Les Comitadjis ou le terrorisme dans les Balkans/16


XVI

La caverne des Balkans


Macédoine bulgare ! Six cent mille habitants. Sept centres : Gorna-Djoumaya, Kustendil, Bansko, Nevrocop, Melnik, Petrich, Svetivratch. Mauvaises routes. Champs de tabac et champs de pavots. La rivière Strouma. La montagne Pinine. Tout cela aux comitadjis.

Le pays de « la Liberté ou la Mort ». Ici vivent les professeurs de terrorisme : les vieux tout doucement, les jeunes vibrant de fougue. Autour d’eux, déférents, attentifs, studieux, grouillent les élèves. Et tout le reste de la population travaille pour les nourrir !

L’étonnement du premier contact persiste au long des jours. Une cour des Miracles, un îlot douteux de grande ville, une résidence d’interdits de séjour, cela peut être imaginé, mais un pays entier ! Les maires, les maîtres d’école, les percepteurs, les popes, les commissaires de police, ces colonnes de la société, des hors-la-loi ? Tous obéissant à M. Vantché, grand-maître des assassinats ?

À Sofa, un antre au cœur de la ville ; en Bulgarie, cette province, les deux reliés par une route où motocyclettes et automobiles de la Terreur, passent comme des démons emballés ! C’est magnifique. On ne sait plus de quel côté se tourner. On voudrait tout regarder à la fois. C’est la caverne des Balkans.

Tous ces villages tenus à la gorge par le roi des montagnes. Ses lieutenants courant de l’un à l’autre, y portant ses édits. Là, les paysans contraints de quitter subitement leurs champs, de prendre les armes parce que Mikaïloff craint un retour de flammes des partisans de Protogueroff. Là, à Petrich, ce citoyen trouvé en train de lire un mauvais journal, emmené hors de la ville et bâtonné. Deux jours après, dans le même lieu, ce vieillard au parler trop franc, assommé, à coups de trique, sur la place. À Deltchevo, cinq hommes, dont le moins âgé avait cinquante ans, et soixante-quinze le doyen, garrottés, emmenés à Hotovo, tués, façon de leur apprendre à tenir de douteux conciliabules. Là, à Kromidoff, ce citoyen demande un sauf-conduit. S’il veut fuir, n’est-ce pas qu’il a quelque chose à se reprocher. Le sauf-conduit lui est donné. Il s’en va, son enfant dans ses bras, sa femme à son côté. Les comitadjis l’attendent à la sortie du village, le laissent sur la route, assassiné, et ramènent la femme et l’enfant ; l’enfant qui s’amusait aujourd’hui, dans la boutique du bakal, avec un petit poignard en bois !

À Skalava, quatre paysans sont invités par le kmet (le maire). On les lie comme quatre grosses asperges ; la botte humaine est ensuite jetée pour la nuit dans la salle de l’école. Au matin, les membres rendus à la liberté, ils sont conduits à la mort, selon la formule ! Quatre tombes sont déjà creusées. À la fin on leur fait grâce. Ce n’était, cette fois, qu’un avertissement. On les remet sur la route de leurs chaumières. Eux aussi avaient eu de mauvaises lectures ! Tenez, ici, dans ce champ, près de Djigouro, deux grands audacieux osaient dire chaque jour, en plantant leur tabac, que les feuilles ne seraient pas pour les comitadjis ; une bande de quarante barbus, Strahil Razvigoroff en tête, cerne le champ, s’empare des criminels, les attache l’un à l’autre et, tirant la corde, les promène par les villages du district de Svetivratch. La promenade terminée, la bande les ligote à deux potences, et les quarante rigolos, chacun une cigarette au bec, se mettent à fumer comme des paquebots autour des deux planteurs, histoire, sans doute, de leur montrer qu’eux aussi ont du bon tabac ! À Ploski, le secrétaire percepteur et son clerc ne s’avisent-ils pas de dispenser les contribuables du pourcentage réservé à la Terreur ? On les suspend par les pieds, dans une écurie, au milieu du fumier, seul miroir digne de leur âme. À Mitinoff, vingt-deux jeunes gens refusent d’entrer dans la milice ; on les traite à coups de fouet, et comme l’agent de police de la sous-préfecture se permet de protester, on le renvoie à Sofia, sans culotte, se plaindre au ministre de l’Intérieur, une fesse peinte en rouge et l’autre peinte en vert. Là, interdiction à cette épouse de vendre ses moutons, son mari ayant fui vers des régions meilleures. À Samakov, deux « déserteurs » échappés des bandes, abattus sans avertissement par un anonyme fusil automatique italien. À Gorna-Djoumaya, pourquoi cette femme court-elle de maison en maison à la recherche de vingt-cinq mille levas ? C’est pour abréger les tortures que, depuis trois Jours, subit son mari dans cette habitation aux jolis petits volets jaunes. Et ici, chez le pope, d’où viennent ces taches de sang ? De cinq protestataires dûment assassinés, munis toutefois des sacrements de l’église, le pope les ayant bénis au fur et à mesure que les autres les saignaient.

À Petrich, à Breznitza, à…

À Gorna-Djoumaya, le matin, tandis que je fais cirer mes bottes, Skatroff, l’aide de camp de la Terreur, apparaît sur la place centrale. Au théâtre, un auteur n’aurait pas osé la scène. Tout le monde se range sur son passage ; les boutiquiers le saluent de leur seuil : le conseil municipal arrive presque en courant. Le lustro travaillant le cuir de ma botte droite, je suis sur un pied, ce qui prouve que je ne rêve pas. Le terroriste, à son petit lever, reçoit les hommages de ses sujets. Mais il est pressé. Son auto est amenée. Il y monte. Aussitôt la foule s’écarte. Il part et le voilà emporté par un train de poussière qui, bientôt s’élevant, devient un train de nuages, emporté sur oncques ne sait quelle hauteur !

À Kustendil, laissons l’affaire de 1922 quand, mécontents du gouvernement, les comitadjis s’emparèrent officiellement de la ville. Les témoins d’alors purent voir le ministre de la Guerre de Sofia, à la tête d’un régiment de réguliers, haranguer les haïdoucs. Ce n’est pas un tableau sans intérêt, mais c’est de la vieille peinture. Aujourd’hui, l’art est ailleurs. Kustendil est promu, cette année, centre universitaire de terrorisme. Les meilleurs professeurs d’attentats y ont transporté leurs chaires. On y prépare en particulier des attaques contre l’Orient-Express. Et voici, réunis dans ce café, tous ces maîtres de l’explosif. Comme ils sont gentils ! Ils se lèvent pour me recevoir. S’ils l’osaient, je sens qu’ils me diraient à l’oreille : « Un conseil, ne voyagez pas sur la ligne européenne en août et en septembre ! » Je pense rentrer le mois prochain, laissai-je échapper au cours de la conversation ; est-ce un bon mois ? L’aîné de la bande réfléchit et répondit : « En effet, c’est un bon mois. » Cela prendra place dans mes mémoires au chapitre : « De l’utilité d’avoir des relations. »

Regardez ces quatre vieillards assis sur ce banc, à l’entrée du cimetière — nous sommes à Bansko, — ne semblent-ils pas des bourgeois goûtant les joies d’une douce paix ? Ce ne sont pas d’anciens fonctionnaires vivant de la reconnaissance de l’État, mais quatre chefs de bande en retraite.

— Une caisse de retraite pour terroristes ?

— Oui, monsieur !

Melnik est sans doute le dernier endroit du monde que les agences de voyage pourraient montrer aux amateurs de grandeur tragique, de grandeur et de décadence. Sous Byzance, Melnik était le bagne pour fonctionnaires coupables de concussion. Une faille dramatique dans la montagne, une faille où passe un torrent qui est la rue unique et aux flancs, agrippées, des maisons de bois, de bois pourri. Là habite — et je veux croire qu’il est seul — le rebouteux des comitadjis. On m’y a conduit parce que je ferais beaucoup mieux de monter sur une chèvre que sur un cheval ! Dans ce décor d’une désolation sans nom, contemplons ce rebouteux, vieux solitaire sur son rocher, guettant nuit et jour, d’une oreille velue, les cris de ses amis les hors-la-loi en détresse !

Je pourrais faire grand cas de Petrich. Là, deux mille hommes, la milice d’alarme du Comité révolutionnaire, répondraient au premier coup de clairon. Cependant, de Petrich je ne vous parlerai que des bouteilles. Le verrier les a soufflées en forme de revolver, de ces gros revolvers que les chasseurs de fauves portent sur la cuisse. Vous êtes un pauvre touriste altéré et le patron répond à votre appel en vous mettant sous le nez un revolver en verre ! Voilà qui en dit plus long qu’une conférence de spécialistes sur la question des Balkans !


Ce soir-là, mes compagnons et moi avions arrêté notre course à Svetivratch. Svetivratch voulant dire Saints Médecins, il ne faut pas vous imaginer que nous étions malades. C’était comme ça, une idée à nous. L’état-major terroriste du district nous avait reçus comme nous avaient reçus tous les autres états-majors de tous les autres districts. Aussi, à huit heures, par la grande nuit de ces villages obscurs et toujours turcs, notre groupe gagna-t-il ce qu’ici on appelle un restaurant.

La terre ést remplie d’endroits qui vous donnent l’impression que vous êtes arrivé au bout de votre course. Cette salle de Svetivratch me sembla l’un de ces bouts du monde. Ma tâche était accomplie : c’était bien là ce que j’avais voulu voir. Une terrible clientèle y mangeait, y buvait, y fumait.

Sur le mur, trois portraits : au milieu, le ventre bardé de cartouchières, la tête sous sa tiare, Todor Alexandroff, le grand haïdouc ; à sa droite, Boris, le roi ; à sa gauche, une jeune fille, les cheveux dans le dos, une touchante pensionnaire au regard céleste. Mes yeux s’arrêtèrent sur cet ange.

Était-ce possible qu’une si douce figure présidât ce repas de chefs de bande, de préparateurs d’attentats, de fesseurs à gage et d’assassins au vert ?

C’était la petite reine quand elle avait seize ans !

Majesté ! Si Victor-Emmanuel III, votre papa, savait !