Les Comitadjis ou le terrorisme dans les Balkans/06


VI

Où la confiance ne règne pas


J’étais prêt. L’homme pouvait venir.

J’attendais un inconnu.

La veille, j’avais été l’hôte d’un personnage qui peut dormir en paix. La corde au cou, je ne dirais son nom. C’est dommage, vous auriez ri de la situation, tandis que me voilà seul à m’esbaudir. Ce sont les bénéfices du métier. La place qu’il occupe dans la société lui interdit de fréquenter les hors-la-loi. Néanmoins, il était dans les termes les meilleurs avec messieurs les terroristes, les recevant à la nuit sombre, dînant à l’occasion en leur compagnie.

— Vous suis-je sympathique ?

Il n’avait pas eu le front de répondre non.

— Eh bien ! ne me désolez pas. Introduisez-moi dans l’antre. Où que je frappe, on me fait aussitôt asseoir, et des orateurs de premier plan commencent ainsi : « La Macédoine, monsieur, en 1893… » J’en ai assez de la Macédoine de 1893, de celle de 1903 et de celle de 1920. Certes, la Macédoine ne m’est pas indifférente, j’ai pour elle la plus profonde vénération, mais je ne suis ni un historien ni une cartomancienne. Le passé et l’avenir ne sont pas de ma compétence. Matérialiste, je ne me nourris, monsieur, que de temps présent. Gardez vos brochures de propagande. Il me faudrait louer un wagon pour ramener en France toutes celles que je reçois. Quand je pénètre dans ma chambre, je ne sais plus où me coucher, où m’asseoir, où marcher ; il y en a sur le lit, sur les chaises, sur le plancher. Ce que je pense en faire ? C’est bien simple. Avec les feuilles de ces beaux livres, je ferai des cornets, je les remplirai de fromage à la crème et je les enverrai à tous les donateurs, parce que je ne suis pas un ingrat, et qu’il faut, à un don, répondre par un don. Venez à mon secours. Montrez-moi l’entrée du labyrinthe.

— Voulez-vous donc que l’on me fasse sauter la cervelle ?

— Votre cervelle, Monsieur, m’est aussi chère que la mienne.

Cette déclaration spontanée emporta les derniers contreforts de la résistance.

— Quel hôtel habitez-vous ?

— Union-Palace.

— Il y a un escalier de service, je crois.

— Jamais éclairé, toujours sombre.

— Soyez chez vous, demain, à onze heures trente-cinq. Un homme frappera à votre porte.

J’attendais. On frappa. C’était le garçon. Il dit :

— Celui qui devait venir aujourd’hui, à midi moins vingt-cinq, viendra demain à midi moins vingt-cinq.

Encore une journée à compter les corbeaux !

Le lendemain, à l’heure dite, l’inconnu était dans ma chambre. Il inspecta les lieux, ne se présenta pas et quand je l’eus prié de s’asseoir, il n’en fit rien.

— Vous êtes envoyé par M… (le nom du personnage qui doit demeurer inconnu).

— J’ignore cette personne.

— En tout cas, vous êtes celui…

— Je viens vous avertir que l’homme que vous attendez aujourd’hui ne viendra que demain, à midi moins vingt-cinq.

Il me salua et partit.

Je m’accoudai à la fenêtre. Sur les coupoles de l’ancienne mosquée, devenue musée ethnographique, il y avait dix-huit corbeaux…

Vingt-quatre heures plus tard, à la minute fixée, je fus enfin servi. L’homme qui avait franchi ma porte avait une figure ronde et colorée, qu’on aurait dit taillée dans une orange. Une orange à lunettes, quoi ! Court mais agile, soixante ans, sans doute. Il posa sa canne, il suspendit son pardessus, il s’assit et me regarda avec une bonté infinie.

— Je dois vous dire, commença-t-il, que je suis rentier.

— Mes félicitations.

— Je ne suis donc pas pressé. Je suis propriétaire de deux maisons très bien placées, j’ai plus de cinquante locataires, tous très gentils.

— Tant mieux !

— L’air de Sofia est pur. Vous ne tarderez pas à en ressentir les bienfaits. C’est ici une véritable station climatérique.

— Êtes-vous Macédonien ?

— Je suis veuf et, depuis la mort de ma femme, les nerfs me travaillent. Je me réveille tous les matins à trois heures et ne puis plus me rendormir.

— Vous savez, n’est-ce pas, ce que j’espère de vous ?

— On a toujours besoin de petites choses quand on est en voyage : de cravates, de chemises, de pharmacie. Usez de ma personne.

— Vous venez bien de la part de M. X… ?

— Exactement.

— Alors voici…

— Êtes-vous libre cet après-midi, à quatre heures ?… Très bien. Je vous attendrai dans une automobile, à la sortie de l’hôtel.

Quatre heures. La voiture est là. De l’intérieur, l’orange à lunettes observe derrière le carreau. Je prends place. Nous partons.

— Nous allons un peu en dehors de la ville.

— Comptez sur ma discrétion.

Le parc Boris dépassé, la voiture tangua. La route était ondulée comme une tôle.

— Pauvre Bulgarie, fit le veuf, pas un sou pour les ponts et chaussées !

Là-dessus il tira de sa poche une boîte de bonbons de chocolat.

— Peut-être allons-nous chez une dame ?

— Mais non, c’est pour vous, prenez !

Je lui dis combien j’étais intéressé par la vie dangereuse des révolutionnaires macédoniens. Il me dit qu’il me conduisait à Tchoutchouliga, qui veut dire alouette, parce que l’alouette, quand elle chante, fait tchou-tchou-liga. Je lui demandai s’il était membre actif de l’Organisation. Il me demanda si j’aimais le théâtre et les bons concerts. Je parlais de comitadjis. Il parlait de la neige sur le mont Vitoche.

On arriva. Tchoutchouliga était une maison dans les arbres, à cinq kilomètres de Sofia. Très bien choisie. À la fois près et loin de tout ! Un individu déguisé en garçon de café occupait seul la pièce où nous entrâmes. Le propriétaire-rentier se dirigea vers lui et l’entretint en bulgare. « Tout va bien, me dit-il, en revenant me trouver, asseyons-nous. Nous aurons du thé et des petits gâteaux. »

J’attendis. Puis je me levai pour inspecter les lieux. Nous étions dans une guinguette.

— Enfin, monsieur, pourquoi m’avoir conduit ici ?

— Mais, pour passer un bon moment !

— Écoutez, vous n’êtes pas tombé du ciel dans ma chambre. On vous envoie à ma rencontre pour m’introduire dans les milieux révolutionnaires. Or, que faites-vous ? Vous m’annoncez que vous êtes veuf, vous vous mettez à ma disposition pour m’acheter des cravates, vous imitez le chant de l’alouette, vous m’offrez des chocolats et, au bout de cinq kilomètres mystérieux, vous me présentez à qui ? À un garçon de café !

L’homme se pencha au-dessus de la table, dans ma direction, et, bouche à bouche, il me dit : « Tout ira bien. »

Sans plus parler, nous revînmes à Sofia.

Deux jours après Tchoutchouliga, le Bulgare qui, depuis la mort de sa femme, se réveillait tous les matins à trois heures, m’apporta un gâteau, fait à mon intention par sa fille aînée, étudiante en lettres.

— Ce gâteau pèse plus d’une livre, je le mangerai d’un coup, devant vous, sans boire, si vous me promettez de me conduire chez les révolutionnaires.

S’étant assuré que mes murs n’avaient pas d’oreilles, il s’approcha de moi et murmura : « Tout ira bien. »

Ah ! vieille sympathique orange à lunettes !

Entre temps j’avais découvert l’adresse du représentant officiel et occulte du comité terroriste. Je me rendis à sa demeure, qui n’était que provisoire, un logement meublé au deuxième étage. Au-dessus de son bouton de sonnette, son nom suivi de cette qualité : journaliste.

L’homme m’attendait. Le ministre plénipotentiaire d’Ivan Mikaïloff était un monsieur de plus de soixante ans, fort distingué, ex-diplomate ayant servi en Italie, en Autriche. Pendant la plus grande partie de sa vie, il avait manié l’argument dans les termes les plus protocolaires ; aujourd’hui, il vivait parmi les bombes et, de tous côtés, entouré de revolvers, convaincu d’agir pour le bien de son pays.

L’ancien envoyé du gouvernement bulgare à l’étranger commença : « La Macédoine, monsieur, en 1893… »

— Pitié ! Pitié !

— Êtes-vous malade ?

— J’étouffe. Je ne digère plus la Macédoine de 1893. Je préfère encore recevoir un gâteau d’une livre en plein dans l’estomac !

— Alors, que voulez-vous ?

— Je veux savoir pourquoi l’on assassine des journalistes, des professeurs, des députés, des ministres dans les rues de Sofia ?

— Question de coutume : chez nous, on ne renverse pas les ministres, on les tue.

Bientôt vous n’en trouverez plus.

— À la pelle ! répliqua-t-il. Aucun député ne manque de courage pour devenir ministre.

Je lui dis que j’avais d’autres curiosités : connaître, par exemple, la vie du comité révolutionnaire.

Sur-le-champ il commanda du thé et, se tournant vers moi : « La Macédoine, en 1903… »

— Adieu, monsieur, lui dis-je, et je me levai.

Il me demanda si je ne voulais pas être accompagné.

— Pourquoi ?

— C’est mieux, en sortant de chez moi.

J’acceptai avec empressement. Depuis quelques jours j’avais envie, moi aussi, d’un estafier. Quand j’appris qu’il me prêterait le sien, j’en eus comme un éblouissement ; je n’aurais su, bien sûr, en choisir un meilleur !

Je descendis l’escalier ; l’inconnu me suivait.

Dans la rue il me laissa prendre cinq pas d’avance, et nous allâmes. Je marchais lentement, pour faire durer le plaisir. D’un trottoir je passais sur l’autre ; puis je m’arrêtais ; puis j’allongeais le pas. Quel dressage ! Il était là, toujours, à égale distance. Je m’assis sur un banc, il se figea debout, à bonne portée. J’entrai à la librairie : du dehors, le nez à la vitre, il me surveillait. Enfin on atteignit l’hôtel. J’en franchis la porte et me retournai. Immobile sur le trottoir, il attendait que j’eusse disparu dans l’ascenseur. Je ne pus retenir mon élan et, à travers le carreau, je lui envoyai un baiser.

Le hasard seul vint à mon secours. Il se présenta sous les espèces d’un ex-garçon de restaurant qui rêvait de naturalisation française.

— Je veux retourner à Paris, me dit l’homme, aidez-moi.

— Alors, service pour service : ce soir, à huit heures, je quitterai l’hôtel en compagnie d’un Macédonien suivi de son garde du corps.

— Mieux vaudrait ne pas fréquenter ces gens-là.

— Vous vous trompez, ils me donnent des gâteaux. J’accompagnerai le Macédonien chez lui, d’où il ne ressortira plus, mais l’ange gardien, lui, regagnera ses pénates. Emboîtez-lui le pas et dites-moi, demain, les lieux fréquentés par cet homme.

— Eh ! je peux vous les indiquer tout de suite.

— Quoi ! vous en seriez ?

— Mon frère est conjuré. Si je veux quitter Sofia, c’est qu’ils finiront par m’enrégimenter de force.

— Allons vite, dis-je, je suis pressé !