Les Comitadjis ou le terrorisme dans les Balkans/11


XI

Une grande journée


Rentrons dans l’antre de Sofia. Une grande journée se lève. Pour venger nous ne savons plus qui la haute cour révolutionnaire a décidé d’occire Naum Thomalewski et Nicolas Bogdaroff.

La nouvelle éclate entre l’avenue Marie-Louise et le boulevard Dondoukoff.

Les pensionnés de la Terreur se resserrent autour des voïvodes. De rue en rue le bel essaim vole et bourdonne.

À ces premières rumeurs, que font les agents de la police du roi ? Ils vont dans les pharmacies avoisinantes acheter du coton, puis ils reviennent prendre leur place. Là, publiquement, ils se bouchent les oreilles. Ce premier acte accompli, ils tournent le dos au quartier mystérieux et, comme s’ils étaient subitement chargés de recenser les corbeaux, le nez en l’air, ils les regardent, un à un, folâtrer dans l’azur !

Tout gronde dans le fameux labyrinthe. Rue de l’Isker, au café « Zlatitza », dernier bastion du clan vaincu, à qui l’Ogre va prendre encore deux des siens, colère et accablement. Les spadassins de la cause perdue ne relèvent la tête que pour jurer qu’ils défendront leurs chefs. Ils les entoureront de leurs corps. À les entendre, Thomalewski et Bogdaroff ne vivront plus que dans un cercle de chair vivante. Et ces protecteurs sortent du café, courent dans ces ruelles et vont en ville à des rendez-vous.

L’émotion, dans l’autre clan, est de qualité différente. Qui sera choisi parmi les cinq cents ? Aucun de ces jeunes manœuvres de la mort n’appelle la couronne du martyre. Ils mangeaient, ils dormaient, ils s’habillaient gratuitement ; à tout prendre, l’existence était facile, le pain tendre et doux les lits de l’hôtel Takal ; maintenant il va falloir tuer ! Pourvu que le sort appelle le voisin ? Un silence de tombeau succède au premier émoi. Et dans leurs cafés habituels, on peut les voir attendant, devant un pyrogène vide. Certes, ils ne jouent pas leur tête, ils le savent. Quelques mois de prison, tout au plus, s’ils veulent bien se constituer prisonniers. De là, il s’évaderont — par la porte — et ils reviendront ici vivre la bonne vie. Donc, peu de risques. Cependant, il est si doux de ne rien faire !

Les exécuteurs sont désignés. Les noms volent. Miracle de la discipline, ils ne volent que là où ils doivent voler. L’aile indiscrète ne dépassera pas d’un centimètre le cercle de la conspiration. Mais là, elle passe et repasse. Le poids qui pesait sur le cœur de tous est levé. Ils ne sont plus que quatre ou six à redouter l’avenir. Les cafés s’animent. Les visages se rapprochent au-dessus des tables. On entend : « C’est Un Tel, Un Tel et Un Tel. » Dès qu’une silhouette inconnue louvoie autour de ces portes, les bouches se ferment, cousues.

Les futurs assassins ne se récuseront pas. Désormais, ils n’auront la vie sauve que s’ils tuent. Si tragique que soit le dilemme, il est résolu d’avance : tu tueras ou tu seras tué. Ils tueront.

Mais quand ? mais comment ?

Ces innocents insensiblement conduits devant le meurtre n’ont jamais vu Thomalewski ni Bogdaroff. Ils ne sont pas du même monde. Il va falloir procéder à la cérémonie dite de présentation. C’est ici une phase des plus délicates.

Vous pensez si les condamnés se gardent. Thomalewski passe dans les rues de Sofia, au milieu de dix suiveurs, cinq de chaque côté, en éventail et, du centre de cet appareil, il sourit amèrement aux amis qu’il rencontre. Les demeures des prochaines victimes sont évidemment connues : mais on ne tue jamais à l’intérieur. Pourquoi ? C’est comme nous qui guillotinons sur le seuil des prisons. Sans doute l’Orim a-t-elle les mêmes principes : opérer au jour, sans honte, de plein droit. Elle est aussi très fiére et l’idée d’être mal reçue l’empêche peut-être de sonner poliment à la porte !…

La photographie est une invention utile. Le Comité s’en sert. Aussi quand vous entrez dans l’un de ces cafés-repaires, ne vous trompez-vous pas si, voyant un homme en arrêt devant le creux de sa main, vous affirmez qu’il n’est en train d’examiner ni sa ligne de vie, ni sa ligne de chance. Ce n’est pas davantage un amoureux. Le portrait qu’il cache n’est pas celui d’une blonde Macédonienne. Il sourirait, si c’était cela, du moins je le suppose, autrement, ce serait un pauvre sire ! Son regard, au contraire, est sévère et rempli d’application. Il étudie son « sujet ».

Ma place ne me coûta que trois levas — treize sous français — dans la salle « Macédoine », pour suivre les efforts et les progrès d’un de ces étudiants en physionomie.

C’était un beau gars. Comme il portait sa casquette au ras des yeux, je ne saurais vous dire la hauteur de son front. Je suppose que ce dernier ne devait pas être démesurément grand, la leçon — je veux dire l’assimilation de la ressemblance — ne paraissant entrer que petit à petit. Parfois il remettait le tout dans sa poche : la main et la photo. Puis il comptait les mouches. Mais la notion du devoir l’emportait sur son goût des récréations, et de nouveau il se replongeait dans son travail. Il s’imposa quatre tête-à-tête en moins de vingt minutes. On voyait qu’il était persévérant. C’est un garçon qui arrivera.

L’usage de la photographie n’a pas tué le métier de « montreur ». Les « montreurs » sont d’une classe au-dessus des tueurs. Répandus dans la société balkanique, ils connaissent tout au moins de vue les principaux personnages de la pièce macédonienne. C’est la brigade mondaine de Sa Toute-Puissance la Terreur. Ils portent des chapeaux.

Quand deux ou trois familiers de la rue Ardo se promènent sur l’aggloméré jaunâtre de Sofia, précédés d’un monsieur en chapeau qui feint de ne pas les connaître, vous pouvez suivre le lot, une présentation va se faire. Ils rodent devant le Sobranié, dans le parc Boris. Parfois ils assistent à la sortie du Grand Théâtre. Ils fréquentent souvent la rue Ivan-Vasoff, parce que là est le club diplomatique. Dans l’une des salles de ce club on voit les portraits des hommes qui le présidèrent ; pourquoi n’y trouve-t-on pas ceux des intellectuels repérés à sa sortie et tués peu de temps après au mieux des circonstances ? On lirait sur le fronton du cadre : « Des gens qui auraient mieux fait de rester chez eux. »

Je ne comprenais pas, au début, pourquoi mes amis bulgares préféraient aller dîner partout plutôt que là. « On y mange bien », disais-je. « Mais on y digère mal », répondit le plus hardi.

L’attelage que l’on me présenta en liberté rôdait avenue Dondoukoff, devant le bar Phœnix, à midi. Les deux manuels — ceux qui manieraient le revolver — causaient comme si de rien n’était, au milieu des passants. De temps en temps, le « montreur » écrasait son nez contre la glace pour mieux fouiller la clientèle. Le manège dura une demi-heure. Las d’une attente vaine, le chef libéra ses hommes, d’un signe fait à dix pas. La victime venait sans le savoir d’obtenir un sursis. Et cela prouve qu’en Bulgarie, l’homme qui sait se priver d’apéritif, peut vivre quelques semaines de plus que son compte !

Mais — et nous reprenons la piste de Thomalewski et de Bogdaroff — si bien gardé que l’on soit, l’heure de l’Orim sonne toujours. Invisibles depuis un mois, les deux condamnés viennent de se démasquer. Ils sont ensemble. On les a vus entrer dans la même maison. Branle-bas à l’état-major terroriste. Il s’agit d’aller vite. Où sont les assassins ? On fouille l’antre, les rues, les cafés, les hôtels. On les demande à tous les échos. Dans quelle cave peuvent-ils jouer aux dés, ces misérables ? Le voïvode responsable court de Maritza dans Ardo, de Tiarditza dans Isker. Ces humbles collaborateurs manquent à l’appel. Par le roi Kroum ! comme je suppose que l’on dit ici, c’est une catastrophe !

Le voïvode en saisit deux au collet. Ces exécuteurs improvisés n’ont vu de leur vie ni Thomalewski ni Bogdaroff, et le temps manque manifestement pour qu’on leur donne des photographies à étudier. On leur adjoindra un « montreur ». Après tout, le premier venu peut presser sur la gâchette. Leurs revolvers sont en état. En route ! Et voila nos gaillards partis sous la conduite d’un homme en chapeau.

Essoufflée, la troïka arrive devant la maison et prend ses dispositions de combat.

Je vous étonne ? Vous pensez que les choses ne peuvent se dérouler de cette sorte dans un pays averti et qui possède une police ? Que puis-je à cela ? C’est ainsi, au grand jour.

Après deux heures d’attente, les guetteurs comprennent que le moment historique approche. En effet, de leur retraite discrète — ils ne sont tout de même pas restés au milieu de la rue — ils voient venir les suiveurs des condamnés. Un suiveur n’est jamais en retard au rendez-vous. Son apparition fixe la sortie du patron.

La porte s’ouvre. Thomalewski et Bogdaroff sont maintenant sur le trottoir. Le « montreur » rejoint les bourreaux : « Les voilà, dit-il, tuez-les. Ce sont ces deux-là, le petit et le grand. » Les tireurs gagnent du terrain, ils s’en vont, répétant sans doute : « Le petit et le grand. »

Ils se retournent. Le couple mal assorti est à leur portée. Ils tirent. Les deux hommes tombent, morts.

Le « montreur », qui s’était éloigné, entend les détonations. Il se précipite dans un café et téléphone : « C’est fait ! »

L’Orim prévient les journaux. La joie est dans l’antre. On boit de la slivovitza. Mais, coup de théâtre ! Un messager accourt et lance : « On s’est trompé ! »

Les assassins néophytes avaient bien tiré sur un petit et sur un grand, seulement, ceux-là n’étaient pas les bons. Thomalewski et Bogdaroff s’étaient arrêtés pour causer. Deux tailleurs, deux pauvres tailleurs de drap, l’un petit et l’autre grand, étaient passés à leur place…

Thomalewski fut tué deux mois plus tard, le 3 décembre 1930. Bogdaroff quarante-deux jours après Thomalewski, le 13 Janvier 1931.

Tout ainsi fut remis en état — sauf les tailleurs !