Les Comitadjis ou le terrorisme dans les Balkans/Texte entier


ALBERT LONDRES


Les Comitadjis
ou
LE TERRORISME DANS LES BALKANS



ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
22, Rue Huyghens • PARIS (14e)



Il a été tiré de cet ouvrage :

5 exemplaires sur vergé pur fil Vincent Mongolfier numéros de I à V

L’Édition originale a été tirée sur Alfa Impondérable des Papeteries Sorel-Moussel

Il a été tiré en outre :

13 exemplaires nominatifs sur vergé pur fil Vincent Mongolfier

hors commerce.




Droits de traduction, reproduction, représentation théâtrale

et adaptation cinématographique réservés pour tous pays.

Copyright 1932 by Albin Michel


LES COMITADJIS















EN ARRIVANT À SOFIA















I

En arrivant à Sofia


Il était neuf heures et quinze minutes, un soir de cette année, lorsqu’un train que, malgré tout, et pour ne pas lui faire de tort, je continuerai d’appeler l’Orient-Express, me déposait, poliment, sur un quai, à Sofia, Bulgarie.

Rien ne bougeait. Le chef de gare y représentait, seul, l’humanité.

Un grand emplacement suburbain, enveloppé dans une nuit noire, dormait devant la station. Je fouillai mes poches, cherchant des allumettes. Ce geste était exagéré, des lumières piquaient l’obscurité, tout près, le long du trottoir, où même des voitures attendaient.

L’une d’elles m’emmena.

À la réflexion, j’approuvai la municipalité de Sofia. À quoi bon faire des gares un centre d’attraction ? N’est-ce pas inciter les siens à s’en aller et les étrangers à venir ? Si l’on sait ce que l’on perd on est moins sûr de ce que l’on trouve. N’est-ce pas, chauffeur ?

Ayant franchi la zone obscure, le chauffeur se dirigea vers une porte toute blanche : un arc de triomphe en plâtre. J’allais dire merci quand il me revint que ce monument n’avait pas été dressé uniquement en mon honneur, mais aussi en celui de la tsarine, nouvelle épousée, venue de Rome, dernièrement, prendre possession de sa capitale, au côté de son prince-amour, Boris III, roi de Bulgarie.

Là, je reconnus la ville. Nous l’abordions par son quartier national. La vieille poésie balkanique y chantait encore : piments rouges, agneaux grillés, baquets de lait caillé, hôtels avec chambres à cinq lits, nappes souillées sur tables carrées. Passait-on toujours au pétrole le plancher de ces réfectoires publics ? Rien de tel pour donner du ton aux aliments. Dehors, des vendeurs de petits pains dorés et de graines de tournesol. Deux nouveaux cinémas et, devant eux, des admirateurs en veste de cuir.

Voici maintenant la mosquée, témoin des siècles d’esclavage. Souvenons-nous, tous ces hommes dépassant la cinquantaine sont nés à Sofia, village turc. La voiture tourne à gauche, entrée de la petite capitale européenne. Tout y était en place comme voilà dix ans, jusqu’aux corbeaux serrés sur les encorbellements, frise ignoble et vivante entourant les maisons. Qu’espèrent-ils donc avec tant de persévérance ? Est-ce vous, petites bêtes immondes, qu’il convient d’interroger en arrivant ici ?

Voici le palais royal, je suis chez moi… Je veux dire que j’approche. L’hôtel était là, jadis, en face. Il y est toujours. Salut, ô ma demeure !

Un peu plus tard, vers dix heures, après avoir parcouru la ville autant dire déserte, m’étant arrêté, faute de mieux, sur un banc du square de la rue du Tsar-Libérateur, je m’écriai : « Eh bien ! voilà ! »

Triste exclamation d’un homme au pied du mur !

En effet, je n’étais pas ici pour acheter du tabac. Je ne venais pas davantage déposer une nouvelle bombe dans la cathédrale Saint-Alexandre Newski. Je n’attendais rien du roi, ni du président du Conseil, ni du ministre des Affaires étrangères, lesquels ne m’attendaient pas non plus. Où donc se cachait ce qui m’attirait en ces lieux ? C’était une institution mystérieuse, propriété privée aux abords défendus par ces écriteaux ordinaires : « Piège à loup », « Chien méchant », « Danger de mort ». Cette propriété privée, dont la principale originalité consistait à n’avoir point de domicile connu, s’appelait Organisation Révolutionnaire Intérieure Macédonienne, autrement dit : ORIM.

L’homme n’est pas un animal équilibré. J’aurais voulu, en arrivant à Sofia, voir briller au balcon d’un bel immeuble une éclatante enseigne lumineuse proclamant : ORIM. Un concierge m’eût aussitôt ouvert la porte. « Faites passer ma carte à ces messieurs les révolutionnaires », eussé-je dit. Le concierge m’eût fait attendre dans un grand salon décoré de poignards, de pistolets. Comme cendriers, des machines infernales. Dans les quatre coins, ou même sur des étagères, tout un choix de bombes. Négligemment posés sur une table, deux albums, l’un portant : « Ceux que nous avons tués » ; l’autre : « Nos prochaines victimes ». Sans attendre plus longtemps, mon introducteur eût soulevé une tenture ; alors, marchant droit et ferme, j’aurais pénétré dans une chambre où, sur une estrade, au fond, trois hommes debout, bardés de cartouchières, m’eussent regardé venir. Au milieu eût été le plus jeune, Ivan Mikaïloff, chef de l’Orim ; à sa droite Strahil Razvigoroff, un peu son aîné ; à sa gauche, un personnage d’âge, représentant la pondération : Karadjoff. Derrière eux trois, peinte sur le mur, une oriflamme noire, une tête de mort comme pommeau à la hampe, et, sur la banderole, cette devise anodine : « La liberté ou la mort. »

— L’Orim, monsieur, eût aussitôt commencé Ivan Mikaïloff, est née en 1893, entre Okrida et Monastir, à Ressen (Macédoine). Damian Groueff et Péré Tocheff, ces grands Macédoniens, en furent les pères. L’Organisation Révolutionnaire Intérieure Macédonienne avait pour but de délivrer la Macédoine du joug des Turcs. En 1897, les membres de ce comité, appeles comitadjis…

— Pardon, monsieur Ivan Mikaïloff, eussé-je interrompu, si cela ne vous contrarie pas, nous remettrons les souvenirs historiques à plus tard. Le temps présent m’appelle. Je désire voir travailler Mikaïloff et non Groueff et Tocheff. Quel jour, pour parler net, assassinez-vous dans les rues de Sofia ?

— Êtes-vous pressé ?

— Je suis anxieux. J’ai peur de manquer une aussi bonne démonstration. De plus, n’est-il pas utile de s’instruire ? On n’est jamais trop expérimenté.

— Apportez-moi l’album des condamnés, aurait dit Mikaïloff au garçon de bureau revêtu d’une armure.

Tandis qu’il eût feuilleté le livre, Karadjoff, l’homme d’âge au sens rassis, m’eût entrepris de cette manière :

— Pourquoi vous adresser à nous et non à l’autre fraction du comité ? Êtes-vous sans savoir que nous avons des frères ennemis ? Les Protoguerovistes nous tuent aussi, nous les Mikaïlovistes ?

Ivan Mikaïloff m’eût invité à monter sur l’estrade et, me désignant une dizaine de photographies :

— Choisissez. Lequel voulez-vous ?

D’un geste d’horreur je me serais voilé les yeux.

— Parlitcheff ? Poppchristoff ? Koulicheff ?

— Pitié pour eux !

— On vous trouvera une victime. Après-demain, cela vous convient-il, à 10 h. 30 de la matinée, devant le bar Phœnix, boulevard Dondoukoff ?

— En plein centre ? En plein jour ? Au milieu de la foule ?

— Un endroit en vaut un autre. Soyez à l’heure, nous sommes l’exactitude même.

— Ivan Mikaïloff, lui eussé-je dit encore, quand allez-vous poser des bombes en Yougoslavie ?

— Sont-ce les bombes seules qui vous intéressent ? Nous faisons sauter des voies ferrées, nous estocadons des généraux. Êtes-vous également pressé pour cette sorte d’opération ?

Voila comment j’aurais désiré être reçu en arrivant ici.


Autour de moi, tout n’était que nuit, mystère, silence.

Je me levai de mon banc. L’air était vif et bienfaisant, comme il l’est à Sofia. Un lampadaire éclairait la voie uniquement à mon usage. Je m’y accoudai, et pour lui montrer combien son intention me touchait, je tirai de mon portefeuille une première coupure de journaux. Je lus :


« Sofia, 8 fevrier (dépêche Times) :

« Jordan Ghourkoff, principal lieutenant du chef révolutionnaire Ivan Mikaïloff, a été assassiné aujourd’hui par des émissaires du chef du groupe Protogueroff.

« Le meurtre a été commis dans une des rues les plus populeuses de Sofia. M. Ghourkoff, avocat, homme de grande valeur, qui n’avait pas cru devoir se faire accompagner de sa garde du corps habituelle, n’a pas reçu moins de quarante balles.

« Ce meurtre fut exécuté en représailles du récent assassinat d’un chef protogueroviste. »


Sur un papier, j’avais noté à Paris quelques faits. Je dépliai la feuille. Elle portait :

1924 : assassinat de Todor Alexandroff et de son garde du corps ;

7 juillet 1928 : assassinat, à Sofia, du général Protogueroff et de son fidèle Anastase Gotzef ;

18 septembre 1929 : assassinat, à Varna, de M. Bagdaroff (protogueroviste) et de ses deux compagnons ;

15 octobre 1929 : assassinat, à demi réussi, de Vassil Vassilef (mikaïloviste) et de ses deux compagnons ;

5 mars 1930 : assassinat, à Sofia, de Vassil Poundef (protogueroviste), rédacteur à Makedonia ;

3 décembre 1930 : assassinat, à Sofia, de Naum Thomalewsky (protogueroviste), professeur, homme de lettres ;

11 décembre 1930 : tentative d’assassinat sur Kiro Chandanoff (protogueroviste) ;

13 Janvier 1931 : assassinat, à Sofia, de Spassow Mariovcheto et de Nicolas Bodakoff, accusés par Mikaïloff d’avoir exécuté l’un des leurs.

Cette remarque en bas de la page :

Depuis l’assassinat du général Protogueroff (1928), le nombre des intellectuels bulgares tués par suite de la rivalité des deux fractions de l’Orim serait de 193. Mais depuis le meurtre de Stambouliski (1923), le nombre des Bulgares tués par d’autres Bulgares pour raisons politiques dépasserait 20.000 (vingt mille). Parmi ces vingt mille, l’Orim en revendiquerait 4.200 pour son compte. À vérifier.

À vérifier ! Voilà jusqu’où va la présomption !

Je serrai précieusement mes documents et me dirigeai vers mon hôtel. Il était onze heures du soir. J’avais faim. Deux guirlandes d’ampoules, l’une verte, l’autre rouge, maladroitement accrochées à un balcon, signalaient le restaurant. Je gravis les marches et poussai la porte. Un radiophone installé juste en face m’envoya un tango argentin, à bout portant, dans la poitrine. Il en eût fallu davantage pour me couper l’appétit. Je m’assis et j’appelai le préposé aux victuailles. Il vint, me regarda, sourit. En plus d’indéniables qualités d’attachement à sa maison, cet homme avait de la mémoire. La figure d’un client lui parlait encore, à dix années de distance.

— C’est bien moi, dis-je. Alors, tout le monde va bien à Sofia, depuis mon depart ?

— Sans doute, monsieur.

— Je me souviens de vous, en effet ; vous m’avez préparé une fois un petit banquet, dans ce coin, en l’honneur de Daskaloff, le ministre de l’Intérieur. Qu’est devenu M. Daskaloff ?

— Assassiné, monsieur.

— Et M. Chaouleff, avec qui j’ai dîné également dans cette salle, où est-il ?

— Assassiné, monsieur.

— Et M. Petkoff ? Nous avons bu quelques bons verres de slivovitza ensemble, dans ce coin-là, je crois.

— Assassiné, monsieur.

— Il ne s’agit pas du père, de l’ancien président du Conseil, mais de son fils, Petko Petkoff.

— Justement, monsieur, il a été assassiné tout comme son père.

— Dites donc, vous me réserverez à l’avenir, une table dans le fond, très loin de la porte.

— Impossible, monsieur, elles sont depuis longtemps déjà toutes retenues…


LA CAPITALE
aux
ÉTRANGES PROMENADES













II

La capitale aux étranges promenades


Sofia est d’aspect familial.

Un homme éloigné des passions ne trouverait pas mieux, semblerait-il, pour y fonder un foyer.

Le mont Vitoche la domine ; sur ce mont, de la neige. Cette blancheur paraît être la couleur des armes de la ville.

Le centre est comme je vais vous le dire : un parc un peu sauvage, le parc Boris ; une rue officielle, la rue du Tsar-Libérateur, où sont bâtis des ministères, des légations, un club, les rares maisons de rares richards ; cette rue trouve sa fin sur un bâtiment bas, demeure tranquille, sans arrogance, apparemment celle d’une notabilitée du pays : c’est le palais royal. Un square devant le palais royal. Mais continuons. Une rue passe entre le square et le palais, puis se jette sur une place. Là est l’un des trois hôtels convenables de la capitale. Derrière cet hôtel, la rue Légé, du nom d’un Français qui, dans le temps, montra, dit-on, de l’amitié pour les Bulgares. Quelques petites autres choses en bordure de cela. C’est tout.

Ce qui différencie ce quartier, sa caractéristique évidente, c’est que, les jours d’hiver, on peut y circuler sans bottes d’égoutier. Il est pavé. Pour parler sans ambiguïté, il n’est pas pavé, mais recouvert de petits rectangles, produits d’un aggloméré jaunâtre, tellement jaunâtre que l’on pourrait examiner les canaris de toutes les cages sans trouver de jaune aussi jaunâtre. J’ajoute, pour les voyageurs qui ne seraient pas des champions de patinage, qu’il est difficile de se tenir sur ces rectangles, après une pluie. Les plantes de mes pieds en pourraient raconter long à ce sujet. Par beau temps, c’est parfait et d’un jaune atténué.

Les dimanches à midi, après l’office ; chaque soir, vers six heures, les habitants, vêtus avec simplicité, inondent ces belles rues. Les uns derrière les autres, d’un pas de conversation, le visage heureux, ils se promènent, du commencement à la fin de l’aggloméré. L’autre jour, un couple, probablement parti pour le grand rêve, fit quelques pas hors de la piste ; de tels cris l’avertirent de son erreur que, tambour battant, les amoureux revinrent se perdre dans la masse. Cette foule occupe la chaussée, en plus des deux trottoirs. Une automobile, le tramway demandent-ils le passage, elle leur en fait un, parce qu’elle est bienveillante et sans morgue. Aussitôt après, le flot qui s’était ouvert se referme. Les étudiants, en casquettes rouges ou vertes, sourient aux étudiantes en casquettes vertes ou rouges. On m’affirme qu’ils le font sans pensée défendue. Ai-je jamais dit le contraire ? En tout cas, la Bulgarie ne manquera ni de médecins, ni d’avocates, ni d’ingénieurs. Mais ne t’écarte pas de ton sujet, mon cher ami. À huit heures et demie, chaque soir, ce nuage humain s’éclaircit ; à neuf heures moins le quart, on en aperçoit encore des traces. Peu à peu, il s’évapore. Alors, autour des maisons, les corbeaux se disputent âprement la meilleure place pour la nuit, et c’est fini. Sofia-capitale est sous clé. Devant l’ensemble de ce spectacle, le poète pourrait s’écrier :

— Là tout est calme, ordre, beauté.

Poète, tu te tromperais.

Il faisait beau ce matin. Alexandre II de Russie, le tsar libérateur, bien en selle sur son cheval de bronze, surveillait toujours l’entrée de la Chambre des députés, appelée ici Sobranié. Je tournais autour du monument. Le cheval — et cela on ne pouvait le nier — montrait ostensiblement sa croupe à la légation de France. Je ne crois pas, cependant, que ce geste ait été prémédité. Il convient donc de n’en pas faire plus longuement état. J’étais au lieu d’un rendez-vous.

Avant midi, l’homme que j’attendais arriva.

— Je n’ai rien vu de ce que je devais voir, lui dis-je.

Il tira sa montre et me rassura. Nous étions en avance. Et nous marchâmes, de long en large.

— De tout temps, me confiait ce compagnon, on s’est servi du pistolet dans les Balkans. Mais ce qui se passe en Bulgarie, depuis huit ans, on ne l’avait encore jamais vu. Tenez, regardez ce promeneur.

L’homme désigné venait au-devant de nous, d’un pas mou. Derrière lui, à cinq mètres, un individu coiffé d’une casquette suivait, les mains enfoncées dans les poches de sa veste ; de son regard il balayait le terrain. Quand ils nous eurent croisés, nous nous retournâmes. L’homme à la casquette s’était retourné avant nous et nous épiait. Il reprit sa marche.

— Un coup d’œil leur suffit, ce sont des spécialistes.

— Quel personnage suit-il ?

— Je ne sais.

— Si je m’étais précipité sur le promeneur, qu’eut fait son gardien ?

— Il eût déchargé ses revolvers, pardi !

— En a-t-il donc plusieurs ?

— Un dans chaque main, comme tous les suiveurs.

Nous revînmes devant le Sobranié. Au seuil du Parlement, onze hommes, chacun une casquette sur la tête.

— Pourquoi n’ont-ils pas les mains dans les poches ?

— Ils ne sont pas encore en fonction. Vous les verrez, dans un moment, quand leurs patrons sortiront.

Un député parut sur la porte. Il sonda le groupe des casquettes. De ce groupe, une tête se dressa. Le député descendit les marches, gagna la place. Le garde du corps se mit en route, l’approcha à trois pas et enfonça ses mains dans ses poches. L’un précédant l’autre, ils allaient déjeuner.

— C’est rigolo, dis-je.

— Vous trouvez ? fit mon compagnon, qui était Bulgare. Voici Tsankoff ! s’écria-t-il. Vous allez voir une autre cérémonie.

M. Tsankoff, à cette époque, était ministre de l’Instruction publique, mais ses états de service avaient de plus hauts sommets. Il succéda, en 1923, comme président du Conseil, à Stambouliski, assassiné. La partie du ciel qui s’étend au-dessus de la tête de M. Tsankoff est chargée de malédictions. Il fut le grand maître de la terreur blanche.

Aussi, sur son toit, à la place de la girouette, a-t-il fait visser un fusil mitrailleur.

M. Tsankoff quittait le Sobranié. La demie de midi sonnait. Le soleil était lumineux. Un chien tenu, jusqu’ici, je ne sais où, en laisse, bondit dans les jambes du personnage. Haut, fort en crocs, l’animal, après avoir manifesté sa présence, se rangea à la droite de son maître. Deux vigilants en casquette, les mains déjà englouties par leurs poches, prirent chacun position, l’un cinq mètres en avant, l’autre cinq mètres en arrière. Le cortège étant formé, il s’ébranla. Il marchait sur le trottoir de gauche : nous suivions au milieu de la chaussée. Un colonel croisa le ministre, autant dire enchaîné, et le salua. Tsankoff tira son chapeau comme si de rien n’était. Tout à coup, une silhouette coupa la rue et, faisant, à distance, des amitiés au chien, louvoya pour aborder l’illustre promeneur. Tsankoff s’arrêta. Comme reliés au protégé par une tige de fer, aussitôt les protecteurs s’immobilisèrent. Mais le chien eut sa minute, il se moquait des sourires du postulant. L’homme d’arrière dut l’empoigner et le tenir. Ainsi Tsankoff put-il, par ce beau jour, échanger quelques propos avec un électeur imprudent.

Et ministres, avocats, députés, médecins, passèrent suivis de leur archange en casquette.

— Dites donc, ami, est-ce que l’exarque Mgr Stéphan se promène aussi avec ses suiveurs ?

— Dieu, ici, n’y verrait pas d’offense…

Tout membre du gouvernement, tout chef de parti, tout intellectuel touchant à l’Organisation révolutionnaire, partisan de Mikaïloff ou partisan de feu Protogueroff ; tout journaliste à franc-parler, tout universitaire à conviction définie, tout ce qui dirige, pense ou conspire en Bulgarie, en un mot tout homme public lorsqu’il sort, ne serait-ce que pour aller au rendez-vous de son dentiste, se tient toujours sous la protection de deux revolvers bien graissés.

— Est-ce la police qui vous fournit ces messieurs ?

— Nullement. Chacun choisit et paye les siens.

— Alors, rien ne m’empêche d’en avoir au moins un ?

— Avenue Marie-Louise, vous en trouverez autant que vous voudrez.

— Dans un bureau de placement ?

— Non. Sur le trottoir, devant les cafés.

— Où achète-t-on les revolvers ?

— L’homme aura les siens. Il vous les louera tant par jour. Pour un client de passage comme vous, c’est la meilleure façon de procéder.

— Et les chiens ?

— Les chiens sont réservés aux anciens présidents du Conseil.

— Merci. Allons boire une slivovitza.

Certes, Sofia a des cafés, mais pour la slivovitza, qui, tout alcool national qu’elle soit, n’est autre qu’une eau-de-vie de prune, rien ne vaut une épicerie, un de ces chers réduits à la mode turque, dont le patron, le bakal, tient en Orient, dans la vie des ménages, la place importante que, chez nous, tient son collegue l’épicier. En Bulgarie, du premier au dernier citoyen, tout le monde est né démocrate. Les honneurs ne montent pas à la tête des favorisés du sort ou de l’intelligence. La simplicité est la parure des meilleurs. Aussi, des ministres, des hommes haut placés, continuent-ils de pousser, entre midi et demi et une heure, la porte du bakal. C’est vous dire qu’en arrivant devant le nôtre, rue Rakoski, plusieurs spécialistes coiffés de casquettes montaient la garde sur le trottoir.

Nous entrâmes. Des saucissons pendaient au plafond. Un jeune garçon versait l’alcool aux clients qui, visiblement, se régalaient les uns de radis et les autres d’huile de foie de morue en pilules que d’aucuns appellent caviar.

— Je pensais, dis-je, reconnaître du coup ceux qui s’attendent à tout moment à passer de vie à trépas. Or, tous mangent du meilleur appétit.

— Le meurtre, chez nous, s’est incorporé à nos mœurs.

— C’est vrai. La vie humaine est à bon compte dans votre pays. On sent tout de suite que l’on aurait moins d’étonnement, sinon de regret, à être tué ici qu’ailleurs.

— Merci ! Vous êtes digne d’être Bulgare.

L’un des consommateurs en danger était un journaliste, et l’autre, un député. Ils ne s’entretenaient pas de politique. Les conversations, dans un lieu public, sont empreintes d’une réserve dont vous devinez le prix. Le compagnon me présenta.

— Alors, que pensez-vous de notre capitale ? demanda le parlementaire.

— C’est un beau champ de tir.

— Une slivovitza ?

— Deux !

Nous sortîmes tous les quatre et fîmes quelques pas ensemble, suivis comme il convenait de six revolvers prêts à agir, au fond de six poches. Les deux honorables Bulgares me conseillèrent de ne pas quitter la Bulgarie sans aller dans la vallée des Roses.

— C’est le paradis, disaient les malheureux, le paradis sur la terre.

Et ils partirent vers leur destinée, traînant derrière eux leurs porteurs d’armes à feu.

À ce moment, nous aperçûmes le ministre des Finances. Il pressait le pas, ce qui obligeait son fidèle à courir. M. le ministre des Finances est pêcheur à la ligne. Il passe ses repos hebdomadaires au bord de l’eau. Tandis qu’il dévaste la rivière, trois estafiers, chacun douze balles en place dans les barillets, inspectent l’horizon, et lui, le maître du Trésor, il est assis sur un pliant, la gaule en main et une carabine entre les jambes ! Vous pouvez vous offrir ce spectacle chaque dimanche, à trente kilomètres de Sofia, le long de l’Isker.

Et ce garçon que voilà. Justement on me le présente à la fin de cette matinée. Il a six ans. Sa mère le promenait en ville, avant-hier. Le monument du prince de Battenberg parut fort intéresser le jeune Bulgare.

— Quel est ce « gospodine », demanda-t-il ?

— C’est un monsieur qui est mort, mon petit.

— Alors, maman, qui l’a assassiné ?

Il ne lui était pas venu une autre idée, à cet ange !


LES PREMIERS COMITADJIS















III

Les premiers Comitadjis


De quoi s’agit-il ?

Il s’agit de vous montrer à l’œuvre, en plein centre de l’Europe, à quarante-huit heures de chemin de fer du campanile de la gare de Lyon, une organisation révolutionnaire plus forte que l’État dont elle dépend ; ayant ses lois, ses journaux, sa police, sa justice, levant les impôts, recevant de l’argent de l’étranger, tuant au nom d’un ordre moral établi par elle, maîtresse absolue d’une partie du royaume, ne permettant pas au gouvernement régulier de mener une politique intérieure non plus qu’extérieure opposée à ses conceptions, contraignant le voisin de son pays, la Yougoslavie, à fermer ses frontières d’un réseau de barbelés, à bâtir sur ses crêtes de l’Est des kiosques-vigies, à garder ses voies ferrées, ses ponts, comme si la guerre battait son plein ; l’O.R.I.M., l’Organisation Révolutionnaire Intérieure Macédonienne.

… C’était en 1893, en Macédoine, sous le joug turc. Deux instituteurs de langue bulgare, Damian Groueff et Péré Tocheff, le premier venu de Monastir déguisé en charpentier, le deuxième arrivé secrètement de Prilep, se sont donné rendez-vous au village de Ressen. La Turquie, nonchalante et cruelle, n’avait pas encore la pensée ouverte à ce que nous avons appelé un temps le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Elle régnait sur la terre de Macédoine à la manière de tout sultan organisé, un plateau quêteur dans la main droite, un nœud coulant dans la main gauche. Les deux clandestins ont le projet de délivrer leur patrie de son tyran.

Tout est à faire. La population subit son sort comme s’il était évident que l’esclavage fut une conséquence directe de la vie. On voit très bien ces conspirateurs, dans une masure balkanique, l’oreille au guet, autour d’une lampe qui n’avait, dit-on, qu’une heure de lumière à donner, jeter à voix sourde les bases de la révolte. Damian Groueff a la figure longue, une barbe noire. Il parle. Péré Tocheff écoute. Il est question de secouer le padishah, endormi sur son trône, là-bas, à Constantinople et de lui dire : « Nous ne sommes pas ce que tu crois. » Il faut, renvoie Tocheff, arracher du paysan sa peur héréditaire du Turc. Sublime soirée ! Comment s’y prendre ?

À la façon des carbonari.

La propagande masquée commence. Les maîtres d’école sont touchés, le noyau se forme. Ils sont déjà trente. Le groupement a besoin d’un nom. On le lui trouve, clair : Organisation révolutionnaire intérieure macédonienne. « Intérieure. » Le reste du monde ne les intéresse pas. Leur idéal est privé.

Il convient de s’assurer contre la faiblesse de la nature humaine. Un serment est composé : « Je jure, au nom du Christ et de la Sainte Croix, que je resterai fidèle à la devise de l’organisation : la liberté de la Macédoine ou la mort. Je ne trahirai pas ses secrets. Dans le cas contraire j’accepte d’être puni par les armes qui sont devant moi. » Posés sur l’Évangile, en forme de croix, un revolver et un poignard.

Des marchands, des artisans, des soldats viennent aux conjurés. Les villes donnent les premières. Les recrues sont groupées par dix, un chef à la tête. La discipline est farouche. Dans cette confrérie tous les péchés sont mortels. Aucun affilié ne doit connaître le nom des neuf avec qui il forme équipe. C’est la dizaine invisible. Personne n’a le droit d’interroger sur les projets de l’Organisation, ni d’en demander des nouvelles, encore moins de sembler croire qu’elle existe. Obéir simplement.

Le complot s’étoffe.

À Monastir, les grands initiés se rassemblent le soir, loin des troupes, dans les maisons, en amis, pour réchauffer l’espoir. Portes et fenêtres closes, sentinelle sur le seuil, ils chantent à voix retenue des airs patriotiques. Voici la chanson de la capture, sur le Danube, d’un bateau autrichien par la bande du poète révolutionnaire Christo Boleff. Quand ils arrivent à la phrase : « C’est moi le capitaine, ici », l’enthousiasme soulève la compagnie et chacun frappe du poing la table comme si, de sa demeure, le vali turc, là-bas, pouvait entendre.

Et le chant en l’honneur de Stephan Karadja, le révolté tombé en 1868, le front lumineux, l’âme fleurie, face à l’Ottoman qu’il brava :


Qui donne sa vie pour la liberté
Ne meurt pas.
Pour lui chante l’oiseau,
Pour lui rugit le fauve,
Pour lui l’enfant sourit.


À ce moment ils faisaient l’appel :

— Groueff ?

Groueff se levait :

— Présent !

— Tocheff ?

— Présent !

— Deltcheff ? Matoff ?

— Présent ! Présent !

— Stephan Karadja ?

Du dehors, le guetteur renvoyait d’une voix lointaine :

— Présent !

À l’échelon plus bas d’autres réunions. Une quinzaine d’hommes, alertés par un maître d’école, se rencontraient autour d’un feu. Personne n’osait confier à l’autre le grand secret. Ils parlaient de la terre, des récoltes. Cependant leur regard les trahissait. Sans rien s’avouer, ils se rapprochaient. Ainsi l’esprit nouveau gagnait les couches inférieures.

Mais les riches ? Les riches qui avaient eu vent de cette tempête en formation réagirent en frémissant. Pour tout résultat ils apercevaient les manants au bout d’un chanvre, tirant la langue, les membres ballants. On les attaqua dans leurs fils. Les fils gagnèrent les pères. Peu à peu, les sceptiques se sentaient isolés, écartés de la sainte table patriotique, excommuniés. À leur tour ils prêtaient le serment.

Ce serment les illuminait. Les vieux de cette époque disent qu’ils croyaient ressusciter et que, pour la première fois, ils voyaient le monde.

On s’habitua à ne plus trembler devant les bachi-bouzouks. Autant de conjurés, autant d’agents secrets contre le gouvernement turc.

Les plus hauts placés, dont la révolte se défiait, n’étant pas touchés, venaient d’eux-mêmes, à la fin, frapper à l’huis mystérieux. Voyons, ne sommes-nous pas Macédoniens ? Pourquoi nous laisser dehors ? Et les avares eux-mêmes demandaient : combien faut-il payer ?

Commença l’évangélisation des campagnes. Le maître d’école groupait les plus aptes en petits foyers. Le dimanche, les apôtres couraient les villages, prêchant entre leurs dents les catéchumènes, sous les grands arbres. Ceux qui se rendaient à l’idée recevaient un parrain de la ville. Sitôt le serf mûr pour le serment, le citadin allait prendre son filleul, le conduisait à l’église de Monastir où le pope, ayant couché en croix son revolver et son poignard, lui faisait étendre sa main calleuse et jurer qu’il servirait ou périrait.

Vinrent les épreuves de la fidélité et de la capacité. Un recueil de chants révolutionnaires était confié aux candidats avec ordre de le lire, de le cacher des Turcs et de le repasser à un frère. Un journal lithographié suivait les mêmes voies. Les exécutants intelligents étaient jugés dignes de recevoir une arme ou de la transporter. On leur donnait un fusil. Les armes venaient de Belgique, d’Albanie, de Turquie, de Grèce, en contrebande. La caisse noire était riche, des sanctions brutales frappant le contribuable inattentif.

Le fusil transformait le manant.

Sur ces bases l’Organisation bâtit.

La Macédoine, en ce temps, était un pays d’épouvantable misère. La malaria dévorait le père, la mère et l’enfant. Les poux seuls étaient généreux envers les habitants, ils ne les chassaient pas de leur demeure, consentant à vivre avec eux ! Le paysan ne savait même pas faire cuire son pain. C’était une étable ottomane pour des cochons de chrétiens. Les révolutionnaires se firent réformateurs, organisant leur courrier, leur service sanitaire, distribuant la quinine, châtiant la ménagère malpropre, montrant comment il fallait enfourner. Concurremment, les fusils ne manquant plus, ils formaient leurs premières bandes.

Habillés de laine brute, chaussés de babouches au nez retroussé, ceinturés d’un triple rang de cartouches, le regard provocateur et la figure complètement entourée d’un buisson épineux de barbe et de cheveux, tels apparaissent nos haïdoucs.

Le gouvernement de Constantinople est-il à ce point aveugle et sourd ? Quatre ans après le fameux duo de Ressen, cherchant les preuves d’un crime de droit commun commis à Veniza, il trouve des bombes dans des sacs de riz pendant aux flancs d’un âne innocemment conduit par une femme enceinte. Les affiliés ne négligent rien. Ils connaissent le respect des Turcs pour les futures mères. Ils ont introduit pas mal de mitraille de cette façon-là. Cette fois, la ruse est éventée, l’Orim découverte. Les bachi-bouzouks, lâches en liberté, saccagent les parterres de MM. Damian, Groueff et Péré Tocheff.

La répression fut sans quartier. Les prisons d’Asie Mineure, les bagnes de Fezzan en Tripolitaine, les barres fixes des potences regorgèrent de monde.

Le peuple se terre.

Un an après, en 1898, l’Orim se jette dans l’action. Les Turcs répondent : persécution religieuse, impôts, redevances. Aux bandes de Macédoniens ils opposent des bandes de bachi-bouzouks. Gendarmes contre haïdoucs. Dans ce champ clos, qui ne fait pas encore recette en Europe, la vie est pour rien, et, sous les fusillades qui se croisent, les femmes et les filles poussées dans ces saturnales, payent la dîme à la liberté à venir.

1903. L’insurrection est décidée pour le jour de saint Élie : Ilinden.


Frères,

L’heure du combat avec notre ennemi séculaire est arrivée. Le sang de nos frères coulant à pleines veines mugit très haut. L’honneur de nos mères, de nos sœurs, de nos épouses attend d’être lavé. Assez de pain, assez de honte. Mille fois mieux la mort que la vie d’esclave. Le jour fixé où le peuple de Macédoine et de Thrace doit se lever est le 20 juillet. Suivez, frères, vos chefs, rassemblez-vous sous l’étendard de la Liberté. Que le bon Dieu nous bénisse. À bas la Turquie ! la tyrannie ! Hourra !

Signé : Organisation Révolutionnaire Intérieure Macédonienne.


Ce fut épouvantable.

Constantinople donne carte blanche à ses troupes. Il faut mater les komitas. Arrestations, tortures, rapts, exécutions à chaud, feu ouvert sur les villages, incendies. Les bachi-bouzouks se vautrent de plus belle dans l’honneur des mères, des filles et des épouses. Tous les vilayets y passent : Salonique, Monastir, Andrinople, Uskub. On promène des têtes. À des cous pendent des colliers d’oreilles. Le bûcher double la potence. L’eau salée, dans des cuves, ravive les plaies de ceux que le bâton n’a pas encore fait parler. Ce survivant qui, vingt-sept années plus tard, m’apporte l’odeur de ce carnage resta soixante-treize heures sur un pied, au milieu d’un cercle de quatre tortionnaires. Il faut mater les komitas. Héroïsme échevelé chez ceux-là. La bande de Prilep a épuisé ses munitions. Les révoltés s’empoisonnent. On trouve la bouteille de strychnine dans la main du dernier qui but au goulot. Chauffée par dix ans d’exaltation, la jeunesse macédonienne court au sacrifice, à l’antique. Elle ne fuit pas, elle meurt ! On se poignarde avec ivresse, on se fait sauter la cervelle avec amour. La répression exalte le courage. Le Turc dépasse la mesure. Il faut mater les komitas. Le drame dure des mois. L’Europe s’éveille. Quand ses enquêteurs arrivent, les malades appellent, les blessés sont couchés sur du fumier, les cadavres blanchissent. Seuls les estropiés les reçoivent.

Le sultan est maître du terrain.

Vaincues, les bandes déplumées ont gagné les hauteurs, refuge des grands oiseaux. Sur leurs ailes étendues Dieu voit le sang qui sèche.

Tels étaient les comitadjis de l’an III du siècle vingt.


DE LA PEAU DE LION
À LA PEAU DE LOUP














IV

De la peau de lion à la peau de loup


Les Turcs, en 1913, fumant leur narguilé sur une pente invisible, perdirent la Macédoine. Voila une nouvelle que vous jugerez probablement d’un intérêt refroidi. Vous aurez tort. C’est la clef du récit.

L’aventure se passa de cette façon : la Bulgarie, la Serbie, la Grèce et feu le Monténégro déclarèrent en 1912 la guerre à l’empire ottoman. Les Turcs furent battus. La Bulgarie ne se montra pas satisfaite de la part de Macédoine que ses alliés consentirent à lui abandonner. Elle se retourna contre eux et perdit la partie.

La Macédoine fut coupée en trois morceaux : le grec, le serbe et le bulgare, ce dernier trop petit au gré des intéressés.

En 1914, la Bulgarie, à la lueur de la nouvelle guerre, entrevoit une chance de s’annexer le reste de la Macédoine. Quatorze mois de réflexion, puis elle rejoint le clan qui la lui promet. 1918. Ce clan s’effondre. La Bulgarie roule sous les décombres.

Encore une fois, elle a manqué la Macédoine.

Nos révoltés, les comitadjis, ne pouvant entrevoir, à l’époque où ils naquirent, la prise d’armes des Balkaniques, leur victoire, la disparition du Turc, luttaient pour l’indépendance de la Macédoine.

De plus, vous avez vu que ces haïdoucs étaient de souche bulgare.

La partie principale de la Macédoine étant restée aux mains des Serbes, l’Orim considère aujourd’hui les Serbes du même œil qu’autrefois elle considérait les Turcs, comme les tyrans de la Macédoine.

Je dois ici vous parler de ce coin du monde. Vous me permettrez au préalable de me boucher les oreilles, ensuite de ne m’exprimer qu’à voix basse. Je ne vois pas, en effet, quel homme ayant conservé ses facultés d’entendement, et traitant ce sujet, pourrait tenir un instant devant une assemblée compétente. Les Serbes crieraient : « Vous en avez menti ! » alors que les Bulgares applaudiraient furieusement. Vous développeriez votre pensée. « Imposteur ! lanceraient les Bulgares, qu’on le pende ! » alors que les Serbes applaudiraient furieusement. Et cela se terminerait comme toujours se terminent ces affaires : par un pugilat monstrueux, du sang, des morts.

Prêtez donc l’oreille.

La Macédoine compte à peu près deux millions d’âmes. En 1912, ces habitants se partageaient, d’après les origines, en Bulgares, Turcs, Grecs, Albanais, Koutzo-Valaques, Tziganes, Juifs et sans doute Serbes. Aujourd’hui (mes amis ne me pendez pas !) la population serbe ne peut être mise en doute, des Serbes étant descendus du Nord coloniser ce qu’ils n’appellent plus la Macédoine, mais la Serbie du Sud…

Les Bulgares tirent leur argument de la langue. Ils disent : en Macédoine, on parle bulgare. Or (Bulgares, ne m’éventrez pas !), on parle le makedonski, qui n’est pas le bulgare pur, mais un mélange de grec, de turc, de bulgare, de serbe et d’albanais. De plus, la langue bulgare étant une sœur très proche de la langue serbe, les Bulgares en premier et les Serbes en second peuvent prétendre avec assurance comprendre comme un frère le Macédonien qui les aborde.

Français, qui de 1915 à 1918, soldats de l’armée d’Orient, offrîtes d’abord aux moustiques, dans ces vallées amères, une peau primitivement réservée aux Bulgares, souvenez-vous ; que remarquiez-vous en arrivant dans villes et villages ? Trois bâtiments souvent dressés l’un près des deux autres : l’école grecque, l’école bulgare, l’école serbe. La propagande s’arrachait les enfants. Nous avons tous connu des familles où un frère se déclarait Serbe, l’autre Bulgare et, quand ils étaient trois, le troisième optait pour la Grèce. Ces magnifiques plaisanteries n’étaient pas générales, nous l’accordons, encore montrent-elles la dramatique figure de la Macédoine.

Il peut vous sembler, ce pays étant divisé en trois, qu’une solution aurait dû intervenir, les Grecs allant chez les Grecs, les Serbes chez les Serbes, les Bulgares chez les Bulgares. Ce fantastique exode n’appartient pas à un rêve. Il eut lieu pour les Grecs et pour les Bulgares. Les peuples d’Occident, contemporains égoïstes, n’ont pas jeté un regard sur cette pitoyable migration : d’un côté huit cent mille Grecs d’Asie-Mineure, de l’autre cent quarante mille Bulgares de Thrace, les uns après la victoire de Mustapha Kemal venant se réfugier dans la Macédoine grecque, les autres, pour leur laisser la place, se dirigeant vers la Macédoine bulgare : hommes, femmes, enfants, alors que la guerre n’était plus sur le monde, quittant la maison où tous étaient nés, les champs, de père en fils pétris de leurs pieds, et, non sans se retourner, poussant leurs bestiaux aussi tristes qu’eux-mêmes.

Pas de mouvement en masse du côté serbe vers le côté bulgare. « Pardi ! répond Sofia, toute la population — un million d’êtres — aurait dû se mettre en marche. » « Ceux qui ont voulu partir sont partis, renvoie Belgrade. Le peuple est resté parce qu’il se sent chez lui. »

Le fait est là. Le traité de Neuilly a consacré le droit des Serbes. Tous les pays, la Bulgarie elle-même, ont reconnu le nouvel état de choses dans les Balkans. L’Organisation Révolutionnaire Macédonienne ne l’admet pas. Elle se dresse contre les décisions internationales.

Il faut encore éclairer notre affaire.

Si l’Orim n’était qu’une réunion de mécontents tenus en respect par le gouvernement de son pays, il n’y aurait là rien de nouveau, le jeu ordinaire d’une politique intérieure. Mais l’Orim, exactement, est un second gouvernement en Bulgarie. D’autres disent que c’est le premier. Quoi qu’il en soit, l’autre, l’officiel, celui nommé par le roi, prétend n’avoir aucun moyen de se débarrasser de son jumeau. Le gouvernement-redingote reconnaît l’état de paix entre la Bulgarie et la Yougoslavie ; le gouvernement-revolver a déclaré la guerre à cette même Yougoslavie et la lui fait.

Tel est le spectacle devant lequel je devais d’abord vous placer.

Arrivons maintenant aux causes de la rébellion.

Les Serbes, en Macédoine, ont supprimé les écoles de langue bulgare, les prières en langue bulgare (regardées de près, ces prières n’étaient que du vieux slavon). Ils punissent les enfants s’exprimant en bulgare. Les Macédoniens ont dû ajouter à leur nom la terminaison itch pour lui donner la forme serbe. Ainsi le dernier président du Conseil de Bulgarie, né Macédonien, s’appelle Liapcheff, mais son frère reste au village natal est contraint de s’appeler Liapchevitch. Un homme qui se promène, fredonnant une chanson de son enfance, chanson bulgare, est puni comme un criminel. Dans les écoles, tout enfant doit répéter : « Je suis Serbe » ; revient-il à sa maison, le père lui dit : « Non, tu es Bulgare. » La jeunesse est donc torturée moralement. Les nouveau-nés doivent être inscrits sous un nom du calendrier serbe. Le pope de Bérovo fut condamné à six ans de prison pour avoir baptisé du nom de Kroum, nom d’un souverain bulgare, un jeune citoyen de son district. Belgrade applique une politique de dénationalisation. Eh bien ! disent les comitadjis, cela, les traités peuvent l’autoriser, la Société des nations le tolérer, le monde s’en moquer et le gouvernement bulgare le subir, nous, les révolutionnaires de 93 — de 1893, — les successeurs de Groueff, de Tocheff, d’Alexandroff, de Protogueroff, nous ne l’acceptons pas. La liberté ou la mort. Tant que l’un des nôtres ne pourra chanter de l’autre côté la chanson de ses aïeux, notre vie ne sera pas à nous. Nous punirons les tyrans par nos armes. Nous interdirons à nos frères de s’abandonner au malheur. Macédonien il est, Serbe, il ne deviendra pas !

Le but de l’Orim est clair : ne pas permettre aux Serbes de gagner la Macédoine par le temps.

Encore quelques explications.


Jusqu’à ces années dernières, les méthodes employées par l’Organisation étaient connues. La dame rouge opérait par le truchement de bandes appelées tchétas.

Les comitadjis, soldats de ces tchétas, quoique hirsutes, n’étaient pas des bandits. Conquis par l’idéal, ces jeunes hommes épousaient avec enthousiasme la cause de la Macédoine. Leur premier élan était pour elle. N’ayant que leur vie à donner, ils la lui apportaient.

Repoussant les raisons d’État, bousculant les sages, piétinant la diplomatie, ce sont eux qui, en pleine paix, franchissaient la frontière yougoslave, portant chez l’ennemi le fer et le feu, incendiant les villages qu’ils appelaient renégats, en protégeant d’autres, dynamitant des ponts et, toujours au nom de leur mystique patriotique, égorgeant férocement les colons serbes descendus en terre de Macédoine.

Ces tchétas avaient un chef, un vrai : Todor Alexandroff.

Belle figure de haïdouc ! Son portrait, accroché dans toute maison macédonienne, le représente coiffé d’une tiare, d’une tiare corrigée par le bonnet phrygien. Ce fut le dernier roi des montagnes. Après lui, aucun chef de bande n’osa planter sa tente sur le territoire d’Alexandre de Yougoslavie. Comme les capitaines des anciennes grandes compagnies, il mena ses comitadjis aux batailles de 1912 et de 1915. Compris parmi les coupables de guerre, les vainqueurs le firent emprisonner par le gouvernement bulgare en 1919. Il s’évada, il regagna ses repaires et bientôt reparut pour en faire beaucoup d’autres ; on peut ajouter qu’il ne craignait personne, sinon ses lieutenants, qu’il savait faire assassiner à temps — lesquels, d’ailleurs, disciples malgré tout, l’assassinèrent un jour, histoire, sans doute de demeurer fidèles à ses leçons…

De 1907 à 1924, Todor Alexandroff maintint l’Orim dans son armure.

Aujourd’hui, le voyageur chercherait en vain dans le Pirine[1] les tchétas de comitadjis. Plus de révoltés pour lui offrir le thé. Plus d’écho lui renvoyant :

Sous tes ombres épaisses,
Montagne Pirine, ô montagne,
Les héros trouvent asile.

Les héros sont rentrés dans leur village. Contre le mur de leur maison, le fusil pend à un clou. Dans un coin est un panache déjà recouvert de poussière.

L’Organisation Révolutionnaire Macédonienne a changé de peau. C’est maintenant un antre de terroristes. De la peau de lion à la peau de loup.


IVAN MIKAÏLOFF,
DIT « VANTCHÉ »,
DIT « LE PETIT »













V

Ivan Mikaïloff, dit « Vantché », dit le « Petit »


Le chef du clan des loups est Ivan Mikaïloff, dit le « Petit », dit « Vantché », joli nom pour un garçon doux et blond.

Il a trente-sept ans, ce qui prouve que le destin lui est favorable. Avec un peu moins de chance, il serait depuis longtemps assassiné. Il le sera. Il est tout à fait impossible qu’il ne le soit pas.

Né à Chtip, aujourd’hui en Serbie du Sud, où, d’ailleurs, les Serbes tuèrent son père et puis son frère.

Au temps de sa jeunesse dorée, on le voit se promener dans les rues de Sofia, en compagnie de ses compagnons les étudiants, coiffés de rouge. Puis il travaille dans une banque, mollement, sans doute, puisqu’elle ne saute pas !

Macédonien, il s’affilie à l’Orim.

Son grand patron est Todor Alexandroff.

D’abord, Vantché gratte du papier. Son rond de cuir devient un magnifique poste d’observation : le coup d’État de 1923 éclate.

De 1919 à 1923, Stambouliski régnant, l’Orim d’un côté, les officiers de l’autre, ne connurent pas de beaux jours en Bulgarie. Le dictateur paysan avait pour base de sa politique le respect du traité de Neuilly et l’union de son pays à la Yougoslavie. L’armée étant à peu près dissoute, trois mille officiers se trouvaient sur l’aggloméré jaunâtre de Sofia. Stambouliski tendant la main à Belgrade, tournait le dos aux révolutionnaires macédoniens. De plus, les partis politiques du passé mouraient de soif, de la soif la plus cruelle, de la soif du pouvoir.

Les trois groupes de mécontents s’allièrent.

Et chacun se partagea la besogne.

Voyons l’assassinat de Stambouliski.

Stambouliski est à sa maison de campagne, à Slavovitza. Le 9 juin, au matin, des soldats commandés par l’un de nos trois mille officiers viennent pour l’arrêter. La garde de Stambouliski tire. Les soldats s’en vont. Le dictateur fait sonner les cloches du village, lance des fusées. À ces signaux, les paysans des environs accourent, armes à la main. Ils sont bientôt mille et se concentrent à Pazarzic. Des détachements militaires sont dirigés contre eux. Les paysans l’emportent. Stambouliski passe la nuit dans sa maison.

Le lendemain, la rébellion envoie des renforts. Les paysans sont battus. Stambouliski reste seul. Il est arrêté et conduit à Pazarzic, chez le commandant des troupes, qui se prépare à l’expédier à Sofia. Dans la nuit, un capitaine surgit, porteur d’un ordre secret et suivi de quatre membres de l’Orim. Stambouliski est ramené dans son village. Les officiers ont forcé le taureau, les comitadjis s’en emparent. Sur leur ordre, Stambouliski creuse sa tombe. Les quatre spécialistes lui coupent le nez, les oreilles ; enfin, celui qui se pare du titre de voïvode de la montagne noire de Skoplié l’abat. Quelques Bulgares prétendent que nos hommes tranchèrent ensuite la tête du dictateur et l’emportèrent à Sofia pour la montrer au roi, mais ce sont là des choses qui ne se font plus depuis Hérode… n’est-ce pas ?

Vantché est bien placé pour apprendre.

Depuis 1903 — l’insurrection de Saint-Élie — aucun de ses collègues n’eut devant lui un pareil champ de tir. Le chef décapité, la fête continue dans tout le pays. On l’appela la Terreur Blanche : expéditions punitives dans les villages, massacres organisés. Suppression des adversaires politiques. Il en disparut tellement que le gouvernement Liapcheff dut faire voter une loi spéciale pour permettre aux héritiers de toucher l’héritage des disparus !

Ce serait un récit, mais je ne puis vous le faire avant de savoir écrire d’une pointe de poignard trempée dans du sang.

À partir de cette affaire, l’influence de l’Orim augmente. Todor Alexandroff s’installe en maître dans la Macédoine bulgare. Vantché devient quelque chose comme sous-secrétaire d’État du souverain secret.

Les Soviets dressent alors l’oreille du côté des Balkans. L’Orim leur paraît être une puissance, aussi désirent-ils l’acheter. Ils choisissent comme courtier un personnage macédonien qui, à cette heure, habitait à Vienne une véritable demeure diplomatique.

C’était un renard à poil rare.

En 1904, ledit personnage avait fondé à Salonique le club des Frères-Rouges. Les membres de ce club avaient un travail limité : assassiner le roi de Bulgarie ou le roi de Serbie. Pour faire assassiner des rois, il faut un peu d’argent. Le club recevait le sien des royaumes qu’il voulait mettre à mal. Avait-il besoin de fonds pour préparer un coup sérieux ? Il envoyait deux émissaires de fantaisie. Ces émissaires, dénoncés par le club, étaient arrêtés. Et les gouvernements intéressés se montraient reconnaissants du renseignement…

Bref, l’ex-président du club des Frères-Rouges revient de Moscou et informe Todor Alexandroff que les Soviets sont prêts à soutenir la cause macédonienne. Le roi des montagnes fait le voyage de Vienne. Mit-il sa main dans celle des bolcheviks ? On l’affirme. Du reste, je ne vous raconte cela que pour vous conduire à son cadavre.

Le voici. À peine Alexandroff est-il de retour d’Autriche qu’on trouve son corps, un matin, dans un sentier du Pirine.

Les Soviets ont perdu la partie.

Est-ce Protogueroff, Macédonien, général de l’armée régulière bulgare, qui dépêcha Alexandroff au fond des cieux ? La chose se laisse dire. En tout cas, Protogueroff prend l’Orim en mains. Pendant quatre ans il en dirige les destinées. Soudain, un matin, quinze balles de revolver l’arrêtent dans les rues de Sofia.

Qui l’a assassiné ? C’est Vantché.

« Ne cherchez pas. C’est moi », écrit-il le lendemain dans son journal.

Il ramasse la couronne macédonienne, ne prend pas le temps de l’essuyer et la pose sur sa tête !

Aussitôt l’Orim change de face, Ivan Mikaïloff rompt avec le passé. C’est un homme moderne qui n’aime pas vivre dans les montagnes. De plus, le voisin serbe ayant hérissé sa frontière d’un mur épais de barbelés, Vantché, qui est coquet, ne veut pas déchirer son pantalon. Aux tchétas en armes il substitue les troïki. Les comitadjis n’iront plus maintenant au bois que par trois. On ne les rencontrera pas dans les sentiers, mais dans les chemins de fer. Ils passeront la douane comme la vulgaire humanité.

Cela fait, il donna une nouvelle direction à la politique étrangère de sa principauté. Une puissance, de nos jours, ne peut plus vivre isolée, la preuve en est faite, et Vantché ne va jamais contre les preuves. Il traita donc avec l’Italie.

Après, il dirigea ses soins vers ses affaires intérieures. D’abord, il se maria.

Il épousa Mlle Karnitcheva.

Il m’est impossible d’aller plus loin sans vous présenter Mlle Karnitcheva. Macédonienne, elle fit ses études à Munich, où elle se lia d’amitié avec une compagne d’université, la belle-sœur de Panitza, Macédonien. Ce Panitza, comme vous le pensez, est révolutionnaire, ancien chef de bande, mais on l’accuse de flirter avec les bolcheviks. Il habite Vienne. Mlle Karnitcheva revient en Bulgarie. Puis elle part pour Vienne, où son amie d’université l’a précédée. Cette amie habite chez les Panitza. Les Panitza offrent l’hospitalité à Mlle Karnitcheva. Cela dure des mois et des mois. Mlle Karnitcheva doit bien une politesse à des hôtes aussi charmants. Elle rentre un soir et dit : « J’ai pris une loge pour le Burgtheater. On joue Peer Gynt. Nous y allons tous. »

Panitza, qui sait vivre, passe son smoking.

Les voilà tous les quatre dans la loge, communiant tour à tour avec Grieg et Ibsen. Arrive le tableau de la tempête qui, ainsi que vous le savez, est près de la fin du spectacle. À cet endroit, le tonnerre gronde, le ciel devient infernal ; on entend même des coups de feu. C’est là que Mlle Karnitcheva en voulait venir. Elle ouvre son sac, prend son mouchoir, le déplie, en sort un revolver, et, à la faveur du tintamarre scénique, elle brûle la cervelle de Panitza, son cher hôte.

De la maison de Panitza, l’héroïne passa à la prison de Vienne. L’Autriche la garda quelque temps, puis la renvoya pour cause de tuberculose. Vantché avait trouvé une épouse.

Arrivons à son activité politique.

Il conserve les avantages territoriaux acquis par Alexandroff, c’est-à-dire la mainmise de l’Organisation révolutionnaire sur la Macédoine bulgare. À la barbe tranquille du gouvernement régulier, il dicte ses lois à la région, jugeant, condamnant, exécutant, doublant les fonctionnaires de l’État de fonctionnaires à lui, enrégimentant la jeunesse, tolérant ou interdisant les travaux des champs, contrôlant les revenus de chacun, ensuite levant les impôts d’après un taux justement équilibré.

Il fait plus : il inaugure l’ère des frères ennemis.

Les amis de Protogueroff refusant de marcher sous sa loi, il décide de les exterminer.

À la guerre étrangère, il ajoute la guerre civile.


Selon la légende, Vantché vivrait en Macédoine, tantôt dans une aire, tantôt dans une autre, comme un vautour traqué. Si Épinal était en Bulgarie, il aurait ses images, ou chacun pourrait le voir dormant sur une patte, les paupières mi-closes, à la pointe d’une montagne. En réalité, il change souvent de domicile. L’autre jour, il était à Sofia, déguisé en pope, revolvers sous sa soutane. Sa maison préférée est à douze kilomètres de la capitale, à Bansko, une villa blanche vers laquelle les Bulgares, en passant, clignent malicieusement de l’œil. Néanmoins, il aime à changer de lit.

À le regarder de près, Vantché n’est pas le diable. Tout bien compté, il n’a qu’un seul défaut : il tue ceux qui ne sont pas de son avis. C’est tout. Il n’est ni fou, ni illuminé, ni impulsif ; c’est un logicien. Ne pouvant supporter les obstacles, il les supprime. Donnez-lui ce qu’il désire, aussitôt il déchargera ses bombes et ses revolvers. C’est lui qui l’écrit dans son journal la Liberté ou la Mort. Pour l’instant, il prévient qu’il lui est tout à fait impossible de s’arrêter. Qu’arriverait-il s’il n’assassinait plus ? La Bulgarie serait couverte de gens qui ne penseraient pas comme Vantché ! Ce serait épouvantable !

Et le bon gouvernement de Sofia, que dit-il de cette aventure ?

Il dit :

— Chez nous, le mot haïdouc signifie à la fois héros et bandit. Toute notre poésie est à la gloire des haïdoucs. Nous leur élevons des monuments, nous leur tressons des couronnes. C’est dans le sang du peuple.

— Alors ?

— Alors, comme nous chantions leurs louanges au temps des Turcs, nous ne pouvons, les mêmes causes persistant sous les Serbes, faire croire à notre peuple que le héros d’hier n’est plus aujourd’hui qu’un bandit.

On l’a bien vu l’année dernière, après l’assassinat de Poundeff, le cent cinquantième ou le cent soixantième de la dictature de Mikaïloff. Le gouvernement voulut donner un gage à l’opinion étrangère. Le procès du « Petit » fut décidé. Comme vous ne l’ignorez plus, Mikaïloff vit debout, sur la plus haute montagne de Macédoine. On ne pouvait aller le chercher où seuls vont les oiseaux de grand luxe. Son pays le prévient par une note qui paraît au Journal officiel. Deux cent quatre avocats se disputent l’honneur de défendre l’accusé. Le procès a lieu. Toute l’armée à revolvers, tous les porteurs de casquette, les mille petits haïdoucs de Sofia cernent le palais de justice. Les juges en ont froid sous leur hermine, les jurés grelottent dans leur pantalon. Vantché a volé du sommet du Pirine au sommet du Vitoche, et là attend, à douze cents mètres, dominant Sofia. Soudain, dans le ciel, paraît l’arc annonciateur. Le beau temps revenait. Vantché était acquitté ! la ville, enfin, respirait.


OÙ LA CONFIANCE NE RÈGNE PAS















VI

Où la confiance ne règne pas


J’étais prêt. L’homme pouvait venir.

J’attendais un inconnu.

La veille, j’avais été l’hôte d’un personnage qui peut dormir en paix. La corde au cou, je ne dirais son nom. C’est dommage, vous auriez ri de la situation, tandis que me voilà seul à m’esbaudir. Ce sont les bénéfices du métier. La place qu’il occupe dans la société lui interdit de fréquenter les hors-la-loi. Néanmoins, il était dans les termes les meilleurs avec messieurs les terroristes, les recevant à la nuit sombre, dînant à l’occasion en leur compagnie.

— Vous suis-je sympathique ?

Il n’avait pas eu le front de répondre non.

— Eh bien ! ne me désolez pas. Introduisez-moi dans l’antre. Où que je frappe, on me fait aussitôt asseoir, et des orateurs de premier plan commencent ainsi : « La Macédoine, monsieur, en 1893… » J’en ai assez de la Macédoine de 1893, de celle de 1903 et de celle de 1920. Certes, la Macédoine ne m’est pas indifférente, j’ai pour elle la plus profonde vénération, mais je ne suis ni un historien ni une cartomancienne. Le passé et l’avenir ne sont pas de ma compétence. Matérialiste, je ne me nourris, monsieur, que de temps présent. Gardez vos brochures de propagande. Il me faudrait louer un wagon pour ramener en France toutes celles que je reçois. Quand je pénètre dans ma chambre, je ne sais plus où me coucher, où m’asseoir, où marcher ; il y en a sur le lit, sur les chaises, sur le plancher. Ce que je pense en faire ? C’est bien simple. Avec les feuilles de ces beaux livres, je ferai des cornets, je les remplirai de fromage à la crème et je les enverrai à tous les donateurs, parce que je ne suis pas un ingrat, et qu’il faut, à un don, répondre par un don. Venez à mon secours. Montrez-moi l’entrée du labyrinthe.

— Voulez-vous donc que l’on me fasse sauter la cervelle ?

— Votre cervelle, Monsieur, m’est aussi chère que la mienne.

Cette déclaration spontanée emporta les derniers contreforts de la résistance.

— Quel hôtel habitez-vous ?

— Union-Palace.

— Il y a un escalier de service, je crois.

— Jamais éclairé, toujours sombre.

— Soyez chez vous, demain, à onze heures trente-cinq. Un homme frappera à votre porte.

J’attendais. On frappa. C’était le garçon. Il dit :

— Celui qui devait venir aujourd’hui, à midi moins vingt-cinq, viendra demain à midi moins vingt-cinq.

Encore une journée à compter les corbeaux !

Le lendemain, à l’heure dite, l’inconnu était dans ma chambre. Il inspecta les lieux, ne se présenta pas et quand je l’eus prié de s’asseoir, il n’en fit rien.

— Vous êtes envoyé par M… (le nom du personnage qui doit demeurer inconnu).

— J’ignore cette personne.

— En tout cas, vous êtes celui…

— Je viens vous avertir que l’homme que vous attendez aujourd’hui ne viendra que demain, à midi moins vingt-cinq.

Il me salua et partit.

Je m’accoudai à la fenêtre. Sur les coupoles de l’ancienne mosquée, devenue musée ethnographique, il y avait dix-huit corbeaux…

Vingt-quatre heures plus tard, à la minute fixée, je fus enfin servi. L’homme qui avait franchi ma porte avait une figure ronde et colorée, qu’on aurait dit taillée dans une orange. Une orange à lunettes, quoi ! Court mais agile, soixante ans, sans doute. Il posa sa canne, il suspendit son pardessus, il s’assit et me regarda avec une bonté infinie.

— Je dois vous dire, commença-t-il, que je suis rentier.

— Mes félicitations.

— Je ne suis donc pas pressé. Je suis propriétaire de deux maisons très bien placées, j’ai plus de cinquante locataires, tous très gentils.

— Tant mieux !

— L’air de Sofia est pur. Vous ne tarderez pas à en ressentir les bienfaits. C’est ici une véritable station climatérique.

— Êtes-vous Macédonien ?

— Je suis veuf et, depuis la mort de ma femme, les nerfs me travaillent. Je me réveille tous les matins à trois heures et ne puis plus me rendormir.

— Vous savez, n’est-ce pas, ce que j’espère de vous ?

— On a toujours besoin de petites choses quand on est en voyage : de cravates, de chemises, de pharmacie. Usez de ma personne.

— Vous venez bien de la part de M. X… ?

— Exactement.

— Alors voici…

— Êtes-vous libre cet après-midi, à quatre heures ?… Très bien. Je vous attendrai dans une automobile, à la sortie de l’hôtel.

Quatre heures. La voiture est là. De l’intérieur, l’orange à lunettes observe derrière le carreau. Je prends place. Nous partons.

— Nous allons un peu en dehors de la ville.

— Comptez sur ma discrétion.

Le parc Boris dépassé, la voiture tangua. La route était ondulée comme une tôle.

— Pauvre Bulgarie, fit le veuf, pas un sou pour les ponts et chaussées !

Là-dessus il tira de sa poche une boîte de bonbons de chocolat.

— Peut-être allons-nous chez une dame ?

— Mais non, c’est pour vous, prenez !

Je lui dis combien j’étais intéressé par la vie dangereuse des révolutionnaires macédoniens. Il me dit qu’il me conduisait à Tchoutchouliga, qui veut dire alouette, parce que l’alouette, quand elle chante, fait tchou-tchou-liga. Je lui demandai s’il était membre actif de l’Organisation. Il me demanda si j’aimais le théâtre et les bons concerts. Je parlais de comitadjis. Il parlait de la neige sur le mont Vitoche.

On arriva. Tchoutchouliga était une maison dans les arbres, à cinq kilomètres de Sofia. Très bien choisie. À la fois près et loin de tout ! Un individu déguisé en garçon de café occupait seul la pièce où nous entrâmes. Le propriétaire-rentier se dirigea vers lui et l’entretint en bulgare. « Tout va bien, me dit-il, en revenant me trouver, asseyons-nous. Nous aurons du thé et des petits gâteaux. »

J’attendis. Puis je me levai pour inspecter les lieux. Nous étions dans une guinguette.

— Enfin, monsieur, pourquoi m’avoir conduit ici ?

— Mais, pour passer un bon moment !

— Écoutez, vous n’êtes pas tombé du ciel dans ma chambre. On vous envoie à ma rencontre pour m’introduire dans les milieux révolutionnaires. Or, que faites-vous ? Vous m’annoncez que vous êtes veuf, vous vous mettez à ma disposition pour m’acheter des cravates, vous imitez le chant de l’alouette, vous m’offrez des chocolats et, au bout de cinq kilomètres mystérieux, vous me présentez à qui ? À un garçon de café !

L’homme se pencha au-dessus de la table, dans ma direction, et, bouche à bouche, il me dit : « Tout ira bien. »

Sans plus parler, nous revînmes à Sofia.

Deux jours après Tchoutchouliga, le Bulgare qui, depuis la mort de sa femme, se réveillait tous les matins à trois heures, m’apporta un gâteau, fait à mon intention par sa fille aînée, étudiante en lettres.

— Ce gâteau pèse plus d’une livre, je le mangerai d’un coup, devant vous, sans boire, si vous me promettez de me conduire chez les révolutionnaires.

S’étant assuré que mes murs n’avaient pas d’oreilles, il s’approcha de moi et murmura : « Tout ira bien. »

Ah ! vieille sympathique orange à lunettes !

Entre temps j’avais découvert l’adresse du représentant officiel et occulte du comité terroriste. Je me rendis à sa demeure, qui n’était que provisoire, un logement meublé au deuxième étage. Au-dessus de son bouton de sonnette, son nom suivi de cette qualité : journaliste.

L’homme m’attendait. Le ministre plénipotentiaire d’Ivan Mikaïloff était un monsieur de plus de soixante ans, fort distingué, ex-diplomate ayant servi en Italie, en Autriche. Pendant la plus grande partie de sa vie, il avait manié l’argument dans les termes les plus protocolaires ; aujourd’hui, il vivait parmi les bombes et, de tous côtés, entouré de revolvers, convaincu d’agir pour le bien de son pays.

L’ancien envoyé du gouvernement bulgare à l’étranger commença : « La Macédoine, monsieur, en 1893… »

— Pitié ! Pitié !

— Êtes-vous malade ?

— J’étouffe. Je ne digère plus la Macédoine de 1893. Je préfère encore recevoir un gâteau d’une livre en plein dans l’estomac !

— Alors, que voulez-vous ?

— Je veux savoir pourquoi l’on assassine des journalistes, des professeurs, des députés, des ministres dans les rues de Sofia ?

— Question de coutume : chez nous, on ne renverse pas les ministres, on les tue.

Bientôt vous n’en trouverez plus.

— À la pelle ! répliqua-t-il. Aucun député ne manque de courage pour devenir ministre.

Je lui dis que j’avais d’autres curiosités : connaître, par exemple, la vie du comité révolutionnaire.

Sur-le-champ il commanda du thé et, se tournant vers moi : « La Macédoine, en 1903… »

— Adieu, monsieur, lui dis-je, et je me levai.

Il me demanda si je ne voulais pas être accompagné.

— Pourquoi ?

— C’est mieux, en sortant de chez moi.

J’acceptai avec empressement. Depuis quelques jours j’avais envie, moi aussi, d’un estafier. Quand j’appris qu’il me prêterait le sien, j’en eus comme un éblouissement ; je n’aurais su, bien sûr, en choisir un meilleur !

Je descendis l’escalier ; l’inconnu me suivait.

Dans la rue il me laissa prendre cinq pas d’avance, et nous allâmes. Je marchais lentement, pour faire durer le plaisir. D’un trottoir je passais sur l’autre ; puis je m’arrêtais ; puis j’allongeais le pas. Quel dressage ! Il était là, toujours, à égale distance. Je m’assis sur un banc, il se figea debout, à bonne portée. J’entrai à la librairie : du dehors, le nez à la vitre, il me surveillait. Enfin on atteignit l’hôtel. J’en franchis la porte et me retournai. Immobile sur le trottoir, il attendait que j’eusse disparu dans l’ascenseur. Je ne pus retenir mon élan et, à travers le carreau, je lui envoyai un baiser.

Le hasard seul vint à mon secours. Il se présenta sous les espèces d’un ex-garçon de restaurant qui rêvait de naturalisation française.

— Je veux retourner à Paris, me dit l’homme, aidez-moi.

— Alors, service pour service : ce soir, à huit heures, je quitterai l’hôtel en compagnie d’un Macédonien suivi de son garde du corps.

— Mieux vaudrait ne pas fréquenter ces gens-là.

— Vous vous trompez, ils me donnent des gâteaux. J’accompagnerai le Macédonien chez lui, d’où il ne ressortira plus, mais l’ange gardien, lui, regagnera ses pénates. Emboîtez-lui le pas et dites-moi, demain, les lieux fréquentés par cet homme.

— Eh ! je peux vous les indiquer tout de suite.

— Quoi ! vous en seriez ?

— Mon frère est conjuré. Si je veux quitter Sofia, c’est qu’ils finiront par m’enrégimenter de force.

— Allons vite, dis-je, je suis pressé !


L’ANTRE















VII

L’antre


C’était là, à deux pas du palais royal. Si le roi montait à sa tour… Il n’a pas de tour, hélas ! c’est pourquoi, sans doute, il ne voit rien.

C’est entre l’avenue Marie-Louise et le boulevard Doudoukoff.

Là vivent les comitadjis.

L’Orim dispose de deux sortes de troupes. Les régulières et les clandestines.

Les régulières ne logent pas en ville. Elles se composent de milliers d’hommes qui obéiront au premier geste, mais qui, pour l’instant, cultivent plus ou moins leur terre en Macédoine bulgare. Ces comitadjis-là ne nous intéressent pas pour le moment. Regardons les autres.

Ils sont plus de cinq cents à Sofia.

Et voici l’antre. En plein dans le centre.

Un labyrinthe aux rues étroites dont quelques-unes courbées comme les morceaux d’une roue cassée. De petits restaurants, de petits cafés, de petits gagne-petit, serrés boutiques contre boutiques. C’est là. Il y fait clair juste ce qu’il faut.

Rien que des hommes les bras ballants, les uns le dos au mur, les autres en équilibre sur la bordure du trottoir, certains allant d’un cul-de-sac dans un passage.

Ils bâillent comme dans la cour d’une caserne. Ce sont nos assassins-amateurs.

Que ressent-on tout à coup ? Votre cœur bat normalement, votre pouls aussi ; cependant on n’est pas bien. D’où vient ce malaise ? Soudain la lumière se fait : on a un chapeau sur la tête ! De courir chez le vendeur de casquettes, on en coiffe une et l’on revient. C’était bien cela. L’indisposition est passée !

Tous ont une casquette, une veste de cuir et, autour des mollets, des bandes de drap. À gauche, entre les lèvres, une cigarette qui se fume toute seule.

Vous êtes Macédonien, vous avez vingt-cinq ans, vous venez de quitter les champs pour la grande ville et vous voici à Sofia. Un Macédonien est privilégié en Bulgarie, ses compatriotes occupent les hauts postes ; l’argonaute ordinaire trouvera donc rapidement du travail. Mais il est des cas d’espèce. Alors le déraciné est dirigé sur l’Orim. Est-ce un héros ? Un aspirant au martyre ? C’est un gars à son aise dans sa peau et dont seul le ventre crie au moment des repas. Le voïvode recruteur se gardera d’ausculter l’âme de l’affamé, l’estomac seulement l’intéressera : plus il sera vide, plus l’affaire ronflera.

Et c’est ici que nous allons apprendre comment on ravitaille une compagnie.

Le grand intendant de l’armée française n’a certes pas poussé l’invention aussi loin.

Mais Vantché se tient à sa disposition pour lui expliquer le système.

Les tenanciers de cafés, de restaurants, d’hôtels, les épiciers, les boulangers, les marchands de saucissons, tout forain ouvrant éventaire dans le quartier des conjurés, ces contribuables du gouvernement régulier bulgare, ne retireront leurs volets ou ne relèveront leur tente que s’ils payent, par surcroît, une dîme à M. Mikaïloff.

— Toi, l’hôtelier, dit Vantché, tu me réserveras cinq chambres dans ta maison, dont deux au premier étage, pour mes voïvodes, et toi, le boulanger, toi le charcutier, toi qui fais cailler le lait, et vous, tailleurs, casquettiers et bottiers, et toi le pharmacien, qui te caches derrière tes balances, écoutez. À vous tous, avis : tout homme qui se présentera devant vous muni d’une carte marquée de mon sceau aura droit au pain, à la viande, au fromage, aux habits et aux médicaments. Première sanction : les boutiques des réfractaires seront fermées un mois ; deuxième sanction : elles seront pillées ; troisième sanction : elles seront brulées ; quatrième sanction : le récalcitrant sera saisi bon gré, mal gré, et comparaîtra devant le tribunal de l’Orim.

Voila !

Porteur de la carte miraculeuse, notre jeune Macédonien va un certain temps le ventre sans souci. Mais le bonheur est court, ainsi que nous le savons bien. Le voïvode appelle le garçon. Il doit lui retirer le talisman. — Pourquoi ? — Tu ne fais pas partie de l’Organisation. — Je n’attends que ce moment — Alors, viens prêter serment.

On le conduit rue Pirot, dans une sorte d’épicerie-comptoir.

Poussons la porte du sanctuaire.

Une arrière-boutique formant équerre avec le magasin. Au mur, dans un cadre, le portrait de Todor Alexandroff, tiare en tête et sur les épaules ses bretelles de comitadji. Une table. C’est sur cette table, grasse de tous les fromages et de toutes les bières que l’on y consomma, que le voïvode installe l’évangile, le poignard et le revolver. Décadence ! La cérémonie, en 1893, se déroulait à l’église, le pope officiant ; elle s’expédie aujourd’hui dans ce caboulot, le marchand de pruneaux servant de témoin !

Explorons le labyrinthe.

Là, en flanc-garde, comme un bastion avancé, le bar Phœnix, bar chic, rendez-vous des intellectuels de la conjuration : avocats, journalistes, médecins, voïvodes. Vous pouvez leur serrer la main, eux ne tuent pas ; ordinairement, ils sont tués. Le Phœnix est quelque chose comme le bar-antichambre du cimetière de Sofia. Ces messieurs feraient mieux d’aller boire ailleurs. Mais les consommations y sont de premier choix !

Juste derrière, la rue Ardo.

Dans la rue Ardo est le cinéma Ardo. Il n’est pas public. Les membres du Comité seuls y ont accès. C’est un écran d’entrainement pour terroristes ; une école pour auteurs d’attentat. Les films que l’on y déroule ont pour mission de développer chez le spectateur le goût des armes à feu : scènes de fusillade, échange de balles à dix pas, guet-apens. Innocemment, j’ai pris le sale couloir qui y conduit. Pas de guichets à la porte. J’ai voulu la franchir, mais un gardien demanda ma carte. J’ai feint de croire qu’il réclamait le prix de la place ; j’ai tendu cinquante levas. Il a souri et m’a remis dans le droit chemin.

Le sous-sol de ce cinéma est-il la morgue de l’Orim ? Des cadavres décapités y blanchiraient. J’ai reniflé et n’ai rien senti.

Là, les volets sont mis. J’arrive trois mois trop tard : C’était la salle « Panah » ou les voïvodes toutes les nuits, jouaient au « chemin de fer ». Ils donnaient et tenaient les cartes d’une seule main ; l’autre, qu’ils avaient sous la table, serrait leur revolver. Ce spectacle, de plain-pied, démoralisait les simples soldats. On transféra le tripot rue Isker, sous les toits.

Là, le café « Zagreb ». Ses habitués sont les « écouteurs » d’Ivan Mikaïloff. Ils se promènent du matin au soir pour surprendre le secret des conversations. On y conduit les néophytes, à qui l’on « confie » les suspects. Regardez-les bien, leur commande-t-on, fixez leurs traits dans votre mémoire, devenez familiers de leurs habitudes, sachez où les retrouver à toute heure.

« Makedonska », un grand café. Dix-sept clients occupent treize tables. Pauvre patron ! Pas un ne consomme. Sur l’une des vingt-deux tables du local, un unique pyrogène. Il est vide. C’est tout. Muets comme des pions, ces hommes donnent à cette salle la triste mine d’un échiquier où la partie serait abandonnée. Ils attendent qu’on les appelle. Un signe d’un voïvode, aussitôt ils se lèveront. On les enverra voyager en Yougoslavie ou bien assassiner les derniers amis de Protoguéroff.

Voici le « Lido ». Voici l’ « Italie ». L’Italie a du succès dans ce quartier ! L’ « Italie » est un restaurant situé à l’angle de Maritza et de Serdika. L’ « Italie » — le restaurant — est l’un des arsenaux de Vantché. N’y demandez pas l’emploi de caviste, on vous le refuserait. Vos qualités de sommelier ne seraient pas mises en doute, mais la cave de l’ « Italie » ne contient pas de bouteilles. C’est un dépôt d’armes, de bombes et de Paklena-Machina. Doux nom ! Paklena-Machina est la dernière invention des révolutionnaires macédoniens : une jolie petite boîte ressemblant à une caisse de phono. On peut, sans attirer l’attention, la poser sur le quai de la gare de Nish, par exemple. Ce phono n’est pas musical, mais explosif. Ceux de cinq kilos soufflent un grand bâtiment, le temps d’y voir.

Tandis que j’examinais les lieux, un phonographe se mit à tourner sur le comptoir. Est-ce un vrai, au moins, me demandais-je d’une voix toute changée ?

Passons dans l’autre camp. L’antre révolutionnaire macédonien abrite les deux frères ennemis. Ce que nous venons de voir est à Vantché. Là, rue d’Isker, est « Zlatitza », quartier général de Protogueroff, revivant dans ses disciples. C’est un café-restaurant. Les malheureux ont lutté pour conserver ce dernier bien de famille. La tente des vaincus étant toujours plus bruyante que celle des vainqueurs, c’est fort animé. Les uns sont pour la paix, les autres pour la bataille. Chacun, autour des tables, développe son raisonnement. Les chefs fouettent les courages défaillants. L’alcool raisonne la peur. Des chansons retendent les nerfs. À la fin, les vaincus rechargent leurs revolvers contre Vantché !


Huit heures et demie. Les établissements se vident et les rues se peuplent. Nos vieux amis, ceux qui de leur dos étayaient les murs, les équilibristes de bordure de trottoir, les poètes de cul-de-sac, les non-buveurs des cafés, les étudiants du cinéma Ardo, les artificiers de l’ « Italie », tous se dispersent, se hâtent, s’envolent. Où courez-vous, jeunes gens ? Ralentissez, que je vous suive. C’est bien mon tour, vous en suivez assez d’autres. La moitié du lot cingle vers l’avenue Marie-Louise, l’autre moitié vers le boulevard Doudoukoff. Ils ont faim. Les conjurés vont faire leur marché.

Ce grand-là s’appelle Todor, puisque le boulanger en le voyant lui a dit : « Dobrovétché Todor. » C’est un goinfre. Ayant mis un pain d’une livre sous son bras, il entra chez le charcutier, qui lui laissa prendre une queue de cochon. Du charcutier il passa chez le marchand de lait caillé, qui lui en plia dans un journal. Cette manne ne lui suffit pas ; il saisit deux boulettes de hachis chez un traiteur. Il pénétrait dans les boutiques, envoyait un salut, se servait et partait sans payer.

Tous les autres en faisaient autant.

Que n’ai-je prêté le serment !

Les poches rebondies de victuailles, les voici revenus au cœur de l’antre. C’est l’heure du repas. Ils sont tassés dans leurs cafés au risque d’en faire éclater les vitres. Les patrons leur doivent la chaise et l’eau à volonté. Comme le contrat ne prévoit ni assiette ni fourchette, les pensionnés de la Terreur mangent avec leurs doigts et lèchent les papiers !

Messieurs, bon appétit !


UNE HEURE DU MATIN















VIII

Une heure du matin


Il est une heure du matin.

Avenue Marie-Louise, les cafés, les cinémas sont éteints. Les marchands de croissants et de graines de tournesol ont fermé boutique. Les deux maigres petites Tziganes et l’autre malheureuse qui, en cheveux et en loques, mettent généralement sur ce trottoir, un peu d’amour à la portée des pauvres, elles-mêmes ont disparu. Tout dort.

Et cette maison que vous voyez en face est l’hôtel Takal.

Trois étages.

— Allons ! dis-je.

Nous traversâmes la rue. Le garçon de café en mal de naturalisation me précédait.

Le couloir. L’escalier. Nous montons. Ils dorment. Quatre, cinq, six lits dans une chambre. C’est le classique hôtel balkanique. Rien que des lits. Au matin chacun va débarbouiller son nez sur le palier. Nous poussons cette porte entr’ouverte. Il paraît que nous cherchons le frère de mon compagnon ! Ce que je voulais, en somme, c’était les voir dormir. Ils dorment. Où sont les revolvers. Les ont-ils laissés dans leur poche ? Glissés sous l’oreiller ? Cela eût été beau de surprendre mes hommes rêvant aux anges le rigolo à la main ! Par la demi-obscurité de ces lieux, une pensée me tient en joie, celle de trouver un étranger égaré dans cet hôtel. Je le réveillerais. Il se mettrait sur son séant. Sais-tu où tu es ? lui demanderais-je. Et mon homme détalerait en chemise.

Huit estafiers de Vantché ont ici leur billet de logement.

Ils ronflent gratuitement sous la protection de l’Orim.

Bon rêve ! mes petits agneaux !


LEURS FINANCES















IX

Leurs finances


L’art d’imposer les citoyens a fait des progrès évidents. Qui ne le reconnaîtrait serait un homme mal informé. Tout le monde paye et personne n’y comprend plus rien. C’est donc déjà du grand art !

Cependant nous voyons chaque année des ministres du Trésor s’arracher publiquement les cheveux. Ensuite, ils les mettent dans leur main, et, de la tribune du Palais-Bourbon, ils essayent, en les montrant, d’apitoyer les députés.

Ces argentiers manquent d’argent parce qu’ils connaissent mal leur métier.

Qu’ils viennent donc faire un tour en Bulgarie !

L’Organisation révolutionnaire macédonienne, étant un État, a des besoins d’État. Elle dispose de milliers d’hommes. Pour n’être pas enrégimentée, une pareille armée réclame tout de même quelques soins. Il convient de venir en aide à ses partisans. L’entretien des fusils, l’entrainement du moral exigent des sacrifices. Les terroristes au mois, nourris et couchés par réquisitions, ne peuvent cependant se promener nuit et jour sans un leva dans leur poche. Il est nécessaire de payer les voyages en Yougoslavie, de donner des primes aux joueurs d’armes à feu, des récompenses à ceux qui ont bien travaillé. Le journal la Liberté ou la Mort n’est pas vendu, mais servi gratuitement. Petite dépense ? Encore doit-on y faire face. L’imprimerie de la rue Solun fabrique également des livres, des brochures. Il faut payer les ouvriers, l’encre, le papier. La poste de l’État officiel ayant refusé, jusqu’ici, de reconnaître le sceau du comité, il faut aussi payer les timbres !

Les chefs mangent et boivent tout comme les troupes. Ils sont nombreux. À la base : les voïvodes de terrain, surveillant une compagnie ; au-dessus, les commandants sur place ; encore plus haut, les directeurs de groupes. Chacun touche de quinze cents à quatre mille levas par mois.

La représentation à l’étranger… l’Orim a des envoyés extraordinaires à Berlin, à Geneve, à Vienne, à Londres, à New-York, à Paris, à Rome. Ils n’ont pas encore d’uniforme argenté, ce qui réduit les frais et, sans doute, habitent-ils une chambre meublée ; néanmoins…

Enfin le triumvirat, le « Central » : Ivan Mikaïloff, Karadjoff et Razvigorof. Et ceux-là ne se nourrissent pas seulement de sauterelles !


Comment bouclent-ils leur budget ?

L’État bulgare en donne un peu.

L’Italie est plus généreuse.

Le reste, l’Orim le trouve à l’intérieur.

Et c’est un bien joli travail.

On devrait le ranger dans la catégorie des beaux-arts. Officiellement l’Orim appelle cela : « Contribution volontaire des Macédoniens convaincus. »

Les épisodes de ce volontariat se jouent sur deux théâtres : l’un est la Macédoine bulgare, l’autre est Sofia.

Allons d’abord au théâtre de la Macédoine. Les trois coups sont frappés. Le rideau se lève. Première scène : les percepteurs du gouvernement royal sont à leurs guichets. Vous êtes taxé de cinq cents levas. Vous vous présentez et vous en versez cinq cent cinquante. Cinq cents pour le roi, cinquante pour Mikaïloff. Le fonctionnaire vous remet deux reçus, l’un au nom de l’État, l’autre au nom de la Terreur. C’est dix pour cent de l’impôt régulier, tout le monde le sait. Au fond, le chef de bande vaut mieux que le chef du gouvernement. Cinq cents levas pour ne pas vous faire d’ennui, et cinquante seulement pour ne pas vous tuer ? Des deux, quel est le plus généreux ? Il faut dire que ces percepteurs sont des Macédoniens.

Deuxième scène. La Macédoine produit le meilleur tabac du monde. La récolte est faite. Les camions chargés sont prêts à partir pour les gares et, de là, pour l’Égypte. Cependant ils ne partent pas. Ils attendent l’envoyé du comité révolutionnaire. Les propriétaires de tabac, les gros comme les petits, doivent verser cinq pour cent de leur chiffre d’affaires à Ivan Mikaïloff. S’ils ne les versaient pas ? Les camions seraient confisqués et interdiction serait faite aux Macédoniens de travailler, la saison suivante, sur les terres des mauvais patriotes. Vous allez penser que ces patriotes malgré eux n’auraient qu’à s’adresser à la gendarmerie. La gendarmerie, ici, c’est l’Orim. Si les propriétaires n’ont pas de monnaie sonnante, ils payent avec un chèque. Mikaïloff remet aussitôt les papiers de route et le reçu de la contribution, reçu signé : « La Liberté ou la Mort »

Eh bien ! il faut se garder de juger sur l’apparence : En 1928, la récolte de tabac ayant été mauvaise, qu’a fait Mikaïloff ? Il a supprimé l’impôt de cinq pour cent !

Dites-moi le nom d’un honorable ministre des Finances auteur d’un si beau geste ?

Troisième scène. Les dépenses ont dépassé les recettes. Vantché, en dehors d’autres procédés réservés à des particuliers, ne néglige pas les contributions collectives exceptionnelles. Il choisit quatre ou cinq petites villes plus à leur aise que les autres et, là, le tambour sur la cuisse, il bat le rappel. Un voïvode du pays se tient près de la sébille. Il connaît la fortune de chacun.

Le spectacle du théâtre de la nature est terminé.

Maintenant, à Sofia !

Les représentations ont lieu à l’hôtel de Berlin.

C’est un établissement respectable, au centre de la ville. Il est difficile de le soupçonner de malpropreté puisqu’il flanque le grand Bain public. On y peut descendre avec sa valise et demander une chambre. C’est même moins cher qu’ailleurs, quoi qu’en pensent beaucoup de Bulgares !

Là, aux époques de détresse, l’Orim installe sa station de S.O.S.

Il s’agit de remettre le navire révolutionnaire sur sa quille.

D’abord, le comité en péril appelle les Juifs. Toujours vous, pauvres amis ? Mais n’est-ce pas justice ? Souvenez-vous de ce que vous avez fait, voilà dix-neuf cents ans et plus…

— Donne-moi cent mille levas, Isaac, dit le percepteur de la Terreur.

Isaac rit, parce qu’il n’a qu’une chemise, dit-il.

— Isaac, ton compte en banque se montait, ce matin, à six cent cinquante-deux mille levas.

— Comment sais-tu cela ?

— Un chèque, Isaac, ou je t’envoie à Gourna-Djoumaya.

Gourna-Djoumaya est en Macédoine bulgare où le bois coûtant peu, l’Orim fait des potences.

En 1927, l’Orim tira vingt millions de levas des Juifs de Sofia.

— Où habitez-vous ? me demandait l’un de ceux-là, qui voulait me rendre ma visite.

— Hôtel de Berlin !

À ces mots il s’écroula derrière son comptoir.

Ils prirent également quatre millions aux Arméniens.

L’Orim connaît les bilans des Juifs, des Arméniens et des Grecs de Sofia. Elle sait ce que chacun possède en portefeuille, la valeur de leurs immeubles, de leurs marchandises. L’un d’eux hérite-t-il ? Elle accourt et se sert avant le fisc. Un père dote-t-il sa fille ? L’Orim est au contrat, avant le notaire. Ses garçons de recette sont choisis parmi ses conjurés les plus hirsutes. Quand on en a vu un, on comprend tout.

— Résistez, disais-je à ce Grec qui paraissait solide.

Il me montra la photographie de l’encaisseur. C’était un homme-lion. Le comité procède aussi par écrit. Une lettre numérotée, portant comme entête : la Liberté ou la Mort, et, en-dessous, en petits caractères : « Pour acheter le matériel nécessaire à la libération de la Macédoine », invite nos commerçants à verser une somme fixée. Le paiement n’est pas exigé dans les vingt-quatre heures. Le délai est raisonnable et le commerçant sans disponibilités peut s’acquitter par des traites. Deux banques, deux grandes et vraies banques de Sofia, les escomptent. Toutefois les débiteurs de l’Orim ne sont pas autorisés à voyager avant l’échéance. Pourquoi la police officielle refuse-t-elle des passeports aux citoyens en affaires avec l’Orim ? Pourquoi, alors qu’elle reçoit l’ordre d’arrêter des Macédoniens, avertit-elle ceux-là d’avoir à se cacher ? Expliquez-le vous-même. Je suis pressé de vous en apprendre d’autres.

Voici M. X… Il est propriétaire à Sofia. L’Orim lui a coûté deux cent mille levas. Il chante les vertus de l’Orim.

— Vous avez peur ?

— Non, monsieur, je n’ai pas peur, j’ai raison. Une première fois je reçois la visite d’un encaisseur.

— À quoi ressemblait-il ?

— Des yeux enfoncés, comme ceux d’un mort, des cheveux longs comme ceux d’une sirène. J’ai eu peur. J’ai versé cent billets. Il m’a donné un reçu, un reçu en règle. Je me croyais en paix ; six mois plus tard il revint. Je me débattis. Je pleurai. Je signai cent mille levas, en deux traites. L’avant-dernier mois il réapparut. En effet, lui dis-je, j’étais riche, mais j’ai fait de mauvaises affaires et je n’ai plus rien. Il me dit que le comité savait que je possédais trois cent mille levas à mon compte en banque. C’était exact. Je lui dis que cet argent était la garantie de marchandises commandées, et que le comité me ruinerait s’il m’en prenait seulement dix mille. L’ordre était formel. Je signai un chèque de cent mille. Et ensuite je m’écroulai. Six jours après, l’envoyé de ces messieurs frappait de nouveau à ma porte. Je joignais déjà les mains, quand il me dit : « Le comité a fait une enquête à ton sujet. Tu as dit vrai. Les trois cent mille levas ne t’appartenaient déjà plus. Nous ne voulons pas que tu sois déshonoré. » Il me rendit les derniers cent billets.

Et nous entonnâmes l’hymne de la reconnaissance en l’honneur du plus noble des hommes !

Voyez également l’histoire du service automobile.

Quand on est une famille nombreuse et que l’on compte beaucoup d’amis, il vous manque toujours une voiture au dernier moment. Économe, l’Orim l’emprunte. Recevez-vous un mot vous enjoignant d’amener votre véhicule tel jour, à tel endroit, n’hésitez pas. Il vaut mieux le prêter de bon cœur et le revoir. L’auto disparaît quatre ou cinq jours et un billet vous avise que vous la retrouverez ou vous l’avez laissée. Le plein d’essence est même fait !

On est comitadji et non pas escroc.

À l’heure qu’il est, l’Orim est bouleversée. Un homme, un sale homme sans foi ni loi, ne s’est-il pas glissé dans ses rangs ? Il a fabriqué un sceau imitant celui du comité et, depuis une semaine, il en abuse, saignant les malheureux Juifs au nom de « la Liberté ou la Mort ». C’est un scandale abominable dont frémit toute l’Organisation Révolutionnaire. Le cou de l’imposteur ne restera pas longtemps sans cravate. Ah ! mais non ! Le misérable se balancera un de ces matins à Gourna-Djoumaya, la langue dehors et un écriteau sur le ventre : « Au nom de la moralité publique. »

Ah ! mais oui !


AU NOM DE LEUR LOI…















X

Au nom de leur loi…


Leur balance est impitoyable.

D’abord ces révoltés sont gens de principes.

Autant chercher loin d’eux si vous voulez, un soir, goûter aux biens de la vie.

Ils boivent de l’eau, quelques-uns sont végétariens et, quand passe une femme, ils baissent les yeux. Je ne les blâme, je les envie !

Les mœurs, en Macédoine, ne sont pas dissolues, Dieu en est témoin. Eh bien ! c’est insuffisant, ils veulent qu’elles soient insoupçonnables.

En tête de leurs exigences : la pureté de l’âme et le renoncement du corps.

Le mensonge, l’hypocrisie, la vantardise, l’ivrognerie, la débauche, la prodigalité, l’usage des armes à feu, tout cela est interdit.

— L’usage des armes à feu ? m’écriai-je. C’est vous qui les leur distribuez.

— Les armes à feu, ne sont pas faites pour les besoins domestiques. La poudre et les balles sont trop précieuses matières pour les dilapider au gré des folies.

— Alors, si je tue mon épouse infidule, vous me pendrez ?

— Oui.

— Mais si j’expédie un partisan de Protogueroff, ou même mieux : un général serbe, vous me récompenserez ?

— Vous avez compris.

La chasteté, l’humilité, la modestie, le culte de la famille, l’amour de son prochain, ces vertus, si naturelles qu’elles soient, n’en sont pas moins imposées.

— L’amour de son prochain, dis-je, vous êtes en train de m’en faire accroire. Pour un rien vous mettez les gens sous terre. Il est vrai, et j’y pense subitement, qu’un adversaire de l’Orim, ou même mieux : un Serbe, ne sont peut-être pas des prochains.

— Vous avez compris.

Défense aux femmes de porter des bijoux de bijoutier. Perles ou pierres, au fumier ! Les colliers de pièces d’or seulement, comme les aïeules. Toute autre dépense somptuaire n’est davantage tolérée. On peut se marier, baptiser ses enfants, enterrer les siens, sans pour cela se livrer à des débordements hors de prix.

Le comité de village joue le rôle de tribunal. Il n’est pas d’esprit badin. Avis au garçon qui entendrait noyer une femme mariée dans le lac de ses beaux yeux. L’époux se plaint-il ? La preuve de la noyade est-elle apportée ? Ces deux cœurs tendres subiront la peine du 19 et 6 ; vingt-cinq coups de bâton, les dix-neuf premiers donnés en douche brisée, les six autres à jet plein.

Mieux vaut encore habiter Paris !

La justice des révolutionnaires ne s’arrête pas là. Ce « bernik » aujourd’hui en disponibilité illégale à Sofia en sait quelque chose. Le bernik est le contrôleur des contributions. Celui-la opérait en Macédoine bulgare. Deux paysans, se jugeant imposés hors de propos, portèrent plainte devant le tribunal de l’Orim. Ces paysans avaient raison. « Bernik, dirent les révolutionnaires, tu t’es trompé. Ces hommes ne doivent pas payer autant. — Peut-être ! répondit le fonctionnaire, mais qu’ils versent d’abord, on leur rendra la monnaie ensuite. » Le bernik fut saisi, déchaussé et mis sur la route de Sofia. Redonnez-moi mes chaussures, suppliait le représentant du roi. Alors, les justiciers lui enlevèrent son pantalon. Et comme deux revolvers lui indiquaient le chemin, il courut. Ainsi fit-il, le derriere découvert, son entrée dans la capitale ! Tous les contribuables, hélas ! ne vivent pas en Bulgarie !

La protection de l’Orim n’est pas limitée aux nationaux. Un Français, par exemple, en peut éprouver les bienfaits. Tel fut le cas de ce compatriote, marchand de tabac en Macédoine. Il payait régulièrement ses impôts à la Terreur ; cependant un individu lui rendit visite, exigeant de lui un supplément. Fort de sa conscience, le marchand se plaignit au comité central. « Je vais en informer ma légation », ajouta-t-il. Il n’en eut pas le temps. Le lendemain, l’impudent maître-chanteur se balançait dans le vide. Et comme le firent remarquer ces messieurs, le ministre de France n’aurait pu faire mieux !


Mais tout cela n’est que l’expédition des affaires courantes.

Il y a les cas de raison d’État. Le tribunal suprême entre alors dans le jeu.

Ivan Mikaïloff, le Petit ; Karadjoff, le Juste, et Strahil Razvigoroff, le Très Sage, le composent.

Le premier devoir de cette haute cour est de surveiller la politique étrangère du gouvernement régulier bulgare. Le point de vue de l’Orim est immuable : empêcher tout rapprochement entre la Bulgarie et la Yougoslavie. Au moindre sourire de Sofia à Belgrade, au plus petit mouvement de Belgrade vers Sofia, le comité irresponsable, pour figer toute coquetterie diplomatique, jouera d’un côté de la bombe, de l’autre du revolver.

Le chef du gouvernement sévira-t-il ? L’Orim l’assassinera, Stambouliski en fait la preuve.

Si, demain, le Premier de Bulgarie, de la tribune du Sobranié, s’écriait : « En voila assez ! J’entends mener les affaires publiques sans le contrôle de l’Orim », ni les vigilants suiveurs à gages, ni les molosses réservés aux présidents du Conseil n’empêcheraient l’audacieux de se trouver bientôt par terre, au milieu de la rue, trente balles irréductibles dans la peau.

Les grands juges tournent ensuite leur activité vers l’ennemi intérieur. Et là commencent ce que l’on pourrait appeler les assassinats de préséance. Un affront doit se rendre aussi bien qu’une visite. Mikaïloff ayant expédié Protogueroff, les partisans de Protogueroff ne pouvaient rester sur cette avance. On vous dira que les adversaires, ces mois derniers, ont signé un traité de paix. Nous vous raconterons la scène, l’heure venue. Depuis quatre ans, des deux côtés de la ligne de partage des clans, ce n’est que politesse sur politesse ; je veux dire assassinat sur assassinat.

Comment opèrent-ils ?

Un partisan de Mikaïloff est tué, un intellectuel, par exemple. Pour payer une vie d’intellectuel du clan A, il faudra deux vies d’intellectuels du clan B. Ils etaient cinq intellectuels dans le clan B en cette annee 1930 : Parlitcheff, Popchristoff, Koulicheff, Thomalewski et Bogdaroff, l’un député, les autres professeurs ou journalistes. Lesquels des cinq Vantché allait-il choisir ?

La décision n’intervient généralement que le quatorzième jour.

Les cinq intellectuels du clan B n’ignorent pas que deux d’entre eux vont servir de victimes expiatoires. Tout Sofia le sait aussi et les amis défilent déjà chez eux, leur serrant la main, comme bientôt ils feront à leur famille à la porte du cimetière.

Les malheureux n’auraient qu’à fuir ?

La fuite n’est pas le salut. Les gaillards du centre de Sofia se rendent à domicile, même si vous transportez votre domicile hors des frontières. Tchaouleff fut tué à Milan, Daskaloff à Prague, Panitza à Vienne. Et que faites-vous du point d’honneur ? Ils restent, doublant leur garde du corps, louant les chiens les plus intraitables. Belle vie pour la mère, la femme et les enfants. On en voit de ces figures angoissées dans les rues de Sofia ! Le quatorzième jour, l’arrêt du sort court la ville : Thomalewski et Bogdaroff paieront. Ils n’ont plus qu’à aller chez le pope et chez le notaire. Ils y vont ! Ils feraient mieux, pensez-vous de courir chez le préfet de police ? Vous ignorez la mentalité du pays. Eux n’y songent même pas !

Et bientôt on les ramasse sur le trottoir, la peau en écumoir.

Après ? Eh bien ! l’Orim rédige un communiqué !

Ainsi font les gouvernements pour l’annonce d’une exécution légale.

Ici, il vous suffit d’ouvrir la Liberté ou la Mort et vous lisez : « Le dernier congrès de l’Orim a donné mandat au comité central de rechercher et de châtier les assassins d’Alexandroff… (ou de Poundeff… ou de Gourkoff. Mais restons sur Alexandroff). C’est en rapport direct avec cette décision qu’a été accompli, le 7 courant, l’assassinat de Protogueroff. Les intérêts supérieurs de la cause macédonienne rendirent impérieuses ces mesures punitives. Celles-ci sont analogues au châtiment infligé (trente balles) à l’ancien membre du comité central Pierre Tchaouleff… »

Ou bien encore :

« Pour l’acte du 9 (un assassinat, on ne sait plus lequel…) des explications motivées seront fournies au congrès de l’Orim, seul qualifié pour juger les actions de cet ordre, Le reste du pays n’a rien à y voir. »

Les communiqués paraissent également sur feuille volante et parfois, pour que nul dans le monde n’en ignore, ils sont imprimés en français. Merci !

Toutefois, le comité révolutionnaire ne revendique que son dû. Exemple :

« Le 15 février de cette année, vers sept heures, le citoyen de Skoplié, Milan Quenoff a été tué dans sa pharmacie. La presse serbe attribue cet attentat à l’Orim. La représentation hors frontière de l’Orim est en mesure de faire connaitre que cet assassinat est l’œuvre des Serbes.

Par contre, l’Orim prend à son compte le meurtre de Vassil Poundeff… »

Je vous le dis comme c’est écrit !


UNE GRANDE JOURNÉE















XI

Une grande journée


Rentrons dans l’antre de Sofia. Une grande journée se lève. Pour venger nous ne savons plus qui la haute cour révolutionnaire a décidé d’occire Naum Thomalewski et Nicolas Bogdaroff.

La nouvelle éclate entre l’avenue Marie-Louise et le boulevard Dondoukoff.

Les pensionnés de la Terreur se resserrent autour des voïvodes. De rue en rue le bel essaim vole et bourdonne.

À ces premières rumeurs, que font les agents de la police du roi ? Ils vont dans les pharmacies avoisinantes acheter du coton, puis ils reviennent prendre leur place. Là, publiquement, ils se bouchent les oreilles. Ce premier acte accompli, ils tournent le dos au quartier mystérieux et, comme s’ils étaient subitement chargés de recenser les corbeaux, le nez en l’air, ils les regardent, un à un, folâtrer dans l’azur !

Tout gronde dans le fameux labyrinthe. Rue de l’Isker, au café « Zlatitza », dernier bastion du clan vaincu, à qui l’Ogre va prendre encore deux des siens, colère et accablement. Les spadassins de la cause perdue ne relèvent la tête que pour jurer qu’ils défendront leurs chefs. Ils les entoureront de leurs corps. À les entendre, Thomalewski et Bogdaroff ne vivront plus que dans un cercle de chair vivante. Et ces protecteurs sortent du café, courent dans ces ruelles et vont en ville à des rendez-vous.

L’émotion, dans l’autre clan, est de qualité différente. Qui sera choisi parmi les cinq cents ? Aucun de ces jeunes manœuvres de la mort n’appelle la couronne du martyre. Ils mangeaient, ils dormaient, ils s’habillaient gratuitement ; à tout prendre, l’existence était facile, le pain tendre et doux les lits de l’hôtel Takal ; maintenant il va falloir tuer ! Pourvu que le sort appelle le voisin ? Un silence de tombeau succède au premier émoi. Et dans leurs cafés habituels, on peut les voir attendant, devant un pyrogène vide. Certes, ils ne jouent pas leur tête, ils le savent. Quelques mois de prison, tout au plus, s’ils veulent bien se constituer prisonniers. De là, il s’évaderont — par la porte — et ils reviendront ici vivre la bonne vie. Donc, peu de risques. Cependant, il est si doux de ne rien faire !

Les exécuteurs sont désignés. Les noms volent. Miracle de la discipline, ils ne volent que là où ils doivent voler. L’aile indiscrète ne dépassera pas d’un centimètre le cercle de la conspiration. Mais là, elle passe et repasse. Le poids qui pesait sur le cœur de tous est levé. Ils ne sont plus que quatre ou six à redouter l’avenir. Les cafés s’animent. Les visages se rapprochent au-dessus des tables. On entend : « C’est Un Tel, Un Tel et Un Tel. » Dès qu’une silhouette inconnue louvoie autour de ces portes, les bouches se ferment, cousues.

Les futurs assassins ne se récuseront pas. Désormais, ils n’auront la vie sauve que s’ils tuent. Si tragique que soit le dilemme, il est résolu d’avance : tu tueras ou tu seras tué. Ils tueront.

Mais quand ? mais comment ?

Ces innocents insensiblement conduits devant le meurtre n’ont jamais vu Thomalewski ni Bogdaroff. Ils ne sont pas du même monde. Il va falloir procéder à la cérémonie dite de présentation. C’est ici une phase des plus délicates.

Vous pensez si les condamnés se gardent. Thomalewski passe dans les rues de Sofia, au milieu de dix suiveurs, cinq de chaque côté, en éventail et, du centre de cet appareil, il sourit amèrement aux amis qu’il rencontre. Les demeures des prochaines victimes sont évidemment connues : mais on ne tue jamais à l’intérieur. Pourquoi ? C’est comme nous qui guillotinons sur le seuil des prisons. Sans doute l’Orim a-t-elle les mêmes principes : opérer au jour, sans honte, de plein droit. Elle est aussi très fiére et l’idée d’être mal reçue l’empêche peut-être de sonner poliment à la porte !…

La photographie est une invention utile. Le Comité s’en sert. Aussi quand vous entrez dans l’un de ces cafés-repaires, ne vous trompez-vous pas si, voyant un homme en arrêt devant le creux de sa main, vous affirmez qu’il n’est en train d’examiner ni sa ligne de vie, ni sa ligne de chance. Ce n’est pas davantage un amoureux. Le portrait qu’il cache n’est pas celui d’une blonde Macédonienne. Il sourirait, si c’était cela, du moins je le suppose, autrement, ce serait un pauvre sire ! Son regard, au contraire, est sévère et rempli d’application. Il étudie son « sujet ».

Ma place ne me coûta que trois levas — treize sous français — dans la salle « Macédoine », pour suivre les efforts et les progrès d’un de ces étudiants en physionomie.

C’était un beau gars. Comme il portait sa casquette au ras des yeux, je ne saurais vous dire la hauteur de son front. Je suppose que ce dernier ne devait pas être démesurément grand, la leçon — je veux dire l’assimilation de la ressemblance — ne paraissant entrer que petit à petit. Parfois il remettait le tout dans sa poche : la main et la photo. Puis il comptait les mouches. Mais la notion du devoir l’emportait sur son goût des récréations, et de nouveau il se replongeait dans son travail. Il s’imposa quatre tête-à-tête en moins de vingt minutes. On voyait qu’il était persévérant. C’est un garçon qui arrivera.

L’usage de la photographie n’a pas tué le métier de « montreur ». Les « montreurs » sont d’une classe au-dessus des tueurs. Répandus dans la société balkanique, ils connaissent tout au moins de vue les principaux personnages de la pièce macédonienne. C’est la brigade mondaine de Sa Toute-Puissance la Terreur. Ils portent des chapeaux.

Quand deux ou trois familiers de la rue Ardo se promènent sur l’aggloméré jaunâtre de Sofia, précédés d’un monsieur en chapeau qui feint de ne pas les connaître, vous pouvez suivre le lot, une présentation va se faire. Ils rodent devant le Sobranié, dans le parc Boris. Parfois ils assistent à la sortie du Grand Théâtre. Ils fréquentent souvent la rue Ivan-Vasoff, parce que là est le club diplomatique. Dans l’une des salles de ce club on voit les portraits des hommes qui le présidèrent ; pourquoi n’y trouve-t-on pas ceux des intellectuels repérés à sa sortie et tués peu de temps après au mieux des circonstances ? On lirait sur le fronton du cadre : « Des gens qui auraient mieux fait de rester chez eux. »

Je ne comprenais pas, au début, pourquoi mes amis bulgares préféraient aller dîner partout plutôt que là. « On y mange bien », disais-je. « Mais on y digère mal », répondit le plus hardi.

L’attelage que l’on me présenta en liberté rôdait avenue Dondoukoff, devant le bar Phœnix, à midi. Les deux manuels — ceux qui manieraient le revolver — causaient comme si de rien n’était, au milieu des passants. De temps en temps, le « montreur » écrasait son nez contre la glace pour mieux fouiller la clientèle. Le manège dura une demi-heure. Las d’une attente vaine, le chef libéra ses hommes, d’un signe fait à dix pas. La victime venait sans le savoir d’obtenir un sursis. Et cela prouve qu’en Bulgarie, l’homme qui sait se priver d’apéritif, peut vivre quelques semaines de plus que son compte !

Mais — et nous reprenons la piste de Thomalewski et de Bogdaroff — si bien gardé que l’on soit, l’heure de l’Orim sonne toujours. Invisibles depuis un mois, les deux condamnés viennent de se démasquer. Ils sont ensemble. On les a vus entrer dans la même maison. Branle-bas à l’état-major terroriste. Il s’agit d’aller vite. Où sont les assassins ? On fouille l’antre, les rues, les cafés, les hôtels. On les demande à tous les échos. Dans quelle cave peuvent-ils jouer aux dés, ces misérables ? Le voïvode responsable court de Maritza dans Ardo, de Tiarditza dans Isker. Ces humbles collaborateurs manquent à l’appel. Par le roi Kroum ! comme je suppose que l’on dit ici, c’est une catastrophe !

Le voïvode en saisit deux au collet. Ces exécuteurs improvisés n’ont vu de leur vie ni Thomalewski ni Bogdaroff, et le temps manque manifestement pour qu’on leur donne des photographies à étudier. On leur adjoindra un « montreur ». Après tout, le premier venu peut presser sur la gâchette. Leurs revolvers sont en état. En route ! Et voila nos gaillards partis sous la conduite d’un homme en chapeau.

Essoufflée, la troïka arrive devant la maison et prend ses dispositions de combat.

Je vous étonne ? Vous pensez que les choses ne peuvent se dérouler de cette sorte dans un pays averti et qui possède une police ? Que puis-je à cela ? C’est ainsi, au grand jour.

Après deux heures d’attente, les guetteurs comprennent que le moment historique approche. En effet, de leur retraite discrète — ils ne sont tout de même pas restés au milieu de la rue — ils voient venir les suiveurs des condamnés. Un suiveur n’est jamais en retard au rendez-vous. Son apparition fixe la sortie du patron.

La porte s’ouvre. Thomalewski et Bogdaroff sont maintenant sur le trottoir. Le « montreur » rejoint les bourreaux : « Les voilà, dit-il, tuez-les. Ce sont ces deux-là, le petit et le grand. » Les tireurs gagnent du terrain, ils s’en vont, répétant sans doute : « Le petit et le grand. »

Ils se retournent. Le couple mal assorti est à leur portée. Ils tirent. Les deux hommes tombent, morts.

Le « montreur », qui s’était éloigné, entend les détonations. Il se précipite dans un café et téléphone : « C’est fait ! »

L’Orim prévient les journaux. La joie est dans l’antre. On boit de la slivovitza. Mais, coup de théâtre ! Un messager accourt et lance : « On s’est trompé ! »

Les assassins néophytes avaient bien tiré sur un petit et sur un grand, seulement, ceux-là n’étaient pas les bons. Thomalewski et Bogdaroff s’étaient arrêtés pour causer. Deux tailleurs, deux pauvres tailleurs de drap, l’un petit et l’autre grand, étaient passés à leur place…

Thomalewski fut tué deux mois plus tard, le 3 décembre 1930. Bogdaroff quarante-deux jours après Thomalewski, le 13 Janvier 1931.

Tout ainsi fut remis en état — sauf les tailleurs !


LE 3 DÉCEMBRE















XII

Le 3 décembre


Thomalewski habitait à Sofia le petit quartier des journalistes. Maintenant, le malheureux savait à quoi s’en tenir sur la durée de son existence. Aussi, s’enferma-t-il dans sa maison.

L’Orim ne cessait de le guetter. Cinquante jours avaient passé depuis l’affaire des tailleurs. Il fallait en finir.

La villa la plus proche de la demeure de Thomalewski appartenant à un fonctionnaire de la police, Thomalewski était tranquille. Cloîtré, la mort n’aurait pu lui venir que d’une des fenêtres de son voisin. Or, ce voisin, par une charmante attention de la Providence, faisait justement partie de l’armée des gardiens de l’ordre.

Le 1er  décembre 1930, si les estafiers de Thomalewski, au lieu d’être installés chez le bakal, à boire de la slivovitza, avaient fait leur métier, ils eussent pu voir deux individus, jusqu’ici étrangers au quartier, entrer comme chez eux, dans la villa du fonctionnaire de la police. Peut-être auraient-ils pensé qu’il ne s’agissait là que de deux serviteurs venant prendre les ordres de leur chef. Toutefois, en ne relâchant pas leur surveillance, les observateurs n’auraient manqué de noter que ni ce jour-là, ni le lendemain, les inconnus n’avaient donné signe de vie.

Le 3 décembre, le père de Thomalewski, décide de planter un arbuste. Thomalewski, quitte sa maison pour aider son père. Le voici dans son jardin. Une quadruple décharge, accompagnée d’un bruit de vitre se brisant sur le pavé, déchire le silence. Aux pieds de son père, Thomalewski s’écroule. Il est mort.

Pour qu’aucun bruit suspect n’effarouchât le gibier, les comitadjis avaient tiré à travers le carreau ; et pour assassiner plus commodément un citoyen bulgare, l’Orim avait loué une chambre au mois chez un agent de police !


LA RÉCONCILIATION FORCÉE















XIII

La réconciliation forcée


On se fait du tort à s’assassiner ainsi entre frères. D’abord on attire l’attention sur soi, ensuite on risque de mécontenter sa mère.

C’est justement à quoi vient de penser Ivan Mikaïloff.

La Macédoine ne gagnait rien et perdait tout à ce jeu cruel.

Ivan aime-t-il donc la Macédoine ? Certainement. Et puis, la Macédoine est à l’Orim, ce qu’une mine d’or, ou bien un bassin d’eau minérale, sont à une société financière. Il ne faut pas trop négliger les filons.

L’opinion publique se lassait de ces détonations mensuelles, l’État bulgare, à qui elles causent des embarras, les jugeait défavorables à sa politique et l’Italie ne payait pas les terroristes pour qu’ils tuent des Bulgares !

Ivan Mikaïloff comprit qu’il abîmait son affaire à ne s’occuper que de lui-même.

Pris par des soins, pourrait-on dire, domestiques, il avait négligé jusqu’ici le côté historique de son rôle.

Il devait lutter pour la Macédoine aux Macédoniens.

Depuis trois ans qu’il tenait le drapeau révolutionnaire, il ne s’en était servi que pour se coucher dedans !

Alexandroff passait la frontière, allant de temps en temps se faire tailler la barbe en Macédoine serbe, ce qui équivalait, comme attraction, au geste du dompteur se rasant dans la cage aux fauves. Mikaïloff n’avait taquiné les Serbes que de l’autre côté des barreaux. Je ne m’en plains pas. Je vous l’apprends seulement ! Certes, il jetait des bombes, il préparait des attentats individuels, et cela pourrait paraître suffisant. Toutefois, pour la réputation d’un haïdouc, c’était un peu pâle. Vantché Mikaïloff ressemblait davantage à un chef de bureau qu’à un homme à cheval. Il aurait sa statue, mais s’il continuait, elle ne serait pas équestre !

Autant de considérations le conduisirent cette année à changer de voie. Les Macédoniens ne se tueraient plus entre frères. Les agences de presse annoncèrent la chose au printemps. Et l’on a pu lire dans les journaux du monde : « Les deux fractions du Comité Révolutionnaire Macédonien font la paix. » Voire !

Le 8 février 1931, M. Gourkoff, partisan de notre ami Vantché, passait rue Pirot, une serviette sous le bras. Avocat, il se rendait à ses affaires. Jeune, de bonne santé et d’esprit optimiste, il dédaignait souvent de se soumettre aux règles fondamentales de la vie politique bulgare, circulant seul, sans vigilant à ses trousses, rempli de confiance en son étoile. Arrivé à la hauteur du cinquième bec de gaz, le jeune maître comprit subitement où l’avait mené tant de présomption : le vent des balles sifflait autour de lui. Touché, il traversa la rue et, titubant, il se réfugia dans une épicerie, où il se crut sauvé. Ses assassins ne l’avaient pas laché ; ils entrèrent dans la boutique et, là, Gourkoff, illustration du barreau de son pays, tomba, entre une caisse de pruneaux et un tonneau de mélasse, quarante balles dans la peau…

Émotion dans Sofia. Bel enterrement le surlendemain. Amères réflexions du peuple rassemblé.

Depuis deux ans et huit mois, Gourkoff était le cent quatre-vingt-treizième Bulgare transporté prématurément en terre à cause de la haine des clans. Les deux fractions de l’Orim allaient-elles anéantir les meilleurs intellectuels de Bulgarie ?

Vantché ferait la paix.

La paix est une déesse difficile à apprivoiser. On ne se dit pas, un matin : « Tiens ! j’ai assez de la guerre, c’est une sale garce ; donnez-moi mon chapeau, je vais sortir et je ramènerai la paix ! » La paix ne fait pas le trottoir. C’est une dame hautaine, au regard glacial et qui impose aux plus entreprenants.

Ivan Mikaïloff ne tarda pas à s’en apercevoir.

Les frères ennemis étaient représentés par MM. Parlitcheff, Poppchristoff, Koulicheff et Chandanoff. Ces quatre-là en avaient gros sur le cœur. Chandanoff surtout, lequel ne vivait que par la grâce d’un maladroit qui l’avait raté cinquante-neuf jours auparavant.

« La paix ? À d’autres, monsieur Mikaïloff, mais pas à nous », répondirent-ils.

Ces quatre personnages n’avaient que la vie à y gagner. La victime expiatoire de Gourkoff, à qualité égale, ne pouvait être choisie que parmi eux. Ce prix ne leur parut pas suffisant. Là, nous touchons aux vertus de la race bulgare, fortes vertus dont la principale est le courage. Un Bulgare n’est pas insensible aux douceurs de l’existence, cependant, il leur préférera la satisfaction de l’honneur. Honneur de condottiere, qui fait bon marché du droit d’autrui ? Sans doute. Mais il faut tenir compte de l’atmosphère.

Aussi, quand les quatre chefs du clan B reçurent les colombes de Mikaïloff, ne leur donnèrent-ils aucune grains à manger, si bien qu’elles crevèrent

On s’agitait au café « Zlatitza ». Que deviendraient les comitadjis de l’armée défaite ? Ces quart-de-solde n’avaient guère d’économies. Le ton des controverses s’élevait de jour en jour. Je n’osais plus aller boire en ce lieu le moindre verre d’alcool national. Épouvanté, je m’arrêtais au seuil de la résistance.

— Très bien ! dit Mikaïloff. Vous ne voulez pas de ma paix ? Vous l’avalerez malgré vous.

Et c’est encore une histoire qui vaut bien un peu d’encre.

Il s’agissait d’arracher les signatures de Parlitcheff et de Poppchristoff. Nous ne dirons pas que ces messieurs étaient faciles à saisir. L’espoir de les rencontrer devenait même un jeu. Où allez-vous si vite, demandait-on à quelqu’un qui forçait l’allure ? Il répondait : « Je les cherche. » Vous pouviez toujours sonner à leurs portes, elles ne s’ouvraient pas. Quelle vie pour des gens de bonne compagnie ! Si nos héros — je parle des chefs — étaient des Bulgares hors la loi, on les regarderait sans stupéfaction, comme des voyous de faits divers ; mais ce sont des professeurs, des écrivains, des avocats, des médecins. Ils sortent entourés de revolvers ; ils se retournent au moindre bruit ; ils se cachent comme des voleurs !

Ce dimanche matin, Mme Parlitcheff se rendit à l’église en compagnie de son enfant. Ses suiveurs écoutèrent religieusement l’office, à ses côtés. Dans les cas graves pour les maris, les femmes aussi ont des suiveurs ; la cérémonie terminée, les anges gardiens représentèrent à Mme Parlitcheff qu’il serait imprudent de revenir à pied. Les précautions étaient prises. Une auto l’attendait. Mme Parlitcheff, l’enfant, les suiveurs s’y installèrent. La voiture se mit en marche et ne s’arrêta que soixante kilomètres plus loin, à Gorna-Djoumaya, en Macédoine bulgare.

Les suiveurs, vous l’avez compris, avaient été achetés par Ivan Mikaïloff.

La nuit de ce même jour, les maisons de Parlitcheff et de Poppchristoff sont cernées — à Sofia, en pleine ville — par les comitadjis du clan vainqueur, les fameux pensionnés de la Terreur. Là aussi, les gardiens avaient cédé à l’or. Les portes s’ouvrent, les appartements sont envahis. Parlitcheff veillait dans l’angoisse. Le meneur de l’expédition lui tendit un papier : le texte de la réconciliation entre mikaïlovistes et protogueristes. Signe ! Sinon ta femme et ton enfant… Débats, insultes, mais les bourreaux sont en nombre. Parlitcheff jeta par la pièce le stylo offert par le voïvode. On lui apporta la plume et l’encre de son bureau. Il signa.

Poppchristoff dormait. La seconde équipe dut tourner elle-même les boutons électriques. On croit entendre d’ici les : « Holà ! réveille-toi ! signe ! » Comme un tribunal de mort, cinq hommes entouraient le lit. Il signa… en chemise.

Et deux autos les emmenèrent à Gorna-Djoumaya.

Le Comité central devait vérifier les paraphes et choisir son heure pour la publication du texte.

Ces soins demandèrent deux jours.

La grande nouvelle annoncée par les journaux, Poppchristoff et la famille Parlitcheff furent ramenés à Sofia.

Et le lendemain, trois commerçants juifs trouvaient ce mot dans leur boîte aux lettres : « Votre voiture sera dès midi à votre disposition, devant le cinéma de l’avenue Marie-Louise. »

Telle fut la scène de la réconciliation.


FAIT DIVERS















XIV

Fait divers


Lu, ce soir, dans un journal de Sofia :


« Zafiroff, détenu en prison pour le meurtre de Strezoff (protogueroviste) a profité aujourd’hui, à midi, de la promenade des prisonniers, pour tirer sur les détenus Miladinoff et Kostourkoff, de nombreux coups de revolver.

Ces derniers sont grièvement blessés.

Ils avaient tué en février l’avocat Gourkoff (mikaïloviste). »


Les bruits de la ville s’arrêteraient-ils à la porte des prisons ?


AU PAYS DE LA LIBERTÉ
OU LA MORT














XV

Au pays de la liberté ou la mort


Ce torrent, le long de la route, est le Rila ; ce village est Barakovo.

— Honneur à la Macédoine ! dit un homme assis près de moi dans la voiture.

Un autre lance :

— Soyez le bienvenu dans notre pays.

La joie, une tendre joie, vient d’animer subitement les trois compagnons de mon voyage.

Nous franchissons la frontière bulgaro-macédonienne.

— Maintenant nous sommes chez nous, s’écrie le troisième.

L’un est l’ancien diplomate, représentant secret de l’Orim à Sofia. L’autre est Vassil Vassileff qui, depuis le 15 octobre 1929, vit une vie rattrapée au vol : dix balles dans la peau, par un beau matin d’automne. Le dernier est ce délicieux propriétaire d’immeubles qui offre des bonbons aux hommes et, s’il le faut, imite le cri de l’alouette !

J’entrais dans le royaume des haïdoucs…

… Odeur de rêve. Je foulais un pays de conte, de conte à dormir debout. J’aurais été heureux, au temps de ma folle jeunesse, que ma grand’mère, au coin d’un feu bourbonnais, ouvrît cette porte à mon imagination. « Tout un pays, mon enfant, grand comme l’Auvergne, avec une montagne si haute que tes petites jambes ne pourraient atteindre son sommet ; si magnifique, que le grand empereur Guillaume II, tu sais, celui qui règne sur l’Allemagne, a dit l’autre jour aux journaux qu’il désirerait y posséder un château-fort. Cette montagne est la Pirine. Des révoltés l’habitent, qui ont de longs cheveux, de grandes barbes et, sur leur ventre, rien que des cartouches. Ce ne sont pas des voleurs ; ils ne veulent de mal qu’à une certaine espèce de gens, les gens qui ne partagent pas leur avis au sujet d’une province qu’ils appellent la Macédoine. De temps en temps, ils redescendent dans leurs villages, où vivent d’autres personnes qu’ils tiennent sous leur loi. De grands villages qui ressemblent à des petites villes. Dans chacun d’eux ils sont les maîtres. Ce pays fait partie d’un autre pays très important qui a un roi ; mais là, dans la région dont je te parle, le vrai roi ne commande pas. Les uns assurent qu’il ne serait pas assez fort pour se faire obéir, les autres prétendent que les hors-la-loi travaillent dans son sens. Je ne saurais te dire qui a raison. Je suis trop vieille et, de plus, il est difficile de tout savoir. Ces hommes que, là-bas, on nomme comitadjis, font donc tout ce qu’ils veulent dans ces villages, prenant une part de la récolte des paysans, demandant de l’argent à tout le monde, battant les uns, pendant les autres. N’aie pas peur, mon enfant, tu vois bien que ce n’est qu’un conte…

La voix d’un de mes compagnons me réveilla :

— Eh bien ! que dites-vous de notre patrie ?

— Ce n’est qu’un conte…

— Un conte ?

— Oh pardon ! je rêvais, excusez-moi.


Le visa des consulats de Bulgarie n’ouvre pas d’autorité les portes de ce pays de rêve. Une vieille Anglaise vagabonde pourra sans doute traverser la région. Par contre, l’étranger qui s’écrierait, à Sofia : « Quelle affaire ! est-ce possible, au vingtième siècle ? Je veux aller tâter de la chose. » Celui-la pourra toujours partir. Il atteindra Barakovo. Là, des inconnus l’aideront à tourner sa voiture.

Le Comité révolutionnaire est maître dans le fief. On n’entre que s’il le veut.

Aussi, arrivé à Gorna-Djoumaya, m’inclinai-je vers mes amis et leur dis-je : « Merci ! ».

Et l’auto s’arrêta sur la place principale.

Dix personnages étaient, en son milieu, au port d’arme. On eût dit le préfet, le maire, les adjoints, les notables. Les commerçants se tenaient sur le devant de leur porte. Et les enfants s’efforçaient de tout voir, à distance respectueuse du groupe officiel.

— Peut-être attend-on le roi ?

Non ! c’était pour nous. La délégation entoura notre char triomphal. Aucune petite fille ne nous présenta de bouquet, c’était un trou dans la cérémonie. Quel beau discours aurait pu faire la plus brillante élève de l’école communale, une bien timide jeune demoiselle : « Au nom du Comité révolutionnaire macédonien, ici dans ses murs, je viens vous offrir, monsieur le voyageur, cette jolie bombe d’honneur, fleur de nos champs tourmentés. Puisse Notre Seigneur Jésus-Christ vous accorder assez de grâce pour comprendre la pureté des intentions de nos papas. Malgré leurs revolvers, ils ne feraient pas de mal aux créatures du Bon Dieu, si le Bon Dieu, en un jour d’erreur n’avait créé un homme appelé Serbe. Le Serbe est si méchant… » Un gros sanglot eût interrompu la mignonne. Quel ange ! eussé-je dit, en la baisant sur les deux joues. Et la bombe, le propriétaire d’immeuble, qui portait déjà la boîte de chocolat, s’en serait chargé !

Nous mîmes pied à terre. Je ne m’étais pas trompé. C’étaient bien les notables de l’endroit.

— Voulez-vous faire une promenade ou vous reposer un moment ?

— Me promener, messieurs.

Et, représentants de la Terreur, des impôts supplémentaires, de la loi de fer des haïdoucs, nous allâmes parmi l’admiration d’une foule avertie.

D’abord on me conduisit à la mairie. Les portes de la salle des délibérations du conseil municipal s’ouvrirent devant moi. Trop d’honneur ! J’étais confus. Une galerie de portraits couvrait les quatre murs. Celui-là je le reconnaissais : Todor Alexandroff.

— Belle figure, dis-je.

— Notre père.

— Toujours populaire ?

— Son esprit plane sur tout le pays.

— Et celui-là ?

— Georghi Ismerliew, pendu par les Turcs, juste sous cette fenêtre.

— Et cet autre, avec son fez ?

— Mitchi Markoff, pendu par les Turcs sur le pont de la ville.

— Et ce monsieur, avec cette belle redingote ?

— Pendu également.

Le maire arrêtait son doigt sur chacune de ces gloires macédoniennes : « Pendu ! Pendu ! Pendu ! » C’était le musée des pendus. Un frisson sillonna mon cou.

— Avez-vous la fièvre ?

— La gorge un peu serrée seulement, mais ce n’est rien, l’influence du milieu…

L’histoire de ce pays explique sa situation extraordinaire. D’un côté, les souvenirs du passé, de l’autre la provenance de sa population. Les trois quarts des habitants de Gorna-Djoumaya sont des émigrés de la Macédoine serbe. Ils ont quitté leur maison natale parce qu’ils luttaient dans la Macédoine serbe comme luttaient leurs aïeux dans la Macédoine turque. Tous ces vieux pendus, ces pères de l’Indépendance ratée leur parlent donc un langage qu’ils ont compris à temps… Arrêtez les citoyens dans les rues et demandez-leur des nouvelles de leur famille, vous entendrez : « Mon père a été pendu, mon oncle a été pendu, mon grand-père a été pendu. » C’est ce que j’appelle les souvenirs du passé. Quant aux Macédoniens de race bulgare, insoumis à la victoire serbe, justement c’est pour ne pas être pendus qu’ils ont transporté leur tente ici. Ce sont des circonstances capables, tout de même, de créer une atmosphère !

Aussi, est-elle ici palpable comme un objet.

Ces gens qui échangent des sourires, qui se repassent des confidences à l’oreille semblent en possession d’un secret qui fait d’eux, non des habitants d’une même petite ville, mais des complices d’une même conjuration. Le commerçant en est, le cafetier en est, le maître d’école en est, le cireur de bottes en est, le chien en est. Personne ne tiendrait ici qui n’en serait pas. Chez l’épicier, vous avez le sentiment que vous pouvez demander indifféremment un kilo de sucre candi ou une douzaine de balles de revolver. Le signe de la révolte est inscrit dans l’air comme, au-dessus des couvents, celui de la prière. Les moines se lèvent la nuit pour s’agenouiller et ces Macédoniens-là pour conspirer !

Nous voilà partis de la mairie à travers la ville. Nous promenons « notre » terrorisme dans les rues comme un homme, en rentrant chez lui, promène par ses escaliers son pyjama et ses pantoufles. Je verrais sur cette place des gens qui, pour en définir la qualité, palperaient de la peau de protogueroviste ou de la peau de Serbe écorchés vifs, que je trouverais ce marché tout à fait légal. Le sel de ce voyage est dans le renversement des situations : ailleurs les terroristes vivent dans des caves, ici la lumière de Dieu brille pour eux.


Nous sommes quatorze attablés devant un cafedji. Mes hôtes sont soldats de l’Orim. Celui-là est l’assassin de Bogdaroff, il passa en jugement, mais il fut acquitté. C’est le frère d’un de mes trois compagnons de route. Il vaut mieux que je taise son nom, il est si timide ! Quand je le regarde, il sourit ! Cet homme à barbe grise est voïvode en activité. Je lui dis que sa ville est plus grande que je ne le croyais.

— Eh bien ! pas une maison qui n’ait donné une victime à la cause.

En effet, toutes les personnes qui me parlent ont au moins un assassiné dans leur famille.

— Moi, j’en ai cinq, mon père et mes quatre oncles ; mon père, le pope Elief, et les frères de ma mère : Peter Antof, Ivan Antof, Dimitri Antof, Vassil Antof, assassinés sur la place, de l’autre côté (chez les Serbes), à Merzen-Orakovotz.

Une autre voix : « Mon oncle, Ivan Christof, fut tué à Begnista ». Une autre voix : « Mes frères furent tués à Guevguéli. » Et partout, autour de moi : « Mon père… Mon frère… »

Affaires de bandes à bandes. À l’attaque bulgare répond la défense serbe.

— Aujourd’hui, messieurs, dans ce temps qui me semble une trêve, que faites-vous donc de vos journées ?

— Nous organisons la population pour la lutte révolutionnaire.

— Et la population est contente ?

Du ton que l’on dirait : « En doutes-tu, idiot ? » l’interlocuteur répond :

— Elle ne nous permettrait pas de l’abandonner.

— En tout cas, messieurs, je vois que votre affaire est assez bien montée.

— Nous sommes aussi forts que sous Alexandroff et, quand nous voudrons, nous pourrons tout déclencher…

… Murmures… Mouvement dans le groupe des quatorze. Mes amis se lèvent. Ils marchent à la rencontre d’un jeune homme qui, à trente pas encore, s’avance prestement. Mince, rasé, juste assez grand pour ne pas être petit. On sent que l’inconnu a la poignée de main impatiente. Il est le plus jeune, et les autres l’entourent comme un personnage. C’est Skatroff, aide de camp de Vantché ; Skatroff, qui est à Vantché ce que Vantché était à Alexandroff. Il vient voir si vraiment j’ai bonne mine. Mes compagnons avaient bien affirmé, sous leur responsabilité, qu’à première vue je ne ressemblais pas à une trop grande fripouille, le Comité central qui, comme Dieu, siège assis dans les nuages, désirait cependant y regarder de plus près. Mes pieds n’étaient-ils pas trop infâmes pour fouler le sol sacré ? Alors je m’avançai dans toute ma beauté…

Une minute après nous trinquions comme de vieux déménageurs. Puis, le jeune homme prit les vieux voïvodes et avec eux se retira dans une encoignure. La nuit tombait. Nimbés de clair-obscur, les augures terroristes se mirent à discuter. C’était le tableau même de la conjuration.

— Dites donc, chers compagnons de route, qu’arriverait-il si je criais d’une voix forte : « À bas Vantché ! À bas Skatroff ! À bas l’Orim ! Vive feu M. le général Protogueroff ! Vive Sa Majesté Alexandre 1er , roi des Croates, des Slovènes, des Serbes du Nord et de ceux du Sud ? »

— Taisez-vous, mon ami, taisez-vous !


LA CAVERNE DES BALKANS















XVI

La caverne des Balkans


Macédoine bulgare ! Six cent mille habitants. Sept centres : Gorna-Djoumaya, Kustendil, Bansko, Nevrocop, Melnik, Petrich, Svetivratch. Mauvaises routes. Champs de tabac et champs de pavots. La rivière Strouma. La montagne Pinine. Tout cela aux comitadjis.

Le pays de « la Liberté ou la Mort ». Ici vivent les professeurs de terrorisme : les vieux tout doucement, les jeunes vibrant de fougue. Autour d’eux, déférents, attentifs, studieux, grouillent les élèves. Et tout le reste de la population travaille pour les nourrir !

L’étonnement du premier contact persiste au long des jours. Une cour des Miracles, un îlot douteux de grande ville, une résidence d’interdits de séjour, cela peut être imaginé, mais un pays entier ! Les maires, les maîtres d’école, les percepteurs, les popes, les commissaires de police, ces colonnes de la société, des hors-la-loi ? Tous obéissant à M. Vantché, grand-maître des assassinats ?

À Sofa, un antre au cœur de la ville ; en Bulgarie, cette province, les deux reliés par une route où motocyclettes et automobiles de la Terreur, passent comme des démons emballés ! C’est magnifique. On ne sait plus de quel côté se tourner. On voudrait tout regarder à la fois. C’est la caverne des Balkans.

Tous ces villages tenus à la gorge par le roi des montagnes. Ses lieutenants courant de l’un à l’autre, y portant ses édits. Là, les paysans contraints de quitter subitement leurs champs, de prendre les armes parce que Mikaïloff craint un retour de flammes des partisans de Protogueroff. Là, à Petrich, ce citoyen trouvé en train de lire un mauvais journal, emmené hors de la ville et bâtonné. Deux jours après, dans le même lieu, ce vieillard au parler trop franc, assommé, à coups de trique, sur la place. À Deltchevo, cinq hommes, dont le moins âgé avait cinquante ans, et soixante-quinze le doyen, garrottés, emmenés à Hotovo, tués, façon de leur apprendre à tenir de douteux conciliabules. Là, à Kromidoff, ce citoyen demande un sauf-conduit. S’il veut fuir, n’est-ce pas qu’il a quelque chose à se reprocher. Le sauf-conduit lui est donné. Il s’en va, son enfant dans ses bras, sa femme à son côté. Les comitadjis l’attendent à la sortie du village, le laissent sur la route, assassiné, et ramènent la femme et l’enfant ; l’enfant qui s’amusait aujourd’hui, dans la boutique du bakal, avec un petit poignard en bois !

À Skalava, quatre paysans sont invités par le kmet (le maire). On les lie comme quatre grosses asperges ; la botte humaine est ensuite jetée pour la nuit dans la salle de l’école. Au matin, les membres rendus à la liberté, ils sont conduits à la mort, selon la formule ! Quatre tombes sont déjà creusées. À la fin on leur fait grâce. Ce n’était, cette fois, qu’un avertissement. On les remet sur la route de leurs chaumières. Eux aussi avaient eu de mauvaises lectures ! Tenez, ici, dans ce champ, près de Djigouro, deux grands audacieux osaient dire chaque jour, en plantant leur tabac, que les feuilles ne seraient pas pour les comitadjis ; une bande de quarante barbus, Strahil Razvigoroff en tête, cerne le champ, s’empare des criminels, les attache l’un à l’autre et, tirant la corde, les promène par les villages du district de Svetivratch. La promenade terminée, la bande les ligote à deux potences, et les quarante rigolos, chacun une cigarette au bec, se mettent à fumer comme des paquebots autour des deux planteurs, histoire, sans doute, de leur montrer qu’eux aussi ont du bon tabac ! À Ploski, le secrétaire percepteur et son clerc ne s’avisent-ils pas de dispenser les contribuables du pourcentage réservé à la Terreur ? On les suspend par les pieds, dans une écurie, au milieu du fumier, seul miroir digne de leur âme. À Mitinoff, vingt-deux jeunes gens refusent d’entrer dans la milice ; on les traite à coups de fouet, et comme l’agent de police de la sous-préfecture se permet de protester, on le renvoie à Sofia, sans culotte, se plaindre au ministre de l’Intérieur, une fesse peinte en rouge et l’autre peinte en vert. Là, interdiction à cette épouse de vendre ses moutons, son mari ayant fui vers des régions meilleures. À Samakov, deux « déserteurs » échappés des bandes, abattus sans avertissement par un anonyme fusil automatique italien. À Gorna-Djoumaya, pourquoi cette femme court-elle de maison en maison à la recherche de vingt-cinq mille levas ? C’est pour abréger les tortures que, depuis trois Jours, subit son mari dans cette habitation aux jolis petits volets jaunes. Et ici, chez le pope, d’où viennent ces taches de sang ? De cinq protestataires dûment assassinés, munis toutefois des sacrements de l’église, le pope les ayant bénis au fur et à mesure que les autres les saignaient.

À Petrich, à Breznitza, à…

À Gorna-Djoumaya, le matin, tandis que je fais cirer mes bottes, Skatroff, l’aide de camp de la Terreur, apparaît sur la place centrale. Au théâtre, un auteur n’aurait pas osé la scène. Tout le monde se range sur son passage ; les boutiquiers le saluent de leur seuil : le conseil municipal arrive presque en courant. Le lustro travaillant le cuir de ma botte droite, je suis sur un pied, ce qui prouve que je ne rêve pas. Le terroriste, à son petit lever, reçoit les hommages de ses sujets. Mais il est pressé. Son auto est amenée. Il y monte. Aussitôt la foule s’écarte. Il part et le voilà emporté par un train de poussière qui, bientôt s’élevant, devient un train de nuages, emporté sur oncques ne sait quelle hauteur !

À Kustendil, laissons l’affaire de 1922 quand, mécontents du gouvernement, les comitadjis s’emparèrent officiellement de la ville. Les témoins d’alors purent voir le ministre de la Guerre de Sofia, à la tête d’un régiment de réguliers, haranguer les haïdoucs. Ce n’est pas un tableau sans intérêt, mais c’est de la vieille peinture. Aujourd’hui, l’art est ailleurs. Kustendil est promu, cette année, centre universitaire de terrorisme. Les meilleurs professeurs d’attentats y ont transporté leurs chaires. On y prépare en particulier des attaques contre l’Orient-Express. Et voici, réunis dans ce café, tous ces maîtres de l’explosif. Comme ils sont gentils ! Ils se lèvent pour me recevoir. S’ils l’osaient, je sens qu’ils me diraient à l’oreille : « Un conseil, ne voyagez pas sur la ligne européenne en août et en septembre ! » Je pense rentrer le mois prochain, laissai-je échapper au cours de la conversation ; est-ce un bon mois ? L’aîné de la bande réfléchit et répondit : « En effet, c’est un bon mois. » Cela prendra place dans mes mémoires au chapitre : « De l’utilité d’avoir des relations. »

Regardez ces quatre vieillards assis sur ce banc, à l’entrée du cimetière — nous sommes à Bansko, — ne semblent-ils pas des bourgeois goûtant les joies d’une douce paix ? Ce ne sont pas d’anciens fonctionnaires vivant de la reconnaissance de l’État, mais quatre chefs de bande en retraite.

— Une caisse de retraite pour terroristes ?

— Oui, monsieur !

Melnik est sans doute le dernier endroit du monde que les agences de voyage pourraient montrer aux amateurs de grandeur tragique, de grandeur et de décadence. Sous Byzance, Melnik était le bagne pour fonctionnaires coupables de concussion. Une faille dramatique dans la montagne, une faille où passe un torrent qui est la rue unique et aux flancs, agrippées, des maisons de bois, de bois pourri. Là habite — et je veux croire qu’il est seul — le rebouteux des comitadjis. On m’y a conduit parce que je ferais beaucoup mieux de monter sur une chèvre que sur un cheval ! Dans ce décor d’une désolation sans nom, contemplons ce rebouteux, vieux solitaire sur son rocher, guettant nuit et jour, d’une oreille velue, les cris de ses amis les hors-la-loi en détresse !

Je pourrais faire grand cas de Petrich. Là, deux mille hommes, la milice d’alarme du Comité révolutionnaire, répondraient au premier coup de clairon. Cependant, de Petrich je ne vous parlerai que des bouteilles. Le verrier les a soufflées en forme de revolver, de ces gros revolvers que les chasseurs de fauves portent sur la cuisse. Vous êtes un pauvre touriste altéré et le patron répond à votre appel en vous mettant sous le nez un revolver en verre ! Voilà qui en dit plus long qu’une conférence de spécialistes sur la question des Balkans !


Ce soir-là, mes compagnons et moi avions arrêté notre course à Svetivratch. Svetivratch voulant dire Saints Médecins, il ne faut pas vous imaginer que nous étions malades. C’était comme ça, une idée à nous. L’état-major terroriste du district nous avait reçus comme nous avaient reçus tous les autres états-majors de tous les autres districts. Aussi, à huit heures, par la grande nuit de ces villages obscurs et toujours turcs, notre groupe gagna-t-il ce qu’ici on appelle un restaurant.

La terre ést remplie d’endroits qui vous donnent l’impression que vous êtes arrivé au bout de votre course. Cette salle de Svetivratch me sembla l’un de ces bouts du monde. Ma tâche était accomplie : c’était bien là ce que j’avais voulu voir. Une terrible clientèle y mangeait, y buvait, y fumait.

Sur le mur, trois portraits : au milieu, le ventre bardé de cartouchières, la tête sous sa tiare, Todor Alexandroff, le grand haïdouc ; à sa droite, Boris, le roi ; à sa gauche, une jeune fille, les cheveux dans le dos, une touchante pensionnaire au regard céleste. Mes yeux s’arrêtèrent sur cet ange.

Était-ce possible qu’une si douce figure présidât ce repas de chefs de bande, de préparateurs d’attentats, de fesseurs à gage et d’assassins au vert ?

C’était la petite reine quand elle avait seize ans !

Majesté ! Si Victor-Emmanuel III, votre papa, savait !


AU VERT















XVII

Au vert…


Je n’aurais plus qu’à m’en aller, rien ne me retient à Svetivratch. Je reste.

Ils sont là une vingtaine de jeunes hommes, vingt serviteurs élus de la liberté ou de la mort.

Svetivratch, pour eux, n’est qu’un port d’escale.

Vingt pionniers de la tragique aventure.

Ils se promènent par petits groupes au milieu de la rue unique.

L’exécutant n’est pas choisi parmi les intellectuels. Aucun de ces vingt-là n’a pris l’initiative du geste qu’il a commis ou ne prendra celle du geste qu’il va commettre : c’est une main dans laquelle on met un revolver, c’est un dos que l’on charge d’une musette remplie de bombes, c’est un œil que l’on poste au détour d’un sentier.

Un voyageur se demanderait en les voyant : « Que font-ils, ces gars-là, qui ne font rien ? »

Les habitants de Svetivratch, eux, les connaissent.

Voilà vingt hommes qui partout ailleurs, hors la loi, seraient forcés de se cacher ; ici, les fruits de la terre et la lumière du ciel, tout est pour eux. Ils attendent, tranquilles, l’heure de leur destin.

Ce sont les pistons de la machine terroriste.

Regardez celui-ci. Il tira, naguère, sur un avocat, adversaire de Vantché, et le tua. Il vivait, depuis deux ans, dans le quartier macédonien de Sofia, faisant chaque jour gratuitement ses provisions. Était-il désigné comme suiveur ? on le voyait marcher dans les rues de la capitale, cinq pas derrière un personnage. Ses heures inemployées il les passait dans les cafés de la bande ; devant un pyrogène vide. Les soirs, il s’asseyait au cinéma Ardo. Il n’en demandait pas davantage. Mais le doigt du sort se posa sur son épaule. Et le jeune homme abattit un inconnu. Le voici, aujourd’hui, rentier provisoire, dans un village de la montagne macédonienne. Que pense-t-il de son histoire ?

L’un de mes compagnons l’appelle. L’assassin vient s’asseoir à notre table, dans la rue, sur le seuil d’une épicerie. Il commande un verre d’eau.

— Regrettez-vous Sofia ?

Il peut y retourner en toute tranquillité, fait le compagnon.

— On est bien, ici, répond l’exécuteur.

— Demandez-lui s’il n’a pas de remords.

— Il ne comprendra pas la question.

— Enfin, un petit remords.

L’homme renvoie : « Je suis Macédonien ! »

En effet, rien ne semble bouger au fond de sa conscience.

— Permettez, me dit l’interprète. Vous n’avez pas encore exactement situé notre position morale. Nous travaillons pour l’idéal. Un feu intérieur maintient toujours notre sang à une haute température. Le remords ne peut être la suite de nos actions, puisque l’action accomplie, nous sommes encore tous persuadés qu’il en faudra commettre beaucoup de semblables avant d’atteindre le but recherché.

Le manœuvre avait-il pensé si loin ?


MARA BOUNÉVA
et
IVAN MONTCHILOFF













XVIII

Mara Bounéva et Ivan Montchiloff


Le cou pris dans la banderole : « La Liberté ou la Mort », deux têtes, aujourd’hui, nous regardent.

L’une est beaucoup mieux que l’autre, du moins à mon avis ; c’est la tête d’une jeune femme. De beaux yeux, fichtre !… À vous réchauffer l’âme au plus fort de son hiver. Nez un peu lourd, peut-être ? Qu’importe ! La bouche est chaude comme les yeux. Cette jolie tête daigne encore vous sourire. J’en suis confus, madame ; tous mes hommages à vos pieds, vraiment ! C’est Mara Bounéva.

L’autre, son pendant, est un homme. Je ne décrirai jamais la tête d’un homme. Aux femmes écrivains de s’en charger. Le nom de l’homme est Ivan Montchiloff.

Ivan et Mara sont deux fleurs de la corbeille révolutionnaire.

Mara Bounéva n’est pas une cavalière, quoique l’un de ses portraits la représente à cheval. On ne la voit pas, au cours de son histoire, caracolant, sabre haut, à la tête d’une tchéta. On peut même assurer que si le coursier où l’a juchée un admirateur se mettait à galoper, on ne tarderait guère à ramasser Mara. Donc, rien d’une amazone ; c’est une institutrice et même elle est mariée.

En ce temps-là, voilà trois ans, un événement survint, à Skoplié, l’ancienne Uskub des Turcs, aujourd’hui capitale de la Macédoine serbe. Un événement ? Pas même. Le fait s’appelait : « Le procès des étudiants macédoniens. » Il s’agissait de jeunes gens qui, élevés à la serbe, conspiraient en faveur de la cause bulgare.

L’instruction du complot se déroula selon les mœurs des prisons balkaniques. Si, d’aventure, j’étais arrêté par ici, mon premier soin, en arrivant à la geôle, serait de sonner le gardien-chef.

— Voyons, lui dirais-je, voulez-vous que nous fixions ensemble le programme de mes noces avec la justice ? Que pensez-vous du lundi pour jouer de la baïonnette contre ma poitrine, du mercredi pour me faire creuser mon lit dans la terre, de la nuit de vendredi à samedi pour me conduire jusqu’au pont de la ville et là, sur le garde-fou, me donner une bonne lecon d’équitation ?

On en est là dans ces parages !

Le conseiller judiciaire chargé du procès se nommait Prélitch.

Mara Bounéva, aux chaudes prunelles, décida d’offrir le sang de Prélitch aux étudiants, ses frères.

Elle habitait Sofia. Voici sa maison. Mara devait vivre agréablement là dedans. Sans l’affaire de Skoplié, peut-être serait-elle à sa fenêtre et, levant les yeux : « Bigre ! dirais-je, une jolie femme ! » Mais ce procès des néophytes remua sa vieille passion macédonienne. À son idée, le Comité révolutionnaire n’avait pas répondu comme il convenait à cette parade serbe. Soudain, Mara entendit des voix d’en-haut : « Va ! et nous venge ! » disaient-elles en makedonski. Elle mit un petit béret sur sa chevelure, planta là son époux, planta là ses élèves, et, quittant Sofia, s’en alla à la recherche de Vantché, dans le pays de la Liberté ou la Mort.

La rencontre eut lieu à Sveti-Vratch, un soir.

— Liberté ou Mort, s’exclama Mara, pour dévoiler ses plus profondes pensées.

— Tu l’as dit, sœur, répondit l’autre.

Et, sans plus attendre, elle réclama l’honneur de tuer Prélitch.

Ici, l’on peut, une fois de plus, juger de la beauté d’une véritable organisation. La séduisante Macédonienne avait cru, dans sa candeur, qu’il lui suffirait de claquer la porte de son foyer, de partir sur ses petits pieds, de recevoir, à genoux, le saint revolver, de prendre le train, de franchir la frontière, de se faire annoncer à Prélitch pour, incontinent, l’assassiner.

L’innocente !

— Que faites-vous, Mara Bounéva ? demanda le seigneur Vantché.

— Je suis institutrice.

— Ne savez-vous faire autre chose ?

— Je fais des chapeaux.

— Bien !

Une femme vient réclamer un revolver, elle dit qu’elle fait des chapeaux, aussitôt le Comité révolutionnaire l’embauche.

L’Orim installera Mara Bounéva modiste à Skoplié. Ces professionnels de l’assassinat montent une maison de modes ! Ces mains rouges vont tripoter des rubans et Vantché va vendre des bibis ! Ô vie ! éternelle rigolade.

Mara Bounéva a passé la frontière. De Macédonienne bulgare, elle est devenue Macédonienne serbe. Son nom est écrit maintenant sur la vitre d’une devanture de Skoplié. La belle inspirée ne s’est pas vantée. Quel tour de main ! Elle vous torche le feutre comme à Paris. Ce n’est qu’un cri dans le pays, le dernier cri ! Ces dames de la société ne veulent plus que des Mara Bounéva. Elle connaît tout le beau monde. Dans la coiffe du chapeau de sa femme, Prélitch lit le nom de celle qui le tuera et dit : « Quelle fée ! »

On regrette seulement, dans le pays, qu’elle ne fasse aussi le deuil !

Pour être bon, un assassinat révolutionnaire macédonien doit présenter deux avantages : assouvir une rancune et servir une politique. La modiste est bien dans la place ; Prélitch n’échappera pas. Rien ne presse. En attendant, l’argent des dames serbes enrichit la boutique de l’Orim !

L’occasion vint : un léger flirt entre Sofia et Belgrade. Aussitôt l’Orim prononce son maître mot : « Pas d’amour ! » et Vantché, par delà le Pirine, fait un signe à la modiste.

Il est midi. Mara Bounéva connaît les habitudes du Serbe. Elle ferme sa boutique et gagne le pont sur le Vardar. Coiffées de ses chapeaux, toutes les dames la saluent. Voilà Prélitch. Elle l’arrête de trois balles admirablement envoyées. Il tombe.

— J’aime ma patrie, crie-t-elle, je meurs pour elle !

D’une quatrième balle au cœur, elle règle son compte.

Et le nom de Mara Bounéva vole de la vitrine de Skoplié au livre d’or des comitadjis.

Ivan Montchiloff est un bateau ivre sur les eaux révolutionnaires. En 1923, voiles au vent, il commence de tanguer. Agrarien, l’assassinat de Stambouliski l’avait jeté sur la côte serbe. Le voici à Belgrade, exilé.

La nécessité du pain quotidien le fait chavirer. Belgrade l’embauche comme espion. Il va maintenant avec le masque infâme sur lequel il a rabattu ses propres traits.

C’est un traître de qualité. Ses maîtres n’ont que de bons renseignements à fournir sur la bassesse de son âme. Les secrets qu’il reçoit de son pays et qu’il vend à un autre sont de tout premier choix. Il s’est même essayé dans la provocation et, du coup, l’homme révéla des dons peu communs. Pendant cinq ans, il fournit tant de preuves de son savoir-faire que sa personnalité s’impose pour une grande action. À la fin, pourquoi ne pas se débarrasser d’Ivan Mikaïloff ?

Le directeur de la sécurité publique de l’État Yougoslave était en ce moment M. Jica Lazich. Je donne cela comme un simple renseignement, pas plus…

Montchiloff, l’homme au masque sous-cutané, reçoit en hommage cette mission d’honneur. Deux cent mille dinars de bakchich !

Sous ce choc, son âme bascule. Il comprend soudain jusqu’où il a gravi l’infamie. Vertige ? Remords ? Dégoût ? En tout cas, drame violent de sa conscience. Il voit maintenant, qui sèche sur son corps, toute la boue dans laquelle, cinq ans durant, il se vautra. Il l’arrache. Il veut redevenir propre. Il aspire à la rédemption. Montchiloff va nous préparer un de ces coups balkaniques dont les conteurs d’histoires se pourlécheront les lèvres. Et à ses employeurs il dit : « Entendu ! »

L’imbroglio macédonien est à tel point serré qu’il ne faut s’étonner jamais des choses qui en surgissent. Ainsi, à cette minute, apparaît devant nous le nommé Minchinoff. Exilé aussi, mais en affaire avec le comité terroriste, cet autre Frère de la Montagne va recevoir la confession du sycophante.

Intéressant tête-à-tête, pour peu que l’on prenne la peine de le reconstituer. Mais passons. Minchinoff conduira le pénitent sur le chemin du repentir. D’un dégoûtant il va faire un héros. Dans son antre Vantché est prévenu. Il sait que, pour le mieux servir, un homme a feint d’accepter de le tuer. Il attendra cet homme.

La police secrète serbe, voit son messager se mettre en route. De Belgrade il gagne Salonique, de Salonique, Andrinople ; d’Andrinople, Sofia. Bien joué ! Ladite police secrète approuve la ruse de l’agent. Il pourra montrer ses ailes à la Bulgarie, l’oiseau ne viendra plus de Serbie, mais de Turquie.

Bref, l’homme chargé de honte arrive à la porte de la caverne. Il frappe. Ivan Mikaïloff ouvre. Ici le rideau tombe.

Neuf jours après, Avala, l’agence officielle serbe, annonce l’assassinat d’Ivan Mikaïloff. À Belgrade, les journaux lancent la nouvelle. Des correspondants racontent le fameux attentat, les détails abondent. L’holocauste eut lieu près de la frontière, où le haïdouc s’écroula entre deux larrons, ses suiveurs.

Pendant ce temps, victorieux, Ivan Montchiloff revient en Serbie. Il y connaît subitement la considération qui, ailleurs, dut entourer saint Michel après qu’il eut terrassé le dragon.

Et l’homme du jour fait son entrée à Belgrade.

Ministre de toutes les polices, Jika Lazich, qui, depuis tant d’années, joutait contre Mikaïloff, ouvre sa porte au vainqueur de l’hydre.

Alors le traître à gage arrache sa vieille peau.

— Au nom du Comité révolutionnaire macédonien ! crie-t-il.

Il lâche trois balles dans la direction de Jika Lazich. Jika Lazich glisse de son fauteuil.

On entend encore la voix qui dit :

— Maintenant, voilà ma récompense.

Et Montchiloff se rachetant définitivement, s’envoie la mort dans le crâne.

« L’assassinat » d’Ivan Mikaïloff n’avait été qu’une mise en scène. Il s’agissait d’amener Montchiloff devant Jika Lazich. Mais Jika Lazich, également, avait su jouer son rôle : touché, il avait fait le mort.

Il est, à cette heure, gouverneur de la Macédoine serbe.

Les deux faux assassinés, de nouveau, sont face à face.

À quand la belle ?


L’AFFAIRE ALEXÉIEFF















XIX

L’affaire Alexéieff


— Tenez, voilà le héros de l’histoire…

Un homme sortait du cercle militaire de Sofia, un officier en civil, le lieutenant Alexeïeff.

Et il disparut dans la rue Rakoski.

Vers le milieu de l’année 1930, des policiers bulgares arrêtaient à Dragoman, douane bulgaro-serbe, un individu à qui de faux papiers donnaient une bien triste mine. Un de ces professionnels de la mort dans l’âme, probablement de ceux qui, à l’approche d’une frontière, se voient déjà ficelés au poteau. Frétillante de l’aubaine, la police le prend et le conduit d’abord par un petit chemin mal raboté. Les cahots du sentier ont-ils eu un tel effet ? Voilà que l’homme, dès qu’il est enfermé, perd l’usage de la parole. Les Balkans, ainsi que déjà j’eus l’avantage de vous l’apprendre, sont un véritable pays de cure pour les malheureux frappés de mutisme. Une décoction bien dosée de coins de bois, de fer rougi, de pointes de baïonnette et d’autres herbes ravigorantes, spécialité vraiment locale, manque rarement son but. Si paralysée que soit la langue du patient, on la voit bientôt bouger sous l’effet du médicament. Et le vagabond de chemin de fer, dont peu importe l’identité, réagit exactement comme tous les autres malades traités : à la fin, il parla, lâchant le nom d’un officier de l’armée régulière bulgare.

Ce nom était celui du lieutenant que nous venons d’apercevoir. Il s’agissait, c’est clair, d’une obscure affaire d’espionnage. En tout autre pays, on sait bien comment aurait procédé l’État mis sur la voie d’un pareil crime ; mais rien n’est plus pittoresque que le paysage politique bulgare. On en pourrait difficilement soupçonner les surprenantes découpures.

Le Comité révolutionnaire macédonien décida de régler lui-même l’affaire. Est-il le gouvernement ? l’État ? le roi ? Certainement non ! Il est bien plus que le gouvernement, bien plus que l’État, bien plus que le roi. Et comme je tiens à votre confiance, je vais, sur-le-champ, vous en administrer la preuve.

Le 20 août 1930, le lieutenant Kroum Alexeïeff se trouvait dans le bureau de sa caserne ; il était 4 h. 30 exactement. Un camarade ouvrit la porte et lui dit :

— Le colonel te demande au téléphone.

— Allô ! Lieutenant Alexeïeff ?

— À vos ordres, mon colonel.

— Rendez-vous sans retard à l’état-major où une mission vous attend.

Et, ainsi qu’il convient, on voit le lieutenant courir à travers Sofia, où l’appelle le père du régiment.

Là, deux heures d’antichambre. Le colonel enfin le reçoit :

— Allez m’attendre à l’angle de la rue Vitoche et de la rue du Patriarche-Eftib.

Les desseins d’un supérieur étant d’essence impénétrable, Kroum Alexeïeff, n’obéissant qu’à ses jambes, arpente de nouveau la capitale.

Le coin de Vitoche et du Patriarche n’est pas spécialement désert. L’intérêt national est-il devenu exigeant au point d’amener un lieutenant à faire le pied de grue dans un faubourg ?

— Tiens ! voilà le capitaine Rafoloff !

— Que fais-tu là ?

— J’attends le colonel.

— Moi aussi.

Le colonel, qui s’appelle Georghieff, apparait en compagnie d’un autre colonel qui s’appelle Zakoff. Ordre au capitaine Rafoloff de s’éloigner.

Le colonel de Kroum Alexeïeff tire une enveloppe de sa poche et, s’adressant au lieutenant :

— Vous rendre sans délai à Kustendil et remettre ce pli secret au commandant auxiliaire du secteur.

Le lieutenant salue.

Une auto, la voiture 336 de l’armée bulgare, surgit devant le groupe.

— Le colonel Zakoff vous accompagnera, vous rentrerez demain par le premier train.

Le lieutenant voudrait prévenir sa femme. Le colonel s’en chargera.

La 336, portant les deux officiers, va s’élancer. Un moment ! Le colonel d’Alexeïeff vient de rencontrer un civil de ses meilleurs amis. Quel carrefour que l’angle de ces rues ! Et ce civil, imaginez-vous, se rend justement à Kustendil. Le colonel lui serre la main, l’embrasse sur la bouche.

— Mon ami Markoff, dit-il aux deux voyageurs en uniforme.

Et il lui ouvre la 336.

— Vous le laisserez à sa porte. Merci !

Et à huit heures du soir, les trois hommes quittent la capitale de la Bulgarie.

Il faut sans doute attribuer à mon goût du mystère l’amour particulier que je nourris pour Sofia. On y vit et on y dort agréablement, certes, et cela on le doit à sa bonne altitude. Mais j’aime Sofia pour des raisons beaucoup moins saines. Nuit et jour, on y goûte une telle ivresse de l’insécurité que l’on est perpétuellement sous le coup délicieux d’un vertige. Je suis heureux, entre autres, de me promener dans la grande rue qui traverse le quartier tzigane et qui mène directement en Macédoine bulgare. On ressent comme une espèce de volupté à essuyer le vent fou des autos ou des motocyclettes filant à cent à l’heure vers la jungle terroriste. Qui enlève-t-on ? Quel message de mort transmet-on ? Et quelle satisfaction de s’approcher alors de l’un de ces charmants agents de police, de lui offrir une cigarette, de lui taper sur l’épaule et de lui dire, sans même penser qu’il ne comprend rien à votre langage : « Tu es un brave type, ce n’est pas toi qui empêches que l’on rigole dans ton pays ! »

À une heure du matin, quatre kilomètres avant Kustendil, le colonel, qui, en compagnie des deux autres, roule dans la 336, sent subitement la faim le travailler. Voilà justement un moulin sur le bord de la route, et ce moulin est la propriété de son beau-frère.

— Halte ! crie-t-il, allons manger et boire un coup !

La mission du lieutenant est impérative. Il doit, sans délai, remettre son pli au commandant de la place de Kustendil. Mais la faim d’un colonel passe avant le devoir d’un lieutenant. L’auto s’arrête. Le trio est au pays de la Liberté ou la Mort.

Voici le moulin. Les voyageurs y pénètrent. Ni meunier, ni meunière. Huit barbus armés. Le colonel arrache le pli des mains d’Alexeïeff :

— Par ordre de la place de Sofia, dit-il, vous êtes inculpé d’espionnage.

Et désignant le civil :

— Monsieur est chargé de l’instruction.

Markoff, le civil, était un comitadji.

L’armée venait de livrer un des siens au Comité révolutionnaire macédonien.

Kroum Alexeïeff dit qu’il n’est pas espion. On l’entend crier :

— Je suis officier. Quoi que l’on pense de moi, je ne puis être entendu que par mes supérieurs.

— Ta gueule ! renvoie Markoff. Dis-moi tes complices.

Kroum se révolte. Le poing de l’autre lui casse fe nez. Là-dessus, Markoff s’en va. Kroum, le lieutenant, reste seul toute la nuit, enfermé dans ce moulin à gifles.

Le lendemain matin, à huit heures, Markoff réapparaît, flanqué du capitaine de Kustendil. Le capitaine dit :

— Avouez !

Kroum répond :

— Il y a erreur !

Le capitaine, désignant Markoff, dit :

— Celui-là a pleins pouvoirs pour l’enquête.

Et il détale.

Kroum Alexeïeff, le lieutenant, reste face à face avec Markoff, le comitadji. L’irrégulier traîne le régulier dans l’ordure :

— Quel est le colonel qui te remettait les documents du ministère de la Guerre ?

L’autre répète :

— Il y a erreur.

— J’ai des moyens de tortures, renvoie Markoff, réfléchis, salaud !

Là-dessus, un godelureau est introduit :

— Je t’ai vu, dit-il au lieutenant, en train de livrer des secrets aux puissances étrangères ; tu étais en civil !

Le lieutenant saute sur l’accusation et, déjà s’écrie :

— Je n’ai pas porté d’habit civil depuis 1924 !

— Encore ta gueule ! coupe Markoff. Voilà du papier (il lui remet un bloc-notes), écris ta confession.

Et on le laisse avec un barbu armé.

— Écris, dit le barbu, que c’est le colonel Marinopolski qui te livrait les documents.

Le colonel Marinopolski est un adversaire des terroristes macédoniens.

Le lieutenant Alexeïeff fait une lettre à son général, une lettre à son colonel, une lettre à sa femme. Dans chacune, il crie au secours. À minuit, Markoff revient au moulin. Il prend les lettres, les lit, les déchire et, à bras raccourcis, il tombe sur Alexeïeff.

— Je vais te dégrader, lui dit-il. Un traître ne doit pas mourir dans le costume militaire !

L’autre dit :

— Je suis un officier, je veux mon général, je veux mon colonel, je veux mes pairs.

D’un coup de tête, le comitadji défonce la poitrine de l’officier.

Alexeïeff passera la nuit à se remettre.

Le lendemain matin, le délégué du Comité révolutionnaire macédonien opère une nouvelle entrée ; cette fois, quatre valets de ménagerie l’accompagnent. Ah ! le lieutenant ne veut pas écrire ce qu’on lui demande ? Les valets l’immobilisent, lui mettent de gros coins de bois derrière les genoux. Et, les chevilles solidement attachées aux épaules, ils donnent à ce corps humain, la forme du crapaud. Un mouchoir dans la bouche pour étouffer les cris. Par le moyen de petites baguettes, on commence à lui travailler la pointe des pieds.

— Écris que c’est le colonel Marinopolski qui te livrait les documents !

— C’est faux !

— Attention ! Ton sort va devenir terrible.

Il le devint.

— C’est moi qui ai tout fait ! lâche le torturé, mais le colonel et les autres sont innocents.

— Frappez ! Frappez ce chien ! crie l’inquisiteur.

Sous les coups, sous les cordes, sous les coins de bois, Alexeïeff s’évanouit. Les comitadjis le raniment et lui présentent le bloc-notes.

— Écris que c’est le colonel Marinopolski et les nommés Pinoff et Krouchovsky.

L’autre hurle qu’il ne connaît rien d’une pareille histoire. Markoff lance :

— Mettez les fers au feu !

Alors le lieutenant Kroum Alexeïeff est saisi d’horreur. Il prend le porte-plume que lui présente le marchand de fruits — Markoff, en temps de paix, vend des poires tapées à Sofia — et, sous la dictée, le malheureux dénonce des innocents.

La suite vaut aussi qu’on la raconte.

Alexéïeff est ramené à Sofia la corde au cou.

Le défère-t-on au tribunal militaire ? Pensez-vous ! Le comitadji le conduit dans la cave de la prison Dragoulieski.

Les bourreaux du moulin ont suivi.

En pleine capitale, sans ordre de justice, dans le souterrain d’une caserne de l’État, des bandits asticotent un officier du roi.

Le but du Comité révolutionnaire macédonien est atteint. Sur la dénonciation d’Alexeïeff, le colonel Marinopolski est arrêté.

Markoff en tête, le ministre de la Guerre en second, toute une bande d’officiers mène maintenant la farandole autour des deux emprisonnés.

Alexeïeff est conduit dans la cellule de Marinopolski.

— Insulte-le, ordonne Markoff.

Et le lieutenant crache sur le colonel.

Épilogue :

Marinopolski se pend dans sa cellule. Le scandale éclate. Les comitadjis relâchent Alexeïeff. Le ministre de la Guerre donne sa démission. Quant à Markoff, il regagne sa boutique. Pour l’instant, il vend des graines de tournesol !


L’OMBRE















XX

L’ombre…


L’ombre du comitadji est plaquée sur la vie bulgare. Elle est là sur le palais royal, là sur les murs des ministères, là sur le Sobranié. J’entre à la présidence du Conseil : elle est penchée sur la rampe, qui vous regarde monter. Je la vois qui passe et repasse sous les arcades du cercle militaire. Dans cette église, sur les habits sacerdotaux du pope, elle danse. La voilà complètement cintrée sur des rouleaux de papier, dans les caves des journaux. Quel est ce bâtiment que l’on construit ? Ce sera le palais de justice. L’ombre se balance comme une baudruche au sommet de la haute grue. Dans les allées du parc Boris, elle est assise sur ce banc, elle est cachée derrière ce platane. La voilà barrant la porte du nouveau bâtiment de l’Université. Au Club diplomatique, j’ai bien failli la coincer derrière une porte, mais elle est habile ! Nuit et jour, elle rôde en sourdine dans les couloirs de mon hôtel. Dans ce salon, elle était sur ce fauteuil ; je ne l’avais pas remarquée, aussi l’ai-je tout aplatie. Au seuil de cette épicerie… partout.

Engagez-vous la conversation avec un homme politique ? On entend soudain un léger bruit : c’est l’ombre qui pose son escabeau entre vous deux. Voyez ces ambassadeurs qu’un huissier introduit dans le cabinet du ministre des Affaires étrangères : tantôt c’est le ministre de France, tantôt celui d’Angleterre, tantôt tous les deux, accouplés. Ils viennent, pour la vingtième fois, demander au gouvernement de chasser l’ombre qui gambade comme un fantôme dans le ciel balkanique. Frappe-t-on à votre porte ? Vous ouvrez au visiteur attendu : alors il s’engouffre dans la chambre, comme si, derrière lui, l’ombre montait déjà l’escalier. D’un tournemain, il fait jouer la clé, se verrouillant dans votre propre domicile. La fenêtre est-elle ouverte ? Il se précipite et la ferme. Avant de s’asseoir, il regardera encore sous le lit si par hasard… Voici X… qui passe boulevard Dondoukoff ; justement, vous avez un mot à lui dire, vous pressez le pas dans sa direction ; aussitôt, l’ombre s’interpose, mais l’ombre sourit, se retire, s’excuse du regard : elle ne vous avait pas reconnu !

J’ai battu les rues de Sofia avec des partisans de Mikaïloff et des partisans du mort Protogueroff, avec des neutres, avec des Serbes, des Hongrois, des Russes, des Grecs, tous gens connaissant le pays et sachant comment s’y comporter. En croisant des passants, ils baissaient la voix, parfois même ils interrompaient la conversation. L’ombre…

Sept heures du soir. J’attends un étranger. Il doit m’aider à repérer quelques coins dans l’antre. D’abord je ne reconnais pas mon homme. Une casquette, une cigarette qui traîne sur la lèvre, une veste de cuir, cela change un monsieur que, la veille, vous avez vu en smoking.

— Suivez ! murmure-t-il en me frôlant.

Il enfile la rue Isker ; Il s’arrête. Je le rejoins.

— Mon cher, c’est bien la première fois que je vois un diplomate habillé comme vous l’êtes.

L’ombre, toujours l’ombre !

C’est de la hantise. Ici, l’enfance n’a pas l’honneur de connaître le père Fouettard. Bébé bulgare est-il capricieux ? « Attention ! lui dit la mère ; si tu continues de frapper de ton petit pied, j’irai chercher le comitadji. » Les hivers aux longues nuits, le grand-père conte une histoire devant le feu qui danse sur le bois. C’est toujours un récit de comitadjis. Et comment, en 1903, ils faillirent envoyer le Guadalquivir, vaisseau français, au fond de la mer Égée. Et combien il leur fallut d’héroïsme, à Salonique, pour faire sauter la Banque ottomane. Et pourquoi ils attaquaient les trains entre Serrès et Constantinople. Et Kroum coupant la tête de son ami Todor et l’emportant avec lui pour que les Turcs, trouvant le cadavre, ne puissent lui cracher au visage. Et Apostol et sa compagnie retranchés dans les îles flottantes du lac d’Argent et tenant en respect pendant deux ans, le gouvernement du padisha. Et comme ils savaient bien se déguiser en femmes musulmanes ! Et comment les paysans, leurs admirateurs, les prévenaient de la présence des Turcs en leur disant : « Les chèvres viennent de dévaster la région. » Et de la présence des Grecs par cette autre phrase bucolique : « Les moutons descendent la colline. » Et les Koutso-Valaques, qui, pour éviter l’impôt, confiaient leurs troupeaux aux haïdoucs, et les haïdoucs recevant en récompense un petit peu de la laine pour tisser leurs habits !

Le grand-père connaît tout. Du passé, il remonte au présent. Voici l’histoire des enfants de Prilep. Écoutez bien, mes petits, écoutez. Puisqu’on ne parle plus bulgare dans leur école, ces enfants décident de la brûler. Tirage au sort. L’enfant désigné comme incendiaire a peur et, le lendemain, n’allume qu’un feu hésitant. L’école est sauvée. Alors, outragés, les adolescents patriotes tuent le petit camarade, parjure à son serment.

Et l’étudiant de Skoplié ? « Amis, dit-il aux jeunes conspirateurs de 1927, je suis appelé devant le préfet de police. Je suis faible, je suis lâche, je ne saurais résister à la torture, aussi trahirais-je vos secrets. Cela, je ne le veux pas. Adieu compagnons ! » Et, d’une balle, il se décervelle. Et les tout derniers attentats de Pirot, de Kotzani, de Kriva-Palanka, de Stroumitza, de Nish, de Belgrade ?

— Conte, grand-père, conte.

Le comitadji est dans toutes les chansons.

« Jeune fille, pourquoi brodes-tu ce drapeau avec cent grammes de fil d’argent ? Pour qui écris-tu dessus avec une demi-once de soie : « La Liberté ou la Mort » ? — C’est pour le comitadji ! », répond la frêle innocente. Et les gars chantent : « Ne regrettes-tu pas ta mère ? — Non ! ma mère c’est mon sabre. — Ne regrettes-tu pas ta sœur ? — Non, ma sœur c’est mon fusil. — Ne regrettes-tu pas ton village ? — Non, mon village c’est la montagne ! » Et cette légende : une jeune fille marche devant un jeune comitadji ; elle est belle, elle lui inspire des pensées d’amour. Alors le mâle lui dit : « Que fais-tu sur mon chemin ? Disparais. Ne sais-tu pas que j’ai déjà assez de souci avec la Macédoine ? »

Le pays lui-même parle d’eux. Là, les monuments à la mémoire de leurs victimes ; là, les monuments en l’honneur de leurs héros.

Le territoire est-il chauve ? C’est que les Turcs l’ont rasé parce que les comitadjis, autrefois, s’y réfugiaient. Voyez ce monastère qui, pour ne pas glisser plus bas, s’accroche farouchement à la montagne. Eh bien ! il hébergea des moines comitadjis. Que porte cet arbre dans son écorce ? Est-ce un poème champêtre ? Ce sont les dernières paroles d’un haïdouc pendu sous son feuillage. Où donc le plus grand pèlerinage bulgare conduit-il, chaque année, les foules recueillies ? Vers la niche d’un saint ? Non pas ! Mais là-bas, en Macédoine, au delà de Melnik, ce bagne byzantin, par des sentiers où les chèvres elles-mêmes se rompent les os, dans une grandiose solitude, au tombeau du Bien-Aimé, d’Alexandroff, le haïdouc immortel.

Sans cesse, le comitadji est présenté aux foules. Qu’allez-vous trouver sous votre porte en rentrant chez vous ? Un prospectus ? Non ; baissez-vous, cela vaut la peine d’être ramassé. Ce sont les ultimes adieux de Cyrill Gregorov, fusillé à Chtip. « Comme Christ, je meurs, moi aussi, sur le Golgotha, le Golgotha de ma race, en appelant la Macédoine libre. » Que font connaître les journaux de Sofia ce matin ? Que le vieux Macédonien Kosta Itcheff n’a pu attendre davantage pour revoir Okrida, sa ville natale. Aussi, afin que son désir soit exaucé, vient-il de se suicider. Ce que les Serbes refusent à lui vivant, oseront-ils le refuser à son cadavre ?

Trempant la réalité dans le bain de la légende, une revue, la Publication illustrée, relie le présent au passé. Sur la couverture, en cul-de-lampe, le couple allégorique : la Macédoine et le comitadji. La Macédoine, ayant brisé ses fers, peut enfin lever les mains : aussi son premier geste est-il d’offrir une couronne à son homme, un comitadji moderne coiffé d’une casquette de cycliste. Mais c’est à l’intérieur que c’est joli ! De 1893 à 1931, de Péré Tocheff à Ivan Mikaïloff, c’est la grande parade. Que de gueules ! Si mon chien avait la curiosité d’ouvrir ces brochures, il en resterait pétrifié sur son petit derrière. C’est une exposition rétrospective de tignasses, de barbes, de moustaches. Voilà un Van Dyck, voilà Pépète le Bien-Aimé, voilà celui qui me ferait mourir de peur au coin d’un bois. Celui-là, c’est Absalon. Tiens ! voilà Clovis brisant le vase de Soissons ! J’aime beaucoup aussi Vercingétorix ; on dit ici qu’il a été tué en 1911 ! Ils sont tous là : Attila, l’homme-lion : Gengis Khan, la femme à barbe, Abd-el-Kader ! C’est la collection complète des chasseurs d’hommes. Et ces poses naïves ! Ceux-là tiennent leur fusil comme un paysan sa fiancée, chez le photographe, le jour de ses noces. Mais il y a la présentation des sabres, et c’est presque du théâtre japonais ! Plus loin, on les voit boire comme dans les tableaux de Franz Hals… Voici les trois anabaptistes, les deux étudiants inspirés, les rois mages. Et enfin du grand opéra : une tchéta avec tous ses drapeaux, dévalant d’une géante montagne ; c’est la présentation même des étendards dans la Damnation de Faust, aux accents de la Marche Hongroise !

L’ombre ? Elle est aux champs, surveillant les récoltes de tabac et de pavots. Elle est à la ville, debout, sur le seuil de la boutique des Juifs. Elle est peinte sur le ciel, puisque les popes eux-mêmes… La voici qui tisonne l’enthousiasme de ce jeune conjuré. Et regardez-la dans ce square, consolant ce vieillard… Sans elle, il serait seul. Tous les amis avec qui il était parti dans la vie, tous sont morts… morts assassinés… par l’ombre…


L’AUTRE OMBRE















XXI

L’autre ombre


Minuit. Nous attendons à l’extrémité du parc Boris qui est l’extrémité de Sofia. L’un de nous a l’habitude de la cérémonie qui va se dérouler. Il en est même le metteur en scène. Le personnage dont je parle fait l’un de ces métiers que l’on n’inscrit pas sur sa carte de visite. Il est ici pour tâcher de prévenir les coups que l’Organisation Révolutionnaire prépare contre son pays. Il a rendez-vous avec l’un de ses espions.

Une ombre encore assez loin. C’est le traître de l’Orim. Nous avançons vers lui tandis qu’il avance vers nous.

Mon compagnon me laisse en arrière. Le corrupteur et le corrompu entrent en contact. Le colloque dure un peu plus de dix minutes. L’ombre se perd sous les arbres.

Nous regagnons l’auto laissée dans les parages. Simple effet de nuit dans ce film balkanique…


BELGRADE
QUI SENT LA VICTOIRE














XXII

Belgrade qui sent la victoire


Belgrade ! le dragon victorieux qui, tournant le dos aux comitadjis, leur fait avec sa queue de petits signes narquois.

Que voyons-nous ici ? Un miracle.

Ce n’est pas si vieux, souvenons-nous. Belgrade : une rue qui, des champs aboutissait rapidement à un petit parc appelé Kalimegdan, lequel s’arrêtait court, les pieds dans l’eau de la Save. Et quelle rue ! Une rue pour pénitents condamnés à marcher déchaussés sur des cailloux tranchants. C’était Belgrade : un bourg sur une langue de terre entre deux fleuves. Le palais du roi n’était même pas achevé, il lui manquait tout un côté. Un hôtel, cependant, venait d’être construit : l’hôtel de Moscou ; cinq étages au moins et un café dans le bas, un café comme en Europe ! C’était si beau que les bœufs eux-mêmes, couchés tout le jour sur le trottoir d’en face, de temps en temps, ensemble, en meuglaient d’admiration.

Il y avait peut-être bien cinquante mille habitants à cette époque-là, qui se situe vers 1914.

Puis ce fut 1915, septembre. Les trains, déjà, n’y allaient plus, ils s’arrêtaient à Topchider. Le bel hôtel était fermé. Évacuée, la petite capitale du petit royaume des Serbes n’en paraissait pas plus grande. J’ai encore sa solitude dans les yeux et son silence dans les oreilles. Elle semblait si peu de chose que, pour la soustraire au bombardement des Allemands, j’invitais les autres correspondants de guerre, mes frères, à la ficeler solidement, à la charger tour à tour sur nos dos et à l’emporter loin de la Save et du Danube. Ce ne fut qu’une bonne intention, le bourg mort resta au bord de ses fleuves. Volant de l’autre rive par-dessus les eaux, les obus ennemis trouaient ses pauvres rues et décoiffaient ses pauvres maisons. Sous un coup bien placé, le clocher de son église s’inclinait. Les derniers oiseaux s’envolaient du Kalimegdan. Un chien appelait au secours. Des affiches à moitié collées avaient bien annoncé que tout le monde devait s’en aller, mais ces affiches étaient trop haut et le chien n’avait pu les lire… Et comme dans un puits on jette un caillou quand vraiment on ne sait plus quoi faire, une lettre jetée dans le trou de la poste abandonnée. La nuit tombant. Plus une lumière, plus un soupir. Sur les pavés, mes pas sonnant la fuite. Telle était l’image qui me restait de Belgrade.

Aujourd’hui, mes amis, « je n’vous dis qu’ça ! »

Qui m’a volé ma petite capitale aux cailloux pointus ? Elle n’y est plus. Quelqu’un l’a escamotée. Pourvu qu’il n’ait pas emporté du même coup la Save et le Danube ? Où sont mes rues paysannes ? Mes bœufs ? Mon chien perdu ? Il faut même que je me gare sans attendre, sinon tous ces gens que je ne connais pas m’écraseraient. Les ingrats ! Ils marchent sur les pieds de l’homme qui, en 1915, laissa, ici même, tomber le dernier pleur sur la cité expirante. D’abord, qu’en ont-ils fait de cette cité ? Il faudra bien qu’ils le disent un jour ou l’autre. Vraiment elle n’est plus là. Et cela prouve que mon idée n’était pas si folle, jadis, de vouloir l’emporter sur mon dos !

De la guerre, de tant de misères, de tant de désespoir, de toute cette imbécile souffrance de quatre années, de ce cauchemar de plus de quinze cents nuits, du typhus, de l’abandon du pays, de la retraite d’Albanie, de toutes les montagnes de cadavres qui couvraient toutes les parties de l’Europe, quelque chose, à la fin, se leva à l’endroit où la Save épouse le Danube : une tête, la tête d’un État nouveau.

La capitale de la Serbie n’était plus.

La capitale du royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes sortait de terre.

Vainqueurs, ces Slaves agirent en vainqueurs.

Belgrade sent la victoire.

D’abord, en descendant du train, ces immeubles mastodontes. Voilà du solide, du massif, de l’audacieux. On a compris la signification du mot bâtir par ici. Alors ce sont les nouveaux ministères du royaume yougoslave ? Mes félicitations. Vous savez manier la pierre. Ces immenses blocs, palais d’États, vous disent du coup que, de deux millions d’habitants en 1912, de quatre millions en 1914, Belgrade, aujourd’hui, a treize millions de sujets à gouverner.

Où était le bourg, le bourg sans parure, on voit une ville avec toutes ses plumes : cafés, restaurants, magasins, hôtels. On sait maintenant où coucher, et ce sera beaucoup mieux encore quand on saura où découcher… D’horizontale, Belgrade est devenue verticale. Elle a poussé subitement comme pousse un chapeau-claque.

Du bitume ! Vos pieds chéris glissent sur du bitume. Aussi, quand le petit doigt, au fond de son soulier, raconte aux quatre autres ce qu’il en était avant le traité de Neuilly, entend-on les cinq doigts éclater de rire au cours de la promenade !

Deux statues. L’une : le Vainqueur. Ce vainqueur devait se tenir pour l’éternité au milieu même de la cité, sur cette place où monte un petit jet d’eau. Il n’y est pas. Les mères de famille serbes n’ont pas voulu de lui. On n’est pas vainqueur sans avoir combattu et, dans les combats, on perd beaucoup de choses. Lui avait perdu sa culotte. Il était venu naïvement comme cela, sans penser à mal, dans la tenue où il se trouvait après avoir terrassé l’ennemi. Les mères serbes, aussitôt, lui lancèrent des cailloux.

— Voyons, mesdames, essaya-t-il de leur dire, ne me reconnaissez-vous pas ?

— Insolent ! répliquèrent-elles, on te reconnaît trop !

Elles le chassèrent, le poursuivant jusqu’au Kalimegdan. Sous la verdure, le Vainqueur se crut à l’abri. Il n’en fut rien. Lapidé, il fut poussé jusqu’aux rives de la Save. Le malheureux se serait noyé sans une haute colonne dorique qui s’élevait justement là. Il y grimpa. Il est là-haut maintenant, n’osant descendre, debout et regardant Semlin par delà le Danube, car, dans sa situation, n’est-ce pas, il faut se donner une contenance ?

L’autre statue est un acte de reconnaissance envers la France. Elle représente une femme qui effrayerait plus d’un homme. Aussi ne dirai-je rien d’elle. Rien du tout. Pour se venger, elle pourrait, lors d’un prochain voyage, m’appliquer un coup de ses seins sur la figure. Ce serait la mort, la mort sans phrase. Soyons prudent.

Trois cent mille habitants maintenant, y compris les contrôleurs du Corso. Ceux-là sont des jeunes gens qui n’ont que deux heures de travail par jour, de cinq à sept heures de l’après-midi. Leur place est sur la bordure des deux trottoirs de la grande rue centrale. Ils s’y tiennent coude à coude, sans désemparer, tout le long et tout le temps de la promenade du soir, chargés — je n’ai pu savoir par qui — de compter les jolies Serbes qui passent !

Mais regardons encore la ville : les fleuves reçoivent de nouveaux ponts, les enfants de nouveaux jardins, les popes de nouvelles églises, les citadins de nouveaux quartiers, les soldats de nouvelles casernes et, sur la hauteur, le roi reçoit un nouveau palais.

Les maçons ont continué l’œuvre des diplomates.

À l’Europe nouvelle, Belgrade a répondu par une capitale nouvelle.

Et les comitadjis ?

Les comitadjis ne font pas des ronds de jambe dans les rues de Belgrade. Une troïka déléguée par l’Orim s’y cache-t-elle en ce moment ? C’est probable.

En Macédoine, en Albanie, ils travaillent ; à Belgrade, ils manifestent. Si les bombes qu’ils y déposent pouvaient parler en explosant : « Bonjour, Belgrade, diraient-elles, bien le bonjour ! Ah ! tu exhibes de beaux bâtiments, de grands boulevards et des globes électriques trois fois comme la lune ! Ah ! la petite paysanne de naguère a jeté son châle aux orties. Ah ! tu te fais envoyer du projecteur sur le dos ! Ah ! tu as délaissé tes babouches et te voilà faisant la belle sur des talons sans fin. Ah ! tu vois déjà tous tes voisins à tes pieds. Eh bien ! reviens à toi ! Boum ! (Cela est le bruit de la bombe qui éclate.) Entends ! c’est nous qui te parlons, nous, les révolutionnaires bulgaro-macédoniens. Ah ! tu crois tenir du consentement du monde la Macédoine de Skoplié, de Monastir et d’Oknida ; le monde, cela nous est égal ; nous, on ne consent pas. Ah ! pour mieux séduire les victimes et les courtisans de ta victoire, tu montres cette nouvelle tête sur les épaules de ton pays, eh bien ! nous, on te crache au nez. Tes soldats, tes canons, tes munitions, tes treize millions d’habitants, ta grande amie la France et tout ton fourniment, voilà le cas que nous en faisons (ici on entend une autre bombe qui explose.) Tiens ! essuie-toi, du sang coule sur tes belles joues. Si tu nous oublies, on ne t’oubliera pas. À bientôt ! Le traité de Neuilly, nous, on s’en moque ! »


SUR PIED DE GUERRE















XXIII

Sur pied de guerre


Nish est l’endroit où l’Orient-Express Paris-Stamboul perd l’un de ses carrosses. Tandis que la mère, je veux dire le train-mère, continue sur la Bulgarie, le petit, je veux dire le carrosse d’Athènes, descend vers la Grèce.

Il nous faut, de Nish, suivre la mère et l’enfant, la mère qui va vers l’Est, l’enfant qui va vers le Sud. Le chemin que prend la mère traverse le territoire serbe pendant encore une centaine de kilomètres, jusqu’à la douane dite Dragoman ; le chemin que prend l’enfant traverse le territoire serbe pendant encore deux fois cent kilomètres, jusqu’à la douane dite Guevgueli.

Eh bien ! ce train et ce wagon, qui, jusqu’ici, n’étaient que des « roulants » comme tous les autres, acquièrent subitement sur les voies serbes, une importance considérable. Les soldats d’Alexandre Ier, roi de Yougoslavie, leur présentent les armes tout le long du parcours.

Nuit et jour, toute l’année, les rails, les ponts, les tunnels, les défilés, les gares sont gardés.

Et, en Macédoine, si l’on couchait tête à pieds gendarmes et soldats, le carrosse d’Athènes défilerait devant une chaîne ininterrompue d’uniformes guerriers.

Bon. Laissons ces trains. Nous sommes arrivés. Voici la Serbie du Sud, autrement dit la partie de la Macédoine qui dépend de la couronne yougoslave. Ne parlons ni des villes ni de la campagne, filons tout de suite à la frontière, à la frontière serbo-bulgare. Grimpant à l’assaut des montagnes, courant dans les vallées, baignant dans les torrents, un mur, un mur transparent et roux, un mur sans brèche, large, haut, épineux, rouillé, un mur en fil de fer de guerre, sépare farouchement, comme une échine hérissée, les eaux, les pierres, les herbes que leur état civil d’un côté fait serbes et de l’autre bulgares. Et, flanquant ce mur, des blockhaus ; épaulant ces blockhaus des redoutes ; éclairant ces redoutes, des lanternes, pauvres postes vigie, tout en haut, sur les crêtes d’où des guetteurs ne cessent de guetter. Et partout des pièges à loups, partout des chiens dressés.

Est-ce donc la guerre dans ce pays ? Ce n’est pas la paix. Douze mille Serbes sont mobilisés contre les comitadjis bulgares.

Premièrement : pourquoi la voie ferrée est-elle gardée ?

Le train et le wagon que vous connaissez sont des convois internationaux ; en territoire yougoslave, la Yougoslavie est responsable de leur sécurité. Les comitadjis visent justement ce train et ce wagon. Là, nous touchons l’un des buts de nos Frères de la Montagne. Leur politique est de ne pas permettre au silence de recouvrir la fameuse question de Macédoine. Alors, en vertu de l’axiome : « Qui ne dit rien, consent », ils font un bruit épouvantable ! Je veux dire qu’au lieu de s’en prendre au train local, ils donnent tous leurs soins au train international.

De qui veulent-ils être entendus ? Des Balkans ? Non, eux savent à quoi s’en tenir ; mais de Paris, de Londres, de Genève, de Washington. Le cri des victimes d’un « local » ne dépassera pas les frontières ; le cri des victimes d’un « international » courra la chance d’aller jusqu’en France, jusqu’en Angleterre, jusqu’en Amérique peut-être. Le dernier tué fut un Italien. Dans ce cas, ce n’était qu’un retour de flamme…

Et après ? direz-vous.

Après, la France, l’Angleterre et l’Amérique — ce sont nos comitadjis qui raisonnent — voudront savoir de la Yougoslavie pourquoi les trains sautent chez elle.

— C’est l’œuvre des comitadjis, répondra-t-elle.

— Et pourquoi font-ils cela, ces messieurs ? demandera le président de la République des États-Unis.

— Je vais vous dire, répondra le roi Alexandre : c’est qu’ils ne sont pas contents, rapport à la Macédoine.

Alors, le lendemain, tous les journaux, de New-York à San Francisco, paraîtront avec cette manchette : « Il y a toujours une question de Macédoine ! »

Et voilà ! comme dirait mon vieil ami le clown.

Deuxièmement : pourquoi la frontière est-elle en vêtement de guerre ? Pour couper la route aux tchétas. Si cette frontière était encore une frontière ordinaire, les zigotos de la « Liberté ou la Mort » continueraient de la franchir à volonté, brûlant ce village, dynamitant ce pont, soufflant cette école, assassinant au vol et en série. La Macédoine du royaume yougoslave aurait ainsi deux maîtres, le mari et l’amant, le roi Alexandre et Ivan Mikaïloff. Et l’on verrait, comme au temps de l’amant Alexandroff, le chevalier, sautant de nuit par la fenêtre, venir punir la dame de sa fidélité à son époux !

En Bulgarie, parmi les Macédoniens (il n’est pas question des comitadjis) qui détiennent la plupart des hauts postes de l’État, il en est beaucoup dont le berceau est ici, en Macédoine dite Serbie du Sud. Autour de ce berceau abandonné, la famille, souvent, est restée. L’un s’est éloigné, lui préférant les idées ; les autres, sur ces mêmes idées, ont replié leurs ailes. De ce foyer, en apparence éteint, à l’étincelle qui s’en est échappée, quelque chose ne s’est-il pas établi, quelque chose que l’on pourrait appeler un appel d’air, par exemple ?

Pour peu que l’on tende la main au bon endroit, on sentira sans doute cette brise secrète. Mais dans l’état d’imperfection où végète toute œuvre humaine, est-ce là une bien grande découverte ? Surtout dans ce pays ?

Avant l’autre, ne fut-il pas le pays de la « Liberté ou la Mort ? » Groueff et Tocheff, les deux inventeurs de la Révolution macédonienne, ne sont-ils pas d’ici ? Sur ce territoire, voilà trente-huit ans, le premier serment ne fut-il pas prêté ? Est-il un bourg qui ne pourrait tailler dans la pierre la figure d’un de ses fils, haïdouc célèbre ? Le souvenir des prisons, du bagne de Fezzan, des potences, ne se profile-t-il pas encore, ombre à peine délavée, sur l’écran des coteaux ?

Ce professeur, ce maire, ce médecin que voilà, n’ont-ils pas, dans leur jeunesse, tenu la montagne ? Et cet ancien coupeur de routes, qui s’emparait aussi bien de la bourse d’un particulier que de la caisse de l’État turc — pour la cause, bien entendu ! — n’est-il pas aujourd’hui directeur de banque à Skoplié ? Et ce pope vénéré, qui, tous les jours, en passant devant les croix de bois françaises d’Uskub, crie au vent, sans s’arrêter, une pathétique prière, ne dit-il pas qu’il fut bandit de Dieu ?

Tels sont les éléments dont les comitadjis nourrissent leur activité. S’ils envoient des troïki de l’autre côté de la frontière, s’ils tuent un général serbe dans les rues de Velès, s’ils soutiennent le complot des étudiants de Skoplié ; si, dans le ciel de Chtip et dans le ciel d’Okrida, ils s’efforcent de passer comme des fantômes, s’ils promettent de brûler les maisons des jeunes gens qui préfèrent à la désertion l’uniforme d’Alexandre, pourquoi cela ? C’est pour aider toutes ces vagues de fond à remonter à la surface.

Y réussissent-ils ?

Chtip, certes, dégage toujours une odeur boucanée de vieux comitadjis, c’est un peu l’atmosphère d’autrefois, du temps de la grande conspiration. Il y a des bombes dans ces maisons. Et l’on imagine très bien la troïka, ayant passé la frontière, se glissant, la nuit, par ces ruelles complices, et frappant à l’un de ces volets les cinq petits coups attendus.

Pourtant le pays n’est plus ce qu’il était.

Dans ces décors turcs repeints à la serbe, le vieil esprit haïdouc vole de plus en plus bas. Il a contre lui l’époque même, la rude poigne du vainqueur et l’œuvre lente du temps. La jeunesse, aujourd’hui, préfère s’installer dans la réalité que de courir après l’idéal. Et ce qui fut le but des pères demeurera-t-il, pour l’éternité, le but des fils ?

Trains gardés, frontière cadenassée et, pour parer au pire, vingt-cinq mille fusils donnés par les Serbes à vingt-cinq mille colons descendus de Slovénie, de Monténégro, de Choumadhia.

Vantché, bandit du diable, sais-tu d’ici à qui tu fais penser ? À Don Quichotte. Un Don Quichotte barbouillé de sang, cela va de soi.


SI LES HOMMES
ÉTAIENT SAGES !














XXIV

Si les hommes étaient sages !…


Je vous ai conté une histoire. L’histoire pour cela est-elle finie ?

Il n’y paraît pas.

Les acteurs ne doivent pas vous cacher la toile de fond.

Les acteurs sont les comitadjis, la toile de fond c’est la Macédoine.

Et, sur ce théâtre, sans toile de fond il n’y aurait pas d’acteurs.

Diplomatiquement, la question de la Macédoine est tranchée, la Macédoine aussi, en trois morceaux, le serbe, le grec et le bulgare.

Le traité de Neuilly a recueilli, à ce sujet, toutes les signatures nécessaires.

Cependant vous avez vu ce qui se passait. Dans une contrée où, depuis dix-huit ans, la guerre, à deux reprises, se leva, la Yougoslavie, pour protéger ce qu’elle tient des traités, est forcée de fermer hermétiquement sa frontière de l’Est, de garder militairement ses voies ferrées et d’entretenir, en pleine paix, douze mille hommes sur pied de guerre.

C’est un fait. C’est même un fait d’une gravité indiscutable.

En vous disant tout à l’heure que sans la Macédoine il n’y aurait pas de comitadjis, je vous ai donné une opinion. Il en est une autre, celle des Serbes : sans les comitad}is, il n’y aurait plus de question de Macédoine.

C’est retourner la même pièce de monnaie dans sa main, tantôt on la voit du côté pile, tantôt du côté face, elle n’en est pas moins la même pièce.

La situation internationale du gouvernement yougoslave est inattaquable. Ses droits sont dûment enregistrés. Aussi, dans le système européen aujourd’hui en vigueur, ne sont-ils pas en cause. Ce que nous voudrions éclairer de notre petite lanterne, c’est la situation née de ces droits mêmes.

Il y a un tonneau de poudre dans les Balkans !

La Bulgarie dit : « J’ai chez moi des comitadjis, je ne le nie pas, ils se voient. Ces comitadjis mangent, boivent, vivent sur mon territoire. De là ils passent la frontière et vont tirer les oreilles à ma voisine, la Yougoslavie. C’est dangereux, je le sais. Officiellement, je n’approuve pas cette petite guerre. Cependant, dans le fond de mon âme, je ne puis la condamner. Le traité de Neuilly a tenu compte d’un incident essentiel, mais épisodique, c’est-à-dire de la victoire des uns et de la défaite des autres : il n’a pas tenu compte du fond même de la question. Nous avons été vaincus, cela enlève-t-il quelque chose à cette vérité que la Macédoine est bulgare plutôt que serbe ? Comment alors blâmerions-nous ceux de nos concitoyens qui se font les champions de nos frères opprimés ? D’ailleurs si les moyens des comitadjis sont parfois condamnables, leur thèse n’est pas illégale. Que demandent-ils pour le moment ? L’application d’un droit, du droit des minorités. Ils protestent contre la dénationalisation de la Macédoine. Que des centaines de mille de nos frères vivent sur un territoire devenu serbe par les circonstances, c’est une loi qu’ils doivent subir, mais que le maître présent de leur sol leur interdise de parler leur langue, de s’appeler comme leur père et de penser tout haut, cela est un supplément de malheur que les traités eux-mêmes n’ont pas imposé. Il est donc à prévoir, tant que durera cette situation, que les comitadjis continueront leurs jeux dangereux. Nous verrons bien ce qu’il arrivera. »

La Yougoslavie dit : « Suis-je maîtresse chez moi oui ou non ? Vais-je aller demander à la Bulgarie si la façon dont j’entends gouverner une partie de mon empire est bien la façon qui lui convient ? De plus, les habitants sont des Macédoniens. Ces Macédoniens parlaient les uns le serbe, les autres le bulgare, les troisièmes le grec, les quatrièmes le turc, les cinquièmes le roumain. Ce beau désordre linguistique est-il indispensable au bonheur des générations futures ? Cela n’a rien donné de bon, déjà à Babel ! En imposant aux Macédoniens la langue de l’empire le plus important des Balkans, nous croyons servir son intérêt. Les enfants qui naissent aujourd’hui parleront le serbe aussi volontiers qu’ils auraient parlé le bulgare. Au surplus, les habitants sont satisfaits, et au surplus encore, toutes ces choses nous regardent. »

Tel est le conflit. L’exposer n’est pas le résoudre.

Peut-il être résolu ?

Tels que nous connaissons les deux adversaires, nous pouvons avancer qu’il ne peut pas l’être.

Les comitadjis ne céderont jamais.

Le gouvernement de Belgrade ne cédera jamais.

— Alors ? Alors le tonneau de poudre continuera de les séparer.

Au début de l’agitation macédonienne, en 1893, les comitadjis qui, à cette époque, n’étaient pas tous d’origine bulgare, rêvaient de l’indépendance de leur patrie. Ils ne travaillaient ni pour la Bulgarie, ni pour la Grèce, ni pour la Serbie, mais seulement pour la Macédoine. Qu’est devenue cette idée ? Elle a été pulvérisée par le rouleau des deux guerres. Aujourd’hui, l’État le plus puissant des Balkans, la Yougoslavie, considérerait comme un cas de conflit une action, d’où qu’elle vienne, en faveur de l’indépendance de la Macédoine.

Cependant, une solution idéale plane sur les Balkans. Si le moindre nuage empêche qu’on l’aperçoive, c’est qu’elle est encore très haut au-dessus des têtes. Il s’agit d’une confédération de tous les Slaves du Sud.

Sous quel nom ? Grande-Yougoslavie ? Le nom resterait à trouver.

Cette confédération, allant de l’Adriatique à la mer Noire, engloberait les Slovènes, les Croates, les Serbes, les Bulgares et les Macédoniens. L’idée n’est pas neuve, elle n’est pas folle non plus. Stamboulisky, premier ministre de l’un de ces cinq peuples, en avait fait la base de sa politique. Il fut, il est vrai, assassiné. Mais, vous le savez, maintenant, cela ne peut être considéré, en Bulgarie, comme un fait vraiment exceptionnel ! Par contre, les Serbes donnèrent à l’une des rues de leur capitale le nom de Stamboulisky. Ce geste ne peut-il indiquer que tout le monde, entre l’Adriatique et la mer Noire, ne tient pas l’initiateur pour un personnage insensé ?

En tout cas, aucun autre espoir de noyer le tonneau de poudre.

Cet acte politique serait un acte de sagesse. Mais la destination de l’homme est-elle d’être sage ?


FIN


TABLE DES MATIÈRES








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PRESSES DE E. RAMLOT ET Cie,

52, AVENUE DU MAINE, PARIS (XIVe)
  1. Massif montagneux de Macédoine.