Histoire naturelle des cétacées/L’Hypéroodon butskopf

L’HYPÉROODON BUTSKOPF[1].



Le corps et la queue du butskopf sont très-alongés. Leur forme générale est conique ; la base du cône qu’ils forment se trouve vers l’endroit où sont placées les nageoires pectorales. La tête a près d’une fois plus de hauteur que de largeur ; mais sa longueur est égale, ou presque égale, à sa hauteur. Au-dessous du front, qui est très-convexe, on voit un museau très-aplati. On n’a trouvé que deux dents à la mâchoire d’en-bas ; ces deux dents sont situées à l’extrémité de cette mâchoire, coniques et pointues : mais il y a sur le contour de la mâchoire supérieure, et, ce qui est bien remarquable, sur la surface du palais, des dents très-petites, inégales, dures et aiguës. Cette distribution de dents sur le palais est le véritable caractère distinctif du genre dont nous nous occupons, et celui qui nous a suggéré le nom que nous avons donné à ce grouppe[2]. Nous devons faire d’autant plus d’attention à cette particularité, que plusieurs espèces de poissons ont leur palais hérissé de petites dents, et que par conséquent la disposition des dents du butskopf est un nouveau trait qui lie la grande tribu des cétacées avec les autres habitans de la mer, lesquels, ne respirant que par des branchies, sont forcés de vivre au milieu des eaux. D’un autre côté, non seulement le butskopf est le seul cétacée qui ait le palais garni de dents, mais on ne connoit encore aucun mammifère qui ait des dents attachées à la surface du palais. À la vérité, on a découvert depuis peu, dans la Nouvelle-Hollande, des quadrupèdes revêtus de poils, qu’on a nommés ornithorhynques à cause de la ressemblance de leur museau avec un bec aplati, qui vivent dans les marais, et qui ont des dents sur le palais : mais ces quadrupèdes ne sont couverts que de poils aplatis, et, pour ainsi dire, épineux ; ils n’ont pas de mamelles ; et, par tous les principaux traits de leur conformation, ils sont bien plus rapprochés des quadrupèdes ovipares que des mammifères.

Au reste, les deux mâchoires du butskopf sont aussi avancées l’une que l’autre.

La langue est rude et comme dentelée dans sa circonférence ; elle adhère à la mâchoire inférieure, et sa substance ressemble beaucoup à celle de la langue d’un jeune bœuf.

L’orifice commun des deux évents a la forme d’un croissant ; mais les pointes de ce croissant, au lieu d’être tournées vers le bout du museau, comme dans les autres cétacées, sont dirigées vers la queue. L’orifice cependant et les tuyaux qu’il termine sont inclinés de telle sorte, que le fluide lancé par cette ouverture est jeté un peu en avant : il a un diamètre assez grand pour que, dans un jeune butskopf qui n’avoit encore que quatre mètres ou environ de longueur, le bras d’un enfant ait pu pénétrer par cette ouverture jusqu’aux valvules intérieures des évents. Les parois de la partie des évents inférieure aux valvules sont composées de fibres assez dures, et sont recouvertes, ainsi que la face intérieure de ces mêmes soupapes, d’une peau brune, un peu épaisse, mais très-douce au toucher.

L’œil est situé vers le milieu de la hauteur de la tête, et plus élevé que l’ouverture de la bouche.

Les pectorales sont placées très-bas, et presque aussi éloignées des yeux que ces derniers organes le sont du bout du museau. Leur longueur égale le douzième de la longueur totale du cétacée ; et leur plus grande largeur est un peu supérieure à la moitié de leur longueur.

La dorsale, beaucoup moins éloignée de la nageoire de la queue que de l’extrémité des mâchoires, se recourbe en arrière, et ne s’élève qu’au dix-huitième ou environ de la longueur totale du butskopf.

Les deux lobes de la caudale sont échancrés ; et la largeur de cette nageoire peut égaler le quart de la longueur de l’animal.

La couleur générale du butskopf est brune ou noirâtre ; son ventre présente des teintes blanchâtres ; et toute la surface du cétacée montre, dans quelques individus, des taches ou des places d’une nuance différente de la couleur du fond.

La peau qui offre ces teintes est mince, et recouvre une graisse jaunâtre, au-dessous de laquelle on trouve une chair très-rouge.

Le butskopf parvient à plus de huit mètres de longueur : il a alors cinq mètres de circonférence dans l’endroit le plus gros du corps.

La portion osseuse de la tête peut peser plus de dix myriagrammes. Elle offre, dans sa partie supérieure, deux éminences séparées par une grande dépression. L’extrémité antérieure des os de la mâchoire d’en-haut présente une cavité que remplit un cartilage, et le bout du museau est cartilagineux. Ces os, ainsi que ceux de la mâchoire inférieure, sont arqués dans leur longueur, et forment une courbe irrégulière, dont la convexité est tournée vers le bas.

La partie inférieure de l’apophyse molaire, et les angles inférieurs de l’os de la pommette, sont arrondis.

Les poumons sont alongés et se terminent en pointe.

Le cœur a deux tiers de mètre et plus de longueur et de largeur.

On n’a trouvé qu’une eau blanchâtre dans les estomacs d’un jeune butskopf, qui cependant étoit déjà long de quatre mètres[3]. Cet individu étoit femelle ; et ses mamelons n’étoient pas encore sensibles.

Il avoit paru en septembre 1788, auprès de Honfleur, avec sa mère. Des pêcheurs les apperçurent de loin ; ils les virent lutter contre la marée et se débattre sur la grève : ils s’en approchèrent. La plus jeune de ces femelles étoit échouée : la mère cherchoit à la remettre à flot ; mais bientôt elle échoua elle-même. On s’empara d’abord de la jeune femelle ; on l’entoura de cordes, et, à force de bras, on la traîna sur le rivage jusqu’au-dessus des plus hautes eaux. On revint alors à la mère ; on l’attaqua avec audace ; on la perça de plusieurs coups sur la tête et sur le dos ; on lui fit dans le ventre une large blessure. L’animal furieux mugit comme un taureau, agita sa queue d’une manière terrible, éloigna les assaillans. Mais on recommença bientôt le combat : on parvint à faire passer un cable autour de la queue du cétacée ; on fit entrer la patte d’une ancre dans un de ses évents ; la malheureuse mère fit des efforts si violens, qu’elle cassa le cable, s’échappa vers la haute mer, et, lançant par son évent un jet d’eau et de sang à plus de quatre mètres de hauteur, alla mourir à la distance d’un ou deux myriamètres, où le lendemain on trouva son cadavre flottant.

Pendant que M. Baussard, auquel on a dû la description de ce butskopf, disséquoit ce cétacée, une odeur insupportable s’exhaloit de la tête ; cette émanation occasionna des inflammations aux narines et à la gorge de M. Baussard : l’âcreté de l’huile que l’on retiroit de cette même tête, altéra et corroda, pour ainsi dire, la peau de ses mains ; et une lueur phosphorique s’échappoit de l’intérieur du cadavre, comme elle s’échappe de plusieurs corps marins et très-huileux lorsqu’ils commencent à se corrompre.

Le butskopf a été vu dans une grande partie de l’Océan atlantique septentrional et de l’Océan glacial arctique.

FIN.
  1. Hyperoodon butskopf.
    Grand souffleur à bec d’oie.
    Butskopff.
    Delphinus orca (butskopf). Linné, édition de Gmelin.
    Butskopf. Mart. Spitzb. p. 93.
    id. Anderson, Isl. p. 252.
    id. Crantz, Groenland, p. 151.
    Buts-kopper. Eggede, Groenl. p. 56.
    Le dauphin butskopf. Bonnaterre, planches de l’Encyclopédie méthodique.
    Bottle-head, or slounders-head. Dale, Harwich, 4, 11, tab. 14.
    Nebbe haul, or beaked whale. Pontoppid. Norw. 1, 123.
    Beaked. Pennant, Zoolog. Britann. p. 59, n. 10.
    Observations sur la physique, l’histoire naturelle et les arts, mars 1789.
  2. Hyperoon, en grec, signifie palais ; et odos signifie dent.
  3. Journal de physique, mars 1789. — Mémoire de M. Baussard.