Histoire naturelle des cétacées/Le Dauphin gladiateur

LE DAUPHIN GLADIATEUR[1].



Ce cétacée ressemble beaucoup à l’orque ; mais ses armes réelles sont plus puissantes, et ses armes apparentes sont plus grandes. Sa dorsale, qu’on a comparée à un sabre, est beaucoup plus haute que celle de l’orque. D’ailleurs, cette nageoire est située très-près de la tête, et presque sur la nuque. Sa hauteur surpasse le cinquième de la longueur totale du cétacée, et ce cinquième est souvent de deux mètres. Cette dorsale est recourbée en arrière, un peu arrondie à son extrémité, assez alongée pour ressembler à la lame du sabre d’un géant ; et cependant à sa base elle a quelquefois trois quarts de mètre de largeur. La peau du dos s’étend au-dessus de cette proéminence, et la couvre en entier.

Le museau est très-court ; et sa surface antérieure est assez peu courbée pour que de loin il paroisse comme tronqué.

Les mâchoires sont aussi avancées l’une que l’autre. Les dents sont aiguës.

L’œil, beaucoup plus élevé que l’ouverture de la bouche, est presque aussi rapproché du bout du museau que la commissure des lèvres.

La pectorale est très-grande, très-aplatie, élargie en forme d’une énorme spatule, et compose une rame dont la longueur peut être de deux mètres, et la plus grande largeur de plus d’un mètre.

La caudale est aussi très-grande : elle se divise en deux lobes dont chacun a la figure d’un croissant et présente sa concavité du côté du museau. La largeur de cette caudale est de près de trois mètres.

Voilà donc deux grandes causes de vîtesse dans la natation et de rapidité dans les mouvemens, que nous présente le gladiateur ; et cet attribut est confirmé par ce que nous trouvons dans des notes manuscrites dont nous devons la connoissance à sir Joseph Banks. Mon illustre confrère m’a fait parvenir ces notes, avec un dessin d’un gladiateur mâle pris dans la Tamise le 10 juin 1793. Ce cétacée, après avoir été percé de trois harpons, remorqua le bateau dans lequel étoient les quatre personnes qui l’avoient blessé, l’entraîna deux fois depuis Blackwall jusqu’à Greenwich, et une fois jusqu’à Deptford, malgré une forte marée qui parcouroit huit milles dans une heure, et sans être arrêté par les coups de lance qu’on lui portoit toutes les fois qu’il paroissoit sur l’eau. Il expira devant l’hôpital de Greenwich. Ce gladiateur, dont nous avons fait graver la figure, avoit trente-un pieds anglois de longueur, et douze pieds de circonférence dans l’endroit le plus gros de son corps.

Pendant qu’il respiroit encore, aucun bateau n’osa en approcher, tant on redoutoit les effets terribles de sa grande masse et de ses derniers efforts.

La force de ce dauphin gladiateur rappelle celle d’un autre individu de la même espèce, qui arrêta le cadavre d’une baleine que plusieurs chaloupes remorquoient, et l’entraîna au fond de la mer.

Les gladiateurs vont par troupes : lors même qu’ils ne sont réunis qu’au nombre de cinq ou six, ils osent attaquer la baleine franche encore jeune ; ils se précipitent sur elle, comme des dogues exercés et furieux se jettent sur un jeune taureau. Les uns cherchent à saisir sa queue, pour en arrêter les redoutables mouvemens ; les autres l’attaquent vers la tête. La jeune baleine, tourmentée, harassée, forcée quelquefois de succomber sous le nombre, ouvre sa vaste gueule ; et à l’instant les gladiateurs affamés et audacieux déchirent ses lèvres, font pénétrer leur museau ensanglanté jusqu’à sa langue, et en dévorent les lambeaux avec avidité. Le voyageur de Pagès dit avoir vu une jeune baleine fuir devant une troupe cruelle de ces voraces et hardis gladiateurs, montrer de larges blessures, et porter ainsi l’empreinte des dents meurtrières de ces féroces dauphins.

Mais ces cétacées ne parviennent pas toujours à rencontrer, combattre, vaincre et immoler de jeunes baleines : les poissons forment leur proie ordinaire.

Je lis dans les notes manuscrites dont je dois la connoissance à sir Joseph Banks, que pendant une quinzaine de jours, où six dauphins gladiateurs furent vus dans la Tamise, sans qu’on pût les prendre, les aloses et les carrelets furent extraordinairement rares.

On a trouvé les cétacées dont nous parlons dans le détroit de Davis et dans la Méditerranée d’Amérique, ainsi qu’auprès du Spitzberg. Ils peuvent fournir de l’huile assez bonne pour être recherchée.

Toute leur partie supérieure est d’un brun presque noir, et leur partie inférieure d’un beau blanc. Cette couleur blanche est relevée par une tache noirâtre, très-longue, très-étroite et pointue, qui s’étend de chaque côté de la queue en bande longitudinale, et s’avance vers la pectorale, comme un appendice du manteau brun ou noirâtre de l’animal. On peut voir aussi, entre l’œil et la dorsale, un croissant blanc qui contraste fortement avec les nuances foncées du dessus de la tête.


  1. Delphinus gladiator.
    Grampus, par des Anglois.
    Haa-hirningur, en Islande.
    Killer-trasher, sur les côtes des États-Unis.
    Delphinus orca, var. B. Linné, édition de Gmelin.
    Dauphin épée de mer. Bonnaterre, planches de l’Encyclopédie méthodique.
    id. Bloch, édition de R. R. Castel.
    Delphinus pinnâ in dorso unâ gladii recurvi æmulâ, dentibus acutis, roslro quasi truncato. Brisson, Regn. anim. p. 872, n. 3.
    Delphinus dorsi pinnâ altissimâ, dentibus subconicis parùm incurvis. Muller, Zoolog. Dan. Prodrom. p. 8, n. 57.
    Schwerdt-fisch. Anderson, Island. p. 255.
    Crantz, Groenland, p. 152.
    Noch ein ander art grosse fische. Mart. Spitzb. p. 94.
    Poisson à sabre. Voyage de Pagès vers le pôle du Nord, tome II, p. 142.
    Delphinus (maximus) pinnâ majori acuminatâ, haa-hirningur. Voyage en Islande, par Olafsen et Povelsen.