Les Comitadjis ou le terrorisme dans les Balkans/05


V

Ivan Mikaïloff, dit « Vantché », dit le « Petit »


Le chef du clan des loups est Ivan Mikaïloff, dit le « Petit », dit « Vantché », joli nom pour un garçon doux et blond.

Il a trente-sept ans, ce qui prouve que le destin lui est favorable. Avec un peu moins de chance, il serait depuis longtemps assassiné. Il le sera. Il est tout à fait impossible qu’il ne le soit pas.

Né à Chtip, aujourd’hui en Serbie du Sud, où, d’ailleurs, les Serbes tuèrent son père et puis son frère.

Au temps de sa jeunesse dorée, on le voit se promener dans les rues de Sofia, en compagnie de ses compagnons les étudiants, coiffés de rouge. Puis il travaille dans une banque, mollement, sans doute, puisqu’elle ne saute pas !

Macédonien, il s’affilie à l’Orim.

Son grand patron est Todor Alexandroff.

D’abord, Vantché gratte du papier. Son rond de cuir devient un magnifique poste d’observation : le coup d’État de 1923 éclate.

De 1919 à 1923, Stambouliski régnant, l’Orim d’un côté, les officiers de l’autre, ne connurent pas de beaux jours en Bulgarie. Le dictateur paysan avait pour base de sa politique le respect du traité de Neuilly et l’union de son pays à la Yougoslavie. L’armée étant à peu près dissoute, trois mille officiers se trouvaient sur l’aggloméré jaunâtre de Sofia. Stambouliski tendant la main à Belgrade, tournait le dos aux révolutionnaires macédoniens. De plus, les partis politiques du passé mouraient de soif, de la soif la plus cruelle, de la soif du pouvoir.

Les trois groupes de mécontents s’allièrent.

Et chacun se partagea la besogne.

Voyons l’assassinat de Stambouliski.

Stambouliski est à sa maison de campagne, à Slavovitza. Le 9 juin, au matin, des soldats commandés par l’un de nos trois mille officiers viennent pour l’arrêter. La garde de Stambouliski tire. Les soldats s’en vont. Le dictateur fait sonner les cloches du village, lance des fusées. À ces signaux, les paysans des environs accourent, armes à la main. Ils sont bientôt mille et se concentrent à Pazarzic. Des détachements militaires sont dirigés contre eux. Les paysans l’emportent. Stambouliski passe la nuit dans sa maison.

Le lendemain, la rébellion envoie des renforts. Les paysans sont battus. Stambouliski reste seul. Il est arrêté et conduit à Pazarzic, chez le commandant des troupes, qui se prépare à l’expédier à Sofia. Dans la nuit, un capitaine surgit, porteur d’un ordre secret et suivi de quatre membres de l’Orim. Stambouliski est ramené dans son village. Les officiers ont forcé le taureau, les comitadjis s’en emparent. Sur leur ordre, Stambouliski creuse sa tombe. Les quatre spécialistes lui coupent le nez, les oreilles ; enfin, celui qui se pare du titre de voïvode de la montagne noire de Skoplié l’abat. Quelques Bulgares prétendent que nos hommes tranchèrent ensuite la tête du dictateur et l’emportèrent à Sofia pour la montrer au roi, mais ce sont là des choses qui ne se font plus depuis Hérode… n’est-ce pas ?

Vantché est bien placé pour apprendre.

Depuis 1903 — l’insurrection de Saint-Élie — aucun de ses collègues n’eut devant lui un pareil champ de tir. Le chef décapité, la fête continue dans tout le pays. On l’appela la Terreur Blanche : expéditions punitives dans les villages, massacres organisés. Suppression des adversaires politiques. Il en disparut tellement que le gouvernement Liapcheff dut faire voter une loi spéciale pour permettre aux héritiers de toucher l’héritage des disparus !

Ce serait un récit, mais je ne puis vous le faire avant de savoir écrire d’une pointe de poignard trempée dans du sang.

À partir de cette affaire, l’influence de l’Orim augmente. Todor Alexandroff s’installe en maître dans la Macédoine bulgare. Vantché devient quelque chose comme sous-secrétaire d’État du souverain secret.

Les Soviets dressent alors l’oreille du côté des Balkans. L’Orim leur paraît être une puissance, aussi désirent-ils l’acheter. Ils choisissent comme courtier un personnage macédonien qui, à cette heure, habitait à Vienne une véritable demeure diplomatique.

C’était un renard à poil rare.

En 1904, ledit personnage avait fondé à Salonique le club des Frères-Rouges. Les membres de ce club avaient un travail limité : assassiner le roi de Bulgarie ou le roi de Serbie. Pour faire assassiner des rois, il faut un peu d’argent. Le club recevait le sien des royaumes qu’il voulait mettre à mal. Avait-il besoin de fonds pour préparer un coup sérieux ? Il envoyait deux émissaires de fantaisie. Ces émissaires, dénoncés par le club, étaient arrêtés. Et les gouvernements intéressés se montraient reconnaissants du renseignement…

Bref, l’ex-président du club des Frères-Rouges revient de Moscou et informe Todor Alexandroff que les Soviets sont prêts à soutenir la cause macédonienne. Le roi des montagnes fait le voyage de Vienne. Mit-il sa main dans celle des bolcheviks ? On l’affirme. Du reste, je ne vous raconte cela que pour vous conduire à son cadavre.

Le voici. À peine Alexandroff est-il de retour d’Autriche qu’on trouve son corps, un matin, dans un sentier du Pirine.

Les Soviets ont perdu la partie.

Est-ce Protogueroff, Macédonien, général de l’armée régulière bulgare, qui dépêcha Alexandroff au fond des cieux ? La chose se laisse dire. En tout cas, Protogueroff prend l’Orim en mains. Pendant quatre ans il en dirige les destinées. Soudain, un matin, quinze balles de revolver l’arrêtent dans les rues de Sofia.

Qui l’a assassiné ? C’est Vantché.

« Ne cherchez pas. C’est moi », écrit-il le lendemain dans son journal.

Il ramasse la couronne macédonienne, ne prend pas le temps de l’essuyer et la pose sur sa tête !

Aussitôt l’Orim change de face, Ivan Mikaïloff rompt avec le passé. C’est un homme moderne qui n’aime pas vivre dans les montagnes. De plus, le voisin serbe ayant hérissé sa frontière d’un mur épais de barbelés, Vantché, qui est coquet, ne veut pas déchirer son pantalon. Aux tchétas en armes il substitue les troïki. Les comitadjis n’iront plus maintenant au bois que par trois. On ne les rencontrera pas dans les sentiers, mais dans les chemins de fer. Ils passeront la douane comme la vulgaire humanité.

Cela fait, il donna une nouvelle direction à la politique étrangère de sa principauté. Une puissance, de nos jours, ne peut plus vivre isolée, la preuve en est faite, et Vantché ne va jamais contre les preuves. Il traita donc avec l’Italie.

Après, il dirigea ses soins vers ses affaires intérieures. D’abord, il se maria.

Il épousa Mlle Karnitcheva.

Il m’est impossible d’aller plus loin sans vous présenter Mlle Karnitcheva. Macédonienne, elle fit ses études à Munich, où elle se lia d’amitié avec une compagne d’université, la belle-sœur de Panitza, Macédonien. Ce Panitza, comme vous le pensez, est révolutionnaire, ancien chef de bande, mais on l’accuse de flirter avec les bolcheviks. Il habite Vienne. Mlle Karnitcheva revient en Bulgarie. Puis elle part pour Vienne, où son amie d’université l’a précédée. Cette amie habite chez les Panitza. Les Panitza offrent l’hospitalité à Mlle Karnitcheva. Cela dure des mois et des mois. Mlle Karnitcheva doit bien une politesse à des hôtes aussi charmants. Elle rentre un soir et dit : « J’ai pris une loge pour le Burgtheater. On joue Peer Gynt. Nous y allons tous. »

Panitza, qui sait vivre, passe son smoking.

Les voilà tous les quatre dans la loge, communiant tour à tour avec Grieg et Ibsen. Arrive le tableau de la tempête qui, ainsi que vous le savez, est près de la fin du spectacle. À cet endroit, le tonnerre gronde, le ciel devient infernal ; on entend même des coups de feu. C’est là que Mlle Karnitcheva en voulait venir. Elle ouvre son sac, prend son mouchoir, le déplie, en sort un revolver, et, à la faveur du tintamarre scénique, elle brûle la cervelle de Panitza, son cher hôte.

De la maison de Panitza, l’héroïne passa à la prison de Vienne. L’Autriche la garda quelque temps, puis la renvoya pour cause de tuberculose. Vantché avait trouvé une épouse.

Arrivons à son activité politique.

Il conserve les avantages territoriaux acquis par Alexandroff, c’est-à-dire la mainmise de l’Organisation révolutionnaire sur la Macédoine bulgare. À la barbe tranquille du gouvernement régulier, il dicte ses lois à la région, jugeant, condamnant, exécutant, doublant les fonctionnaires de l’État de fonctionnaires à lui, enrégimentant la jeunesse, tolérant ou interdisant les travaux des champs, contrôlant les revenus de chacun, ensuite levant les impôts d’après un taux justement équilibré.

Il fait plus : il inaugure l’ère des frères ennemis.

Les amis de Protogueroff refusant de marcher sous sa loi, il décide de les exterminer.

À la guerre étrangère, il ajoute la guerre civile.


Selon la légende, Vantché vivrait en Macédoine, tantôt dans une aire, tantôt dans une autre, comme un vautour traqué. Si Épinal était en Bulgarie, il aurait ses images, ou chacun pourrait le voir dormant sur une patte, les paupières mi-closes, à la pointe d’une montagne. En réalité, il change souvent de domicile. L’autre jour, il était à Sofia, déguisé en pope, revolvers sous sa soutane. Sa maison préférée est à douze kilomètres de la capitale, à Bansko, une villa blanche vers laquelle les Bulgares, en passant, clignent malicieusement de l’œil. Néanmoins, il aime à changer de lit.

À le regarder de près, Vantché n’est pas le diable. Tout bien compté, il n’a qu’un seul défaut : il tue ceux qui ne sont pas de son avis. C’est tout. Il n’est ni fou, ni illuminé, ni impulsif ; c’est un logicien. Ne pouvant supporter les obstacles, il les supprime. Donnez-lui ce qu’il désire, aussitôt il déchargera ses bombes et ses revolvers. C’est lui qui l’écrit dans son journal la Liberté ou la Mort. Pour l’instant, il prévient qu’il lui est tout à fait impossible de s’arrêter. Qu’arriverait-il s’il n’assassinait plus ? La Bulgarie serait couverte de gens qui ne penseraient pas comme Vantché ! Ce serait épouvantable !

Et le bon gouvernement de Sofia, que dit-il de cette aventure ?

Il dit :

— Chez nous, le mot haïdouc signifie à la fois héros et bandit. Toute notre poésie est à la gloire des haïdoucs. Nous leur élevons des monuments, nous leur tressons des couronnes. C’est dans le sang du peuple.

— Alors ?

— Alors, comme nous chantions leurs louanges au temps des Turcs, nous ne pouvons, les mêmes causes persistant sous les Serbes, faire croire à notre peuple que le héros d’hier n’est plus aujourd’hui qu’un bandit.

On l’a bien vu l’année dernière, après l’assassinat de Poundeff, le cent cinquantième ou le cent soixantième de la dictature de Mikaïloff. Le gouvernement voulut donner un gage à l’opinion étrangère. Le procès du « Petit » fut décidé. Comme vous ne l’ignorez plus, Mikaïloff vit debout, sur la plus haute montagne de Macédoine. On ne pouvait aller le chercher où seuls vont les oiseaux de grand luxe. Son pays le prévient par une note qui paraît au Journal officiel. Deux cent quatre avocats se disputent l’honneur de défendre l’accusé. Le procès a lieu. Toute l’armée à revolvers, tous les porteurs de casquette, les mille petits haïdoucs de Sofia cernent le palais de justice. Les juges en ont froid sous leur hermine, les jurés grelottent dans leur pantalon. Vantché a volé du sommet du Pirine au sommet du Vitoche, et là attend, à douze cents mètres, dominant Sofia. Soudain, dans le ciel, paraît l’arc annonciateur. Le beau temps revenait. Vantché était acquitté ! la ville, enfin, respirait.