Les Comitadjis ou le terrorisme dans les Balkans/09


IX

Leurs finances


L’art d’imposer les citoyens a fait des progrès évidents. Qui ne le reconnaîtrait serait un homme mal informé. Tout le monde paye et personne n’y comprend plus rien. C’est donc déjà du grand art !

Cependant nous voyons chaque année des ministres du Trésor s’arracher publiquement les cheveux. Ensuite, ils les mettent dans leur main, et, de la tribune du Palais-Bourbon, ils essayent, en les montrant, d’apitoyer les députés.

Ces argentiers manquent d’argent parce qu’ils connaissent mal leur métier.

Qu’ils viennent donc faire un tour en Bulgarie !

L’Organisation révolutionnaire macédonienne, étant un État, a des besoins d’État. Elle dispose de milliers d’hommes. Pour n’être pas enrégimentée, une pareille armée réclame tout de même quelques soins. Il convient de venir en aide à ses partisans. L’entretien des fusils, l’entrainement du moral exigent des sacrifices. Les terroristes au mois, nourris et couchés par réquisitions, ne peuvent cependant se promener nuit et jour sans un leva dans leur poche. Il est nécessaire de payer les voyages en Yougoslavie, de donner des primes aux joueurs d’armes à feu, des récompenses à ceux qui ont bien travaillé. Le journal la Liberté ou la Mort n’est pas vendu, mais servi gratuitement. Petite dépense ? Encore doit-on y faire face. L’imprimerie de la rue Solun fabrique également des livres, des brochures. Il faut payer les ouvriers, l’encre, le papier. La poste de l’État officiel ayant refusé, jusqu’ici, de reconnaître le sceau du comité, il faut aussi payer les timbres !

Les chefs mangent et boivent tout comme les troupes. Ils sont nombreux. À la base : les voïvodes de terrain, surveillant une compagnie ; au-dessus, les commandants sur place ; encore plus haut, les directeurs de groupes. Chacun touche de quinze cents à quatre mille levas par mois.

La représentation à l’étranger… l’Orim a des envoyés extraordinaires à Berlin, à Geneve, à Vienne, à Londres, à New-York, à Paris, à Rome. Ils n’ont pas encore d’uniforme argenté, ce qui réduit les frais et, sans doute, habitent-ils une chambre meublée ; néanmoins…

Enfin le triumvirat, le « Central » : Ivan Mikaïloff, Karadjoff et Razvigorof. Et ceux-là ne se nourrissent pas seulement de sauterelles !


Comment bouclent-ils leur budget ?

L’État bulgare en donne un peu.

L’Italie est plus généreuse.

Le reste, l’Orim le trouve à l’intérieur.

Et c’est un bien joli travail.

On devrait le ranger dans la catégorie des beaux-arts. Officiellement l’Orim appelle cela : « Contribution volontaire des Macédoniens convaincus. »

Les épisodes de ce volontariat se jouent sur deux théâtres : l’un est la Macédoine bulgare, l’autre est Sofia.

Allons d’abord au théâtre de la Macédoine. Les trois coups sont frappés. Le rideau se lève. Première scène : les percepteurs du gouvernement royal sont à leurs guichets. Vous êtes taxé de cinq cents levas. Vous vous présentez et vous en versez cinq cent cinquante. Cinq cents pour le roi, cinquante pour Mikaïloff. Le fonctionnaire vous remet deux reçus, l’un au nom de l’État, l’autre au nom de la Terreur. C’est dix pour cent de l’impôt régulier, tout le monde le sait. Au fond, le chef de bande vaut mieux que le chef du gouvernement. Cinq cents levas pour ne pas vous faire d’ennui, et cinquante seulement pour ne pas vous tuer ? Des deux, quel est le plus généreux ? Il faut dire que ces percepteurs sont des Macédoniens.

Deuxième scène. La Macédoine produit le meilleur tabac du monde. La récolte est faite. Les camions chargés sont prêts à partir pour les gares et, de là, pour l’Égypte. Cependant ils ne partent pas. Ils attendent l’envoyé du comité révolutionnaire. Les propriétaires de tabac, les gros comme les petits, doivent verser cinq pour cent de leur chiffre d’affaires à Ivan Mikaïloff. S’ils ne les versaient pas ? Les camions seraient confisqués et interdiction serait faite aux Macédoniens de travailler, la saison suivante, sur les terres des mauvais patriotes. Vous allez penser que ces patriotes malgré eux n’auraient qu’à s’adresser à la gendarmerie. La gendarmerie, ici, c’est l’Orim. Si les propriétaires n’ont pas de monnaie sonnante, ils payent avec un chèque. Mikaïloff remet aussitôt les papiers de route et le reçu de la contribution, reçu signé : « La Liberté ou la Mort »

Eh bien ! il faut se garder de juger sur l’apparence : En 1928, la récolte de tabac ayant été mauvaise, qu’a fait Mikaïloff ? Il a supprimé l’impôt de cinq pour cent !

Dites-moi le nom d’un honorable ministre des Finances auteur d’un si beau geste ?

Troisième scène. Les dépenses ont dépassé les recettes. Vantché, en dehors d’autres procédés réservés à des particuliers, ne néglige pas les contributions collectives exceptionnelles. Il choisit quatre ou cinq petites villes plus à leur aise que les autres et, là, le tambour sur la cuisse, il bat le rappel. Un voïvode du pays se tient près de la sébille. Il connaît la fortune de chacun.

Le spectacle du théâtre de la nature est terminé.

Maintenant, à Sofia !

Les représentations ont lieu à l’hôtel de Berlin.

C’est un établissement respectable, au centre de la ville. Il est difficile de le soupçonner de malpropreté puisqu’il flanque le grand Bain public. On y peut descendre avec sa valise et demander une chambre. C’est même moins cher qu’ailleurs, quoi qu’en pensent beaucoup de Bulgares !

Là, aux époques de détresse, l’Orim installe sa station de S.O.S.

Il s’agit de remettre le navire révolutionnaire sur sa quille.

D’abord, le comité en péril appelle les Juifs. Toujours vous, pauvres amis ? Mais n’est-ce pas justice ? Souvenez-vous de ce que vous avez fait, voilà dix-neuf cents ans et plus…

— Donne-moi cent mille levas, Isaac, dit le percepteur de la Terreur.

Isaac rit, parce qu’il n’a qu’une chemise, dit-il.

— Isaac, ton compte en banque se montait, ce matin, à six cent cinquante-deux mille levas.

— Comment sais-tu cela ?

— Un chèque, Isaac, ou je t’envoie à Gourna-Djoumaya.

Gourna-Djoumaya est en Macédoine bulgare où le bois coûtant peu, l’Orim fait des potences.

En 1927, l’Orim tira vingt millions de levas des Juifs de Sofia.

— Où habitez-vous ? me demandait l’un de ceux-là, qui voulait me rendre ma visite.

— Hôtel de Berlin !

À ces mots il s’écroula derrière son comptoir.

Ils prirent également quatre millions aux Arméniens.

L’Orim connaît les bilans des Juifs, des Arméniens et des Grecs de Sofia. Elle sait ce que chacun possède en portefeuille, la valeur de leurs immeubles, de leurs marchandises. L’un d’eux hérite-t-il ? Elle accourt et se sert avant le fisc. Un père dote-t-il sa fille ? L’Orim est au contrat, avant le notaire. Ses garçons de recette sont choisis parmi ses conjurés les plus hirsutes. Quand on en a vu un, on comprend tout.

— Résistez, disais-je à ce Grec qui paraissait solide.

Il me montra la photographie de l’encaisseur. C’était un homme-lion. Le comité procède aussi par écrit. Une lettre numérotée, portant comme entête : la Liberté ou la Mort, et, en-dessous, en petits caractères : « Pour acheter le matériel nécessaire à la libération de la Macédoine », invite nos commerçants à verser une somme fixée. Le paiement n’est pas exigé dans les vingt-quatre heures. Le délai est raisonnable et le commerçant sans disponibilités peut s’acquitter par des traites. Deux banques, deux grandes et vraies banques de Sofia, les escomptent. Toutefois les débiteurs de l’Orim ne sont pas autorisés à voyager avant l’échéance. Pourquoi la police officielle refuse-t-elle des passeports aux citoyens en affaires avec l’Orim ? Pourquoi, alors qu’elle reçoit l’ordre d’arrêter des Macédoniens, avertit-elle ceux-là d’avoir à se cacher ? Expliquez-le vous-même. Je suis pressé de vous en apprendre d’autres.

Voici M. X… Il est propriétaire à Sofia. L’Orim lui a coûté deux cent mille levas. Il chante les vertus de l’Orim.

— Vous avez peur ?

— Non, monsieur, je n’ai pas peur, j’ai raison. Une première fois je reçois la visite d’un encaisseur.

— À quoi ressemblait-il ?

— Des yeux enfoncés, comme ceux d’un mort, des cheveux longs comme ceux d’une sirène. J’ai eu peur. J’ai versé cent billets. Il m’a donné un reçu, un reçu en règle. Je me croyais en paix ; six mois plus tard il revint. Je me débattis. Je pleurai. Je signai cent mille levas, en deux traites. L’avant-dernier mois il réapparut. En effet, lui dis-je, j’étais riche, mais j’ai fait de mauvaises affaires et je n’ai plus rien. Il me dit que le comité savait que je possédais trois cent mille levas à mon compte en banque. C’était exact. Je lui dis que cet argent était la garantie de marchandises commandées, et que le comité me ruinerait s’il m’en prenait seulement dix mille. L’ordre était formel. Je signai un chèque de cent mille. Et ensuite je m’écroulai. Six jours après, l’envoyé de ces messieurs frappait de nouveau à ma porte. Je joignais déjà les mains, quand il me dit : « Le comité a fait une enquête à ton sujet. Tu as dit vrai. Les trois cent mille levas ne t’appartenaient déjà plus. Nous ne voulons pas que tu sois déshonoré. » Il me rendit les derniers cent billets.

Et nous entonnâmes l’hymne de la reconnaissance en l’honneur du plus noble des hommes !

Voyez également l’histoire du service automobile.

Quand on est une famille nombreuse et que l’on compte beaucoup d’amis, il vous manque toujours une voiture au dernier moment. Économe, l’Orim l’emprunte. Recevez-vous un mot vous enjoignant d’amener votre véhicule tel jour, à tel endroit, n’hésitez pas. Il vaut mieux le prêter de bon cœur et le revoir. L’auto disparaît quatre ou cinq jours et un billet vous avise que vous la retrouverez ou vous l’avez laissée. Le plein d’essence est même fait !

On est comitadji et non pas escroc.

À l’heure qu’il est, l’Orim est bouleversée. Un homme, un sale homme sans foi ni loi, ne s’est-il pas glissé dans ses rangs ? Il a fabriqué un sceau imitant celui du comité et, depuis une semaine, il en abuse, saignant les malheureux Juifs au nom de « la Liberté ou la Mort ». C’est un scandale abominable dont frémit toute l’Organisation Révolutionnaire. Le cou de l’imposteur ne restera pas longtemps sans cravate. Ah ! mais non ! Le misérable se balancera un de ces matins à Gourna-Djoumaya, la langue dehors et un écriteau sur le ventre : « Au nom de la moralité publique. »

Ah ! mais oui !