Histoire naturelle des cétacées/Vue générale des cétacées

HISTOIRE NATURELLE
DES CÉTACÉES.

VUE GÉNÉRALE
DES CÉTACÉES.



Que notre imagination nous transporte à une grande élévation au-dessus du globe.

La terre tourne au-dessous de nous : le vaste océan enceint les continens et les îles ; seul il nous paroît animé. À la distance où nous sommes placés, les êtres vivans qui peuplent la surface sèche du globe, ont disparu à nos yeux ; nous n’appercevons plus ni les rhinocéros, ni les hippopotames, ni les éléphans, ni les crocodiles, ni les serpens démesurés : mais, sur la surface de la mer, nous voyons encore des troupes nombreuses d’êtres animés en parcourir avec rapidité l’immense étendue, et se jouer avec les montagnes d’eau soulevées par les tempêtes. Ces êtres que de la hauteur où notre pensée nous a élevés, nous serions tentés de croire les seuls habitans de la terre, sont les cétacées. Leurs dimensions sont telles, qu’on peut saisir sans peine le rapport de leur longueur avec la plus grande des mesures terrestres. On peut croire que de vieilles baleines ont eu une longueur égale au cent-millième du quart d’un méridien.

Rapprochons-nous d’eux ; et avec quelle curiosité ne devons-nous pas chercher à les connoître ? Ils vivent, comme les poissons, au milieu des mers ; et cependant ils respirent comme les espèces terrestres. Ils habitent le froid élément de l’eau ; et leur sang est chaud, leur sensibilité très-vive, leur affection pour leurs semblables très-grande, leur attachement pour leurs petits très-ardent et très-courageux. Leurs femelles nourrissent du lait que fournissent leurs mamelles, les jeunes cétacées qu’elles ont portés dans leurs flancs, et qui viennent tout formés à la lumière, comme l’homme et tous les quadrupèdes.

Ils sont immenses, ils se meuvent avec une grande vîtesse ; et cependant ils sont dénués de pieds proprement dits, ils n’ont que des bras. Mais leur séjour a été fixé au milieu d’un fluide assez dense pour les soutenir par sa pesanteur, assez susceptible de résistance pour donner à leurs mouvemens des points d’appui pour ainsi dire solides, assez mobile pour s’ouvrir devant eux et n’opposer qu’un léger obstacle à leur course. Élevés dans le sein de l’atmosphère, comme le condor, ou placés sur la surface sèche de la terre, comme l’éléphant, ils n’auroient pu soutenir ou mouvoir leur énorme masse que par des forces trop supérieures à celles qui leur ont été accordées, pour qu’elles puissent être réunies dans un être vivant. Combien de vérités importantes ne peut donc pas éclairer ou découvrir la considération attentive des divers phénomènes qu’ils présentent !

De tous les animaux, aucun n’a reçu un aussi grand domaine : non seulement la surface des mers leur appartient, mais les abîmes de l’océan sont des provinces de leur empire. Si l’atmosphère a été départie à l’aigle, s’il peut s’élever dans les airs à des hauteurs égales aux profondeurs des mers dans lesquelles les cétacées se précipitent avec facilité, il ne parvient à ces régions éthérées qu’en luttant contre les vents impétueux, et contre les rigueurs d’un froid assez intense pour devenir bientôt mortel.

La température de l’océan est, au contraire, assez douce, et presque uniforme dans toutes les parties de cette mer universelle un peu éloignées de la surface de l’eau et par conséquent de l’atmosphère. Les couches voisines de cette surface marine, sur laquelle repose, pour ainsi dire, l’atmosphère aérienne, sont, à la vérité, soumises à un froid très-âpre, et endurcies par la congélation dans les cercles polaires et aux environs de ces cercles arctique ou antarctique : mais même au-dessous de ces vastes calottes gelées et des montagnes de glace qui s’y pressent, s’y entassent, s’y consolident, et accroissent le froid dont elles sont l’ouvrage, les cétacées trouvent dans les profondeurs de la mer un asyle d’autant plus tempéré, que, suivant les remarques d’un physicien aussi éclairé qu’intrépide voyageur, l’eau de l’océan est plus froide de deux, trois ou quatre degrés, sur tous les bas-fonds, que dans les profondeurs voisines[1].

Et comme d’ailleurs il est des cétacées qui remontent dans les fleuves[2], on voit que, même sans en excepter l’homme aidé de la puissance de ses arts, aucune famille vivante sur la terre n’a régné sur un domaine aussi étendu que celui des cétacées.

Et comme, d’un autre côté, on peut croire que les grands cétacées ont vécu plus de mille ans[3], disons que le temps leur appartient comme l’espace ; et ne soyons pas étonnés que le génie de l’allégorie ait voulu les regarder comme les emblêmes de la durée, aussi-bien que de l’étendue, et par conséquent comme les symboles de la puissance éternelle et créatrice.

Mais si les grands cétacées ont pu vivre tant de siècles et dominer sur de si grands espaces, ils ont dû éprouver toutes les vicissitudes des temps, comme celles des lieux : et les voilà encore, pour la morale et la philosophie, des images imposantes qui rappellent les catastrophes du pouvoir et de la grandeur.

Ici les extrêmes se touchent. La rose et l’éphémère sont aussi les emblêmes de l’instabilité. Et quelle différence entre la durée de la baleine et celle de la rose ! L’homme même, comparé à la baleine, ne vit qu’âge de rose. Il paroît à peine occuper un point dans la durée, pendant qu’un très-petit nombre de générations de cétacées remonte jusqu’aux époques terribles des grandes et dernières révolutions du globe. Les grandes espèces de cétacées sont contemporaines de ces catastrophes épouvantables qui ont bouleversé la surface de la terre ; elles restent seules de ces premiers âges du monde ; elles en sont, pour ainsi dire, les ruines vivantes ; et si le voyageur éclairé et sensible contemple avec ravissement, au milieu des sables brûlans et des montagnes nues de la haute Égypte, ces monumens gigantesques de l’art, ces colonnes, ces statues, ces temples à demi détruits, qui lui présentent l’histoire consacrée des premiers temps de l’espèce humaine, avec quel noble enthousiasme le naturaliste qui brave les tempêtes de l’océan pour augmenter le dépôt sacré des connoissances humaines, ne doit-il pas contempler, auprès des montagnes de glace que le froid entasse vers les pôles, ces colosses vivans, ces monumens de la Nature, qui rappellent les anciennes époques des métamorphoses de la terre !

À ces époques reculées, les immenses cétacées régnoient sans trouble sur l’antique océan. Parvenus à une grandeur bien supérieure à celle qu’ils montrent de nos jours, ils voyaient les siècles s’écouler en paix. Le génie de l’homme ne lui avoit pas encore donné la domination sur les mers ; l’art ne les avoit pas disputées à la Nature.

Les cétacées pouvoient se livrer, sans inquiétude, à cette affection que l’on observe encore entre les individus de la même troupe, entre le mâle et la femelle, entre la femelle et le petit qu’elle allaite, auquel elle prodigue les soins les plus touchans, qu’elle élève, pour ainsi dire, avec tant d’attention, qu’elle protège avec tant de sollicitude, qu’elle défend avec tant de courage.

Tous ces actes, produits par une sensibilité très-vive, l’entretiennent, l’accroissent, l’animent. L’instinct, résultat nécessaire de l’expérience et de la sensibilité, se développe, s’étend, se perfectionne. Cette habitude d’être ensemble, de partager les jouissances, les craintes et les dangers, qui lie par des liens si étroits, et les cétacées de la même bande, et sur-tout le mâle et la femelle, la femelle et le fruit de son union avec le mâle, a dû ajouter encore à cet instinct que nous reconnoîtrons dans ces animaux, ennoblir en quelque sorte sa nature, le métamorphoser en intelligence. Et si nous cherchons en vain dans les actions des cétacées, des effets de cette industrie que l’on croiroit devoir regarder comme la compagne nécessaire de l’intelligence et de la sensibilité, c’est que les cétacées n’ont pas besoin, par exemple, comme les castors, de construire des digues pour arrêter des courans d’eau trop fugitifs, d’élever des huttes pour s’y garantir des rigueurs du froid, de rassembler dans des habitations destinées pour l’hiver une nourriture qu’ils ne pourroient se procurer avec facilité que pendant la belle saison : l’océan leur fournit, à chaque instant, dans ses profondeurs, les asyles qu’ils peuvent désirer contre les intempéries des saisons, et, dans les poissons et les mollusques dont il est peuplé, une proie aussi abondante qu’analogue à leur nature.

Cette habitude, ce besoin de se réunir en troupes nombreuses, a dû naître particulièrement de la grande sensibilité des femelles. Leur affection pour les petits auxquels elles ont donné le jour, ne leur permet pas de les perdre de vue, tant qu’ils ont besoin de leurs soins, de leurs secours, de leur protection. Les jeunes cétacées ne peuvent se passer d’une association qui leur a été et si utile et si douce : ils ne s’éloignent ni de leur mère, ni de leur père, qui n’abandonne pas sa compagne. Lorsqu’ils forment des unions plus particulières, pour donner eux-mêmes l’existence à de nouveaux individus, ils n’en conservent pas moins l’association générale ; et les générations successives, rassemblées et liées par le sentiment, ainsi que par une habitude constante, forment bientôt ces bandes nombreuses que les navigateurs rencontrent sur les mers, sur-tout sur celles qui sont encore peu fréquentées.

Ces troupes remarquables présentent souvent, ou les jeux de la paix, ou le tumulte de la guerre. On les voit, ou se livrer, comme les bélugas, les dauphins vulgaires et les marsouins, à des mouvemens rapides, à des élans subits, à des évolutions variées, et, pour ainsi dire, non interrompues ; ou, rassemblés en bandes de combattans, comme les cachalots et les dauphins gladiateurs, ils concertent leurs attaques, se précipitent contre les ennemis les plus redoutables, se battent avec acharnement, et ensanglantent la surface de la mer.

Il est aisé de voir, d’après la longueur de la vie des plus grands cétacées, que, par exemple, deux baleines franches, l’une mâle et l’autre femelle, peuvent, avant de périr, voir se réunir autour d’elles soixante-douze mille millions de baleines auxquelles elles auront donné le jour, ou dont elles seront la souche.

La durée de la vie des cétacées, en multipliant, jusqu’à un terme qui effraie l’imagination, les causes du grand nombre d’individus qui peuvent être rassemblés dans la même bande, et former, pour ainsi dire, la même association, n’accroît-elle pas beaucoup aussi celles qui concourent au développement de la sensibilité, de l’instinct et de l’intelligence ?

La vivacité de cette sensibilité et de cette intelligence est d’ailleurs prouvée par la force de l’odorat des cétacées. Les quadrupèdes qui montrent le plus d’instinct, et qui éprouvent l’attachement le plus vif et le plus durable, sont en effet ceux qui ont un odorat exquis, tels que le chien et l’éléphant. Or, les cétacées reconnoissent de très-loin et distinguent avec netteté les diverses impressions des substances odorantes ; et si l’on ne voit pas dans ces animaux des narines entièrement analogues à celles de la plupart des quadrupèdes, d’habiles anatomistes, et particulièrement Hunter et Albert, ont découvert ou reconnu dans les baleines un labyrinthe de feuillets osseux, auquel aboutit le nerf olfactif, et qui ressemble à celui qu’on trouve dans les narines des quadrupèdes.

Nous exposerons dans divers articles de cette Histoire, et notamment en traitant de la baleine franche, comment les cétacées ont reçu l’organe de la vue le mieux adapté au fluide aqueux et salé, et à l’atmosphère humide, brumeuse et épaisse, au travers desquels ils doivent appercevoir les objets ; et ils peuvent l’exercer d’autant plus, et par conséquent le rendre successivement sensible à un degré d’autant plus remarquable, qu’en élevant leur tête au-dessus de l’eau, ils peuvent la placer de manière à étendre sur une calotte immense, formée par la surface d’une mer tranquille, leur vue, qui n’est alors arrêtée par aucune inégalité semblable à celles de la surface sèche du globe, et qui ne reçoit de limite que de la petitesse des objets, ou de la courbure de la terre.

À la vérité, ils n’ont pas d’organe particulier conformé de manière à leur procurer un toucher bien sûr et bien délicat. Leurs doigts en effet, quoique divisés en plusieurs osselets, et présentant, par exemple, jusqu’à sept articulations dans l’espèce du physétère orthodon, sont tellement rapprochés, réunis et recouverts par une sorte de gant formé d’une peau dure et épaisse, qu’ils ne peuvent pas être mus indépendamment l’un de l’autre, pour palper, saisir et embrasser un objet, et qu’ils ne composent que l’extrémité d’une rame solide, plutôt qu’une véritable main. Mais cette même rame est aussi un bras, par le moyen duquel ils peuvent retenir et presser contre leur corps les différens objets ; et il est très-peu de parties de leur surface où la peau, quelqu’épaisse qu’elle soit, ne puisse être assez déprimée, et en quelque sorte fléchie, pour leur donner, par le tact, des sensations assez nettes de plusieurs qualités des objets extérieurs. On peut donc croire qu’ils ne sont pas plus mal partagés relativement au toucher, que plusieurs mammifères, et, par exemple, plusieurs phoques, qui paroissent jouir d’une intelligence peu commune dans les animaux, et de beaucoup de sensibilité.

L’organe de l’ouïe, qui leur a été accordé, est renfermé dans un os qui, au lieu de faire partie de la boîte osseuse, laquelle enveloppe le cerveau, est attaché à cette boîte osseuse par des ligamens, et comme suspendu dans une sorte de cavité. Cette espèce d’isolement de l’oreille, au milieu de substances molles qui amortissent les sons qu’elles transmettent, contribue peut-être à la netteté des impressions sonores, qui, sans ces intermédiaires, arriveroient trop multipliées, trop fortes et trop confuses à un organe presque toujours placé au-dessous de la surface de l’océan, et par conséquent au milieu d’un fluide immense, fréquemment agité, et bien moins rare que celui de l’atmosphère. Remarquons aussi que le conduit auditif se termine à l’extérieur par un orifice presque imperceptible, et que, par la très-petite dimension de ce passage, la membrane du tympan est garantie des effets assourdissans que produiroient sur cette membrane tendue le contact et le mouvement de l’eau de la mer.

Mais, comme l’histoire des animaux est celle de leurs facultés, de même que l’histoire de l’homme est celle de son génie, tâchons de mieux juger des facultés des cétacées ; essayons de mieux connoître le caractère particulier de leur sensibilité, la nature de leur instinct, le degré de leur intelligence ; cherchons les liaisons qui, dans ces mêmes cétacées, réunissent un sens avec un autre, et par conséquent augmentent la force de ces organes et multiplient leurs résultats. Comparons ces liaisons avec les rapports analogues observés dans les autres mammifères ; et nous trouverons que l’odorat et le goût sont très-rapprochés, et, pour ainsi dire, réunis dans tous les mammifères ; que l’odorat, le goût et le toucher sont, en quelque sorte, exercés par le même organe dans l’éléphant ; et que l’odorat et l’ouïe sont très-rapprochés dans les cétacées. Nous exposerons ce dernier rapport, en faisant l’histoire du dauphin vulgaire. Mais observons déjà qu’une liaison analogue existe entre l’ouïe et l’odorat des poissons, lesquels vivent dans l’eau, comme les cétacées ; et de plus, considérons que les deux sens que l’on voit, en quelque sorte, réunis dans les cétacées, sont tous les deux propres à recevoir les impressions d’objets très-éloignés ; tandis que, dans la réunion de l’odorat avec le goût et avec le toucher, nous trouvons le toucher et le goût qui ne peuvent être ébranlés que par les objets avec lesquels leurs organes sont en contact. Le rapprochement de l’ouïe et de l’odorat donne à l’animal qui présente ce rapport, des sensations moins précises et des comparaisons moins sûres, que la liaison de l’odorat avec le goût et avec le toucher ; mais il en fait naître de plus fréquentes, de plus nombreuses et de plus variées. Ces impressions, plus diversifiées et renouvelées plus souvent, doivent ajouter au penchant qu’ont les cétacées pour les évolutions très-répétées, pour les longues natations, pour les voyages lointains ; et c’est par une suite du même principe que la supériorité de la vue et la finesse de l’ouïe donnent aux oiseaux une tendance très-forte à se mouvoir fréquemment, à franchir de grandes distances, à chercher au milieu des airs la terre et le climat qui leur conviennent le mieux.

Maintenant si, après avoir examiné rapidement les sens des cétacées, nous portons nos regards sur les dimensions des organes de ces sens, nous serons étonnés de trouver que celui de l’ouïe, et sur-tout celui de la vue, ne sont guère plus grands dans des cétacées longs de quarante ou cinquante mètres, que dans des mammifères de deux ou trois mètres de longueur.

Observons ici une vérité importante. Les organes de l’odorat, de la vue et de l’ouïe, sont, pour ainsi dire, des instrumens ajoutés au corps proprement dit d’un animal ; ils n’en font pas une partie essentielle : leurs proportions et leurs dimensions ne doivent avoir de rapport qu’avec la nature, la force et le nombre des sensations qu’ils doivent recevoir et transmettre au systême nerveux, et par conséquent au cerveau de l’animal ; il n’est pas nécessaire qu’ils aient une analogie de grandeur avec le corps proprement dit. Étendus même au-delà de certaines dimensions ou resserrés en-deçà de ces limites, ils cesseroient de remplir leurs fonctions propres ; ils ne concentreroient plus les impressions qui leur parviennent ; ils les transmettroient trop isolées ; ils ne seroient plus un instrument particulier ; ils ne feroient plus éprouver des odeurs ; ils ne formeroient plus des images ; ils ne feroient plus entendre des sons ; ils se rapprocheroient âes autres parties du corps de l’animal, au point de n’être plus qu’un organe du toucher plus ou moins imparfait, de ne plus communiquer que des impressions relatives au tact, et de ne plus annoncer la présence d’objets éloignés.

Il n’en est pas ainsi des organes du mouvement, de la digestion, de la circulation, de la respiration : leurs dimensions doivent avoir un tel rapport avec la grandeur de l’animal, qu’ils croissent avec son corps proprement dit, dont ils composent des parties intégrantes, dont ils forment des portions essentielles, à l’existence duquel ils sont nécessaires ; et ils s’agrandissent même dans des proportions presque toujours très-rapprochées de celles du corps proprement dit, et souvent entièrement semblables à ces dernières.

Mais l’ouïe des cétacées est-elle aussi souvent exercée que leur vue et leur odorat ? Peuvent-ils faire entendre des bruissemens ou des bruits plus ou moins forts, et même proférer de véritables sons, et avoir une véritable voix ?

On verra dans l’histoire de la baleine franche, dans celle de la jubarte, dans celle du cachalot macrocéphale, dans celle du dauphin vulgaire, que ces animaux produisent de véritables sons.

Une troupe nombreuse de dauphins férès, attaqués en 1787, dans la Méditerranée, auprès de Saint-Tropès, fit entendre des sifflemens aigus, lorsqu’elle commença à ressentir la douleur que lui firent éprouver des blessures cruelles. Ces sifflemens avoient été précédés de mugissemens effrayans et profonds.

Un butskopf, combattu et blessé auprès de Honfleur en 1788, mugit comme un taureau, suivant les expressions d’observateurs dignes de foi.

Dès le temps de Rondelet on connoissoit les mugissemens par lesquels les cétacées des environs de Terre-Neuve exprimoient leur crainte, lorsqu’attaqués par une orque audacieuse, ils se précipitoient vers la côte, pleins de trouble et d’effroi.

Lors du combat livré aux dauphins férès vus en 1787 auprès de Saint-Tropès, on les entendit aussi jeter des cris très-forts et très-distincts.

Un physétère mular a pu faire entendre un cri terrible, dont le retentissement s’est prolongé au loin, comme un immense frémissement.

L’organe de la voix des cétacées ne paroît pas cependant, au premier coup-d’œil, conformé de manière à composer un instrument bien sonore et bien parfait : mais on verra, dans l’Histoire que nous publions, que le larynx de plusieurs cétacées non seulement s’élève comme une sorte de pyramide dans la partie inférieure des évents, mais que l’orifice peut en être diminué à leur volonté par le voile du palais qui l’entoure et qui est garni d’un sphincter ou muscle circulaire. La cavité de la bouche et celle des évents sont très-grandes. La trachée artère, mesurée depuis le larynx jusqu’à son entrée dans les poumons, avoit un mètre de longueur, et un tiers de mètre de diamètre, dans une baleine néanmoins très-jeune, prise sur la côte d’Islande, en 1763[4]. Or il seroit aisé de prouver à tous les musiciens qui connoissent la théorie de leur art, et particulièrement celle des instrumens auxquels la musique peut avoir recours, que la réunion des trois conditions que nous venons d’exposer, suffit pour faire considérer l’ensemble de l’organe vocal des cétacées, comme propre à produire de véritables sons, des sons très-distincts, et des sons variés, non seulement par leur intensité, mais encore par leur durée et par le degré de leur élévation ou de leur gravité.

On pourroit même supposer dans les cris des cétacées, des différences assez sensibles pour que le besoin et l’habitude aient rendu pour ces animaux plusieurs de ces cris, des signes constans et faciles à reconnoître, d’un certain nombre de leurs sensations.

De véritables cris d’appel, de véritables signes de détresse, ont été employés par les dauphins férès réunis auprès de Saint-Tropès. Le physétère mular qui fit entendre ce son terrible, dont nous venons de parler, étoit le plus grand, et comme le conducteur ou plutôt le défenseur d’une troupe nombreuse de physétères de son espèce ; et le cri qu’il proféra, fut pour ses compagnons comme un signal d’alarme, et un avertissement de la nécessité d’une fuite précipitée.

Les cétacées pourroient donc, à la rigueur, être considérés comme ayant reçu du temps et de la société avec leurs semblables, ainsi que de l’effet irrésistible de sensations violentes, d’impressions souvent renouvelées et d’affections durables, un rudiment bien imparfait, et néanmoins assez clair, d’un langage proprement dit.

Mais les actes auxquels ce langage les détermine, que leur sensibilité commande, que leur intelligence dirige, par quel ressort puissant sont-ils principalement produits ?

Par leur queue longue, grosse, forte, flexible, rapide dans ses mouvemens, et agrandie à son extrémité par une large nageoire placée horizontalement.

Ils l’agitent, et la vibrent, pour ainsi dire, avec d’autant plus de facilité et d’énergie, qu’ils ont un grand nombre de vertèbres lombaires, sacrées et caudales ; que les apophyses des vertèbres lombaires sont très-hautes ; et que par conséquent ces apophyses donnent un point d’appui des plus favorables aux grands muscles qui s’y attachent, et qui meuvent la queue qu’ils composent.

C’est cette queue, si puissante dans leur natation, si redoutable dans leurs combats, qui remplace les extrémités postérieures, lesquelles manquent absolument aux cétacées. Ces animaux sont de véritables bipèdes ; ou plutôt ils sont sans pieds, et n’ont que deux bras, dont ils se servent pour ramer, se battre et soigner leurs petits.

Dans plusieurs mammifères, les extrémités antérieures sont plus grandes que les postérieures. La différence entre ces deux sortes d’extrémités augmente dans le même sens, à mesure que l’on parcourt les diverses espèces de phoques, de dugons, de morses et de lamantins, qui vivent sur la surface des eaux ; et elle devient enfin la plus grande possible, c’est-à-dire que l’on ne voit plus d’extrémités postérieures lorsqu’on est arrivé aux tribus des cétacées, qui non seulement passent leur vie au milieu des flots, comme les phoques, les dugons, les morses et les lamantins, mais encore n’essaient pas de se traîner, comme les phoques, sur les rochers ou sur le sable des rivages des mers.

Si, au lieu de s’avancer vers les mammifères nageurs, lesquels ont tant de rapports avec les poissons, on va vers les animaux qui volent ; si l’on examine les familles des oiseaux, on voit les extrémités antérieures déformées, étendues, modifiées, métamorphosées et recouvertes de manière à former une aile légère, agile, d’une grande surface, et propre à soutenir et faire mouvoir un corps assez lourd dans un fluide très-rare.

Et remarquons que dans les animaux qui volent, comme dans ceux qui nagent, il y a une double réunion de ressorts, un appareil antérieur composé des deux bras, et un appareil postérieur formé par la queue : mais, dans les animaux qui fendent l’air, ce fluide subtil et léger de l’atmosphère, l’appareil le plus énergique est celui de devant ; et dans ceux qui traversent l’eau, ce fluide bien plus dense et bien plus pesant des fleuves et des mers, l’appareil de derrière est le plus puissant. Dans l’animal qui nage, la masse est poussée en avant ; dans l’animal qui vole, elle est entraînée.

Au reste, les cétacées se servent de leurs bras et de leur queue avec d’autant plus d’avantage, pour exécuter, au milieu de l’océan, leurs mouvemens de contentement ou de crainte, de recherche ou de fuite, d’affection ou d’antipathie, de chasse ou de combat, que toutes les parties de leur corps sont imprégnées d’une substance huileuse, que plusieurs de ces portions sont placées sous une couche très-épaisse d’une graisse légère, qui les gonfle, pour ainsi dire, et que cette substance oléagineuse se retrouve dans les os et dans les cadavres des cétacées les plus dépouillés, en apparence, de lard ou de graisse, et s’y dénote par une phosphorescence très-sensible.

Ainsi tous les animaux qui doivent se soutenir et se mouvoir au milieu d’un fluide, ont reçu une légèreté particulière, que les habitans de l’atmosphère tiennent de l’air et des gaz qui remplissent plusieurs de leurs cavités et circulent jusque dans leurs os, et que les habitans des mers et des rivières doivent à l’huile qui pénètre jusque dans le tissu le plus compacte de leurs parties solides.

On a cru que les cétacées conservoient, après leur naissance, le trou ovale qui est ouvert dans les mammifères avant qu’ils ne voient le jour, et par le moyen duquel le sang peut passer d’une partie du cœur dans une autre, sans circuler par les poumons. Cette opinion est contraire à la vérité. Le trou ovale se ferme dans les cétacées comme dans les autres mammifères. Ils ne peuvent se tenir entièrement sous l’eau que pendant un temps assez court : ils sont forcés de venir fréquemment à la surface des mers pour respirer l’air de l’atmosphère ; et s’ils ne sont obligés de tenir hors de l’eau qu’une très-petite portion de leur tête, c’est parce que l’orifice des évents, ou tuyaux par lesquels ils peuvent recevoir l’air atmosphérique, est situé dans la partie supérieure de leur tête, que leur larynx forme une sorte de pyramide qui s’élève dans l’évent, et que le voile de leur palais, entièrement circulaire et pourvu d’un sphincter, peut serrer étroitement ce larynx, de manière à leur donner la faculté de respirer, d’avaler une assez grande quantité d’alimens, et de se servir de leurs dents ou de leurs fanons, sans qu’aucune substance ni même une goutte d’eau pénètrent dans leurs poumons ou dans leur trachée artère.

Mais cette substance huileuse, ces fanons, ces dents, les longues défenses que quelques cétacées ont reçues[5], cette matière blanche que nous nommerons adipocire avec Fourcroy[6], et qui est si abondante dans plusieurs de leurs espèces, l’ambre gris qu’ils produisent[7], et jusqu’à la peau dont ils sont revêtus, tous ces dons de la Nature sont devenus des présens bien funestes, lorsque l’art de la navigation a commencé de se perfectionner, et que la boussole a pu diriger les marins parmi les écueils des mers les plus lointaines et les ténèbres des nuits les plus obscures.

L’homme, attiré par les trésors que pouvoit lui livrer la victoire sur les cétacées, a troublé la paix de leurs immenses solitudes, a violé leur retraite, a immolé tous ceux que les déserts glacés et inabordables des pôles n’ont pas dérobés à ses coups ; et il leur a fait une guerre d’autant plus cruelle, qu’il a vu que des grandes pêches dépendoient la prospérité de son commerce, l’activité de son industrie, le nombre de ses matelots, la hardiesse de ses navigateurs, l’expérience de ses pilotes, la force de sa marine, la grandeur de sa puissance.

C’est ainsi que les géans des géans sont tombés sous ses armes ; et comme son génie est immortel, et que sa science est maintenant impérissable, parce qu’il a pu multiplier sans limites les exemplaires de sa pensée, ils ne cesseront d’être les victimes de son intérêt, que lorsque ces énormes espèces auront cessé d’exister. C’est en vain qu’elles fuient devant lui : son art le transporte aux extrémités de la terre ; elles n’ont plus d’asyle que dans le néant.

Avançons vers ces êtres dont on peut encore écrire l’histoire, et dont nous venons d’esquisser quelques traits généraux.

Ah ! pour les peindre, il faudroit le pinceau de Buffon. Lorsqu’il m’associa à ses travaux, il s’étoit réservé d’exposer l’image de ces cétacées, auxquels la Nature paroissoit avoir destiné un meilleur sort que celui qui les opprime : mais la mort l’a surpris avant qu’il n’ait pu commencer son ouvrage ; mais Daubenton et Montbelliard ne sont plus ; et c’est sans le secours de mes maîtres, sans le secours de mes illustres amis, que j’ai travaillé au monument qui manquoit encore pour compléter l’ouvrage immense élevé pour la postérité par Buffon, par Daubenton, par Montbelliard, et dont j’ai tâché de poser le faîte en terminant il y a un an l’Histoire des poissons[8].

Lorsqu’à cette dernière époque j’ai commencé de publier l’Histoire des cétacées, que j’avois entreprise pour remplir les honorables obligations contractées avec Buffon, le malheur avoit déjà frappé ma tête et déchiré mon cœur ; j’avois déjà perdu une compagne adorée. La douleur sans espoir, la reconnoissance, la vénération, ont inscrit le nom de ma Caroline à la tête de l’Histoire des poissons[9] ; elles lui dédient ce nouvel ouvrage ; elles lui consacreront tous ceux que je pourrai tenter jusqu’à la fin de mon exil affreux. Son nom, cher à toutes les ames vertueuses et sensibles, recommandera mes foibles efforts aux amis de la Nature.

Le 24 nivose an 12.

  1. Lettre de M. de Humboltz au citoyen Lalande, datée de Caraccas en Amérique, le 23 frimaire an 8.
  2. Voyez, dans cette Histoire, l’article des bélugas.
  3. Consultez l’article des baleines franches.
  4. Voyage en Islande, fait par ordre de sa Majesté Danoise, par MM. Olafsen, Islandois, et Potvelsen, premier médecin d’Islande ; rédigé sous la direction de l’académie des sciences de Copenhague, et traduit en françois par M. Gauthier de la Peyronie ; volume V, page 269.
  5. Voyez l’histoire des narwals.
  6. Article du cachalot macrocéphale.
  7. Idem.
  8. Voyez, dans l’Histoire naturelle des poissons, le Discours intitulé Sur la pêche, sur la connoissance des poissons fossiles, et sur quelques attributs généraux des poissons.
  9. Voyez la dédicace du cinquième volume in-4o de l’Histoire naturelle des poissons, et les articles indiqués à la suite de cette dédicace.