Les Fabliaux/Introduction

Émile Bouillon (p. 1-24).

INTRODUCTION


Voici, sur un sujet léger, un livre pesant. Quelques-uns m’en feront reproche : les fabliaux étant les contes joyeux du moyen âge, à quoi bon alourdir ces amusettes par le plomb des commentaires érudits ? Que nous importent, après tout, ces facéties surannées ? Ne suffisait-il pas de rire un instant de ces contes à rire, — et de passer ?

Pourtant j’ai traité gravement cette matière frivole. C’est à ces joyeusetés, voire à ces grivoiseries, que j’ai consacré, à l’âge des longs espoirs, mon premier et plus sérieux effort.

Ce n’est pas que je me range à l’opinion néfaste selon laquelle tout objet de science mérite égale attention. C’est une tendance commune à beaucoup d’érudits de s’enfermer dans leur sujet, sans se soucier autrement de son importance, grande ou menue. Volontiers, ils s’en tiennent à la recherche pour la recherche, et professent que toute investigation, quel qu’en soit l’objet, vaut ce que vaut celui qui l’entreprend. Les résultats qu’ils obtiennent serviront-ils jamais à personne ? Ils laissent à d’autres, sous prétexte de désintéressement scientifique, le soin d’en décider. Or, comme une phrase n’a toute son importance que dans son contexte, un animal dans sa série, un homme dans son milieu historique, de même les faits littéraires ne méritent l’étude que selon qu’ils intéressent plus ou moins des groupes de faits similaires plus généraux, et une monographie n’est utile que si l’auteur a clairement perçu ces rapports. Il est bon de se rappeler ce mot de Claude Bernard, plaisant, mais profond. Un jeune physiologiste lui présentait un jour une longue monographie d’un animal quelconque, soit le crotale ou le gymnote. Claude Bernard lut le livre. « J’estime, dit-il à l’auteur, votre conscience ; je loue votre labeur. Mais à quoi serviraient, je vous prie, ces trois cents pages, si, par hasard, le gymnote n’existait pas ? »

Bien que je ne sois jamais réellement sorti de mon sujet, pourtant, si par hasard les fabliaux n’existaient pas, il resterait peut-être quelque chose du présent travail.

Car l’étude de nos humbles contes à rire du xiiie siècle, indifférents par eux-mêmes, peut contribuer à la solution de problèmes plus généraux.

C’est pourquoi je me soucie peu qu’on me critique d’avoir pris trop aux sérieux ces contes gras ; mais je redoute, au contraire, de la part des savants qui sont au courant du sujet, le juste reproche de n’avoir pas craint, en ce livre de débutant insuffisamment armé, d’aborder de front ces problèmes.

Ils sont de deux sortes.

En tant que les fabliaux sont, pour la plupart, des contes traditionnels, qui vivaient avant le XIIIe siècle et qui vivent encore aujourd’hui, ils font partie du trésor des littératures populaires ; ils avoisinent les contes merveilleux et les fables, et comme tels intéressent les folk-loristes ; car la question de leur origine et de leur transmission se pose pareillement pour eux et pour les autres groupes de contes populaires.

D’autre part, comme constituant un genre littéraire distinct, propre au moyen âge français, les fabliaux intéressent les historiens de notre vieille littérature : il s’agit de les étudier dans leur développement et dans leur rapport aux autres genres.

De là, les deux parties de ce livre.

Pour la question d’origines, il semble que la solution en soit de longue date acquise à la science. Depuis les temps lointains de Huet, évèque d’Avranches, quiconque a parlé des fabliaux l’a proclamé : ils viennent de l’Inde. Tout récemment encore, dans sa Littérature française au moyen âge[1], — qui, pour chaque question, sait nous dire où en est aujourd’hui la science, souvent où elle en sera demain, — M. Gaston Paris écrivait :

« D’où venaient les fabliaux ? La plupart avaient une origine orientale. C’est dans l’Inde, en remontant le courant qui nous les amène, que nous en trouvons la source la plus reculée (bien que plusieurs d’entre eux, adoptés par la littérature indienne et transmis par elle, ne lui appartiennent pas originairement et aient été empruntés à des littératures plus anciennes). Le bouddhisme, ami des exemples et des paraboles, contribua à faire recueillir ces contes de toutes parts et en fit aussi inventer d’excellents. Ces contes ont pénétré en Europe par deux intermédiaires principaux : par Byzance, qui les tenait de la Syrie ou de la Perse, laquelle les importait directement de l’Inde, et par les Arabes. L’importation arabe se fit elle-même en deux endroits très différents : en Espagne, notamment par l’intermédiaire des Juifs, et en Syrie, au temps des Croisades. En Espagne, la transmission fut surtout littéraire… ; en Orient, au contraire, les croisés, qui vécurent avec la population musulmane dans un contact fort intime, recueillirent oralement beaucoup de récits. Plusieurs de ces récits, d’origine bouddhique, avaient un caractère moral et même ascétique : ils ont été facilement christianisés ; d’autres, sous prétexte de moralité finale racontaient des aventures assez scabreuses : on garda l’aventure en laissant là, d’ordinaire, la moralité ; d’autres enfin furent retenus et traduits comme simplement plaisants. »

Ai-je besoin de dire que, longtemps, l’auteur du présent travail ne douta point que là fût la vérité ? Cette théorie avait pour elle non pas seulement les qualités des beaux systèmes, l’ampleur et la simplicité, — non pas seulement l’autorité de ces noms glorieux : Silvestre de Sacy, Théodore Benfey, Reinhold Koehler, Gaston Paris, — mais cette force toute puissante des idées courantes, anonymes, reçues dès la jeunesse, on ne sait de qui, de partout, jamais discutées.

Le système était assuré, semblait-il. Il n’y avait plus qu’à refaire, après tant de savants, le prestigieux voyage d’Orient : passer, avec chaque fabliau, d’une taverne de Provins ou d’Arras, où un jongleur l’avait rimé, à Grenade, où quelque Juif espagnol l’avait traduit de l’hébreu en latin ; remonter avec lui jusqu’à la cour des kalifes contemporains de Charlemagne ; puis, plus haut encore, en Perse, auprès des princes sassanides, pour s’arrêter enfin sur les bords du Gange où un religieux mendiant, prêchant les quatre vérités sublimes, le contait à la foule.

Sur la route, on pouvait seulement espérer reconnaître avec plus de précision, çà et là, les étapes. Des deux courants, littéraire et oral, qui avaient précipité les contes sur le monde occidental, lequel avait été le plus puissant ? Avaient-ils suivi des marches parallèles et simultanées, ou diverses ? Quelle était, dans l’œuvre de la transmission des contes, la part propre des Juifs ? celle des Byzantins ? celle des croisés ? celle des pèlerins ? celle des prédicateurs, qui, les ayant recueillis en Syrie, revenaient les prêcher en France ?

Surtout, ce qui devait être neuf et fécond, c’était d’étudier par quel travail d’adaptation les jongleurs avaient approprié aux mœurs chrétiennes, féodales, des contes tout imprégnés d’idées indiennes ; comment l’imagination orientale s’était réfractée dans des consciences françaises, jusqu’à modifier l’esprit de notre littérature, et peut-être de nos mœurs.

Je n’ignorais pas, même dans cette période de foi profonde en ces doctrines, que d’autres systèmes existaient, selon lesquels toute la vérité ne serait pas enclose dans la théorie orientaliste : l’un qui, de Grimm à M. Max Müller, s’obstinait à rapporter les contes populaires, non pas à l’Inde des temps historiques, mais aux âges primitifs de la race aryenne ; l’autre, plus jeune, qui, de Tylor à M. Andrew Lang, croyait y trouver, non pas des conceptions bouddhistes, mais des survivances de mœurs abolies, dont pouvait seule rendre compte l’anthropologie comparée. — Pourtant à quoi bon s’y arrêter ? D’un côté, un système d’une belle simplicité, d’un positivisme séduisant, qui ramène à l’Orient, par des voies sûres, d’étape en étape, des contes de tout genre, contes de fées, contes à rire, contes d’animaux ; de l’autre, des théories… qui le combattent ? — non pas ; qui lui concèdent, au contraire, la validité de ses arguments, quand il fait venir de l’Inde des contes à rire et des fables, et qui, pourtant, prétendent trouver, dans une seule classe de récits, — dans les contes merveilleux, — tantôt des mythes aryens, tantôt des traces de mœurs sauvages.

Avait-on ce droit de laisser faire la théorie orientaliste quand elle ne vous embarrassait pas, de passer outre en cas contraire ? À voir la gêne manifeste des chefs de l’école anthropologique, comme M. Andrew Lang, toutes les fois qu’ils se heurtaient aux théories indianistes, il était évident que ni les mythologues, ni les anthropologistes n’avaient rien qui les concernât dans des contes venus de l’Inde et parvenus en Europe seulement aux environs des Croisades. Il fallait donc, semblait-il, se méfier de ces mirages : de ces deux systèmes, l’un était chenu et caduc ; l’autre, mort-né.

Comme les gouvernements, les systèmes périssent par l’exagération de leur principe, et sont communément ruinés par ceux-là mêmes qui, pour avoir voulu les compléter et leur faire porter leur dernières et logiques conséquences, les ont soudain sentis s’effondrer. Tout système est comme un beau monument, qui donne asile à de nombreux et divers esprits. De puissantes mains l’ont édifié ; tous le croient solide. Tantôt l’un de ses hôtes, moins par nécessité que pour le plaisir des yeux, l’étaye d’élégants arcs-boutants, le soutient par quelque colonnade ; la plupart se bornent à le revêtir de belles fresques, qui l’ornent sans le compromettre. Un jour, l’un quelconque de ses habitants, le plus humble, le plus confiant, veut ajouter quelque chose à l’édifice ; non pas même le surélever, mais le couronner simplement d’une pierre de faîte. Les fondements n’étaient pas solides : tout l’édifice se lézarde et branle.

Quel fut le premier et imperceptible craquement du monument, comment celui qui l’entendit essaya longtemps de se persuader qu’il se trompait, que le beau palais ne branlait pas, comment il tentait de se rassurer, à voir tant d’illustres hôtes l’habiter en paix qui ne doutaient pas qu’il ne fût fondé sur le diamant, — c’est un historique qui n’intéresserait pas le lecteur, et d’ailleurs fort obscur pour celui même qui écrit ces lignes. Qui peut suivre clairement le mystérieux travail par lequel se fonde ou se détruit une croyance ?

Toujours est-il que je crus bon de faire la critique du système orientaliste, et sincère d’exposer mes doutes sur sa solidité. Cela, malgré le consentement presque universel, qui l’accueille depuis tant d’années. Mais, disait Pascal, « ni la contradiction n’est marque certaine d’erreur, ni l’incontradiction n’est marque certaine de vérité. »

Voici, brièvement, quelles sont nos positions.

L’argument fondamental de la théorie orientaliste est celui-ci : À suivre, à la piste, un conte populaire, on remonte d’âge en âge et de pays en pays jusqu’à un texte sanscrit. Arrivé là, il faut s’arrêter. Invinciblement, nous sommes ramenés vers l’Inde, aux premiers siècles du bouddhisme ; à cette époque, les contes y foisonnent. Cherchez-les en Grèce, à Rome, ou dans le haut moyen âge : l’antiquité classique, le monde chrétien jusqu’aux Croisades paraissent les ignorer.

Après nous être mis en garde contre la tendance à croire que, des diverses formes d’un même conte, la plus ancienne en date est nécessairement la forme-mère, — ce qui est le sophisme : post hoc, ergo propter hoc, — nous avons recherché s’il était vrai pourtant que le monde occidental eût si tardivement connu les contes populaires. Il n’a pas été malaisé de rappeler (Chapitre III) que, pour les fables tout au moins, la proposition des indianistes devait être renversée, et que les contes d’animaux foisonnaient en Grèce à une époque où nous ne savons rien de l’Inde et où les Grecs ne soupçonnaient même pas qu’elle existât ; — ni de montrer qu’il en est vraisemblablement de même des autres parties du folk-lore, à en juger par de très anciens contes plaisants ou merveilleux, égyptiens, grecs, romains, qui sont parfois les mêmes que redisent encore nos paysans ; — il n’a pas été malaisé davantage d’établir la même vérité pour le moyen âge antérieur aux Croisades, qui nous livre, en une seule collection, presque autant de fabliaux que l’Inde.

Mais, disent les orientalistes, que sont ces rares contes antiques en regard de « l’Océan des rivières des histoires », qui, à l’époque des Croisades, se déverse soudain sur l’Europe ? Au xiie et au xiiie siècle, voici que sont traduits en des langues européennes les plus importants recueils orientaux : aussitôt les fabliaux fleurissent en France, en Allemagne.

J’ai fait effort (Chapitre IV) pour apprécier à sa juste valeur l’importance de ces traductions ; je les ai analysées ; j’ai dressé la statistique des récits qu’elles mettaient à la disposition de nos conteurs, et de ceux que nos conteurs peuvent paraître leur avoir empruntés. Et ce nombre est dérisoire. D’où il résulte que ces grands recueils sont restés des œuvres de cabinet.

Cette démonstration, qui dissipe un idolum libri, et qui sera utile aux folk-loristes moins familiarisés avec le moyen âge, est, à vrai dire, superflue pour les représentants les plus autorisés de la doctrine orientaliste. Ils reconnaissent, en effet, que les contes populaires sont le plus souvent étrangers aux grands recueils sanscrits, et que, s’ils viennent de l’Inde, ils n’en viennent que rarement par les livres. C’est la tradition orale qui les porte communément à travers le monde et cette tradition a son point de départ dans l’Inde.

Comment fondent-ils cette opinion ? Uniquement — et c’est en effet la seule méthode possible — sur l’introspection de chacun des contes qu’ils prétendent ramener à l’Inde. Ces contes — dit la théorie — portent en eux-mêmes le témoignage de leur origine indienne : soit que l’on y découvre, même sous leur forme française ou italienne, des survivances de mœurs indiennes, soit encore qu’à certains traits maladroits des versions européennes correspondent, dans les versions orientales, des épisodes plus logiques, donc originaux.

La première de ces prétentions, qui tend à retrouver dans les fabliaux ou dans les contes de paysans des débris de mœurs indiennes, voire de croyances bouddhistes, est si vaine, que seuls, les sous-disciples de l’École paraissent n’y avoir pas encore renoncé. Aussi, nous accordons volontiers que, dans le chapitre où nous rappelons quelques-unes de ces tentatives avortées (Chapitre V), nous avons trop cédé au désir de vaincre sans péril des adversaires peut-être imaginaires.

On ne saurait se débarrasser aussi aisément de la seconde de ces affirmations, à savoir que les formes occidentales d’un conte, comparées aux formes orientales, se révèlent souvent comme de gauches et illogiques remaniements.

Pour le démontrer, les orientalistes ont appliqué, en un grand nombre de monographies de contes, des procédés de comparaison infiniment minutieux. Avec une bonne foi patiente dont le lecteur sera juge, j’ai accepté cette méthode. Le nombre des pages de ce livre serait doublé, si j’y avais exposé toutes les enquêtes que j’ai tentées. J’ai dû me borner : j’ai du moins rapporté celles qui concernaient tous les fabliaux attestés en Orient. Le nombre en est, sans doute, très grand ? Plus d’un lecteur sera surpris peut-être de voir qu’ils ne sont que onze.

Or les résultats de ces enquêtes (Chapitres VI et VII)[2] me paraissent contredire la théorie indianiste.

Dans certains contes — et c’est le cas le plus fréquent — les groupes occidental et oriental n’offrent en commun qu’un minimum de données, si nécessaires à la vie même du conte, qu’elles se retrouvent fatalement dans toutes les formes possibles ; si bien qu’on ne peut rien savoir du rapport de ces versions, ni décider si les formes occidentales sont les primitives ou inversement.

En d’autres cas, loin que les versions orientales soient les mieux agencées, les plus logiques, partant les versions-mères, il semble au contraire que le rapport soit inverse, et ce sont les versions indiennes qui apparaissent plutôt comme des remaniements.

Si ces observations sont justes, l’ambitieuse théorie orientaliste devra se réduire à ces inoffensives propositions, que nul ne lui contestera jamais. L’Inde a, très anciennement, pour diverses causes et notamment pour les besoins de la prédication bouddhiste, inventé des contes. Elle en a surtout recueilli, qui existaient déjà, dans la tradition orale. Elle les a rassemblés, la première, en de vastes recueils, tandis que les Égyptiens et les Grecs, qui les contaient, eux aussi, ne daignaient que rarement les écrire.

Ces recueils sont restés longtemps confinés dans l’Inde. Pourtant, après avoir été traduits en diverses langues de l’Orient, deux ou trois d’entre eux seulement, et très tard, au xiie et au xiiie siècle de notre ère, ont été mis en latin, en espagnol, en français. Ils ont exercé sur la tradition orale une influence certaine, mais très médiocre ; car au moyen âge un fort petit nombre de contes paraît être sorti de ces collections. À la Renaissance et dans les temps modernes, elles ont été traduites de nouveau : elles ne semblent avoir fourni que des occasions de plagiats à des conteurs lettrés. L’histoire de ces traductions, tant au moyen âge que dans les temps modernes, n’intéresse donc guère que les seuls bibliographes.

Par voie orale, des contes sont assurément venus de l’Inde, tant au moyen âge que depuis. Contes de tout genre, merveilleux ou plaisants, fables et fabliaux. Peut-être même, malgré les apparences contraires, les quelques fabliaux que nous étudions spécialement en sont-ils originaires. Mais c’est une concession toute gratuite, car nul n’a le pouvoir de prouver cette origine orientale. Concession nécessaire pourtant, car il n’y a nulle raison d’exclure l’Inde du nombre des pays créateurs de contes. Tous en ont créé. Il est venu, il vient des contes de l’Inde, comme il en vient journellement de la Kabylie et de la Lithuanie.

Bref, la théorie orientaliste est vraie quand elle se réduit à dire : « L’Inde a produit de grandes collections de contes. Par voie lettrée et par voie orale, elle a contribué à en propager un grand nombre. » Affirmations qui conviennent, l’une et l’autre, à un autre pays civilisé quelconque. Elle est fausse quand elle attribue à l’Inde un rôle prépondérant, quand elle l’appelle « le réservoir, la source, la matrice, le foyer, la patrie des contes ». C’est dire que le système orientaliste meurt, au moment précis où il devient un système.

En nos diverses enquêtes, la méthode de comparaison, universellement admise par les folk-loristes, nous prouvait son impuissance à démontrer que le conte étudié fût originaire de l’Orient. Mais nous révélait-elle une autre patrie pour ce conte ? nous disait-elle : il n’est pas né dans l’Inde, mais en Italie, ou en Espagne ?

Non : la méthode paraît stérile (Chapitre VIII), et ne le paraît pas seulement dans les quelques monographies que j’ai tentées. Depuis cinquante ans que les plus illustres savants s’obstinent à collectionner des variantes de contes pour les comparer, pour en chercher l’origine et le mode de propagation, l’immense majorité de leurs recherches n’aboutissent pas : si le conte étudié est conservé sous quelque forme orientale, ils se hâtent de le déclarer indien d’origine ; sinon, ils se confinent dans un inutile classement logique des variantes, et s’abstiennent de toute conclusion, ou même de toute conjecture.

Or, pourquoi certains contes sont-ils réfractaires à ce genre de recherches ?

La méthode qu’on y emploie paraît pourtant très sûre. Elle se résume en cette phrase, qui est de M. G. Paris : « Il faut de toute nécessité distinguer dans un conte entre les éléments qui le constituent réellement, et les traits qui n’y sont qu’accessoires, récents et fortuits[3] » Dans un grand nombre de contes, le seul examen « des éléments qui constituent réellement le conte » résout la question d’origine ; l’inspection des « traits accessoires » résout la question du mode de propagation.

En effet, à examiner en certains contes les éléments « qui le constituent réellement », qui en forment l’organisme, on s’aperçoit qu’ils appartiennent nécessairement à une certaine race, à une certaine civilisation. Ils supposent des mœurs, des croyances spéciales ; ils ne peuvent convenir qu’à un groupe d’hommes très déterminé. On peut les définir des contes ethniques. On constitue ainsi des groupes de contes celtiques, germaniques ; chrétiens, musulmans ; médiévaux, modernes. Il est tel conte de la Table Ronde que nous rapportons avec assurance à l’Armorique ou au pays de Galles, même si nous n’en possédons aucune forme bretonne, ni galloise.

En second lieu, la comparaison des traits accessoires des différentes versions peut nous renseigner sur la propagation du conte. Ils sont en effet, souvent, les témoins des adaptations nécessaires que le conte a dû subir pour passer de sa patrie à des groupes d’hommes voisins, plus ou moins différents, incapables de l’accepter sans le modifier.

On sait combien cette méthode est féconde pour l’étude des légendes épiques et hagiographiques. Elle l’est aussi pour déterminer l’évolution d’un grand nombre de contes, de ceux, par exemple, qui forment le noyau des romans de la Table Ronde.

Le grand malheur a été de croire, depuis cinquante ans, que ces mêmes procédés pouvaient s’appliquer à des contes quelconques. On parvenait à établir l’origine de la légende d’Arthur : pourquoi pas celle de la Matrone d’Éphèse ? On pouvait étudier l’histoire de Renart : pourquoi pas celle d’une fable quelconque ? On pouvait reconstituer l’histoire poétique de Garin de Monglane ou de Saint Brandan : pourquoi pas celle du Petit Poucet ? Pourquoi les contes populaires les plus aimés, les plus répandus, seraient-ils précisément ceux dont il est interdit de déterminer l’origine et les migrations ?

La raison en est simple, pourtant.

La méthode est bonne pour les contes ethniques, parce qu’elle se résume à marquer quelle limitation les données sentimentales, morales, merveilleuses de la légende lui imposent dans l’espace et dans le temps ; à étudier à quels hommes elle convient exclusivement ; au prix de quelles transformations elle peut convenir à des hommes différents de ses premiers inventeurs.

Mais l’immense majorité des contes populaires, presque tous les fabliaux, presque toutes les fables, presque tous les contes de fées échappent, par leur nature, à toute limitation.

Les éléments « qui les constituent réellement » reposent soit, dans la plupart des fabliaux et des fables, sur des données morales si générales qu’elles peuvent également être admises de tout homme, en un temps quelconque ; soit, dans la plupart des contes de fées, sur un merveilleux si peu caractérisé qu’il ne choque aucune croyance, et peut être indifféremment accepté, à titre de simple fantaisie amusante, par un bouddhiste, un chrétien, un musulman, un fétichiste.

De là, leur double don d’ubiquité et de pérennité. De là, par conséquence immédiate, l’impossibilité de rien savoir de leur origine, ni de leur mode de propagation. Ils n’ont rien d’ethnique : comment les attribuer à tel peuple créateur ? — Ils ne sont caractéristiques d’aucune civilisation : comment les localiser ? — d’aucun temps : comment les dater ?

On l’a voulu faire pourtant ; de là, ces vaines comparaisons de versions, si souvent tentées avant nous et par nous, et dont le lecteur trouvera plus loin des exemples significatifs ; — de là, ces bizarres constructions purement logiques, fondées sur la similitude de traits accessoires indifférents ; — de là, cette histoire étrange de chaque conte, histoire sans dates et sans géographie, soustraite aux catégories de l’espace et du temps ; ces généalogies où une forme du xixe siècle apparaît comme l’ancêtre d’une forme de l’Égypte ancienne ; ces groupements de versions qui associent en une seule famille, sans que jamais on sache pourquoi, ici un conte breton et un récit kalmouk, là un narrateur arabe et un novelliste italien.

La question de l’origine et de la propagation des contes paraît donc une question mal posée. Elle est soluble, elle est résolue déjà, souvent, quand il s’agit des contes ethniques. Pour les autres, qui forment l’immense majorité, il est impossible de savoir où, quand chacun d’eux est né, puisque, par définition, il peut être né en un lieu, en un temps quelconques ; il est impossible de savoir davantage comment chacun d’eux s’est propagé, puisque, n’ayant à vaincre aucune résistance pour passer d’une civilisation à une autre, il vagabonde par le monde, sans connaître plus de règles fixes qu’une graine emportée par le vent.

Donc ce travail tend à une sorte de déplacement de la question.

L’histoire ne nous permet pas de supposer qu’il ait existé un peuple privilégié, ayant reçu la mission d’inventer les contes dont devait à perpétuité s’amuser l’humanité future. Elle nous montre, au contraire, que chacun a créé ses contes, qui lui appartiennent : les Bretons, les Germains, les Slaves, les Indiens. Puisque chaque peuple a le pouvoir de créer des contes ethniques, il est naturel de supposer qu’il a pu aussi inventer des contes plus généraux, qui, étant très plaisants et très inoffensifs en leurs données, voyagent indifféremment de pays en pays.

Il faut donc conclure à la polygénésie des contes. Il faut renoncer à ces stériles comparaisons de versions, qui prétendent découvrir des lois de propagation, à jamais indécouvrables : car elles n’existent pas. Il faut abandonner ces vains classements qui se fondent sur la similitude en des pays divers de certains traits forcément insignifiants (par le fait même qu’ils réapparaissent en des pays divers) — et qui négligent les éléments locaux, différentiels, non voyageurs, de ces récits, — les seuls intéressants.

Ces mêmes contes non ethniques, indifférents si on les considère en leurs données organiques, patrimoine banal de tous les peuples, revêtent dans chaque civilisation, presque dans chaque village, une forme diverse. Sous ce costume local, ils sont les citoyens de tel ou tel pays : ils deviennent, à leur tour, des contes ethniques.

Sous cette forme, les contes de fées n’impliquent pas seulement ce merveilleux banal, qui, seul, vagabonde du Japon à la Basse-Bretagne ; mais ils retiennent, en des parties non transmissibles de peuple à peuple, le souvenir de mœurs locales parfois très anciennes, de conceptions surnaturelles abolies, et par là fournissent des matériaux précieux aux anthropologistes, aux mythologues : le champ reste ouvert à l’ingénieuse Mélusine.

Pareillement, les mêmes contes à rire indifférents sous leur forme organique, immuable, commune à Rutebeuf, aux Mille et une Nuits, à Chaucer, à Boccace, deviennent des témoins précieux, chez Rutebeuf, des mœurs du xiiie siècle français ; dans les Mille et une Nuits, de l’imagination arabe ; chez Chaucer, du xive siècle anglais ; chez Boccace, de la première renaissance italienne. — C’est ce qu’essaye de montrer, par l’exemple des fabliaux, la seconde partie de ce livre.

Qu’il me soit permis de prévoir ici, en quelques mots, deux critiques.

D’abord, on peut dire que, si l’on supprimait de ce travail tout ce qui n’est pas l’étude des fabliaux, on l’abrègerait de moitié. Je l’accorde ; mais c’est trop peu dire : qui ferait cette suppression ne le réduirait pas seulement de moitié ; il le réduirait à néant. — Nous nous trouvions en présence d’une théorie de l’origine des fabliaux, qui les faisait venir de l’Inde. S’appuyait-elle sur des arguments tirés de l’examen des seuls fabliaux ? Non, mais sur des séries de considérations historiques et sur une méthode comparative d’où elle concluait à l’origine orientale des fabliaux et d’autres groupes de contes, indistinctement. Si elle se fût confinée dans le seul examen des contes à rire, elle ne compterait pas : il en serait de même de toute tentative de réfutation qui ne voudrait retenir de ses arguments que ceux qui concernent spécialement les fabliaux.

Une autre critique plus grave est celle qu’on tirerait du caractère négatif en apparence de mes conclusions. Je me défends ailleurs[4] contre ce reproche de scepticisme et d’agnosticisme. Le premier alchimiste qui a soutenu l’impossibilité de découvrir la pierre philosophale n’était pas un sceptique, mais un croyant. On peut me dire, pourtant : à la fin de votre longue discussion, il n’y a rien de fait, rien, qu’une théorie ruinée, si tant est qu’elle le soit.

Si elle ne l’est pas, si elle triomphe de nos faibles attaques, cette discussion n’aura pourtant pas été inutile. Toute critique de méthodes est chose bonne ; car il arrive souvent que les partisans d’un système, trop convaincus de l’évidence de leurs principes, n’aient pas conscience qu’ils ont négligé de les rendre également clairs pour tous. Inondés de la lumière qu’ils en reçoivent, ils oublient que des esprits sincères (et non nécessairement aveugles) vivent, un peu par leur faute, dans une zone moins pleinement éclairée. Il est bon que ceux-là demandent plus de lumière même s’ils la demandent en la niant témérairement. De là le sens profond de cette parole : « Il faut qu’il y ait des hérésies. » Si nos critiques sont démontrées fausses, la démonstration de leur fausseté fortifiera, pour le plus grand bien de la science, les théories mêmes que nous avons combattues.

Si, au contraire, nos critiques sont fondées en fait et en raison, qu’on veuille bien songer, avant de nous reprocher le caractère en apparence négatif de nos conclusions, à la place que tient tout système faux, aux théories voisines qu’il comprime, au nombre de travailleurs qu’il immobilise pour un travail stérile.

Combien d’esprits restent aujourd’hui défiants à l’égard des recherches de MM. Lang et Gaidoz, et de toute tentative folkloriste, de peur de s’exposer à la déconvenue comique qui consisterait à prendre pour des survivances de mœurs primitives, pour des détritus des conceptions les plus antiques de nos races, les imaginations de quelque prédicant bouddhiste !

S’il est vrai que la science des traditions populaires doive être débarrassée de l’obsédant problème de l’origine des contes, les savants qui s’occupent de novellistique cesseront de croire que toute leur tache doive consister à étudier, à propos de Chaucer, le Çukasaptati ; à faire défiler inutilement sous nos yeux, à propos de La Fontaine, tous les conteurs passés, convoqués des points les plus opposés de la terre, du midi au septentrion et de l’orient au couchant.

Quelle aurait été la seconde partie de ce livre si nous avions admis la théorie indianiste ? Considérant les fabliaux comme une matière non proprement française, mais étrangère, il aurait fallu étudier comment l’imagination orientale s’était réfractée dans l’esprit de nos trouvères. Là aurait du être l’effort du travail : mais, si l’hypothèse orientaliste est vaine, cette recherche eût porté à faux. Si nous avions admis que les contes orientaux se sont transformés en fabliaux, les fabliaux en farces françaises d’une part, d’autre part en nouvelles italiennes, nous aurions du étudier les transformations que les novellistes italiens ou les auteurs comiques du xve siècle ont fait subir à leurs modèles supposés. Or notre conception de l’origine des fabliaux écartait les recherches de ce genre : les auteurs de farces françaises et les novellistes italiens ont pris leurs sujets non dans les fabliaux que, sauf Boccace peut-être, ils ignoraient aussi bien que Ptolémée ignorait l’existence de l’Amérique, mais dans la tradition orale. Fabliaux, farces, nouvelles italiennes ne sont que les accidents littéraires de l’incessante vie populaire des contes. Il est peut-être utile de comparer entre elles ces diverses manifestations littéraires (v. notre chapitre IX). Mais il est permis aussi de considérer les fabliaux comme des œuvres non pas adoptives, mais exclusivement françaises ; et de même les nouvelles de Sercambi ou de Bandello, sans se préoccuper de leurs sources, comme des œuvres exclusivement italiennes. — Cette conception est fausse peut-être, — négative, non pas.

Quels traits communs nous révèle l’analyse des fabliaux ? Quelle est la portée de l’esprit gaulois fait de gaieté facile, libre jusqu’au cynisme, réaliste sans amertume, optimiste au contraire, rarement satirique ? Ou bien, quand il est satirique, quelle autorité ont les auteurs de fabliaux à mener le convicium saeculi, quelle est la valeur de leurs railleries contre les femmes, le clergé, les chevaliers, les bourgeois ? (Chapitre X.)

Quels sont les procédés de composition et de style de nos trouvères dans les fabliaux ? (Chapitre XI.)

Comment l’esprit des fabliaux naît et se développe au cours du xiie siècle, en même temps que la bourgeoisie des communes affranchies, par elle et pour elle ; comment il représente l’une des faces de la littérature du moyen âge, et forme avec l’esprit chevaleresque le plus saisissant des contrastes. (Chapitre XII.)

Comment, pourtant, le goût des fabliaux et de la littérature apparentée se répand dans les plus hautes classes, si bien que nous constatons une étrange promiscuité des genres les plus nobles et les plus bas, des publics les plus aristocratiques et les plus grossiers. (Chapitre XIII.)

Que peut-on savoir des auteurs de fabliaux ? et comment la place qui leur fut faite dans la société du temps rend compte de cette confusion des publics et des genres, explique que les jongleurs soient à la fois les porteurs des plus héroïques, des plus idéalistes poèmes, et des plus ordes vilenies. (Chapitre XIV.) Quel est, en résumé, l’évolution du genre littéraire des fabliaux ? Pourquoi vient-il à dépérir et s’éteint-il au début du xive siècle ? (Chapitre XV.)

Telles sont les principales questions que pose notre seconde partie. Nous ne faisons que les indiquer, par ce bref sommaire : non que nous les tenions pour secondaires et accessoires, mais comme elles sont moins exposées à la controverse que les précédentes, il nous a paru moins utile de marquer ici par avance nos positions. Le lecteur, plus curieux de connaître nos jugements par leur dispositif que par leurs considérants, pourra se reporter à notre conclusion, où nous les résumons.

Mais on peut dire qu’il y a ici, réunis par un lien factice, deux livres en un : le premier qui serait d’un apprenti folkloriste, le second d’un apprenti romaniste.

Nous croyons pourtant que l’unité de ce travail n’est pas seulement dans son titre : Les fabliaux. Elle est tout entière dans cette proposition : l’étude d’un groupe de contes populaires quelconque, vaine si on tente de les suivre de migration en migration jusqu’à leur indécouvrable patrie, peut être féconde si on les considère sous la forme que leur a donnée telle ou telle civilisation. — Notre première partie propose et définit la méthode ; la seconde tente de l’appliquer. Elle est dans les nécessités du sujet ; et, si nous n’avions choisi les fabliaux, comme exemple nécessaire, il nous aurait fallu traiter d’un autre groupe quelconque de contes, soit des nouvelles de Straparole ou de Sacchetti, soit d’un autre recueil de contes populaires modernes, breton ou lorrain.

Celui qui écrit ces lignes doit à M. Gaston Paris plus qu’il ne saurait dire. Il y a sept ans, parmi les travailleurs français et surtout étrangers qui entouraient sa chaire, M. Gaston Paris distinguait le plus jeune, le plus anonyme de ses auditeurs, encore sur les bancs de l’École normale. Il l’admettait, sans lui faire subir le stage ordinaire des néophytes, à ces conférences du dimanche dont nul de ses anciens élèves ne perd jamais le souvenir ; il ouvrait sa Romania au premier travail de ce débutant. Quelques mois plus tard, par une inexplicable faveur, chaque semaine, à jour fixe, il l’appelait chez lui ; et pendant une année, le professeur de l’École des Hautes Études et du Collège de France donna à l’étudiant d’inoubliables leçons privées, en sorte que celui-ci n’apprit pas les éléments des méthodes de la philologie romane dans des manuels, mais à leur source la plus pure, dans le commerce du noble esprit qui les avait fondées ou précisées. L’année suivante, le même élève fut envoyé, grâce à lui, en Allemagne ; des lettres d’introduction de M. G. Paris auprès des savants d’outre-Rhin l’y avaient précédé, et M. Hermann Suchier, de l’Université de Halle, lui accordait, entre autres, un appui précieux. — Depuis, à Paris, plus tard dans l’Université suisse où son élève eut l’honneur d’enseigner, de près comme de loin, par ses lettres comme par ses entretiens, soit que M. G. Paris lui ouvrit sa bibliothèque de folklore, soit qu’il accordât à l’une de ses publications un encourageant compte rendu, soit qu’il ait fait admettre le présent livre dans la Bibliothèque de l’École des Hautes Études, partout, sous des formes ingénieuses et multiples, toujours présente, s’est étendue sur son travail et sur sa vie privée la chère bienveillance de son maître.

Rappeler ici ces choses, c’est un devoir aimé. C’est un péril aussi ; car le lecteur de ce livre verra trop clairement que cette confiance aurait pu être placée sur un plus digne, et qu’un autre, s’il avait rencontré au début de sa carrière un aussi puissant patronage intellectuel, en eût mieux profité. Je n’ai su reconnaître tant de bienfaits que par une infinie affection et par beaucoup de travail.

Par une qualité, du moins, les disciples de M. G. Paris m’avoueront pour l’un des leurs.

Il se trouve que ce travail sur les fabliaux, que M. G. Paris a de plus ou moins près dirigé, contredit certaines idées qu’il a soutenues. Cette théorie orientaliste que j’attaque, il ne l’a pas acceptée dans ses prétentions excessives ; mais dans la limite où elle est en effet vraisemblable, il la croit vraie. L’étude des faits m’a conduit à des conclusions contraires. Je sens combien elles sont téméraires, se heurtant à une si redoutable autorité. Je ne les exprime pas sans tremblement : je les exprime pourtant.

Par là du moins, M. G. Paris me reconnaîtra comme de son école. Parmi ceux qui la forment, il n’en est pas un qui soit à son égard comme le famulus passif du docteur Faust. Tous ont appris de lui la recherche scrupuleuse et patiente, mais indépendante et brave, du vrai ; la soumission du travailleur, non à un principe extérieur d’autorité, mais aux faits, et aux conséquences qu’il en voit découler ; la défiance de soi, la prudence à conclure, mais aussi, quand il croit que les faits ont parlé, l’honnêteté qui s’applique à redire ce qu’ils ont dit. Tous ont retenu de lui ces paroles élevées : « Je professe absolument et sans réserve cette doctrine que la science n’a d’autre objet que la vérité, et la vérité pour elle-même, sans aucun souci des conséquences bonnes ou mauvaises, regrettables ou heureuses, que cette vérité pourrait avoir dans la pratique. Celui qui se permet, dans les faits qu’il étudie, dans les conclusions qu’il en tire, la plus petite dissimulation, l’altération la plus légère, n’est pas digne d’avoir sa place dans le grand laboratoire où la probité est un titre d’admission plus indispensable que l’habileté. »


  1. (2e édition, 1890, p. 111.)
  2. Cf. aussi l’appendice II.
  3. Revue critique du 4 décembre 1875.
  4. V. le chapitre VIII.