchet, Œuvres, 1610, fo 551, ro.
  5. Huet, Traité de l’origine des romans, p. 159 de l’édit. de 1711 : « Les jongleurs et les trouverres coururent la France, débitant leurs romans et fabliaux. »
  6. Chansons des rues et des bois, Fuite en Sologne. — Comparez Condorcet, Tableau des progrès de l’esprit humain, éd. de l’an III, p. 168 : Les recueils de nos fabliaux sont pleins de traits qui rappellent la liberté de pensée… ; — Th. de Banville, Idylles prussiennes, éd. Lemerre, p. 144 ; — Michelet, Hist. de France, t. II, p. 62 (la naïveté de nos fabliaux) ; t. II, p. 63 (la veine des fabliaux) ; — Taine, Histoire de la litt. anglaise, t. I, p. 97 (prenez un fabliau même dramatique) ; — Daudet, Lettres de mon moulin : « Je trouve un adorable fabliau que je vais essayer de vous traduire en l’abrégeant un peu…, etc., etc. » — En Angleterre, c’est sous ce titre que nos contes ont été traduits (Way, Fabliaux or tales, 1815, 3 vol. in-8o). — En Allemagne : « Vergleicht man die afz. fabliaux mit den arabischen Mæhrchen…… » (Schlegel, Geschichte der alten und neuen Literatur, 1812, Œuvres complètes Vienne, 1846, t. I, p. 225), etc., etc.
  7. Fabliaux et contes des poètes françois des XIIe, XIIIe, XIVe et XVe siècles, tirés des meilleurs auteurs [par Barbazan] (3 vol., Paris, 1756).
  8. Fabliaux ou contes du XIIe et du XIIIe siècle, traduits ou extraits d’après divers manuscrits du tems. Avec des notes historiques et critiques. Paris. 4 vol., 1779. Le quatrième est intitulé : Contes dévots, fables et romans anciens, pour servir de suite aux fabliaux, par M. Legrand.
  9. Fabliaux et contes des poètes francois des XIe, XIIe, XIIIe, XIVe et XIIe siècles… p. p. Barbazan. Nouvelle édition augmentée et revue sur les manuscrits de la B. impériale, par M. Méon, 1808, 4 vol.
  10. Nouveau recueil de fabliaux et contes inédits des poètes français des XIIe, XIIIe, XIVe et XVe s., p. p. par M. Méon, 2 vol., Paris, 1823.
  11. Nouveau recueil de contes, dits, fabliaux et autres pièces inédites des XIIIe, XIVe et XVe siècles, pour faire suite aux collections de Legrand d’Aussy, Barbazan et Méon, par A. Jubinal, 1839 (1er vol.) et 1842 (2e vol.).
  12. A. de Montaiglon, Recueil des Fabliaux, avant-propos, p. IX.
  13. Histoire littéraire de la France, t. XXIII.
  14. Recueil général et complet des fabliaux des XIIIe et XIVe siècles, imprimés ou inédits, publié d’après les manuscrits, par M. Anatole de Montaiglon et (à partir du t. II) par M. Gaston Raynaud, Paris, Jouaust, 6 vol., 8° (1872, 1876, 1878, 1880, 1883, 1890).
  15. Beitræge zur Kenntnis der altfz. Fabliaux. 1. Die Bedeutung des Wortes Fablel. Diss. de Marbourg, par Oscar Pilz, Stettin, 1889.
  16. On trouvera dans le travail de M. Pilz la liste des poèmes qui ont usurpé ce titre au moyen âge : 3 fables ou 4 ; 2 débats ou batailles, 7 dits, le songe d’Enfer de Raoul de Houdenc, le Fablel dou dieu d’Amours, etc.
  17. On trouve, auprès des formes communes (fablel, fabliau, fableau), les formes curieuses flabel, flablel. Exemples : se flabliaus puet veritez estre… (Le Vilain de Bailleul) ; — un Flablel courtois et petit… (Le prestre qui abevete) ; — Dont le flablel je vous dirai… (Les trois aveugles) ; un flabel merveillous et cointe… (Les Quatre Souhaits) ; un flabel qui n’est mie briés… (Le Prêtre qu’on porte). — Sur cette singulière mobilité de l’l, voy. W. Foerster, Jahrbuch f. rom. u. engl. Phil., N. F., I, 286.
  18. Le mot dit, comme son sens étymologique le laisse prévoir, est extrêmement compréhensif. Aussi s’emploie-t-il comme synonyme non technique de fabliau, en tant que le fabliau est une espèce du genre narratif. Les trouvères appellent communément leurs fabliaux des dits :

    Metre vueil m’entente et ma cure
    A fere un dit d’une aventure…
    Atant ai mon fablel finé.

    (Les Braies du cordelier, III, 88.)

    Cf. III, 62, III, 80, etc. — Tout fabliau est un dit ; mais la réciproque n’est pas vraie. Un poème sans récit est un dit et n’est pas un fabliau. C’est pourquoi nous effaçons de la liste de MM. de Montaiglon et Raynaud les dits dialogués des Troveors ribaus (I, 1) et de la Contregengle (II, 53) ; les dits des Marcheanz (II, 37) ; des Vins d’Ouan (II, 41) ; de l’Oustillement au vilain (II, 43), des Estats du siecle (II, 54), du Faucon lanier (III, 66) ; de Grognet et de Petit (III, 56) ; une branche d’armes (II, 38), la patrenostre farsie (II, 42).

  19. L’auteur du Valet qui a malaise se met appelle son poème un fabliau (v. 376). Mais M. Pilz (p. 21) lui refuse cette qualité.
  20. La Châtelaine de Saint-Gilles, MR, I, 11.
  21. V. Jeauroy, Les origines de la poésie lyrique en France, 1889, ch. IV.
  22. Le Prestre au lardier, MR, II, 32.
  23. V. 167.
  24. MR, VI, 144.
  25. MR, IV, 89.
  26. À la fin du Prêtre qu’on porte, qui est la plus longue pièce de la collection Montaiglon, le ms. A appelle deux fois ce récit un roman, le ms. B, aux mêmes vers (1155-6), l’appelle deux fois un fablel.
  27. MR, II, 45.
  28. MR, VI, 141.
  29. La littérature française au moyen âge, § 78.
  30. Recueil de Barbazan-Méon, t. II, p. 128-48. — De même, il ne convient pas de considérer comme un fabliau, ainsi que le voudrait M. G. Paris (loc. cit.), le poème de Courtois d’Arras (Méon, t. I), cette page de l’Évangile spirituellement embourgeoisée. On peut voir, en cette excellente pièce, non pas un fabliau, mais peut-être, et malgré quelques vers narratifs intercalés soit par un copiste, soit par le meneur du jeu, un jeu dramatique et, sans doute, le plus ancien spécimen de notre théâtre comique.
  31. Pilz, p. 23 ; MR, III, 76.
  32. Le dit de la Dent (I, 12) est bien une pièce morale, et le petit apologue qu’il renferme n’a de valeur et d’agrément qu’autant que le poète en tire une moralité, qui, seule, lui importe. Je sais que ce petit conte du fèvre arracheur de dents peut vivre indépendant, sans aucune idée d’application morale. Il est, par exemple, narré pour lui-même dans les Contes en vers de Félix Nogaret, Paris, 1810, liv. VI, p. 108 :

    Dans un recueil chirurgical
    Composé par M. Abeille,
    Je trouve un moyen infernal
    D’arracher les dents à merveille……

    Voyez aussi Sacchetti, no 166. — Mais notre liste de fabliaux s’allongerait démesurément si nous y faisions entrer tous les contes répétés accidentellement, occasionnellement, par les trouvères. On en relèverait dans les romans d’aventure, dans les chansons de geste, dans les vies de saints, partout. Ce serait la confusion des genres. Il est manifeste que la Dent appartient au genre très déterminé du dit moral. Il ressemble exactement aux autres poèmes de Huon Archevesque, surtout au dit de Largece et de Debonaireté, où le forgeron de Neufbourg est remplacé par Jésus-Christ en croix. — V. l’intéressante monographie de M. A. Héron, Les dits de Hue Archevesque, Paris, 1885. — La question est plus malaisée pour le lai de l’Oiselet que M. G. Paris range parmi les fabliaux dans son Tableau de la Littér. fr. au m. âge, § 77 (2e édition), tandis qu’il ne le mentionnait pas à cette place lors du 1er tirage de ce même Tableau de la Littér. fr., et que, dans son exquise édition de cet exquis poème, il n’écrit pas une seule fois le mot fabliau. Il faut plutôt, je crois, ranger le lai de l’Oiselet parmi les apologues, auprès du dit de l’Unicorne et du Serpent et d’autres poèmes similaires.

  33. Bien entendu, si les fabliaux excluent le merveilleux, il ne s’agit pas du merveilleux-bouffe, comme dans le Court mantel, le conte de l’Anneau magique (MR, III, 60), les Quatre Souhaits, etc… Il conviendrait peut-être d’admettre aussi parmi les fabliaux le lai du Corn.
  34. D’après les mss. A, C, d’Auberée.
  35. M. Pilz (p. 18) appelle fabliaux les lais d’Amours, du Conseil, de l’Ombre. C’est obscurcir plutôt qu’éclaircir l’idée de fabliau. V. notre édition du Lai de l’Ombre, Fribourg, 1890, p. 8. — M. G. Paris dit fort bien, Romania, VII, 410 : « Le lai d’Amors n’a aucun rapport ni avec les lais ni avec les fabliaux. » On peut en dire autant du Conseil et de l’Ombre, et de bien d’autres pièces encore.
  36. Des fables fait on les fabliaus
    Et des notes les sons noviaus,
    Et des materes les chansons,
    Et des dras cauces et cauchons :
    Por ce vos vuel dire et conter
    Un fabelet por deliter
    D’une fable que jou oï…

    (Vieille truande, V, 129.)

    Ces vers sont reproduits par le ms. D du fabliau du Chevalier qui faisait parler les muets, t. VI, p. 164. — Cf. ce vers : Qui que face rime ne fable…

  37. Conte. De même que dit, œuvre (I, 3 ; V, 120), exemple (I, 17 ; I, [[18 ; I, 22 ; II, 30 ; II, 35 ; IV, 102 ; IV, 107 ; V, 112, v. 117), conte est un synonyme non technique de fabliau. Il signifie le récit brut :

    En cest fablel n’avra plus mis ;
    Car atant en fine le conte.

    (IV, 106)
  38. Aventure :

    Ma peine metrai et ma cure
    En raconter d’une aventure
    De sire Constant du Hamel.
    Or en escoutés le fablel… (IV, 106)
    … Faire un fablel d’une aventure… (III, 88)
    … Seignor, se vous voulés atendre
    Et un seul petitet entendre,
    Tout en rime je vous metrai
    D’une aventure le fablel. (I, 2.)

    Cf. II, 35 ; IV, 95 ; IV, 107, etc.

  39. Matière :

    Une matiere ci dirai
    D’un fablel que vous conterai…

    (I, 4. — Variante : une aventure ci dirai…)

    Cf. IV, 89 ; V, 128 ; V, 130, etc. Comparez encore ce passage :

    Or reviendrai a mon tretié
    D’une aventure qu’emprise ai,
    Dont la matiere mout prisai
    Quant je oi la nouvelle oïe,
    Qui bien doit estre desploïe
    Et dite par rime et retraite.

    (V, 137, v. 38.)

    Une fois « retraite par rime », l’aventure qui a fourni cette matière devient un fabliau.

  40. Mais ils ne sont pas, comme le voudrait M. Pilz, tous les contes à rire en vers. Il faut considérer à part les contes à rire des grands recueils traduits de langues orientales, le Chastiement d’un père à son fils, le Roman des sept sages, etc…, et ceux des recueils de fables de Marie de France, des Ysopets, etc… Destinés à la lecture plutôt qu’à la récitation, distincts des fabliaux par leur origine littéraire, savante, et par d’autres caractères qui seront marqués plus loin, ces contes à rire forment un groupe qui complète celui que nous étudions, sans se confondre avec lui.
  41. V. Petit de Julleville, Repertoire du théâtre comique en France au moyen âge, 1886.
  42. Il est malaisé de dire, au juste, s’ils sont 25 ou 30, car plusieurs fabliaux sont attribues à un certain Guerin ou à un certain Guillaume, et le même nom Guerin, Guillaume est peut-être la signature de plusieurs jongleurs.
  43. Le dit du chancelier Philippe, vers 255-8 (édit. Héron).
  44. En voici une pourtant (MR, V, p. 166). Un mari bat un prêtre si fort

    C’onques li bons vilains Mados
    Qui le tenoit por Curoïn
    Ne feri tant sor Baudoin
    Quant il traist Drian de la fosse.

    Qui sont ces Madot, Curoïn, Baudoin, Drian ? Sans doute les personnages de quelque fabliau perdu.

  45. Dans le prologue du fabliau des Deux chevaux, MR, I, 13.
  46. Éd. F. Michel, v. 298.
  47. MR, IV, 97.
  48. MR, I, 1, De deux troveors ribaus.
  49. Tels sont : la Bourgeoise d’Orléans, Berengier, les Braies au Cordelier, Gomhert et les deux clercs, les Tresses, la Housse partie, la Male honte, la Longue nuit, etc.
  50. V. une petite monographie du fabliau de Richeut, que j’ai publiée dans les Études romanes dédiées à M. G. Paris par ses élèves français, 1891.
  51. V., à l’appendice I, l’énumération de ces manuscrits, tous maintes fois décrits.
  52. Hist. de la litt. fr, au moyen âge, 2e édit., p. 114.
  53. V. l’appendice I.
  54. Sauf pour les fabliaux anglo-normands. Les traits linguistiques du français parlé en Angleterre sont si apparents que les six fabliaux attribués par nous à ce dialecte sont assurément les seuls de notre collection qui aient été rimes sur le sol anglais.