Histoire naturelle des cétacées/La Baleine franche

LA BALEINE FRANCHE[1].



En traitant de la baleine, nous ne voulons parler qu’à la raison ; et cependant l’imagination sera émue par l’immensité des objets que nous exposerons.

Pl. 1.


1. Baleine Franche. 2. Baleinoptère Gibbar. 3. Baleinoptère Rorqual.

Nous aurons sous les yeux le plus grand des animaux. La masse et la vîtesse concourent à sa force : l’Océan lui a été donné pour empire ; et en le créant, la Nature paroît avoir épuisé sa puissance merveilleuse.

Nous devons, en effet, rejeter parmi les fables l’existence de ce monstre hyperboréen, de ce redoutable habitant des mers, que des pêcheurs effrayés ont nommé kraken, et qui, long de plusieurs milliers de mètres, étendu comme un banc de sable, semblable à un amas de roches, colorant l’eau salée, attirant sa proie par le liquide abondant que répandoient ses pores, s’agitant en polype gigantesque, et relevant des bras nombreux comme autant de mâts démesurés, agissoit de même qu’un volcan soumarin, et entr’ouvroit, disoit-on, son large dos, pour engloutir, ainsi que dans un abîme, des légions de poissons et de mollusques.

Mais à la place de cette chimère, la baleine franche montre sur la surface des mers son énorme volume. Lorsque le temps ne manque pas à son développement, ses dimensions étonnent. On ne peut guère douter qu’on ne l’ait vue, à certaines époques et dans certaines mers, longue de près de cent mètres ; et dès-lors, pour avoir une idée distincte de sa grandeur, nous ne devons plus la comparer avec les plus colossaux des animaux terrestres. L’hippopotame, le rhinocéros, l’éléphant, ne peuvent pas nous servir de terme de comparaison. Nous ne trouvons pas non plus cette mesure dans ces arbres antiques dont nous admirons les cimes élevées : cette échelle est encore trop courte. Il faut que nous ayons recours à ces flèches élancées dans les airs, au-dessus de quelques temples gothiques ; ou plutôt il faut que nous comparions la longueur de la baleine entièrement développée, à la hauteur de ces monts qui forment les rives de tant de fleuves, lorsqu’ils ne coulent plus qu’à une petite distance de l’Océan, et particulièrement à celle des montagnes qui bordent les rivages de la Seine. En vain, par exemple, placerions-nous par la pensée une grande baleine auprès d’une des tours du principal temple de Paris ; en vain la dresserions-nous contre ce monument : un tiers de l’animal s’élèveroit au-dessus du sommet de la tour.

Long-temps ce géant des géans a exercé sur son vaste empire une domination non combattue.

Sans rival redoutable, sans besoins difficiles à satisfaire, sans appétits cruels, il régnoit paisiblement sur la surface des mers dont les vents ne bouleversoient pas les flots, ou trouvoit aisément, dans des baies entourées de rivages escarpés, un abri sûr contre les fureurs des tempêtes.

Mais le pouvoir de l’homme a tout changé pour la baleine. L’art de la navigation a détruit la sécurité, diminué le domaine, altéré la destinée du plus grand des animaux. L’homme a su lui opposer un volume égal au sien, une force égale à la sienne. Il a construit, pour ainsi dire, une montagne flottante ; il l’a animée, en quelque sorte, par son génie ; il lui a donné la résistance des bois les plus compactes ; il lui a imprimé la vîtesse des vents, qu’il a su maîtriser par ses voiles ; et, la conduisant contre le colosse de l’Océan, il la contraint à fuir jusque vers les extrémités du monde.

C’est malgré lui néanmoins que l’homme a ainsi relégué la baleine. Il ne l’a pas attaquée pour l’éloigner de sa demeure, comme il en a écarté le tigre, le condor, le crocodile, et le serpent devin : il l’a combattue pour la conquérir. Mais pour la vaincre il ne s’est pas contenté d’entreprises isolées et de combats partiels : il a médité de grands préparatifs, réuni de grands moyens, concerté de grands mouvemens, combiné de grandes manœuvres ; il a fait à la baleine une véritable guerre navale ; et la poursuivant avec ses flottes jusqu’au milieu des glaces polaires, il a ensanglanté cet empire du froid, comme il avoit ensanglanté le reste de la terre ; et les cris du carnage ont retenti dans ces montagnes flottantes, dans ces solitudes profondes, dans ces asyles redoutables des brumes, du silence et de la nuit.

Cependant, avant de décrire ces terribles expéditions, connoissons mieux cette énorme baleine.

Les individus de cette espèce, que l’on rencontre à une assez grande distance du pôle arctique, ont depuis vingt jusqu’à quarante mètres de longueur. Leur circonférence, dans l’endroit le plus gros de leur tête, de leur corps ou de leur queue, n’est pas toujours dans la même proportion avec leur longueur totale. La plus grande circonférence surpassoit en effet la moitié de la longueur dans un individu de seize mètres de long ; elle n’égaloit pas cette même longueur totale dans d’autres individus longs de plus de trente mètres.

Le poids total de ces derniers individus surpassoit cent cinquante mille kilogrammes.

On a écrit que les femelles étoient plus grosses que les mâles. Cette différence, que Buffon a fait observer dans les oiseaux de proie, et que nous avons indiquée pour le plus grand nombre de poissons, lesquels viennent d’un œuf, comme les oiseaux, seroit remarquable dans des animaux qui ont des mamelles, et qui mettent au jour des petits tout formés.

Quoi qu’il en soit de cette supériorité de la baleine femelle sur la baleine mâle, l’une et l’autre, vues de loin, paroissent une masse informe. On diroit que tout ce qui s’éloigne des autres êtres par un attribut très-frappant, tel que celui de la grandeur, s’en écarte aussi par le plus grand nombre de ses autres propriétés ; et l’on croiroit que lorsque la Nature façonne plus de matière, produit un plus grand volume, anime des organes plus étendus, elle est forcée, pour ainsi dire, d’employer des précautions particulières, de réunir des proportions peu communes, de fortifier les ressorts en les rapprochant, de consolider l’ensemble par la juxta-position d’un très-grand nombre de parties, et d’exclure ainsi ces rapports entre les dimensions, que nous considérons comme les élémens de la beauté des formes, parce que nous les trouvons dans les objets les plus analogues à nos sens, à nos qualités, à nos modifications, et avec lesquels nous communiquons le plus fréquemment.

En s’approchant néanmoins de cette masse informe, on la voit en quelque sorte se changer en un tout mieux ordonné. On peut comparer ce gigantesque ensemble à une espèce de cylindre immense et irrégulier, dont le diamètre est égal, ou à peu près, au tiers de la longueur.

La tête forme la partie antérieure de ce cylindre démesuré ; son volume égale le quart et quelquefois le tiers du volume total de la baleine. Elle est convexe par-dessus, de manière à représenter une portion d’une large sphère. Vers le milieu de cette grande voûte, et un peu sur le derrière, s’élève une bosse, sur laquelle sont placés les orifices des deux évents.

On donne ce nom d’évents à deux canaux qui partent du fond de la bouche, parcourent obliquement et en se courbant l’intérieur de la tête, et aboutissent vers le milieu de sa partie supérieure. Le diamètre de leur orifice extérieur est ordinairement le centième, ou environ, de la longueur totale de l’individu.

Ils servent à rejeter l’eau qui pénètre dans l’intérieur de la gueule de la baleine franche, ou à introduire jusqu’à son larynx, et par conséquent jusqu’à ses poumons, l’air nécessaire à la respiration de ce cétacée, lorsque ce grand mammifère nage à la surface de la mer, mais que sa tête est assez enfoncée dans l’eau pour qu’il ne puisse aspirer l’air par la bouche sans aspirer en même temps une trop grande quantité de fluide aqueux.

La baleine fait sortir par ces évents un assez grand volume d’eau pour qu’un canot puisse en être bientôt rempli. Elle lance ce fluide avec tant de rapidité, particulièrement quand elle est animée par des affections vives, tourmentée par des blessures et irritée par la douleur, que le bruit de l’eau qui s’élève et retombe en colonnes ou se disperse en gouttes, effraie presque tous ceux qui l’entendent pour la première fois, et peut retentir fort loin, si la mer est très-calme. On a comparé ce bruit, ainsi que celui que produit l’aspiration de la baleine, au bruissement sourd et terrible d’un orage éloigné. On a écrit qu’on le distinguoit d’aussi loin que le coup d’un gros canon. On a prétendu d’ailleurs que cette aspiration de l’air atmosphérique et ce double jet d’eau communiquoient à la surface de la mer un mouvement que l’on appercevoit à une distance de plus de deux mille mètres : et comment ces effets seroient-ils surprenans, s’il est vrai, comme on l’a assuré, que la baleine franche fait monter l’eau qui jaillit de ses évents jusqu’à plus de treize mètres de hauteur ?

Il paroît que cette baleine a reçu un organe particulier pour lancer ainsi l’eau au dessus de sa tête. On sait du moins que d’autres cétacées présentent cet organe, dont on peut voir la description dans les Leçons d’anatomie comparée de notre savant collègue le citoyen Cuvier (tome II, page 672) ; et il existe vraisemblablement dans tous les cétacées, avec quelques modifications relatives à leur genre et à leur espèce.

Cet organe consiste dans deux poches grandes et membraneuses, formées d’une peau noirâtre et muqueuse, ridées lorsqu’elles sont vides, ovoïdes lorsqu’elles sont gonflées. Ces deux poches sont couchées sous la peau, au-devant des évents, avec la partie supérieure desquels elles communiquent. Des fibres charnues très-fortes partent de la circonférence du crâne, se réunissent au-dessus de ces poches ou bourses, et les compriment violemment, à la volonté de l’animal.

Lors donc que le cétacée veut faire jaillir une certaine quantité d’eau contenue dans sa bouche, il donne à sa langue et à ses mâchoires le mouvement nécessaire pour avaler cette eau : mais comme il ferme en même temps son pharynx, il force ce fluide à remonter dans les évents ; il lui imprime un mouvement assez rapide pour que cette eau très-pressée soulève une valvule charnue placée dans l’évent vers son extrémité supérieure, et au-dessous des poches ; l’eau pénètre dans les poches ; la valvule se referme ; l’animal comprime ses bourses ; l’eau en sort avec violence ; la valvule, qui ne peut s’ouvrir que de bas en haut, résiste à son effort ; et ce liquide, au lieu de rentrer dans la bouche, sort par l’orifice supérieur de l’évent, et s’élève dans l’air à une hauteur proportionnée à la force de la compression des bourses.

L’ouverture de la bouche de la baleine franche est très-grande ; elle se prolonge jusqu’au-dessous des orifices supérieurs des évents ; elle d’étend même vers la base de la nageoire pectorale ; et l’on pourroit dire par conséquent qu’elle va presque jusqu’à l’épaule. Si on regarde l’animal par côté, on voit le bord supérieur et le bord inférieur de cette ouverture présenter, depuis le bout du museau jusqu’auprès de l’œil, une courbe très-semblable à la lettre S placée horizontalement.

Les deux mâchoires sont à peu près aussi avancées l’une que l’autre. Celle de dessous est très-large, surtout vers le milieu de sa longueur.

L’intérieur de la gueule est si vaste dans la baleine franche, que dans un individu de cette espèce, qui n’étoit encore parvenu qu’à vingt-quatre mètres de longueur, et qui fut pris en 1726, au cap de Hourdel, dans la baie de la Somme, la capacité de la bouche étoit assez grande pour que deux hommes aient pu y entrer sans se baisser[2].

La langue est molle, spongieuse, arrondie par-devant, blanche, tachetée de noir sur les côtés, adhérente à la mâchoire inférieure, mais susceptible de quelques mouvemens. Sa longueur surpasse souvent neuf mètres ; sa largeur est de trois ou quatre. Elle peut donner plus de six tonneaux d’huile ; et Duhamel assure que lorsqu’elle est salée, elle peut être recherchée comme un mets délicat.

La baleine franche n’a pas de dents ; mais tout le dessous de la mâchoire inférieure, ou, pour mieux dire, toute la voûte du palais est garnie de lames que l’on désigne par le nom de fanons. Donnons une idée nette de leur contexture, de leur forme, de leur grandeur, de leur couleur, de leur position, de leur nombre, de leur mobilité, de leur développement, de l’usage auquel la Nature les a destinées, et de ceux auxquels l’art a su les faire servir.

La surface d’un fanon est unie, polie, et semblable à celle de la corne. Il est composé de poils, ou plutôt de crins, placés à côté les uns des autres dans le sens de sa longueur, très-rapprochés, réunis et comme collés par une substance gélatineuse, qui, lorsqu’elle est sèche, lui donne presque toutes les propriétés de la corne, dont il a l’apparence.

Chacun de ces fanons est d’ailleurs très-aplati, alongé, et très-semblable, par sa forme générale, à la lame d’une faux. Il se courbe un peu dans sa longueur comme cette lame, diminue graduellement de hauteur et d’épaisseur, se termine en pointe, et montre sur son bord inférieur ou concave un tranchant analogue à celui de la faux. Ce bord concave ou inférieur est garni presque depuis son origine jusqu’à la pointe du fanon, de crins qu’aucune substance gélatineuse ne réunit, et qui représentent, le long de ce bord tranchant et aminci, une sorte de frange d’autant plus longue et d’autant plus touffue qu’elle est plus près de la pointe ou de l’extrémité du fanon.

La couleur de cette lame cornée est ordinairement noire, et marbrée de nuances moins foncées ; mais le fanon est souvent caché sous une espèce d’épiderme dont la teinte est grisâtre.

Maintenant disons comment les fanons sont placés.

Le palais présente un os qui s’étend depuis le bout du museau jusqu’à l’entrée du gosier. Cet os est recouvert d’une substance blanche et ferme, à laquelle on a donné le nom de gencive de la baleine. C’est le long et de chaque côté de cet os, que les fanons sont distribués et situés transversalement.

En se supposant dans l’intérieur d’une baleine franche, on voit donc au-dessus de sa tête deux rangées de lames parallèles et transversales. Ces lames, presque verticales, ne sont que très-foiblement inclinées en arrière. Le bout de chaque fanon, opposé à sa pointe, entre dans la gencive, la traverse, et pénètre jusqu’à l’os longitudinal. Le bord convexe de la lame s’applique contre le palais, s’insère même dans sa substance. Les franges de crin attachées au bord concave de chaque fanon font paroître le palais comme hérissé de poils très-gros et très-durs ; et sortant vers la pointe de chaque lame au-delà des lèvres, elles forment le long de ces lèvres une autre frange extérieure, ou une sorte de barbe, qui a fait donner le nom de barbes aux fanons des baleines.

Le palais étant un peu ovale, il est évident que les lames transversales sont d’autant plus longues qu’elles sont situées plus près du plus grand diamètre transversal de cet ovale, lequel se trouve vers le milieu de la longueur du palais. Les fanons les plus courts sont vers l’entrée du gosier, ou vers le bout du museau.

Il n’est pas rare de mesurer des fanons de cinq mètres de longueur. Ils ont alors, au bout qui pénètre dans la gencive, quatre ou cinq décimètres de hauteur, et deux ou trois centimètres d’épaisseur ; et l’on compte fréquemment trois ou quatre cents de ces lames cornées, grandes ou petites, de chaque côté de l’os longitudinal.

Mais, indépendamment de ces lames en forme de faux, on trouve des fanons très-petits, couchés l’un au-dessus de l’autre, comme les tuiles qui recouvrent les toits, et placés dans une gouttière longitudinale, que l’on voit au-dessous de l’extrémité de l’os longitudinal du palais. Ces fanons particuliers empêchent que cette extrémité, quelque mince et par conséquent quelque tranchante qu’elle puisse être, ne blesse la lèvre inférieure.

Cependant, comment se développent ces fanons ?

Le savant anatomiste de Londres, M. Hunter, a fait voir que ces productions se développoient d’une manière très-analogue à celle dont croissent les cheveux de l’homme et la corne des animaux ruminans. C’est une nouvelle preuve de l’identité de nature que nous avons tâché de faire reconnoître entre les cheveux, les poils, les crins, la corne, les plumes, les écailles, les tubercules, les piquans et les aiguillons[3]. Mais, quoi qu’il en soit, le fanon tire sa nourriture, et en quelque sorte le ressort de son extension graduelle, de la substance blanche à laquelle on a donné le nom de gencive. Il est accompagné, pour ainsi dire, dans son développement, par des lames qu’on a nommées intermédiaires, parce qu’elles le séparent du fanon le plus voisin, et qui, posées sur la même base, produites dans la même substance, formées dans le même temps, ne faisant qu’un seul corps avec le fanon, le renforçant, le maintenant à sa place, croissant dans la même proportion, et s’étendant jusqu’à la lèvre supérieure, s’y altèrent, s’y ramollissent, s’y délayent, et s’y dissolvent comme un épiderme trop long-temps plongé dans l’eau. L’auteur de l’Histoire hollandoise des pêches dans la mer du Nord[4] rapporte qu’on trouve souvent, au milieu de beaux fanons, des fanons plus petits, que l’on regarde comme ayant poussé à la place de lames plus grandes, déracinées et arrachées par quelque accident.

On assure que lorsque la baleine franche ferme entièrement la gueule, ou dans quelque autre circonstance, les fanons peuvent se rapprocher un peu l’un de l’autre, et se disposer de manière à être un peu plus inclinés que dans leur position ordinaire.

Après la mort de la baleine, l’épiderme glutineux qui recouvre les fanons, se sèche, et les colle les uns aux autres. Si l’on veut les préparer pour le commerce et les arts, on commence donc par les séparer avec un coin ; on les fend ensuite dans le sens de leur longueur, avec des couperets bien aiguisés ; on divise ainsi les différentes couches dont ils sont composés, et qui étoient retenues l’une contre l’autre par des filamens entrelacés et par une substance gélatineuse ; on les met dans de l’eau froide, ou quelquefois dans de l’eau chaude ; on les attendrit souvent dans l’huile que la baleine a fournie ; on les ratisse au bout de quelques heures ; on les brosse ; on les place, un à un, sur une planche bien polie ; ou les racle de nouveau ; on en coupe les extrémités ; on les expose à l’air pendant quelques heures, et on les dispose de manière qu’ils puissent continuer de sécher sans s’altérer et se corrompre[5].

C’est après avoir eu recours à ces procédés, qu’on se sert ou qu’on s’est servi de ces fanons pour plusieurs ouvrages, et particulièrement pour fortifier des corsets, soutenir des paniers, former des parapluies, monter des lunettes[6], garnir des éventails, composer des baguettes, et faire des cannes flexibles et légères. On a pensé aussi qu’on pourroit en dégager les crins de manière à s’en servir pour faire des cordes, de la ficelle, et même une sorte de grosse étoffe[7].

Mais quel est l’organe de la baleine qui ne mérite pas une attention particulière ? Examinons ses yeux, et reconnoissons les rapports de leur structure avec la nature de son séjour.

L’œil est placé immédiatement au-dessus de la commissure des lèvres, et par conséquent très-près de l’épaule de la baleine. Presque également éloigné du monticule des évents et de l’extrémité du museau, très-rapproché du bord inférieur de l’animal, très-écarté de l’œil opposé, il ne paroît destiné qu’à voir les objets auxquels la baleine présente son immense côté ; et il ne faut pas négliger d’observer que voilà un rapport frappant entre la baleine franche, qui parcourt avec tant de vîtesse la surface de l’océan et plonge dans ses abîmes, et plusieurs des oiseaux privilégiés qui traversent avec tant de rapidité les vastes champs de l’air et s’élancent au plus haut de l’atmosphère. L’œil de la baleine est cependant placé sur une espèce de petite convexité qui, s’élevant au-dessus de la surface des lèvres, lui permet de se diriger de telle sorte, que lorsque l’animal considère un objet un peu éloigné, il peut le voir de ses deux yeux à la fois, rectifier les résultats de ses sensations, et mieux juger de la distance.

Mais ce qui étonne dans le premier moment de l’examen, c’est que l’œil de la baleine soit si petit, qu’on a peine quelquefois à le découvrir. Son diamètre n’est souvent que la cent quatre-vingt-douzième partie de la longueur totale du cétacée. Il est garni de paupières, comme l’œil des autres mammifères : mais ces paupières sont si gonflées par la graisse huileuse qui en occupe l’intérieur, qu’elles n’ont presque aucune mobilité ; elles sont d’ailleurs dénuées de cils, et l’on ne voit aucun vestige de cette troisième paupière que l’on peut apercevoir dans l’homme, que l’on remarque dans les quadrupèdes, et qui est si développée dans les oiseaux.

La baleine paroît donc privée de presque tous les moyens de garantir l’intérieur de son œil des impressions douloureuses de la lumière très-vive que répandent autour d’elle, pendant les longs jours de l’été, la surface des mers qu’elle fréquente, ou les montagnes de glace dont elle est entourée. Mais avant la fin de cet article, nous remarquerons combien les effets de la conformation particulière de cet organe peuvent suppléer au nombre et à la mobilité des paupières.

L’œil de la baleine, considéré dans son ensemble, est assez aplati par-devant pour que son axe longitudinal ne soit quelquefois à son axe transverse, que dans le rapport de 6 à 11. Mais il n’en est pas de même du cristallin : conformé comme celui des poissons, des phoques, de plusieurs quadrupèdes ovipares qui marchent ou nagent souvent au-dessous de l’eau, et des cormorans, ainsi que de quelques autres oiseaux plongeurs, le cristallin de la baleine franche est assez convexe par-devant et par-derrière pour ressembler à une sphère, au lieu de représenter une lentille, de même que celui des quadrupèdes, et sur-tout celui des oiseaux. Il paroît du moins que le rapport de l’axe longitudinal du cristallin à son diamètre transverse, est, dans la baleine franche, commue celui de 13 à 15, lors même que ce diamètre et cet axe sont le plus différens l’un de l’autre[8].

La forme générale de l’œil est maintenue, en très-grande partie, dans la baleine franche, comme dans les animaux dont l’œil n’est pas sphérique, par l’enveloppe à laquelle on a donné le nom de sclérotique, et qui environne tout l’organe de la vue, excepté dans l’endroit où la cornée est située. Ce nom de sclérotique venant de sclerotes, qui, en grec, signifie dureté, convient bien mieux à l’enveloppe de l’œil de la baleine franche dans laquelle elle est très-dure, qu’à celle de l’œil de l’homme et de l’œil des quadrupèdes dans lesquels, ainsi que dans l’homme, elle est remarquable par sa mollesse. Mais la sclérotique de la baleine franche n’a pas dans toute son étendue une égale dureté : elle est beaucoup plus dure dans ses parties latérales que dans le fond de l’œil, quoiqu’elle soit très-fréquemment, dans ce même fond, épaisse de plus de trente-six millimètres, pendant que l’épaisseur des parties latérales n’en excède guère vingt-quatre. Cette différence vient de ce que les mailles que l’on voit dans la substance fibreuse, et en apparence tendineuse, de la sclérotique, sont plus grandes dans le fond que sur les côtés de l’œil, et qu’au lieu de contenir une matière fongueuse et flexible, comme sur ces mêmes côtés, elles sont remplies, vers le fond de l’œil, d’une huile proprement dite.

Au reste, cette portion moins dure de la sclérotique de la baleine est traversée par un canal dans lequel passe l’extrémité du nerf optique : les parois de ce canal sont formées par la dure-mère ; et c’est de la face externe de cette dure-mère que se détachent, comme par un épanouissement, les fibres qui composent la sclérotique.

On distingue d’autant plus ces fibres, que leur couleur est blanche, et que la substance renfermée dans les mailles qu’elles entourent, est d’une nuance brune.

Nous entrons avec plaisir dans les détails en apparence les plus minutieux, parce que tout intéresse dans un colosse tel que la baleine franche, et que nous découvrons facilement dans ses organes très-développés, ce que notre vue, même aidée par la loupe et par le microscope, ne peut pas toujours distinguer dans les organes analogues des autres animaux. La baleine franche est, pour ainsi dire, un grand exemplaire de l’être organisé, vivant et sensible, dont aucun caractère ne peut échapper à l’examen.

C’est ainsi, par exemple, qu’on voit dans la baleine, encore mieux que dans le rhinocéros ou dans d’autres énormes quadrupèdes, la manière dont la sclérotique se réunit souvent à la cornée. Au lieu d’être simplement attachée à cette cornée par une cellulosité, elle pénètre fréquemment dans sa substance ; et l’on aperçoit facilement les fibres blanches de la sclérotique de la baleine, qui entrent dans l’épaisseur de sa cornée, en filamens très-déliés, mais assez longs.

C’est encore ainsi que, dans la choroïde ou seconde enveloppe de l’œil de la baleine, on peut distinguer sans aucune loupe les ouvertures des vaisseaux, de même que la membrane intérieure que l’on connoît sous le nom de Ruyschienne ; et qu’on compte, pour ainsi dire, les fibres rayonnantes qui, semblables à des cercles, entourent le cristallin sphérique.

Continuons cependant.

Lorsque la prunelle de la baleine franche est rétrécie par la dilatation de l’iris, elle devient une ouverture alongée transversalement.

L’ensemble de l’œil est d’ailleurs mu dans ce cétacée par quatre muscles droits ; par un autre muscle droit, nommé suspenseur, et divisé en quatre ; et par deux muscles obliques, l’un supérieur et l’autre inférieur.

Remarquons encore que la baleine, comme la plupart des animaux qui vivent dans l’eau, n’a pas de points lacrymaux, ni de glandes destinées à répandre sur le devant de l’œil une liqueur propre à le tenir dans l’état de propreté et de souplesse nécessaire ; mais que l’on trouve sous la paupière supérieure des sortes de lacunes d’où s’écoule une humeur épaisse et mucilagineuse.

Passons maintenant à l’examen de l’organe de l’ouïe.

La baleine a dans cet organe, comme tous les cétacées, un labyrinthe, trois canaux membraneux et demi-circulaires, un limaçon, un orifice cochléaire, un vestibule, un orifice vestibulaire[9], une cavité appelée caisse du tympan, une membrane du tympan, des osselets articulés et placés dans cette caisse depuis cette membrane du tympan jusqu’à l’orifice vestibulaire, une trompe nommée trompe d’Eustache[10], et un canal qui, de la membrane du tympan, aboutit et s’ouvre à l’extérieur.

Le limaçon de la baleine est même fort grand ; toutes ses parties sont bien développées. L’orifice ou la fenêtre cochléaire qui fait communiquer ce limaçon avec la caisse du tympan, offre une grande étendue. Le marteau, un des osselets de la caisse du tympan, et qui communique immédiatement avec la membrane du même nom, présente aussi des dimensions très-remarquables par leur grandeur.

Mais la spirale du limaçon ne fait qu’un tour et demi, et ne s’élève pas à mesure qu’elle enveloppe son axe. Il est si difficile d’appercevoir les canaux demi-circulaires, qu’un très-grand anatomiste, Pierre Camper, en a nié l’existence, et qu’on croiroit peut-être encore qu’ils manquent à l’oreille de la baleine, malgré les indications de l’analogie, sans les recherches éclairées de notre confrère Cuvier. Le marteau n’a point cet appendice que l’on connoît sous le nom de manche ; le tympan a la forme d’un entonnoir alongé, dont la pointe est fixée au bas du col du marteau. Le méat, ou conduit extérieur, n’est osseux dans aucune de ses portions ; c’est un canal cartilagineux et très-mince, qui part du tympan, serpente dans la couche graisseuse, parvient jusqu’à la surface de la peau, s’ouvre à l’extérieur par un trou très-petit, et n’est terminé par aucun vestige de conque, de pavillon membraneux ou cartilagineux, d’oreille externe plus ou moins large ou plus ou moins longue.

Ce défaut d’oreille extérieure qui lie la baleine franche avec tous les autres cétacées, avec les lamantins, les dugons, les morses, et le plus grand nombre de phoques, les éloigne de tous les autres mammifères, et pourroit presque être compté parmi les caractères distinctifs des animaux qui passent la plus grande partie de leur vie dans l’eau douce ou salée.

L’oreille des cétacées présente cependant des particularités plus dignes d’attention que celles que nous venons d’indiquer.

L’étrier, l’un des osselets de la caisse du tympan, n’a, au lieu des deux branches qu’il offre dans la plupart des mammifères, qu’un corps conique, comprimé, et percé d’un très-petit trou.

La partie de l’os temporal à laquelle on a donné le nom de rocher, et dans l’intérieur de laquelle sont creusées les cavités de l’oreille des mammifères, est, dans la baleine, d’une substance plus dure, que dans aucune autre espèce d’animal vertébré. Mais voici un fait plus extraordinaire et plus curieux.

Le rocher de la baleine franche n’est point articulé avec les autres parties osseuses de la tête ; il est suspendu par des ligamens, et placé à côté de la base du crâne, sous une sorte de voûte formée en grande partie par l’os occipital.

Ce rocher, ainsi isolé et suspendu, présente, vers le bord interne de sa face supérieure, une proéminence demi-circulaire, qui contient le limaçon. On voit sur cette même proéminence un orifice qui appartient au méat ou conduit auditif interne, et qui répond à un trou de la base du crâne.

Au-dessous du labyrinthe que renferme ce rocher, est la caisse du tympan.

Cette caisse est formée par une lame osseuse, que l’on croiroit roulée sur elle-même, et dont le côté interne est beaucoup plus épais que le côté extérieur.

L’ouverture extérieure de cette caisse, sur laquelle est tendue la membrane du tympan, n’est pas limitée par un cadre osseux et régulier comme dans plusieurs mammifères, mais rendue très-irrégulière par trois apophyses placées sur sa circonférence.

Cette même caisse du tympan adhère aux autres portions du rocher par son extrémité postérieure, et par une apophyse de la partie antérieure de son bord le plus mince.

De l’extrémité antérieure de la caisse part la trompe, analogue à la trompe d’Eustache de l’homme. Ce tube est membraneux, perce l’os maxillaire supérieur, et aboutit à la partie supérieure de l’évent par un orifice qu’une valvule rend impénétrable à l’eau lancée par ce même évent, même avec toute la vîtesse que l’animal peut imprimer à ce fluide.

Mais après avoir jeté un coup-d’œil sur le corps de la baleine franche, après avoir considéré sa tête et les principaux organes que contient cette tête si extraordinaire et si vaste, que devons nous d’abord examiner ?

La queue de ce cétacée.

Cette partie de la baleine a la figure d’un cône, dont la base s’applique au corps proprement dit. Les muscles qui la composent sont très-vigoureux. Une saillie longitudinale s’étend dans sa partie supérieure, depuis le milieu de sa longueur jusqu’à son extrémité. Elle est terminée par une grande nageoire, dont la position est remarquable. Cette nageoire est horizontale, au lieu d’être verticale comme la nageoire de la queue des poissons ; et cette situation, qui est aussi celle de la caudale de tous les autres cétacées, suffiroit seule pour faire distinguer toutes les espèces de cette famille d’avec tous les autres animaux vertébrés et à sang rouge.

Cette nageoire horizontale est composée de deux lobes ovales, dont la réunion produit un croissant échancré dans trois endroits de son intérieur, et dont chacun peut offrir un mouvement très-rapide, un jeu très-varié, et une action indépendante.

Dans une baleine franche, qui n’avoit que vingt-quatre mètres de longueur, et qui échoua en 1726 au cap de Hourdel, il y avoit un espace de quatre mètres entre les deux pointes du croissant formé par les deux lobes de la caudale, et par conséquent une distance égale au sixième de la longueur totale. Dans une baleine plus petite encore, et qui n’étoit longue que de seize mètres, cette distance entre les deux pointes du croissant surpassoit le tiers de la plus grande longueur de l’animal.

Ce grand instrument de natation est le plus puissant de ceux que la baleine a reçus ; mais il n’est pas le seul. Ses deux bras peuvent être comparés aux deux nageoires pectorales des poissons : au lieu d’être composés, ainsi que ces nageoires, de rayons soutenus et liés par une membrane, ils sont formés, sans doute, d’os que nous décrirons bientôt, de muscles, et de chair tendineuse, recouverts par une peau épaisse ; mais l’ensemble que chacun de ces bras présente consiste dans une sorte de sac aplati, arrondi dans la plus grande partie de sa circonférence, terminé en pointe, ayant une surface assez étendue pour que sa longueur surpasse le sixième de la longueur totale du cétacée et que sa largeur égale le plus souvent la moitié de sa longueur, réunissant enfin tous les caractères d’une rame agile et forte.

Cependant, si la présence de ces trois rames ou nageoires donne à la baleine un nouveau trait de conformité avec les autres habitans des eaux, et l’éloigne des quadrupèdes, elle se rapproche de ces mammifères par une partie essentielle de sa conformation, par les organes qui lui servent à perpétuer son espèce.

Le mâle a reçu un balénas long de trois mètres ou environ, large de deux décimètres à sa base, environné d’une peau double qui lui donne quelque ressemblance avec un cylindre renfermé dans une gaine, composé dans son intérieur de branches, d’un corps caverneux, d’une substance spongieuse, d’un urètre, de muscles érecteurs, de muscles accélérateurs, et placé auprès de deux testicules que l’on peut voir à côté l’un de l’autre au-dessus des muscles abdominaux.

De chaque côté de la vulve, qui a son clitoris, son méat urinaire et son vagin, l’on peut distinguer dans la femelle, à une petite distance de l’anus, une mamelle placée dans un sillon longitudinal et plissé, aplatie, et peu apparente, excepté dans le temps où la baleine nourrit et où cette mamelle s’étend et s’alonge au point d’avoir quelquefois une longueur et un diamètre égaux au cinquantième ou à peu près de la longueur totale.

La peau du sillon longitudinal, qui garantit la mamelle, est moins serrée et moins dure que celle qui revêt le reste de la surface de la baleine.

Cette dernière peau est très-forte, quoique percée de grands pores. Son épaisseur surpasse deux décimètres. Elle n’est pas garnie de poils, comme celle de la plupart des mammifères.

L’épiderme qui la recouvre est très-lisse, très-poreux, composé de plusieurs couches, dont la plus intérieure a le plus d’épaisseur et de dureté, luisant, et pénétré d’une humeur muqueuse, ainsi que d’une sorte d’huile qui diminue sa rigidité, et le préserve des altérations que feroit subir à cette surpeau le séjour alternatif de la baleine dans l’eau et à la surface des mers.

Cette huile et cette substance visqueuse rendent même l’épiderme si brillant, que lorsque la baleine franche est exposée aux rayons du soleil, sa surface est resplendissante comme celle du métal poli.

Le tissu muqueux qui sépare l’épiderme de la peau, est plus épais que dans tous les autres mammifères. La couleur de ce tissu, ou, ce qui est la même chose, la couleur de la baleine, varie beaucoup suivant la nourriture, l’âge, le sexe, et peut-être suivant la température du séjour habituel de ce cétacée. Elle est quelquefois d’un noir très-pur, très-foncé, et sans mélange ; d’autres fois, d’un noir nuancé ou mêlé de gris. Plusieurs baleines sont moitié blanches et moitié brunes. On en trouve d’autres jaspées ou rayées de noir et de jaunâtre. Souvent le dessous de la tête et du corps présente une blancheur éclatante. On a vu dans les mers du Japon, et, ce qui est moins surprenant, au Spitzberg, et par conséquent à dix degrés du pôle boréal, des baleines entièrement blanches ; et l’on peut rencontrer fréquemment de ces cétacées marqués de blanc sur un fond noir, ou gris, ou jaspé, etc. parce que la cicatrice des blessures de ces animaux produit presque toujours une tache blanche.

La chair qui est au-dessous de l’épiderme et de la peau, est rougeâtre, grossière, dure et sèche, excepté celle de la queue, qui est moins coriace et plus succulente, quoique peu agréable à un goût délicat, sur-tout dans certaines circonstances où elle répand une odeur rebutante. Les Japonois cependant, et particulièrement ceux qui sont obligés de supporter des travaux pénibles, l’ont préférée à plusieurs autres alimens ; ils l’ont trouvée très-bonne, très-fortifiante et très-salubre.

Entre cette chair et la peau, est un lard épais, dont une partie de la graisse est si liquide, qu’elle s’écoule et forme une huile, même sans être exprimée.

Il est possible que cette huile très-fluide passe au travers des intervalles des tissus et des pores des membranes, qu’elle parvienne jusque dans l’intérieur de la gueule, qu’elle soit rejetée par les évents avec l’eau de la mer, qu’elle nage sur l’eau salée, et qu’elle soit avidement recherchée par des oiseaux de mer, ainsi que Duhamel l’a rapporté.

Le lard a moins d’épaisseur autour de la queue qu’autour du corps proprement dit ; mais il en a une très-grande au-dessous de la mâchoire inférieure, où cette épaisseur est quelquefois de plus d’un mètre[11]. Lorsqu’on le fait bouillir, on en retire deux sortes d’huiles : l’une pure et légère ; l’autre un peu mêlée, onctueuse, gluante, d’une fluidité que le froid diminue beaucoup, moins légère que la première, mais cependant moins pesante que l’eau. Il n’est pas rare qu’une seule baleine franche donne jusqu’à quatre-vingt-dix tonneaux de ces différentes huiles.

Lorsqu’on a sous les yeux le cadavre d’une baleine franche, et qu’on a enlevé son épiderme, son tissu muqueux, sa peau, son lard et sa chair, que découvre-t-on ? sa charpente osseuse.

Quelles particularités présentent les os de la tête ?

Pendant que l’animal est encore très-jeune, les pariétaux se soudent avec les temporaux et avec l’occipital, et ces cinq os réunis forment une voûte de plusieurs mètres de long, sur une largeur égale à plus de la moitié de la longueur.

Le sphénoïde reste divisé en plusieurs pièces pendant toute la vie de la baleine.

Les sutures que l’animal présente lorsqu’il est un peu avancé en âge, sont telles, que les deux pièces qui se réunissent, amincies dans leurs bords et taillées en biseau à l’endroit de leur jonction, représentent chacune une bande ou face inclinée, et s’appliquent, dans cette portion de leur surface, l’une au-dessus de l’autre, comme les écailles de plusieurs poissons.

Si on ouvre le crâne, on voit que l’intérieur de sa base est presque de niveau. On ne découvre ni fosse ethmoïdale, ni lame criblée, ni aucune protubérance semblable à ces quatre crochets, ou apophyses clinoïdes, qui s’élèvent sur le fond du crâne de l’homme et d’un si grand nombre de mammifères.

Que remarque-t-on cependant de particulier à la baleine franche, lorsqu’on regarde le dehors de ce crâne ?

Les deux ouvertures que l’on nomme trous orbitaires internes antérieurs, et qui font communiquer la cavité de l’orbite de l’œil, ou la fosse orbitaire, avec le creux auquel on a donné le nom de fosse nasale, sont, dans la baleine franche, très-petits et recouverts par des lames osseuses.

Ce cétacée n’a pas ce trou qu’on appelle incisif, et que montre, dans tant de mammifères, la partie des os intermaxillaires qui suit l’extrémité de la mâchoire.

Mais au lieu d’un seul orifice comme dans l’homme, trois ou quatre trous servent à la communication de la cavité de l’orbite avec l’intérieur de l’os maxillaire supérieur.

Les deux os de la mâchoire inférieure forment par leur réunion une portion de cercle ou d’ellipse qui a communément plus de huit ou neuf mètres d’étendue, et que les pêcheurs ont fréquemment employée comme un trophée, et dressée sur le tillac, pour annoncer la prise d’une baleine et la grandeur de leur conquête.

L’une des galeries du Muséum d’histoire naturelle renferme trois os maxillaires d’une baleine : la longueur de ces os est de neuf mètres ou environ.

L’occiput est arrondi. Il s’articule avec l’épine dorsale à son extrémité postérieure, et par de larges condyles ou faces saillantes.

On compte sept vertèbres du cou, comme dans l’homme et presque tous les mammifères. La première de ces vertèbres, qu’on appelle l’atlas, est soudée avec la seconde, qui a reçu le nom d’axis.

Dans la baleine de vingt-quatre mètres de longueur, qui échoua en 1726 au cap de Hourdel, l’épine dorsale avoit auprès de la caudale un demi-mètre de diamètre, et par conséquent a été comparée avec raison à une grosse poutre de quatorze ou quinze mètres de longueur. On a écrit que sa couleur et sa contexture paroissoient, au premier coup-d’œil, semblables à celles d’un grès grisâtre ; on auroit pu ajouter, et enduit d’une substance huileuse. Presque tous les os de la baleine franche réunissent en effet à une compacité et à un tissu particuliers, une sorte d’apparence onctueuse qu’ils doivent à l’huile dont ils sont pénétrés pendant qu’ils sont encore frais.

Dans une baleine échouée en 1763 sur un des rivages d’Islande, on compta en tout soixante-trois vertèbres, suivant MM. Olafsen et Povelsen.

Il paroît que la baleine dont nous écrivons l’histoire a quinze côtes de chaque côté de l’épine du dos, et que chacune de ses côtes a très-souvent plus de sept mètres de longueur, sur un demi-mètre de circonférence.

Le sternum, avec lequel les premières de ces côtes s’articulent, est large, mais peu épais, sur-tout dans sa partie antérieure.

Les clavicules que l’on trouve dans ceux des mammifères qui font un très-grand usage de leurs bras, soit pour grimper sur les arbres, soit pour attaquer et se défendre, soit pour saisir et porter à leur bouche l’aliment qu’ils préfèrent, n’ont point d’analogues dans la baleine franche.

On peut voir dans l’une des galeries du Muséum national d’histoire naturelle, une omoplate qui appartenoit à une baleine, et dont la longueur est de trois mètres.

L’os du bras proprement dit, ou l’humérus, est très-court, arrondi vers le haut, et comme marqué par une petite tubérosité.

Le cubitus et le radius, ou les deux os de l’avant-bras, sont très-comprimés ou aplatis latéralement.

On ne compte que cinq os dans le carpe ou dans la main proprement dite. Ils forment deux rangées, l’une de trois, l’autre de deux pièces ; ils sont très-aplatis, réunis de manière à présenter l’image d’une sorte de pavé, et presque tous hexagones.

Les os du métacarpe sont aussi très-aplatis, et soudés les uns aux autres.

Le nombre des phalanges n’est pas le même dans les cinq doigts.

Tous ces os du bras, de l’avant-bras, du carpe, du métacarpe et des doigts, non seulement sont articulés de manière qu’ils ne peuvent se mouvoir les uns sur les autres, comme les os des extrémités antérieures de l’homme et de plusieurs mammifères, mais encore sont réunis par des cartilages très-longs, qui recouvrent quelquefois la moitié des os qu’ils joignent l’un à l’autre, et ne laissent qu’un peu de souplesse à l’ensemble qu’ils contribuent à former. Il n’y a d’ailleurs aucun muscle propre à tourner l’avant-bras de telle sorte que la paume de la main devienne alternativement supérieure ou inférieure à la face qui lui est opposée ; ou, ce qui est la même chose, il n’y a ni supinateur, ni pronateur. Des rudimens aponévrotiques de muscles sont étendus sur toute la surface des os, et en consolident les articulations.

Tout concourt donc pour que l’extrémité antérieure de la baleine franche soit une véritable rame élastique et puissante, plutôt qu’un organe propre à saisir, retenir et palper les objets extérieurs.

Cette élasticité et cette vigueur doivent d’autant moins étonner, que la nageoire pectorale ou l’extrémité antérieure de la baleine est très-charnue ; que lorsqu’on dépèce ce cétacée, on enlève de cette nageoire de grandes portions de muscles ; et que l’irritabilité de ces parties musculaires est si vive, qu’elles bondissent longtemps après avoir été détachées du corps de l’animal.

Mais qu’avons-nous à dire du fluide qui nourrit ces muscles et entretient ces qualités ?

La quantité de sang qui circule dans la baleine, est plus grande à proportion que celle qui coule dans les quadrupèdes. Le diamètre de l’aorte surpasse souvent quatre décimètres. Le cœur est large et aplati. On a écrit que le trou botal, par lequel le sang des mammifères qui ne sont pas encore nés, peut parcourir les cavités du cœur, aller des veines dans les artères, et circuler dans la totalité du système vasculaire sans passer par les poumons, restoit ouvert dans la baleine franche pendant toute sa vie, et qu’elle devoit à cette particularité la facilité de vivre long-temps sous l’eau. On pourroit croire que cette ouverture du trou botal est en effet maintenue par l’habitude que la jeune baleine contracte en naissant de passer un temps assez long dans le fond de la mer, et par conséquent sans gonfler ses poumons par des inspirations de l’air atmosphérique, et sans donner accès dans leurs vaisseaux au sang apporté par les veines, qui alors est forcé de couler par le trou botal pour pénétrer jusqu’à l’aorte. Quoi qu’il en soit cependant de la durée de cette ouverture, la baleine franche est obligée de venir fréquemment à la surface de la mer, pour respirer l’air de l’atmosphère, et introduire dans ses poumons le fluide réparateur sans lequel le sang auroit bientôt perdu les qualités les plus nécessaires à la vie ; mais comme ses poumons sont très-volumineux, elle a moins besoin de renouveler souvent les inspirations qui les remplissent de fluide atmosphérique.

Le gosier de la baleine est très-étroit, et beaucoup plus qu’on ne le croiroit lorsqu’on voit toute l’étendue de la gueule de cet animal démesuré.

L’œsophage est beaucoup plus grand à proportion, long de plus de trois mètres, et revêtu à l’intérieur d’une membrane très-dense, glanduleuse et plissée.

Le célèbre Hunter nous a appris que la baleine, ainsi que tous les autres cétacées, présentoit dans son estomac une conformation bien remarquable dans un habitant des mers, qui vit de substance animale. Cet organe a de très-grands rapports avec l’estomac des animaux ruminans. Il est partagé en plusieurs cavités très-distinctes ; et il en offre même cinq, au lieu de n’en montrer que quatre, comme ces ruminans.

Ces cinq portions, ou, si on l’aime mieux, ces cinq estomacs, sont renfermés dans une enveloppe commune ; et voici les formes particulières qui leur sont propres. Le premier est un ovoïde imparfait, sillonné à l’intérieur de rides grandes et irrégulières. Le second, très-grand, et plus long que le premier, a sur sa surface intérieure des plis nombreux et inégaux ; il communique avec le troisième par un orifice rond et étroit, mais qu’aucune valvule ne ferme. Le troisième ne paroît, à cause de sa petitesse, qu’un passage du second au quatrième. Les parois intérieures de ce dernier sont garnies d’appendices menus et déliés, que l’on a comparés à des poils ; il aboutit au cinquième par une ouverture ronde, plus étroite que l’orifice par lequel les alimens entrent du troisième estomac dans cette quatrième poche ; et enfin, le cinquième est lisse, et se réunit par le pylore avec les intestins proprement dits, dont la longueur est souvent de plus de cent vingt mètres.

La baleine franche a un véritable cœcum, un foie très-volumineux, une rate peu étendue, un pancréas très-long, une vessie ordinairement alongée et de grandeur médiocre.

Mais ne devons-nous pas maintenant remarquer quels sont les effets des divers organes que nous venons de décrire, quel usage la baleine peut en faire ; et avant cette recherche, quels caractères particuliers appartiennent aux centres d’action qui produisent ou modifient les sensations de la baleine, ses mouvemens et ses habitudes ?

Le cerveau de la baleine non seulement ne renferme pas cette cavité digitale et ce lobe postérieur qui n’appartiennent qu’à l’homme et à des espèces de la famille des singes, mais encore est très-petit relativement à la masse de ce cétacée. Il est des baleines franches dans lesquelles le poids du cerveau n’est que le vingt-cinq-millième du poids total de l’animal, pendant que dans l’homme il est au-dessus du quarantième ; dans tous les quadrupèdes dont on a pu connoître exactement l’intérieur de la tête, et particulièrement dans l’éléphant, au-dessus du cinq-centième ; dans le serin, au-dessus du vingtième ; dans le coq et le moineau, au-dessus du trentième ; dans l’aigle, au-dessus du deux-centième ; dans l’oie, au-dessus du quatre-centième ; dans la grenouille, au-dessus du deux-centième ; dans la couleuvre à collier, au-dessus du huit-centième ; et dans le cyprin carpe, au-dessus du six-centième.

À la vérité, il n’est guère que du six-millième du poids total de l’individu dans la tortue marine, du quatorze-centième dans l’ésoce brochet, du deux-millième dans le silure glanis, du deux-mille-cinq-centième dans le squale requin, et du trente-huit-millième dans le scombre thon.

Le diaphragme de la baleine franche est doué d’une grande vigueur. Les muscles abdominaux, qui sont très-puissans et composés d’un mélange de fibres musculaires et de fibres tendineuses, l’attachent par-devant. La baleine a, par cette organisation, la force nécessaire pour contre-balancer la résistance du fluide aqueux qui l’entoure, lorsqu’elle a besoin d’inspirer un grand volume d’air ; et d’ailleurs, la position du diaphragme, qui, au lieu d’être verticale, est inclinée en arrière, rend plus facile cette grande inspiration, parce qu’elle permet aux poumons de s’étendre le long de l’épine du dos, et de se développer dans un plus grand espace.

Mais animons le colosse dont nous étudions les propriétés : nous avons vu la structure des organes de ses sens ; quels en sont les résultats ? quelle est la délicatesse de ces sens ? quelle est, par exemple, la finesse du toucher ?

La baleine a deux bras ; elle peut les appliquer à des objets étrangers ; elle peut placer ces objets entre son corps et l’un de ses bras, les retenir dans cette position, toucher à la fois plus d’une de leurs surfaces. Mais ce bras ne se plie pas comme celui de l’homme, et la main qui le termine ne se courbe pas, et ne se divise pas en doigts déliés et flexibles, pour s’appliquer à tous les contours, pénétrer dans les cavités, saisir toutes les formes. La peau de la baleine, dénuée d’écailles et de tubercules, n’arrête pas les impressions ; elle ne les intercepte pas, si elle les amortit par son épaisseur et les diminue par sa densité ; elle les laisse pénétrer jusqu’aux houppes nerveuses, répandues auprès de presque tous les points de la surface extérieure de l’animal. Mais quelle couche de graisse ne trouve-t-on pas au-dessous de cette peau ? et tout le monde sait que les animaux dans lesquels la peau recouvre une très-grande quantité de graisse, ont à proportion beaucoup moins de sensibilité dans cette même peau.

La grandeur, la mollesse et la mobilité de la langue, ne permettent pas de douter que le sens du goût n’ait une sorte de finesse dans la baleine franche. La voilà donc beaucoup plus favorisée que les poissons pour le goût et pour le toucher, quoique moins bien traitée pour ces deux sens que la plupart des mammifères. Mais quel degré de force a, dans cet animal extraordinaire, le sens de l’odorat, si étonnant dans plusieurs quadrupèdes, si puissant dans presque tous les poissons ? Ce cétacée a-t-il reçu un odorat exquis, que semblent lui assurer, d’un côté sa qualité de mammifère, et de l’autre celle d’habitant des eaux ?

Au premier coup-d’œil, non seulement on considéreroit l’odorat de la baleine comme très-foible, mais même on pourroit croire qu’elle est entièrement privée d’odorat ; et dès-lors combien l’analogie seroit trompeuse relativement à ce cétacée !

En effet, la baleine franche manque de cette paire de nerfs qui appartient aux quadrupèdes, aux oiseaux, aux quadrupèdes ovipares, aux serpens et aux poissons, que l’on a nommée la première paire à cause de la portion du cerveau de laquelle elle sort, et de sa direction vers la partie la plus avancée du museau, et qui a reçu aussi le nom de paire de nerfs olfactifs, parce qu’elle communique au cerveau les impressions des substances odorantes.

De plus, les longs tuyaux que l’on nomme évents, et que l’on a aussi appelés narines, ne présentent ni cryptes ou cavités, ni follicules muqueux, ni lames saillantes, ne communiquent avec aucun sinus, ne montrent aucun appareil propre à donner ou fortifier les sensations de l’odorat, et ne sont revêtus à l’intérieur que d’une peau sèche, peu sensible, et capable de résister, sans en être offensée, aux courans si souvent renouvelés d’une eau salée, rejetée avec violence.

Mais apprenons de notre savant confrère le citoyen Cuvier, que la baleine franche doit avoir, comme les autres cétacées, un organe particulier, qui est dans ces animaux celui de l’odorat, et qu’il a vu dans le dauphin vulgaire, ainsi que dans le marsouin.

Nous avons dit, en parlant de la conformation de l’oreille, que le tuyau auquel on a donné le nom de trompe d’Eustache, et qui fait communiquer l’intérieur de la caisse du tympan avec la bouche, remontoit vers le haut de l’évent, dans la cavité duquel il aboutissoit. La partie de ce tuyau qui est voisine de l’oreille, montre à sa face interne un trou assez large, qui donne dans un espace vide. Ce creux est grand, situé profondément, placé entre l’œil, l’oreille et le crâne, et entouré d’une cellulosité très-ferme, qui en maintient les parois. Ce creux se prolonge en différens sinus, terminés par des membranes collées contre les os. Ces sinus et cette cavité sont tapissés d’une membrane noirâtre, muqueuse et tendre. Ils communiquent avec les sinus frontaux par un canal qui va en montant et qui passe au-devant de l’orbite.

On voit donc que les émanations odorantes, apportées par l’eau de la mer ou par l’air de l’atmosphère, pénètrent facilement jusqu’à ce creux et à ces sinus par l’orifice de l’évent ou l’ouverture de la bouche, par l’évent, et par la trompe d’Eustache. On doit y supposer le siége de l’odorat.

À la vérité, on ne trouve dans ces sinus ni dans cette cavité, que des ramifications de la cinquième paire de nerfs ; et c’est la première paire qui, dans presque tous les animaux, reçoit et transmet les impressions des corps odorans.

Mais qu’on ait sans cesse présente une importante vérité : les nerfs qui se distribuent dans les divers organes des sens, sont tous de même nature ; ils ne diffèrent que par leurs divisions plus ou moins grandes : ils feroient naître les mêmes sensations s’ils étoient également déliés, et placés de manière à être également ébranlés par la présence des corps extérieurs. Nous ne voyons par l’œil et n’entendons par l’oreille, au lieu de voir par l’oreille et d’entendre par l’œil, que parce que le nerf optique est placé au fond d’une sorte de lunette qui écarte les rayons inutiles, réunit ceux qui forment l’image de l’objet, proportionne la vivacité de la lumière à la délicatesse des rameaux nerveux, et parce que le nerf acoustique se développe dans un appareil qui donne aux vibrations sonores le degré de netteté et de force le plus analogue à la ténuité des expansions de ce même nerf. Plusieurs fois, enfin, des coups violens, ou d’autres impressions que l’on n’éprouvoit que par un véritable toucher soit à l’extérieur, soit à l’intérieur, ont donné la sensation du son ou celle de la lumière.

Quoi qu’il en soit cependant du véritable organe de l’odorat dans la baleine, les observations prouvent, indépendamment de toute analogie, qu’elle sent les corpuscules odorans, et même qu’elle distingue de loin les nuances ou les diverses qualités des odeurs.

Nous préférons de rapporter à ce sujet un fait que nous trouvons dans les notes manuscrites qui nous ont été remises par notre vénérable collègue le sénateur Pléville-le-Peley, vice-amiral et ancien ministre de la marine. Ce respectable homme d’état, l’un des plus braves militaires, des plus intrépides navigateurs et des plus habiles marins, dit, dans une de ces notes, que nous transcrivons avec d’autant plus d’empressement qu’elle peut être très-utile à ceux qui s’occupent de la grande pêche de la morue : « La baleine poursuivant à la côte de Terre-Neuve la morue, le capelan, le maquereau, inquiète souvent les bateaux pêcheurs : elle les oblige quelquefois à quitter le fond dans le fort de la pêche, et leur fait perdre la journée.

» J’étois un jour avec mes pêcheurs : des baleines parurent sur l’horizon ; je me préparai à leur céder la place : mais la quantité de morue qui étoit dans le bateau, y avoit répandu beaucoup d’eau qui s’étoit pourrie ; pour porter la voile nécessaire, j’ordonnai qu’on jetât à la mer cette eau qui empoisonnoit ; peu après je vis les baleines s’éloigner, et mes bateaux continuèrent de pêcher.

» Je réfléchis sur ce qui venoit de se passer, et j’admis pour un moment la possibilité que cette eau infecte avoit fait fuir les baleines.

» Quelques jours après, j’ordonnai à tous mes bateaux de conserver cette même eau et de la jeter à la mer tous ensemble, si les baleines approchoient, sauf à couper leurs cables et à fuir, si ces monstres continuoient d’avancer.

» Ce second essai réussit à merveille : il fut répété deux ou trois fois, et toujours avec succès ; et depuis je me suis intimement persuadé que la mauvaise odeur de cette eau pourrie est sentie de loin par la baleine, et qu’elle lui déplaît.

» Cette découverte est fort utile à toutes les pêches faites par bateaux, etc. »

Les baleines franches sont donc averties fortement et de loin de la présence des corps odorans.

Elles entendent aussi, à de grandes distances, des sons ou des bruits même assez foibles.

Et d’abord, pour percevoir les vibrations du fluide atmosphérique, elles ont reçu un canal déférent très-large, leur trompe d’Eustache ayant un grand diamètre. Mais de plus, dans le temps même où elles nagent à la surface de l’océan, leur oreille est presque toujours plongée à deux ou trois mètres au-dessous du niveau de la mer. C’est donc par le moyen de l’eau que les vibrations sonores parviennent à leur organe acoustique ; et tout le monde sait que l’eau est un des meilleurs conducteurs de ces vibrations ; que les sons les plus foibles suivent des courans ou des masses d’eau jusqu’à des distances bien supérieures à l’espace que leur fait parcourir le fluide atmosphérique : et combien de fois, assis sur les rives d’un grand fleuve, n’ai-je pas dans ma patrie[12] entendu, de près de vingt myriamètres, des bruits, et particulièrement des coups de canon, que je n’aurois peut-être pas distingués de quatre ou cinq myriamètres, s’ils ne m’avoient été transmis que par l’air de l’atmosphère ?

Voici d’ailleurs une raison forte pour supposer dans l’oreille de la baleine franche un assez haut degré de délicatesse. Ceux qui se sont occupés d’acoustique ont pu remarquer depuis long-temps, comme moi, que les personnes dont l’organe de l’ouïe est le plus sensible, et qui reconnoissent dans un son les plus foibles nuances d’élévation, d’intensité ou de toute autre modification, ne reçoivent cependant des corps sonores que les impressions les plus confuses, lorsqu’un bruit violent, tel que celui du tambour ou d’une grosse cloche, retentit auprès d’elles. On les croiroit alors très-sourdes : elles ne s’apperçoivent même, dans ces momens d’ébranlement extraordinaire, d’aucun autre effet sonore que celui qui agite leur organe auditif, très-facile à émouvoir. D’un autre côté, les pêcheurs qui poursuivent la baleine franche savent que lorsqu’elle rejette par ses évents une très-grande quantité d’eau, le bruit du fluide qui s’élève en gerbes, et retombe en pluie sur la surface de l’océan, l’empêche si fort de distinguer d’autres effets sonores, que dans cette circonstance des bâtimens peuvent souvent s’approcher d’elle sans qu’elle en soit avertie, et qu’on choisit presque toujours ce temps d’étourdissement pour l’atteindre avec plus de facilité, l’attaquer de plus près, et la harponner plus sûrement.

La vue des baleines franches doit être néanmoins aussi bonne, et peut-être meilleure, que leur ouïe.

En effet, nous avons dit que leur cristallin étoit presque sphérique. Il a souvent une densité supérieure à celle du cristallin des quadrupèdes et des autres animaux qui vivent toujours dans l’air de l’atmosphère. Il présente même une seconde qualité plus remarquable encore : imprégné de substance huileuse, il est plus inflammable que le cristallin des animaux terrestres.

Aucun physicien n’ignore que plus les rayons lumineux tombent obliquement sur la surface d’un corps diaphane, et plus en le traversant ils sont réfractés, c’est-à-dire, détournés de leur première direction, et réunis dans un foyer à une plus petite distance de la substance transparente.

La réfraction des rayons de la lumière est donc plus grande au travers d’une sphère que d’une lentille aplatie. Elle est aussi proportionnée à la densité du corps diaphane ; et Newton a appris qu’elle est également d’autant plus forte que la substance traversée par les rayons lumineux exerce, par sa nature inflammable, une attraction plus puissante sur ces mêmes rayons.

Trois causes très-actives donnent donc au cristallin des baleines, comme à celui des phoques et des poissons, une réfraction des plus fortes.

Quel est cependant le fluide que traverse la lumière pour arriver à l’organe de la vue des baleines franches ? Leur œil, placé auprès de la commissure des lèvres, est presque toujours situé à plusieurs mètres au-dessous du niveau de la mer, lors même qu’elles nagent à la surface de l’océan : les rayons lumineux ne parviennent donc à l’œil des baleines qu’en passant au travers de l’eau. La densité de l’eau est très-supérieure à celle de l’air, et beaucoup plus rapprochée de la densité du cristallin des baleines. La réfraction des rayons lumineux est d’autant plus foible, que la densité du fluide qu’ils traversent est moins différente de celle du corps diaphane qui doit les réfracter. La lumière passant de l’eau dans l’œil et dans le cristallin des baleines, seroit donc très-peu réfractée ; le foyer où les rayons se réuniroient seroit très-éloigné de ce cristallin ; les rayons ne seroient pas rassemblés au degré convenable lorsqu’ils tomberoient sur la rétine, et il n’y auroit pas de vision distincte, si cette cause d’une grande foiblesse dans la réfraction n’étoit contre-balancée par les trois causes puissantes et contraires que nous venons d’indiquer.

Le cristallin des baleines franches présente un degré de sphéricité, de densité et d’inflammabilité, ou, en un seul mot, un degré de force réfringente très-propre à compenser le défaut de réfraction que produit la densité de l’eau. Ces cétacées ont donc un organe optique très-adapté au fluide dans lequel ils vivent : la lame d’eau qui couvre leur œil, et au travers de laquelle ils apperçoivent les corps étrangers, est pour eux comme un instrument de dioptrique, comme un verre artificiel, comme une lunette capable de rendre leur vue nette et distincte, avec cette différence qu’ici c’est l’organisation de l’œil qui corrige les effets d’un verre qu’ils ne peuvent quitter, et que les lunettes de l’homme compensent au contraire les défauts d’un œil déformé, altéré ou affoibli, auquel on ne peut rendre ni sa force, ni sa pureté, ni sa forme.

Ajoutons une nouvelle considération.

Les rivages couverts d’une neige brillante, et les montagnes de glaces polies et éclatantes, dont les baleines franches sont souvent très-près, blesseroient d’autant plus leurs yeux que ces organes ne sont pas garantis par des paupières mobiles, comme ceux des quadrupèdes, et que pendant plusieurs mois de suite ces mers hyperboréennes et gelées réfléchissent les rayons du soleil. Mais la lame d’eau qui recouvre l’œil de ces cétacées, est comme un voile qui intercepte une grande quantité de rayons de lumière ; l’animal peut l’épaissir facilement et avec promptitude, en s’enfonçant de quelques mètres de plus au-dessous de la surface de la mer ; et si, dans quelques circonstances très-rares et pendant des momens très-courts, l’œil de la baleine est tout-à-fait hors de l’eau, on va comprendre aisément ce qui remplace le voile aqueux qui ne le garantit plus d’une lumière trop vive.

La réfraction que le cristallin produit est si fort augmentée par le peu de densité de l’air qui a pris alors la place de l’eau, et qui aboutit jusqu’à la cornée, que le foyer des rayons lumineux, plus rapproché du cristallin, ne tombe plus sur la rétine, n’agit plus sur les houppes nerveuses qui composent la véritable partie sensible de l’organe, et ne peut plus éblouir le cétacée.

Les baleines franches ont donc reçu de grandes sources de sensibilité, d’instinct et d’intelligence, de grands principes de mouvement, de grandes causes d’action.

Voyons agir ces animaux, dont tous les attributs sont des sujets d’admiration et d’étude.

Suivons-les sur les mers.

Le printemps leur donne une force nouvelle ; une chaleur secrète pénètre dans tous leurs organes ; la vie s’y ranime ; ils agitent leur masse énorme ; cédant au besoin impérieux qui les consume, le mâle se rapproche plus que jamais de sa femelle ; ils cherchent dans une baie, dans le fond d’un golfe, dans une grande rivière, une sorte de retraite et d’asyle ; et brûlant l’un pour l’autre d’une ardeur que ne peuvent calmer, ni l’eau qui les arrose, ni le souffle des vents, ni les glaces qui flottent encore autour d’eux, ils se livrent à cette union intime qui seule peut l’appaiser.

En comparant et en pesant les témoignages des pêcheurs et des observateurs, on doit croire que, lors de leur accouplement, le mâle et la femelle se dressent, pour ainsi dire, l’un contre l’autre, enfoncent leur queue, relèvent la partie antérieure de leur corps, portent leur tête au-dessus de l’eau, et se maintiennent dans cette situation verticale, en s’embrassant et se serrant étroitement avec leurs nageoires pectorales[13]. Comment pourroient-ils, dans toute autre position, respirer l’air de l’atmosphère, qui leur est alors d’autant plus nécessaire, qu’ils ont besoin de tempérer l’ardeur qui les anime ? D’ailleurs, indépendamment des relations uniformes que font à ce sujet les pêcheurs du Groenland, nous avons en faveur de notre opinion une autorité irrécusable. Notre célèbre confrère le citoyen de Saint-Pierre, membre de l’Institut national, assure avoir vu plusieurs fois, dans son voyage à l’île de France, des baleines accouplées dans la situation que nous venons d’indiquer.

Ceux qui ont lu l’histoire de la tortue franche, n’ont pas besoin que nous fassions remarquer la ressemblance qu’il y a entre cette situation et celle dans laquelle nagent les tortues franches lorsqu’elles sont accouplées. On ne doit pas cependant retrouver la même analogie dans la durée de l’accouplement. Nous ignorons pendant quel temps se prolonge celui des baleines franches ; mais, d’après les rapports qui les lient aux autres mammifères, nous devons le croire très-court, au lieu de le supposer très-long, comme celui des tortues marines.

Il n’en est pas de même de la durée de l’attachement du mâle pour sa femelle. On leur a attribué une grande constance ; et on a cru reconnoître pendant plusieurs années le même mâle assidu auprès de la même femelle, partager son repos et ses jeux, la suivre avec fidélité dans ses voyages, la défendre avec courage, et ne l’abandonner qu’à la mort.

On dit que la mère porte son fœtus pendant dix mois ou environ ; que pendant la gestation elle est plus grasse qu’auparavant, sur-tout lorsqu’elle approche du temps où elle doit mettre bas.

Quoi qu’il en soit, elle ne donne ordinairement le jour qu’à un baleineau à la fois, et jamais la même portée n’en a renfermé plus de deux. Le baleineau a presque toujours plus de sept ou huit mètres en venant à la lumière. Les pêcheurs du Groenland, qui ont eu tant d’occasions d’examiner les habitudes de la baleine franche, ont exposé la manière dont la baleine mère allaite son baleineau. Lorsqu’elle veut lui donner à téter, elle s’approche de la surface de la mer, se retourne à demi, nage ou flotte sur un côté, et, par de légères mais fréquentes oscillations, se place tantôt au-dessous, tantôt au-dessus de son baleineau, de manière que l’un et l’autre puissent alternativement rejeter par leurs évents l’eau salée trop abondante dans leur gueule, et recevoir le nouvel air atmosphérique nécessaire à leur respiration.

Le lait ressemble beaucoup à celui de la vache, mais contient plus de crème et de substance nutritive.

Le baleineau tette au moins pendant un an ; les Anglois l’appellent alors shortead. Il est très-gros, et peut donner environ cinquante tonneaux de graisse. Au bout de deux ans, il reçoit le nom de stant, paroît, dit-on, comme hébété, et ne fournit qu’une trentaine de tonneaux de substance huileuse. On le nomme ensuite sculfish, et l’on ne connoît plus son âge que par la longueur des barbes ou extrémités de fanons qui bordent ses mâchoires.

Ce baleineau est, pendant le temps qui suit immédiatement sa naissance, l’objet d’une grande tendresse, et d’une sollicitude qu’aucun obstacle ne lasse, qu’aucun danger n’intimide. La mère le soigne même quelquefois pendant trois ou quatre ans, suivant l’assertion des premiers navigateurs qui sont allés à la pêche de la baleine, et suivant l’opinion d’Albert, ainsi que de quelques autres écrivains qui sont venus après lui. Elle ne le perd pas un instant de vue. S’il ne nage encore qu’avec peine, elle le précède, lui ouvre la route au milieu des flots agités, ne souffre pas qu’il reste trop long-temps sous l’eau, l’instruit par son exemple, l’encourage, pour ainsi dire, par son attention, le soulage dans sa fatigue, le soutient lorsqu’il ne feroit plus que de vains efforts, le prend entre sa nageoire pectorale et son corps, l’embrasse avec tendresse, le serre avec précaution, le met quelquefois sur son dos, l’emporte avec elle, modère ses mouvemens pour ne pas laisser échapper son doux fardeau, pare les coups qui pourroient l’atteindre, attaque l’ennemi qui voudroit le lui ravir, et, lors même qu’elle trouveroit aisément son salut dans la fuite, combat avec acharnement, brave les douleurs les plus vives, renverse et anéantit ce qui s’oppose à sa force, ou répand tout son sang et meurt plutôt que d’abandonner l’être qu’elle chérit plus que sa vie.

Affection mutuelle et touchante du mâle, de la femelle, et de l’individu qui leur doit le jour, première source du bonheur pour tout être sensible, la surface entière du globe ne peut donc vous offrir un asyle[14] ! Ces immenses mers, ces vastes solitudes, ces déserts reculés des pôles, ne peuvent donc vous donner une retraite inviolable ! En vain vous vous êtes confiée à la grandeur de la distance, à la rigueur des frimas, à la violence des tempêtes : ce besoin impérieux de jouissances sans cesse renouvelées, que la société humaine a fait naître, vous poursuit au travers de l’espace, des orages et des glaces ; il vous trouble au bout du monde, comme au sein des cités qu’il a élevées ; et, fils ingrat de la Nature, il ne tend qu’à l’attrister et l’asservir !

Cependant quel temps est nécessaire pour que ce baleineau si chéri, si soigné, si protégé, si défendu, parvienne au terme de son accroissement ?

On l’ignore. On ne connoît pas la durée du développement des baleines : nous savons seulement qu’il s’opère avec une grande lenteur. Il y a plus de cinq ou six siècles qu’on donne la chasse à ces animaux ; et néanmoins, depuis le premier carnage que l’homme en a fait, aucun de ces cétacées ne paroît avoir encore eu le temps nécessaire pour acquérir le volume qu’ils présentoient lors des premières navigations et des premières pêches dans les mers polaires. La vie de la baleine peut donc être de bien des siècles ; et lorsque. Buffon a dit, Une baleine peut bien vivre mille ans, puisqu’une carpe en vit plus de deux cents, il n’a rien dit d’exagéré. Quel nouveau sujet de réflexions !

Voilà, dans le même objet, l’exemple de la plus longue durée, en même temps que de la plus grande masse ; et cet être si supérieur est un des habitans de l’antique océan.

Mais quelle quantité d’alimens et quelle nourriture particulière doivent développer un volume si énorme, et conserver pendant tant de siècles le souffle qui l’anime, et les ressorts qui le font mouvoir ?

Quelques auteurs ont pensé que la baleine franche se nourrissoit de poissons, et particulièrement de gades, de scombres et de clupées ; ils ont même indiqué les espèces de ces osseux qu’elle préféroit : mais il paroît qu’ils ont attribué à la baleine franche ce qui appartient au nordcaper et à quelques autres baleines. La franche n’a vraisemblablement pour alimens que des crabes et des mollusques, tels que des actinies et des clios. Ces animaux, dont elle fait sa proie, sont bien petits ; mais leur nombre compense le peu de substance que présente chacun de ces mollusques ou insectes, ils sont si multipliés dans les mers fréquentées par la baleine franche, que ce cétacée n’a souvent qu’à ouvrir la gueule pour en prendre plusieurs milliers à la fois. Elle les aspire, pour ainsi dire, avec l’eau de la mer qui les entraîne, et qu’elle rejette ensuite par ses évents ; et comme cette eau salée est quelquefois chargée de vase, et charrie des algues et des débris de ces plantes marines, il ne seroit pas surprenant qu’on eût trouvé dans l’estomac de quelques baleines franches, des sédimens de limon et des fragmens de végétaux marins, quoique l’aliment qui convient au cétacée dont nous écrivons l’histoire, ne soit composé que de substances véritablement animales.

Une nouvelle preuve du besoin qu’ont les baleines franches de se nourrir de mollusques et de crabes, est l’état de maigreur auquel elles sont réduites, lorsqu’elles séjournent dans des mers où ces mollusques et ces crabes sont en très-petit nombre. Le capitaine Jacques Colnett a vu et pris de ces baleines dénuées de graisse, à seize degrés treize minutes de latitude boréale, dans le grand Océan équinoxial, auprès de Guatimala, et par conséquent dans la zone torride[15]. Elles étoient si maigres, qu’elles avoient à peine assez d’huile pour flotter ; et lorsqu’elles furent dépecées, leurs carcasses coulèrent à fond, comme des pierres pesantes.

Les qualités des alimens de la baleine franche donnent à ses excrémens un peu de solidité, et une couleur ordinairement voisine de celle du safran, mais qui, dans certaines circonstances, offre des nuances rougeâtres, et peut fournir, suivant l’opinion de certains auteurs, une teinture assez belle et durable. Cette dernière propriété s’accorderoit avec ce que nous avons dit dans plus d’un endroit de l’Histoire des poissons. Nous y avons fait observer que les mollusques non seulement élaboroient cette substance, qui, en se durcissant autour d’eux, devenoit une nacre brillante ou une coquille ornée des plus vives couleurs, mais encore paroissoient fournir aux poissons dont ils étoient la proie, la matière argentine qui se rassembloit en écailles resplendissantes du feu des diamans et des pierres précieuses. La chair et les sucs de ces mollusques, décomposés et remaniés, pour ainsi dire, dans les organes de la baleine franche, ne produisent ni nacre, ni coquille, ni écailles vivement colorées, mais transmettroient à un des résultats de la digestion de ce cétacée, des élémens de couleur plus ou moins nombreux et plus ou moins actifs.

Au reste, à quelque distance que la baleine franche doive aller chercher l’aliment qui lui convient, elle peut la franchir avec une grande facilité ; sa vîtesse est si grande, que ce cétacée laisse derrière lui une voie large et profonde, comme celle d’un vaisseau qui vogue à pleines voiles. Elle parcourt onze mètres par seconde. Elle va plus vite que les vents alizés ; deux fois plus prompte, elle dépasseroit les vents les plus impétueux ; trente fois plus rapide, elle auroit franchi l’espace aussitôt que le son. En supposant que douze heures de repos lui suffisent par jour, il ne lui faudroit que quarante-sept jours ou environ pour faire le tour du monde en suivant l’équateur, et vingt-quatre jours pour aller d’un pôle à l’autre, le long d’un méridien.

Comment se donne-t-elle cette vîtesse prodigieuse ? par sa caudale, mais sur-tout par sa queue.

Ses muscles étant non seulement très-puissans, mais très-souples, ses mouvemens sont faciles et soudains. L’éclair n’est pas plus prompt qu’un coup de sa caudale. Cette nageoire, dont la surface est quelquefois de neuf ou dix mètres carrés, et qui est horizontale, frappe l’eau avec violence, de haut en bas, ou de bas en haut, lorsque l’animal a besoin pour s’élever, d’éprouver de la résistance dans le fluide au-dessus duquel sa queue se trouve, ou que, tendant à s’enfoncer dans l’océan, il cherche un obstacle dans la couche aqueuse qui recouvre sa queue. Cependant, lorsque la baleine part des profondeurs de l’océan pour monter jusqu’à la surface de la mer, et que sa caudale agit plusieurs fois de haut en bas, il est évident qu’elle est obligée, à chaque coup, de relever sa caudale, pour la rabaisser ensuite. Elle ne la porte cependant vers le haut qu’avec lenteur, au lieu que c’est avec rapidité qu’elle la ramène vers le bas jusqu’à la ligne horizontale et même au-delà.

Par une suite de cette différence, l’action que le cétacée peut exercer de bas en haut, et qui l’empêcheroit de s’élever, est presque nulle relativement à celle qu’il exerce de haut en bas ; et ne perdant presque aucune partie de la grande force qu’il emploie pour son ascension, il monte avec une vîtesse extraordinaire.

Mais, lorsqu’au lieu de monter ou de descendre, la baleine veut s’avancer horizontalement, elle frappe vers le haut et vers le bas avec une égale vîtesse ; elle agit dans les deux sens avec une force égale ; elle trouve une égale résistance ; elle éprouve une égale réaction. La caudale néanmoins, en se portant vers le bas et vers le haut, et en se relevant ou se rabaissant ensuite comme un ressort puissant, est hors de la ligne horizontale ; elle est pliée sur l’extrémité de la queue, à laquelle elle est attachée ; elle forme avec cette queue un angle plus ou moins ouvert et tourné alternativement vers le fond de l’océan et vers l’atmosphère : elle présente donc aux couches d’eau supérieures et aux couches inférieures une surface inclinée ; elle reçoit, pour ainsi dire, leur réaction sur un plan incliné.

Quelles sont les deux directions dans lesquelles elle est repoussée ?

Lorsque, après avoir été relevée, et descendant vers la ligne horizontale, elle frappe la couche d’eau inférieure, il est clair qu’elle est repoussée dans une ligne dirigée de bas en haut, mais inclinée en avant. Lorsqu’au contraire, après avoir été rabaissée, elle se relève vers la ligne horizontale pour agir contre la couche d’eau supérieure, la réaction qu’elle reçoit est dans le sens d’une ligne dirigée de haut en bas, et néanmoins inclinée en avant. L’impulsion supérieure et l’impulsion inférieure se succédant avec tant de rapidité, que leurs effets doivent être considérés comme simultanées, la caudale est donc poussée en même temps dans deux directions qui tendent l’une vers le haut, et l’autre vers le bas. Mais ces deux directions sont obliques ; mais elles partent en quelque sorte du même point ; mais elles forment un angle ; mais elles peuvent être regardées comme les deux côtés contigus d’un parallélogramme. La caudale, et par conséquent la baleine, dont tout le corps partage le mouvement de cette nageoire, doivent donc suivre la diagonale de ce parallélogramme, et par conséquent se mouvoir en avant. La baleine parcourt une ligne horizontale, si la répulsion supérieure et la répulsion inférieure sont égales : elle s’avance en s’élevant, si la réaction qui vient d’en-bas l’emporte sur l’autre ; elle s’avance en s’abaissant, si la répulsion produite par les couches supérieures est la plus forte ; et la diagonale qu’elle décrit est d’autant plus longue dans un temps donné, ou, ce qui est la même chose, sa vîtesse est d’autant plus grande, que les couches d’eau ont été frappées avec plus de vigueur, que les deux réactions sont plus puissantes, et que l’angle formé par les directions de ces deux forces est plus aigu.

Ce que nous venons de dire explique pourquoi, dans les momens où la baleine veut monter verticalement, elle est obligée, après avoir relevé sa caudale, et à l’instant où elle veut frapper l’eau, non seulement de ramener cette nageoire jusqu’à la ligne horizontale, comme lorsqu’elle ne veut que s’avancer horizontalement, mais même de la lui faire dépasser vers le bas. En effet, sans cette précaution, la caudale, en se mouvant sur son articulation, en tournant sur l’extrémité de la queue comme sur une charnière, et en ne retombant cependant que jusqu’à la ligne horizontale, seroit repoussée de bas en haut sans doute, mais dans une ligne inclinée en avant, parce qu’elle auroit agi elle-même par un plan incliné sur la couche d’eau inférieure. Ce n’est qu’après avoir dépassé la ligne horizontale, qu’elle reçoit de la couche inférieure une impulsion qui tend à la porter de bas en haut, et en même temps en arrière, et qui, se combinant avec la première répulsion, laquelle est dirigée vers le haut et obliquement en avant, peut déterminer la caudale à parcourir une diagonale qui se trouve la ligne verticale, et par conséquent forcer la baleine à monter verticalement.

Un raisonnement semblable démontreroit pourquoi la baleine qui veut descendre dans une ligne verticale, est obligée, après avoir rabaissé sa caudale, de la relever contre les couches supérieures, non seulement jusqu’à la ligne horizontale, mais même au-dessus de cette ligne.

Au reste, on comprendra encore mieux les effets que nous venons d’exposer, lorsqu’on saura de quelle manière la baleine franche est plongée dans l’eau, même lorsqu’elle nage à la surface de la mer. On peut commencer d’en avoir une idée nette, en jetant les yeux sur les dessins que sir Joseph Banks, mon illustre confrère, a bien voulu m’envoyer, que j’ai fait graver, et qui représentent la baleine nordcaper. Qu’on regarde ensuite le dessin qui représente la baleine franche, et que l’on sache que lorsqu’elle nage même au plus haut des eaux, elle est assez enfoncée dans le fluide qui la soutient, pour qu’on n’apperçoive que le sommet de sa tête et celui de son dos. Ces deux sommités s’élèvent seules au-dessus de la surface de la mer. Elles paroissent comme deux portions de sphère séparées ; car l’enfoncement compris entre le dos et la tête est recouvert par l’eau ; et du haut de la sommité antérieure, mais très-près de la surface des flots, jaillissent les deux colonnes aqueuses que la baleine franche lance par ses évents.

La caudale est donc placée à une distance de la surface de l’océan, égale au sixième ou à peu près de la longueur totale du cétacée ; et par conséquent, il est des baleines où cette nageoire est surmontée par une couche d’eau épaisse de six ou sept mètres.

La caudale cependant n’est pas pour la baleine le plus puissant instrument de natation.

La queue de ce cétacée exécute, vers la droite ou vers la gauche, à la volonté de l’animal, des mouvemens analogues à ceux qu’il imprime à sa caudale ; et dès-lors cette queue doit lui servir, non seulement à changer de direction et à tourner vers la gauche ou vers la droite, mais encore à s’avancer horizontalement ; Quelle différence cependant entre les effets que la caudale peut produire, et la vîtesse que la baleine peut recevoir de sa queue qui, mue avec agilité comme la caudale, présente des dimensions si supérieures à celles de cette nageoire ! C’est dans cette queue que réside la véritable puissance de la baleine franche ; c’est le grand ressort de sa vîtesse ; c’est le grand levier avec lequel elle ébranle, fracasse et anéantit ; ou plutôt toute la force du cétacée réside dans l’ensemble formé par sa queue et par la nageoire qui la termine. Ses bras, ou, si on l’aime mieux, ses nageoires pectorales, peuvent bien ajouter à la facilité avec laquelle la baleine change l’intensité ou la direction de ses mouvemens, repousse ses ennemis ou leur donne la mort ; mais, nous le répétons, elle a reçu ses rames proprement dites, son gouvernail, ses armes, sa lourde massue, lorsque la Nature a donné à sa queue et à la nageoire qui y est attachée, la figure, la disposition, le volume, la masse, la mobilité, la souplesse, la vigueur qu’elles montrent, et par le moyen desquelles elle a pu tant de fois briser ou renverser et submerger de grandes embarcations.

Ajoutons que la facilité avec laquelle la baleine franche agite non seulement ses deux bras, mais encore les deux lobes de sa caudale, indépendamment l’un de l’autre, est pour elle un moyen bien utile de varier ses mouvemens, de fléchir sa route, de changer sa position, et particulièrement de se coucher sur le côté, de se renverser sur le dos, et de tourner à volonté sur l’axe que l’on peut supposer dans le sens de sa plus grande longueur.

S’il est vrai que la baleine franche a au-dessous de la gorge un vaste réservoir qu’elle gonfle en y introduisant de l’air de l’atmosphère, et qui ressemble plus ou moins à celui que nous ferons reconnoître dans d’autres énormes cétacées[16], elle est aidée dans plusieurs circonstances de ses mouvemens, de ses voyages, de ses combats, par une nouvelle et grande cause d’agilité et de succès.

Mais quoi qu’il en soit, comment pourroit-on être étonné des effets terribles qu’une baleine franche peut produire, si l’on réfléchit au calcul suivant ?

Une baleine franche peut peser plus de cent cinquante mille kilogrammes. Sa masse est donc égale à celle de cent rhinocéros, ou de cent hippopotames, ou de cent éléphans ; elle est égale à celle de cent quinze millions de quelques uns des quadrupèdes qui appartiennent à la famille des rongeurs et au genre des musaraignes. Il faut multiplier les nombres qui représentent cette masse, par ceux qui désignent une vîtesse suffisante pour faire parcourir à la baleine onze mètres par seconde. Il est évident que voilà une mesure de la force de la baleine. Quel choc ce cétacée doit produire !

Un boulet de quarante-huit a sans doute une vîtesse cent fois plus grande ; mais comme sa masse est au moins six mille fois plus petite, sa force n’est que le soixantième de celle de la baleine. Le choc de ce cétacée est donc égal à celui de soixante boulets de quarante-huit. Quelle terrible batterie ! et cependant, lorsqu’elle agite une grande partie de sa masse, lorsqu’elle fait vibrer sa queue, qu’elle lui imprime un mouvement bien supérieur à celui qui fait parcourir onze mètres par seconde, qu’elle lui donne, pour ainsi dire, la rapidité de l’éclair, quel violent coup de foudre elle doit frapper !

Est-on surpris maintenant, que lorsque des bâtimens l’assiégent dans une baie, elle n’ait besoin que de plonger et de se relever avec violence au-dessous de ces vaisseaux, pour les soulever, les culbuter, les couler à fond, disperser cette foible barrière, et cingler en vainqueur sur le vaste océan[17] ?

À la force individuelle les baleines franches peuvent réunir la puissance que donne le nombre. Quelque troublées qu’elles soient maintenant dans leurs retraites boréales, elles vont encore souvent par troupes. Ne se disputant pas une nourriture qu’elles trouvent ordinairement en très-grande abondance, et n’étant pas habituellement agitées par des passions violentes, elles sont naturellement pacifiques, douces, et entraînées les unes vers les autres par une sorte d’affection quelquefois assez vive et même assez constante. Mais si elles n’ont pas besoin de se défendre les unes contre les autres, elles peuvent être contraintes d’employer leur puissance pour repousser des ennemis dangereux, ou d’avoir recours à quelques manœuvres pour se délivrer d’attaques importunes, se débarrasser d’un concours fatigant, et faire cesser des douleurs trop prolongées.

Un insecte de la famille des crustacées, et auquel on a donné le nom de pou de baleine, tourmente beaucoup la baleine franche. Il s’attache si fortement à la peau de ce cétacée, qu’on la déchire plutôt que de l’en arracher. Il se cramponne particulièrement à la commissure des nageoires, aux lèvres, aux parties de la génération, aux endroits les plus sensibles, et où la baleine ne peut pas, en se frottant, se délivrer de cet ennemi dont les morsures sont très-douloureuses et très-vives, sur-tout pendant le temps des chaleurs.

D’autres insectes pullulent aussi sur son corps. Très-souvent l’épaisseur de ses tégumens la préserve de leur piqûre, et même du sentiment de leur présence ; mais, dans quelques circonstances, ils doivent l’agiter, comme la mouche du désert rend furieux le lion et la panthère, au moins, s’il est vrai, ainsi qu’on l’a écrit, qu’ils se multiplient quelquefois sur la langue de ce cétacée, la rongent et la dévorent, au point de la détruire presque en entier, et de donner la mort à la baleine.

Ces insectes et ces crustacées attirent fréquemment sur le dos de la baleine franche un grand nombre d’oiseaux de mer qui aiment à se nourrir de ces crustacées et de ces insectes, les cherchent sans crainte sur ce large dos, et débarrassent le cétacée de ces animaux incommodes, comme le pique-bœuf délivre les bœufs qui habitent les plaines brûlantes de l’Afrique, des larves de taons ou d’autres insectes fatigans et funestes.

Aussi n’avons-nous pas été surpris de lire dans le Voyage du capitaine Colnett autour du cap de Horn et dans le grand Océan, que depuis l’île Grande de l’Océan atlantique, jusqu’auprès des côtes de la Californie, il avoit vu des troupes de pétrels bleus accompagner les baleines franches[18].

Mais voici trois ennemis de la baleine, remarquables par leur grandeur, leur agilité, leurs forces et leurs armes. Ils la suivent avec acharnement, ils la combattent avec fureur ; et cependant reconnoissons de nouveau la puissance de la baleine franche : leur audace s’évanouit devant elle, s’ils ne peuvent pas, réunis plusieurs ensemble, concerter différentes attaques simultanées, combiner les efforts successifs de divers combattans, et si elle n’est pas encore trop jeune pour présenter tous les attributs de l’espèce.

Ces trois ennemis sont le squale scie, le cétacée auquel nous donnons le nom de dauphin gladiateur, et le squale requin.

Le squale scie, que les pêcheurs nomment souvent vivelle, rencontre-t-il une baleine franche dont l’âge soit encore très-peu avancé et la vigueur peu développée ; il ose, si la faim le dévore, se jeter sur ce cétacée.

La jeune baleine, pour le repousser, enfonce sa tête dans l’eau, relève sa queue, l’agite et frappe des deux côtés. Si elle atteint son ennemi, elle l’accable, le tue, l’écrase d’un seul coup. Mais le squale se précipite en arrière, l’évite, bondit, tourne et retourne autour de son adversaire, change à chaque instant son attaque, saisit le moment le plus favorable, s’élance sur la baleine, enfonce dans son dos la lame longue, osseuse et dentelée, dont son museau est garni, la retire avec violence, blesse profondément le jeune cétacée, le déchire, le suit dans les profondeurs de l’océan, le force à remonter vers la surface de la mer, recommence un combat terrible, et, s’il ne peut lui donner la mort, expire en frémissant.

Les dauphins gladiateurs se réunissent, forment une grande troupe, s’avancent tous ensemble vers la baleine franche, l’attaquent de toutes parts, la mordent, la harcèlent, la fatiguent, la contraignent à ouvrir sa gueule, et, se jetant sur sa langue, dont on dit qu’ils sont très-avides, la mettant en pièces, et l’arrachant par lambeaux, causent des douleurs insupportables au cétacée vaincu par le nombre, et l’ensanglantent par des blessures mortelles.

Les énormes requins du Nord, que quelques navigateurs ont nommés ours de mer à cause de leur voracité, combattent la baleine sous l’eau : ils ne cherchent pas à se jeter sur sa langue ; mais ils parviennent à enfoncer dans son ventre les quintuples rangs de leurs dents pointues et dentelées, et lui enlèvent d’énormes morceaux de tégumens et de muscles.

Cependant un mugissement sourd exprime, a-t-on dit, et les tourmens et la rage de la baleine.

Une sueur abondante manifeste l’excès de sa lassitude et le commencement de son épuisement. Elle montre par-là un nouveau rapport avec les quadrupèdes, et particulièrement avec le cheval. Mais cette transpiration a un caractère particulier : elle est, au moins en grande partie, le produit de cette substance graisseuse que nous avons vue distribuée au-dessous de ses tégumens, et que des mouvemens forcés et une extrême lassitude font suinter par les pores de la peau. Une agitation violente et une natation très-rapide peuvent donc, en se prolongeant trop long-temps, ou en revenant très-fréquemment, maigrir la baleine franche, comme le défaut d’une nourriture assez copieuse et assez substantielle.

Au reste, cette sueur, qui annonce la diminution de ses forces, n’étant qu’une transpiration huileuse ou graisseuse très-échauffée, il n’est pas surprenant qu’elle répande une odeur souvent très-fétide ; et cette émanation infecte est une nouvelle cause qui attire les oiseaux de mer autour des troupes de baleines franches, dont elle peut leur indiquer de loin la présence.

Cependant la baleine blessée, privée de presque tout son sang, harassée, excédée, accablée par ses propres efforts, n’a plus qu’un foible reste de sa vigueur et de sa puissance. L’ours blanc ou plutôt l’ours maritime, ce vorace et redoutable animal que la faim rend si souvent plus terrible encore, quitte alors les bancs de glace ou les rives gelées sur lesquels il se tient en embuscade, se jette à la nage, arrive jusqu’à ce cétacée, ose l’attaquer. Mais, quoi qu’expirante, elle montre encore qu’elle est le plus grand des animaux : elle ranime ses forces défaillantes ; et peu d’instans même avant sa mort, un coup de sa queue immole l’ennemi trop audacieux qui a cru ne trouver en elle qu’une victime sans défense. Elle peut d’autant plus faire ce dernier effort, que ses muscles sont très-susceptibles d’une excitation soudaine. Ils conservent une grande irritabilité long-temps après la mort du cétacée : ils sont par conséquent très-propres à montrer les phénomènes électriques auxquels on a donné le nom de galvanisme ; et un physicien attentif ne manquera pas d’observer que la baleine franche non seulement vit au milieu des eaux comme la raie torpille, le gymnote engourdissant, le malaptérure électrique, etc. mais encore est imprégnée, comme ces poissons, d’une grande quantité de substance huileuse et idioélectrique.

Le cadavre de la baleine flotte sur la mer. L’ours maritime, les squales, les oiseaux de mer, se précipitent alors sur cette proie facile, la déchirent et la dévorent.

Mais cet ours maritime n’insulte ainsi, pour ainsi dire, aux derniers momens de la jeune baleine, que dans les parages polaires, les seuls qu’il infeste ; et la baleine franche habite dans tous les climats. Elle appartient aux deux hémisphères ; ou plutôt les mers australes et les mers boréales lui appartiennent.

Disons maintenant quels sont les endroits qu’elle paroît préférer.

Quels sont les rivages, les continens et les îles auprès desquels on l’a vue, ou les mers dans lesquelles on l’a rencontrée ?

Le Spitzberg, vers le quatre-vingtième degré de latitude ; le nouveau Groenland ; l’Islande ; le vieux Groenland ; le détroit de Davis ; le Canada ; Terre-Neuve ; la Caroline ; cette partie de l’Océan atlantique austral qui est située au quarantième degré de latitude et vers le trente-sixième degré de longitude occidentale, à compter du méridien de Paris ; l’île Mocha, placée également au quarantième degré de latitude, et voisine des côtes du Chili, dans le grand Océan méridional ; Guatimala ; le golfe de Panama ; les îles Gallapago, et les rivages occidentaux du Mexique, dans la zone torride ; le Japon ; la Corée ; les Philippines ; le cap de Galles, à la pointe de l’île de Ceylan ; les environs du golfe Persique ; l’île de Socotora, près de l’Arabie heureuse ; la côte orientale d’Afrique ; Madagascar ; la baie de Sainte-Hélène ; la Guinée ; la Corse, dans la Méditerranée ; le golfe de Gascogne ; la Baltique ; la Norvége.

Nous venons, par la pensée, de faire le tour du monde ; et dans tous les climats, dans toutes les zones, dans toutes les parties de l’océan, nous voyons que la baleine franche s’y est montrée. Mais nous avons trois considérations importantes à présenter à ce sujet.

Premièrement, on peut croire qu’à toutes les latitudes, on a vu les baleines franches réunies plusieurs ensemble, pourvu qu’on les rencontrât dans l’océan ; et ce n’est presque jamais que dans de petites mers, dans des mers intérieures et très-fréquentées comme la Méditerranée, que ces cétacées, tels que la baleine franche prise près de l’île de Corse en 1620, ont paru isolés, après avoir été apparemment rejetés de leur route, entraînés et égarés par quelque grande agitation des eaux.

Secondement, les anciens Grecs, et sur-tout Aristote, ses contemporains, et ceux qui sont venus après lui, ont pu avoir des notions très-multipliées sur les baleines franches, non seulement parce que plusieurs de ces baleines ont pu entrer accidentellement dans la Méditerranée, dont ils habitoient les bords, mais encore à cause des relations que la guerre et le commerce avoient données à la Grèce avec la mer d’Arabie, celle de Perse, et les golfes du Sinde et du Gange, que fréquentoient les cétacées dont nous parlons, et où ces baleines franches devoient être plus nombreuses que de nos jours.

Troisièmement, les géographes apprendront avec intérêt que pendant long-temps on a vu tous les ans près des côtes de la Corée, entre le Japon et la Chine, des baleines dont le dos étoit encore chargé de harpons lancés par des pêcheurs européens près des rivages du Spitzberg ou du Groenland[19].

Il est donc au moins une saison de l’année où la mer est assez dégagée de glaces pour livrer un passage qui conduise de l’Océan atlantique septentrional dans le grand Océan boréal, au travers de l’Océan glacial arctique.

Les baleines harponnées dans le nord de l’Europe, et retrouvées dans le nord de l’Asie, ont dû passer au nord de la nouvelle Zemble, s’approcher très-près du pôle, suivre presque un diamètre du cercle polaire, pénétrer dans le grand Océan par le détroit de Behring, traverser le bassin du même nom, voguer le long du Kamtschatka, des îles Kuriles, de l’île de Jéso, et parvenir jusque vers le trentième degré de latitude boréale, près de l’embouchure du fleuve qui baigne les murs de Nankin.

Elles ont dû, pendant ce long trajet, parcourir une ligne au moins de quatre-vingts degrés, ou de mille myriamètres : mais, d’après ce que nous avons déjà dit, il est possible que, pour ce grand voyage, elles n’aient eu besoin que de dix ou onze jours.

Et quel obstacle la température de l’air pourroit-elle opposer à la baleine franche ? Dans les zones brûlantes, elle trouve aisément au fond des eaux un abri ou un soulagement contre les effets de la chaleur de l’atmosphère. Lorsqu’elle nage à la surface de l’Océan équinoxial, elle ne craint pas que l’ardeur du soleil de la zone torride dessèche sa peau d’une manière funeste, comme les rayons de cet astre dessèchent, dans quelques circonstances, la peau de l’éléphant et des autres pachydermes ; les tégumens qui revêtent son dos, continuellement arrosés par les vagues, ou submergés à sa volonté lorsqu’elle sillonne pendant le calme la surface unie de la mer, ne cessent de conserver toute la souplesse qui lui est nécessaire : et lorsqu’elle s’approche du pôle, n’est-elle pas garantie des effets nuisibles du froid par la couche épaisse de graisse qui la recouvre ?

Si elle abandonne certains parages, c’est donc principalement ou pour se procurer une nourriture plus abondante, ou pour chercher à se dérober à la poursuite de l’homme.

Dans le douzième, le treizième et le quatorzième siècles, les baleines franches étoient si répandues auprès des rivages françois, que la pêche de ces animaux y étoit très-lucrative ; mais, harcelées avec acharnement, elles se retirèrent vers des latitudes plus septentrionales.

L’historien des pêches des Hollandois dans les mers du Nord dit que les baleines franches trouvant une nourriture abondante et un repos très-peu troublé auprès des côtes du Groenland, de l’île de J. Mayen, et du Spitzberg, y étoient très-multipliées ; mais que les pêcheurs des différentes nations arrivant dans ces parages, se les partageant comme leur domaine, et ne cessant d’y attaquer ces grands cétacées, les baleines franches, devenues farouches, abandonnèrent des mers où un combat succédoit sans cesse à un autre combat, se réfugièrent vers les glaces du pôle, et conserveront cet asyle jusqu’à l’époque où, poursuivies au milieu de ces glaces les plus septentrionales, elles reviendront vers les côtes du Spitzberg et les baies du Groenland, qu’elles habitoient paisiblement avant l’arrivée des premiers navigateurs.

Voilà pourquoi plus on approche du pôle, plus on trouve de bancs de glace, et plus les baleines que l’on rencontre sont grosses, chargées de graisse huileuse, familières, pour ainsi dire, et faciles à prendre.

Et voilà pourquoi encore les grandes baleines franches que l’on voit en-deçà du soixantième degré de latitude, vers le Labrador, par exemple, et vers le Canada, paroissent presque toutes blessées par des harpons lancés dans les parages polaires.

On assure néanmoins que pendant l’hiver les baleines disparoissent d’auprès des rivages envahis par les glaces, quittent le voisinage du pôle, et s’avancent dans la zone tempérée, jusqu’au retour du printemps. Mais, dans cette migration périodique, elles ne doivent pas fuir un froid qu’elles peuvent supporter ; elles n’évitent pas les effets directs d’une température rigoureuse ; elles ne s’éloignent que de ces croûtes de glace, ou de ces masses congelées, durcies, immobiles et profondes, qui ne leur permettroient ni de chercher leur nourriture sur les bas-fonds, ni de venir à la surface de l’océan respirer l’air de l’atmosphère, sans lequel elles ne peuvent vivre.

Lorsqu’on réfléchit aux troupes nombreuses de baleines franches qui dans des temps très-reculés habitoient toutes les mers, à l’enormité de leurs os, à la nature de ces parties osseuses, à la facilité avec laquelle ces portions compactes et huileuses peuvent résister aux effets de l’humidité, on n’est pas surpris qu’on ait trouvé des fragmens de squelette de baleine dans plusieurs contrées du globe, sous des couches plus ou moins épaisses ; ces fragmens ne sont que de nouvelles preuves du séjour de l’océan au-dessus de toutes les portions de la terre qui sont maintenant plus élevées que le niveau des mers.

Et cependant, comment le nombre de ces cétacées ne seroit-il pas très-diminué ?

Il y a plus de deux ou trois siècles, que les Basques, ces marins intrépides, les premiers qui aient osé affronter les dangers de l’Océan glacial et voguer vers le pôle arctique, animés par le succès avec lequel ils avoient pêché la baleine franche dans le golfe de Gascogne, s’avancèrent en haute mer, parvinrent, après différentes tentatives, jusqu’aux côtes d’Islande et à celles du Groenland, développèrent toutes les ressources d’un peuple entreprenant et laborieux, équipèrent des flottes de cinquante ou soixante navires, et, aidés par les Islandois, trouvèrent dans une pêche abondante le dédommagement de leurs peines et la récompense de leurs efforts.

Dès la fin du seizième siècle, en 1598, sous le règne d’Élisabeth, les Anglois, qui avoient été obligés jusqu’à cette époque de se servir des Basques pour la pêche de la baleine, l’extraction de l’huile, et même, suivant MM. Pennant et Hackluyts, pour le radoub des tonneaux, envoyèrent dans le Groenland des navires destinés à cette même pêche.

Dès 1608, ils s’avancèrent jusqu’au quatre-vingtième degré de latitude septentrionale, et prirent possession de l’île de J. Mayen, et du Spitzberg, que les Hollandois avoient découvert en 1596.

On vit dès 1612 ces mêmes Hollandois, aidés par les Basques, qui composoient une partie de leurs équipages et dirigeoient leurs tentatives, se montrer sur les côtes du Spitzberg, sur celles du Groenland, dans le détroit de Davis, résister avec constance aux efforts que les Anglois ne cessèrent de renouveler afin de leur interdire les parages fréquentés par les baleines franches, et faire construire avec soin dans leur patrie les magasins, les ateliers et les fourneaux nécessaires pour tirer le parti le plus avantageux des produits de la prise de ces cétacées.

D’autres peuples, encouragés par les succès des Anglois et des Hollandois, les Brémois, les Hambourgeois, les Danois, arrivèrent dans les mers du Nord : tout concourut à la destruction de la baleine ; leurs rivalités se turent ; ils partagèrent les rivages les plus favorables à leur entreprise ; ils élevèrent paisiblement leurs fourneaux sur les côtes et dans le fond des baies qu’ils avoient choisies ou qu’on leur avoit cédées.

Les Hollandois particulièrement, réunis en compagnies, formèrent de grands établissemens sur les rivages du Spitzberg, de l’île de J. Mayen, de l’Islande, du Groenland, et du détroit de Davis, dont les golfes et les anses étoient encore peuplés d’un grand nombre de cétacées.

Ils fondèrent dans l’île d’Amsterdam le village de Smeerenburg (bourg de la fonte) ; ils y bâtirent des boulangeries, des entrepôts, des boutiques de diverses marchandises, des cabarets, des auberges ; ils y envoyèrent à la suite de leurs escadres pêcheuses des navires chargés de vin, d’eau-de-vie, de tabac, de différens comestibles.

On fondit dans ces établissemens, ainsi que dans les fourneaux des autres nations, presque tout le lard des baleines dont on s’étoit rendu maître ; on y prépara l’huile que donnoit cette fonte ; un égal nombre de vaisseaux put rapporter le produit d’un plus grand nombre de ces animaux.

Les baleines franches étoient encore sans méfiance ; une expérience cruelle ne leur avoit pas appris à reconnoître les piéges de l’homme et à redouter l’arrivée de ses flottes : loin de les fuir, elles nageoient avec assurance le long des côtes et dans les baies les plus voisines ; elles se montroient avec sécurité à la surface de la mer ; elles environnoient en foule les navires ; se jouant autour de ces bâtimens, elles se livroient, pour ainsi dire, à l’avidité des pêcheurs, et les escadres les plus nombreuses ne pouvoient emporter la dépouille que d’une petite partie de celles qui se présentoient d’elles-mêmes au harpon.

En 1672, le gouvernement anglois encouragea par une prime la pêche de la baleine.

En 1695, la compagnie angloise formée pour cette même pêche étoit soutenue par des souscriptions dont la valeur montoit à 82,000 livres sterling.

Le capitaine hollandois Zorgdrager, qui commandoit le vaisseau nommé les quatre Frères, rapporte qu’en 1697 il se trouva dans une baie du Groenland, avec quinze navires brémois, qui avoient pris cent quatre-vingt-dix baleines ; cinquante bâtimens de Hambourg, qui en avoient harponné cinq cent quinze ; et cent vingt-un vaisseaux hollandois, qui en avoient pris douze cent cinquante-deux.

Pendant près d’un siècle, on n’a pas eu besoin, pour trouver de grandes troupes de ces cétacées, de toucher aux plages de glace : on se contentoit de faire voile vers le Spitzberg et les autres îles du Nord ; et l’on fondoit dans les fourneaux de ces contrées boréales une si grande quantité d’huile de baleine, que les navires pêcheurs ne suffisoient pas pour la rapporter, et qu’on étoit obligé d’envoyer chercher une partie considérable de cette huile par d’autres bâtimens.

Lorsqu’ensuite les baleines franches furent devenues si farouches dans les environs de Smeerenbourg et des autres endroits fréquentés par les pêcheurs, qu’on ne pouvoit plus ni les approcher, ni les surprendre, ni les tromper et les retenir par des appâts, on redoubla de patience et d’efforts. On ne cessa de les suivre dans leurs retraites successives. On put d’autant plus aisément ne pas s’écarter de leurs traces, que ces animaux paroissoient n’abandonner qu’à regret les plages où elles avoient pendant tant de temps vogué en liberté, et les bancs de sable qui leur avoient fourni l’aliment qu’elles préfèrent. Leur migration fut lente et progressive : elles ne s’éloignèrent d’abord qu’à de petites distances ; et lorsque, voulant, pour ainsi dire, le repos par-dessus tout, elles quittèrent une patrie trop fréquemment troublée, abandonnèrent pour toujours les côtes, les baies, les bancs auprès desquels elles étoient nées, et allèrent au loin se réfugier sur les bords des glaces, elles virent arriver leurs ennemis d’autant plus acharnés contre elles, que pour les atteindre ils avoient été forcés de braver les tempêtes et la mort.

En vain un brouillard, une brume, un orage, un vent impétueux, empêchoient souvent qu’on ne poursuivît celles que le harpon avoit percées ; en vain ces cétacées blessés s’échappoient quelquefois à de si grandes distances, que l’équipage du canot pêcheur étoit obligé de couper la ligne attachée au harpon, et qui, l’entraînant avec vîtesse, l’auroit bientôt assez éloigné des vaisseaux pour qu’il fût perdu sur la surface des mers ; en vain les baleines que la lance avoit ensanglantées, avertissoient par leur fuite précipitée celles que l’on n’avoit pas encore découvertes, de l’approche de l’ennemi : le courage ou plutôt l’audace des pêcheurs surmontoit tous les obstacles. Ils montoient au haut des mâts pour appercevoir de loin les cétacées qu’ils cherchoient ; ils affrontoient les glaçons flottans, et, voulant trouver leur salut dans le danger même, ils amarroient leurs bâtimens aux extrémités des glaces mouvantes.

Les baleines, fatiguées enfin d’une guerre si longue et si opiniâtre, disparurent de nouveau, s’enfoncèrent sous les glaces fixes, et choisirent particulièrement leur asyle sous cette croûte immense et congelée, que les Bataves avoient nommée westys (la glace de l’ouest).

Les pêcheurs allèrent jusqu’à ces glaces immobiles, au travers de glaçons mouvans, de montagnes flottantes, et par conséquent de tous les périls ; ils les investirent ; et s’approchant dans leurs chaloupes de ces bords glacés, ils épièrent avec une constance merveilleuse les momens où les baleines étoient contraintes de sortir de dessous leur voûte gelée et protectrice, pour respirer l’air de l’atmosphère.

Immédiatement avant la guerre de 1744, les Basques se livroient encore à ces nobles et périlleuses entreprises, dont ils avoient les premiers donné le glorieux exemple.

Bientôt après, les Anglois donnèrent de nouveaux encouragemens à la pêche de la baleine, par la formation d’une société respectable, par l’assurance d’un intérêt avantageux, par une prime très-forte, par de grandes récompenses distribuées à ceux dont la pêche avoit été la plus abondante, par des indemnités égales aux pertes éprouvées dans les premières tentatives, par une exemption de droits sur les objets d’approvisionnement, par la liberté la plus illimitée accordée pour la formation des équipages que dans aucune circonstance une levée forcée de matelots ne pouvoit atteindre ni inquiéter.

Avant la révolution qui a créé les États-Unis, les habitans du continent de l’Amérique septentrionale avoient obtenu, dans la pêche de la baleine, des succès qui présageoient ceux qui leur étoient réservés. Dès 1765, Anticost, Rhode-Island, et d’autres villes américaines, avoient armé un grand nombre de navires. Deux ans après, les Bataves envoyèrent cent trente-deux navires pêcheurs sur les côtes du Groenland, et trente-deux au détroit de Davis. En 1768, le grand Frédéric, dont les vues politiques étoient aussi admirables que les talens militaires, ordonna que la ville d’Embden équipât plusieurs navires pour la pêche des baleines franches. En 1774, une compagnie suédoise, très-favorisée, fut établie à Gothembourg, pour envoyer pêcher dans le détroit de Davis et près des rivages du Groenland. En 1775, le roi de Danemarck donna des bâtimens de l’État à une compagnie établie à Berghem pour le même objet. Le parlement d’Angleterre augmenta, en 1779, les faveurs dont jouissoient ceux qui prenoient part à la pêche de la baleine. Le gouvernement françois ordonna, en 1784, qu’on armât à ses frais six bâtimens pour la même pêche, et engagea plusieurs familles de l’île de Nantuckett, très-habiles et très-exercées dans l’art de la pêche, à venir s’établir à Dunkerque. Les Hambourgeois ont encore envoyé, en 1789, trente-deux navires au Groenland, ou au détroit de Davis. Et comment un peuple navigateur et éclairé n’auroit-il pas cherché à commencer, conserver ou perfectionner des entreprises qui procurent une si grande quantité d’objets de commerce nécessaires ou précieux, emploient tant de constructeurs, donnent des bénéfices considérables à tant de fournisseurs d’agrès, d’apparaux ou de vivres, font mouvoir tant de bras, et forment les matelots les plus sobres, les plus robustes, les plus expérimentés, les plus intrépides ?

En considérant un si grand nombre de résultats importans, pourroit-on être étonné de l’attention, des soins, des précautions multipliées, par lesquels on tâche d’assurer ou d’accroître les succès de la pêche de la baleine ?

Les navires qu’on emploie à cette pêche ont ordinairement de trente-cinq à quarante mètres de longueur. On les double d’un bordage de chêne assez épais et assez fort pour résister au choc des glaces. On leur donne à chacun depuis six jusqu’à huit ou neuf chaloupes, d’un peu plus de huit mètres de longueur, de deux mètres ou environ de largeur, et d’un mètre de profondeur, depuis le plat-bord jusqu’à la quille. Un ou deux harponneurs sont destinés pour chacune de ces chaloupes pêcheuses. On les choisit assez adroits pour percer la baleine, encore éloignée, dans l’endroit le plus convenable ; assez habiles pour diriger la chaloupe suivant la route de la baleine franche, même lorsqu’elle nage entre deux eaux ; et assez expérimentés pour juger de l’endroit où ce cétacée élèvera le sommet de sa tête au-dessus de la surface de la mer, afin de respirer par ses évents l’air de l’atmosphère.

Le harpon qu’ils lancent est un dard un peu pesant et triangulaire, dont le fer, long de près d’un mètre, doit être doux, bien corroyé, très-affilé au bout, tranchant des deux côtés, et barbelé sur ses bords. Ce fer, ou le dard proprement dit, se termine par une douille de près d’un mètre de longueur, et dans laquelle on fait entrer un manche très-gros, et long de deux ou trois mètres. On attache au dard même, ou à sa douille, la ligne, qui est faite du plus beau chanvre, et que l’on ne goudronne pas, pour qu’elle conserve sa flexibilité, malgré le froid extrême que l’on éprouve dans les parages où l’on fait la pêche de la baleine.

La lance dont on se sert pour cette pêche, diffère du harpon, en ce que le fer n’a pas d’ailes ou oreilles qui empêchent qu’on ne la retire facilement du corps de la baleine, et qu’on n’en porte plusieurs coups de suite avec force et rapidité. Elle a souvent cinq mètres de long, et la longueur du fer est à peu près le tiers de la longueur totale de cet instrument.

Le printemps est la saison la plus favorable pour la pêche des baleines franches, aux degrés très-voisins du pôle. L’été l’est beaucoup moins. En effet, la chaleur du soleil, après le solstice, fondant la glace en différens endroits, produit des ouvertures très-larges dans les portions de plages congelées où la croûte étoit le moins épaisse. Les baleines quittent alors les bords des immenses bancs de glace, même lorsqu’elles ne sont pas poursuivies. Elles parcourent de très-grandes distances au-dessous de ces champs vastes et endurcis, parce qu’elles respirent facilement dans cette vaste retraite, en nageant d’ouverture en ouverture ; et les pêcheurs peuvent d’autant moins les suivre dans ces espaces ouverts, que les glaçons détachés qui y flottent briseroient ou arrêteroient les canots que l’on voudroit y faire voguer.

D’ailleurs, pendant le printemps les baleines trouvent, en avant des champs immobiles de glace, une nourriture abondante et convenable.

Il est sans doute des années et des parages où l’on ne peut que pendant l’été ou pendant l’automne, surprendre les baleines, ou se rencontrer avec leur passage ; mais on a souvent vu, dans le mois de germinal ou de floréal, un si grand nombre de baleines franches réunies entre le soixante-dix-septième et le soixante-dix-neuvième degrés de latitude nord, que l’eau lancée par leurs évents, et retombant en pluie plus ou moins divisée, représentoit de loin la fumée qui s’élève au-dessus d’une immense capitale.

Néanmoins les pêcheurs qui, par exemple, dans le détroit de Davis, ou vers le Spitzberg, pénètrent très-avant au milieu des glaces, doivent commencer leurs tentatives plus tard et les finir plutôt, pour ne pas s’exposer à des dégels imprévus ou à des gelées subites, dont les effets pourroient leur être funestes.

Au reste, les glaces des mers polaires se présentent aux pêcheurs de baleines dans quatre états différens.

Premièrement, ces glaces sont contiguës ; secondement, elles sont divisées en grandes plages immobiles ; troisièmement, elles consistent dans des bancs de glaçons accumulés ; quatrièmement enfin, ces bancs ou montagnes d’eau gelée sont mouvans, et les courans, ainsi que les vents, les entraînent.

Les pêcheurs hollandois ont donné le nom de champs de glace aux espaces glacés de plus de deux milles de diamètre ; de bancs de glace, aux espaces gelés dont le diamètre a moins de deux milles, mais plus d’un demi-mille ; et de grands glaçons, aux espaces glacés qui n’ont pas plus d’un demi-mille de diamètre.

On rencontre vers le Spitzberg de grands bancs de glace, qui ont quatre ou cinq myriamètres de circonférence. Comme les intervalles qui les séparent forment une sorte de port naturel, dans lequel la mer est presque toujours tranquille, les pêcheurs s’y établissent sans crainte ; mais ils redoutent de se placer entre les petits bancs qui n’ont que deux ou trois cents mètres de tour, et que la moindre agitation de l’océan peut rapprocher les uns des autres. Ils peuvent bien, avec des gaffes ou d’autres instrumens, détourner de petits glaçons. Ils ont aussi employé souvent avec succès, pour amortir le choc des glaçons plus étendus et plus rapides, le corps d’une baleine dépouillé de son lard, et placé sur le côté et en dehors du bâtiment. Mais que servent ces précautions ou d’autres semblables, contre ces masses durcies et mobiles qui ont plus de cinquante mètres d’élévation ? ce n’est que lorsque ces glaçons étendus et flottans sont très-éloignés l’un de l’autre, qu’on ose pêcher la baleine dans les vides qui les séparent. On cherche un banc qui ait au moins trois ou quatre brasses de profondeur au-dessous de la surface de l’eau, et qui soit assez fort par son volume, et assez stable par sa masse, pour retenir le navire qu’on y amarre.

Il est très-rare que l’équipage d’un seul navire puisse poursuivre en même temps deux baleines au milieu des glaces mouvantes. On ne hasarde une seconde attaque, que lorsque la baleine franche, harponnée et suivie, est entièrement épuisée et près d’expirer.

Mais dans quelque parage que l’on pêche, dès que le matelot guetteur, qui est placé dans un point élevé du bâtiment, d’où sa vue peut s’étendre au loin, apperçoit une baleine, il donne le signal convenu ; les chaloupes partent ; et à force de rames, on s’avance en silence vers l’endroit où on l’a vue. Le pêcheur le plus hardi et le plus vigoureux est debout sur l’avant de sa chaloupe, tenant le harpon de la main droite. Les Basques sont fameux par leur habileté à lancer cet instrument de mort.

Dans les premiers temps de la pêche de la baleine, ou approchoit le plus possible de cet animal, avant de lui donner le premier coup de harpon. Quelquefois même le harponneur ne l’attaquoit que lorsque la chaloupe étoit arrivée sur le dos de ce cétacée.

Mais le plus souvent, dès que la chaloupe est parvenue à dix mètres de la baleine franche, le harponneur jette avec force le harpon contre l’un des endroits les plus sensibles de l’animal, comme le dos, le dessous du ventre, les deux masses de chair mollasse qui sont à côté des évents. Le plus grand poids de l’instrument étant dans le fer triangulaire, de quelque manière qu’il soit lancé, sa pointe tombe et frappe la première. Une ligne de douze brasses ou environ est attachée à ce fer, et prolongée par d’autres cordages.

Albert rapporte que de son temps des pêcheurs, au lieu de jeter le harpon avec la main, le lançoient par le moyen d’une baliste ; et le savant Schneider fait observer que les Anglois, voulant atteindre la baleine à une distance bien supérieure à celle de dix mètres, ont renouvelé ce dernier moyen, en remplaçant la baliste par une arme à feu, et en substituant le harpon à la balle de cette arme, dans le canon de laquelle ils font entrer le manche de cet instrument[20]. Les Hollandois ont employé, comme les Anglois, une sorte de mousquet pour lancer le harpon avec moins de danger et avec plus de force et de facilité[21].

À l’instant où la baleine se sent blessée, elle s’échappe avec vîtesse. Sa fuite est si rapide, que si la corde, formée par toutes les lignes qu’elle entraîne, lui résistoit un instant, la chaloupe chavireroit et couleroit à fond : aussi a-t-on le plus grand soin d’empêcher que cette corde ou ligne générale ne s’accroche ; et de plus, on ne cesse de la mouiller, afin que son frottement contre le bord de la chaloupe ne l’enflamme pas et n’allume pas le bois.

Cependant l’équipage, resté à bord du vaisseau, observe de loin les manœuvres de la chaloupe. Lorsqu’il croit que la baleine s’est assez éloignée pour avoir obligé de filer la plus grande partie des cordages, une seconde chaloupe force de rames vers la première, et attache successivement ses lignes à celles qu’emporte le cétacée.

Le secours se fait-il attendre ? les matelots de la chaloupe l’appellent à grands cris. Ils se servent de grands porte-voix ; ils font entendre leurs trompes ou cornets de détresse. Ils ont recours aux deux lignes qu’ils nomment lignes de réserve ; ils font deux tours de la dernière qui leur reste ; ils l’attachent au bord de leur nacelle ; ils se laissent remorquer par l’énorme animal ; ils relèvent de temps en temps la chaloupe qui s’enfonce presque jusqu’à fleur d’eau, en laissant couler peu à peu cette seconde ligne de réserve, leur dernière ressource ; et enfin, s’ils ne voient pas la corde extrêmement longue et violemment tendue se casser avec effort, ou le harpon se détacher de la baleine en déchirant les chairs du cétacée, ils sont forcés de couper eux-mêmes cette corde, et d’abandonner leur proie, le harpon et leurs lignes, pour éviter d’être précipités sous les glaces, ou engloutis dans les abîmes de l’océan.

Mais lorsque le service se fait avec exactitude, la seconde chaloupe arrive au moment convenable ; les autres la suivent, et se placent autour de la première, à la distance d’une portée de canon l’une de l’autre, pour veiller sur un plus grand champ. Un pavillon particulier nommé gaillardet, et élevé sur le vaisseau, indique ce que l’on reconnoît du haut des mâts, de la route du cétacée. La baleine, tourmentée par la douleur que lui cause sa large blessure, fait les plus grands efforts pour se délivrer du harpon qui la déchire ; elle s’agite, se fatigue, s’échauffe ; elle vient à la surface de la mer chercher un air qui la rafraîchisse et lui donne des forces nouvelles. Toutes les chaloupes voguent alors vers elle ; le harponneur du second de ces bâtimens lui lance un second harpon ; on l’attaque avec la lance. L’animal plonge, et fuit de nouveau avec vîtesse ; on le poursuit avec courage ; on le suit avec précaution. Si la corde attachée au second harpon se relâche, et sur-tout si elle flotte sur l’eau, on est sûr que le cétacée est très-affoibli, et peut-être déjà mort ; on la ramène à soi ; on la retire, en la disposant en cercles ou plutôt en spirales, afin de pouvoir la filer de nouveau avec facilité, si le cétacée, par un dernier effort, s’enfuit une troisième fois. Mais quelques forces que la baleine conserve après la seconde attaque, elle reparoît à la surface de l’océan beaucoup plutôt qu’après sa première blessure. Si quelque coup de lance a pénétré jusqu’à ses poumons, le sang sort en abondance par ses deux évents. On ose alors s’approcher de plus près du colosse ; on le perce avec la lance ; on le frappe à coups redoublés ; on tâche de faire pénétrer l’arme meurtrière au défaut des côtes. La baleine, blessée mortellement, se réfugie quelquefois sous des glaces voisines : mais la douleur insupportable que ses plaies profondes lui font éprouver, les harpons qu’elle emporte, qu’elle secoue, et dont le mouvement agrandit ses blessures, sa fatigue extrême, son affoiblissement que chaque instant accroît, tout l’oblige à sortir de cet asyle. Elle ne suit plus dans sa fuite de direction déterminée. Bientôt elle s’arrête ; et réduite aux abois, elle ne peut plus que soulever son énorme masse, et chercher à parer avec ses nageoires les coups qu’on lui porte encore. Redoutable cependant lors même qu’elle expire, ses derniers momens sont ceux du plus grand des animaux. Tant qu’elle combat encore contre la mort, on évite avec effroi sa terrible queue, dont un seul coup feroit voler la chaloupe en éclats ; on ne manœuvre que pour l’empêcher d’aller terminer sa cruelle agonie dans des profondeurs recouvertes par des bancs de glace, qui ne permettroient d’en retirer son cadavre qu’avec beaucoup de peine.

Les Groenlandois, par un usage semblable à celui qu’Oppien attribue à ceux qui pêchoient de son temps dans la mer Atlantique, attachent aux harpons qu’ils lancent, avec autant d’adresse que d’intrépidité, contre la baleine, des espèces d’outres faites avec de la peau de phoque, et pleines d’air atmosphérique. Ces outres très-légères, non seulement font que les harpons qui se détachent flottent et ne sont pas perdus, mais encore empêchent le cétacée blessé de plonger dans la mer, et de disparoître aux yeux des pêcheurs. Elles augmentent assez la légèreté spécifique de l’animal, dans un moment où l’affoiblissement de ses forces ne permet à ses nageoires et à sa queue de lutter contre cette légèreté qu’avec beaucoup de désavantage, pour que la petite différence qui existe ordinairement entre cette légèreté et celle de l’eau salée s’évanouisse, et que la baleine ne puisse pas s’enfoncer.

Les habitans de plusieurs îles voisines du Kamtschatka vont, pendant l’automne, à la recherche des baleines franches, qui abondent alors près de leurs côtes. Lorsqu’ils en trouvent d’endormies, ils s’en approchent sans bruit, et les percent avec des dards empoisonnés. La blessure, d’abord légère, fait bientôt éprouver à l’animal des tourmens insupportables : il pousse, a-t-on écrit, des mugissemens horribles, s’enfle et périt.

Duhamel dit, dans son Traité des pêches, que plusieurs témoins oculaires, dignes de foi, ont assuré les faits suivans :

Dans l’Amérique septentrionale, près des rivages de la Floride, des sauvages, aussi exercés à plonger qu’à nager, et aussi audacieux qu’adroits, ont pris des baleines franches, en se jetant sur leur tête, enfonçant dans un de leurs évents un long cône de bois, se cramponnant à ce cône, se laissant entraîner sous l’eau, reparoissant avec l’animal, faisant entrer un autre cône dans le second évent, réduisant ainsi les baleines à ne respirer que par l’ouverture de leur gueule, et les forçant à se jeter sur la côte, ou à s’échouer sur des bas-fonds, pour tenir leur bouche ouverte sans avaler un fluide qu’elles ne pourroient plus rejeter par des évents entièrement bouchés.

Les pêcheurs de quelques contrées sont quelquefois parvenus à fermer, avec des filets très-forts, l’entrée très-étroite d’anses dans lesquelles des baleines avoient pénétré pendant la haute mer, et où, laissées à sec par la retraite de la marée, que les filets les ont empêchées de suivre, elles se sont trouvées livrées, sans défense, aux lances et aux harpons.

Lorsqu’on s’est assuré que la baleine est morte, ou si affoiblie qu’on n’a plus à craindre qu’une blessure nouvelle lui redonne un accès de rage dont les pêcheurs seroient à l’instant les victimes, on la remet dans sa position naturelle, par le moyen de cordages fixés à deux chaloupes qui s’éloignent en sens contraire, si elle s’étoit tournée sur un de ses côtés ou sur son dos. On passe un nœud coulant par-dessus la nageoire de la queue, ou on perce cette queue pour y attacher une corde ; on fait passer ensuite un funin au travers des deux nageoires pectorales qu’on a percées, on les ramène sur le ventre de l’animal, on les serre avec force, afin qu’elles n’opposent aucun obstacle aux rameurs pendant la remorque de la baleine ; et les chaloupes se préparent à l’entraîner vers le navire ou vers le rivage où l’on doit la dépecer.

Si l’on tardoit trop d’attacher une corde à l’animal expiré, son cadavre dériveroit, et, entraîné par des courans ou par l’agitation des vagues, pourroit échapper aux matelots, ou, dénué d’une assez grande quantité de matière huileuse et légère, s’enfonceroit, et ne remonteroit que lorsque la putréfaction des organes intérieurs l’auroit gonflé au point d’augmenter beaucoup son volume.

L’auteur de l’Histoire des pêches des Hollandois dans les mers du Nord fait observer avec soin que si l’on remorquoit la baleine franche par la tête, la gueule énorme de ce cétacée, qui est toujours ouverte après la mort de l’animal, parce que la mâchoire inférieure n’est plus maintenue contre celle d’en-haut, seroit comme une sorte de gouffre, qui agiroit sur un immense volume d’eau, et feroit éprouver aux rameurs une résistance souvent insurmontable.

Lorsqu’on a amarré le cadavre d’une baleine franche au navire, et que son volume n’est pas trop grand relativement aux dimensions du vaisseau, les chaloupes vont souvent à la recherche d’autres individus, avant qu’on ne s’occupe de dépecer la première baleine.

Mais enfin on prépare deux palans, l’un pour tourner le cétacée, et l’autre pour tenir sa gueule élevée au-dessus de l’eau, de manière qu’elle ne puisse pas se remplir. Les dépeceurs garnissent leurs bottes de crampons, afin de se tenir fermes ou de marcher en sûreté sur la baleine ; et les opérations du dépécement commencent.

Elles se font communément à bas-bord. Avant tout, on tourne un peu l’animal sur lui-même par le moyen d’un palan fixé par un bout au mât de misaine, et attaché par l’autre à la queue de la baleine. Cette manœuvre fait que la tête du cétacée, laquelle se trouve du côté de la poupe, s’enfonce un peu dans l’eau. On la relève, et un funin serre assez fortement une mâchoire contre une autre, pour que les dépeceurs puissent marcher sur la mâchoire inférieure sans courir le danger de tomber dans la mer, entraînés par le mouvement de cette mâchoire d’en-bas. Deux dépeceurs se placent sur la tête et sur le cou de la baleine ; deux harponneurs se mettent sur son dos ; et des aides, distribués dans deux chaloupes, dont l’une est à l’avant et l’autre à l’arrière de l’animal, éloignent du cadavre les oiseaux d’eau, qui se précipiteroient hardiment et en grand nombre sur la chair et sur le lard du cétacée. Cette occupation a fait donner à ces aides le nom de cormorans. Leur fonction est aussi de fournir aux travailleurs les instrumens dont ces derniers peuvent avoir besoin. Les principaux de ces instrumens consistent dans des couteaux de bon acier, nommés tranchans, dont la longueur est de deux tiers de mètre, et dont le manche a deux mètres de long ; dans d’autres couteaux, dans des mains de fer, dans des crochets, etc.

Le dépécement commence derrière la tête, très-près de l’œil. La pièce de lard qu’on enlève, et que l’on nomme pièce de revirement, a deux tiers de mètre de largeur ; on la lève dans toute la longueur de la baleine. On donne communément un demi-mètre de large aux autres bandes, qu’on coupe ensuite, et qu’on lève toujours de la tête à la queue, dans toute l’épaisseur de ce lard huileux. On tire ces différentes bandes de dessus le navire, par le moyen de crochets ; on les traîne sur le tillac, et on les fait tomber dans la cale, où on les arrange. On continue alors de tourner la baleine, afin de mettre entièrement à découvert le côté par lequel on a commencé le dépécement, et de dépouiller la partie inférieure de ce même côté, sur laquelle on enlève les bandes huileuses avec plus de facilité que sur le dos, parce que le lard y est moins épais.

Quand cette dernière opération est terminée, on travaille au dépouillement de la tête. On coupe la langue très-profondément, et avec d’autant plus de soin, que celle d’une baleine franche ordinaire donne communément six tonneaux d’huile. Plusieurs pêcheurs cependant ne cherchent à extraire cette huile que lorsque la pêche n’a pas été abondante : on a prétendu qu’elle étoit plus sèche que les huiles provenues des autres parties de la baleine ; qu’elle étoit assez corrosive pour altérer les chaudières dans lesquelles on la faisoit couler ; et que c’étoit principalement cette huile extraite de la langue, que les ouvriers employés à découper le lard prenoient garde de laisser rejaillir sur leurs mains ou sur leurs bras, pour ne pas être incommodés au point de courir le danger de devenir perclus.

Pour enlever plus facilement les fanons, on soulève la tête avec une amure fixée au pied de l’artimon ; et trois crochets attachés aux palans dont nous avons parlé, et enfoncés dans la partie supérieure du museau, font ouvrir la gueule au point que les dépeceurs peuvent couper les racines des fanons.

On s’occupe ensuite du dépécement du second côté de la baleine franche. On achève de faire tourner le cétacée sur son axe longitudinal ; et on enlève le lard du second côté, comme on a enlevé celui du premier. Mais comme, dans le revirement de l’animal, la partie inférieure du second côté est celle qui se présente la première, la dernière bande dont ce même côté est dépouillé, est la grande pièce dite de revirement. Cette grande bande a ordinairement dix mètres de longueur, lors même que le cétacée ne fournit que deux cent cinquante myriagrammes d’huile, et cent myriagrammes de fanons.

Il est aisé d’imaginer les différences que l’on introduit dans les opérations que nous venons d’indiquer, si on dépouille la baleine sur la côte ou près du rivage, au lieu de la dépecer auprès du vaisseau.

Lorsqu’on a fini d’enlever le lard, la langue et les fanons, on repousse et laisse aller à la dérive la carcasse gigantesque de la baleine franche. Les oiseaux d’eau s’attroupent sur ces restes immenses, quoiqu’ils soient moins attirés par ces débris que par un cadavre qui n’est pas encore dénué de graisse. Les ours maritimes s’assemblent aussi autour de cette masse flottante, et en font curée avec avidité.

Veut-on cependant arranger le lard dans les tonneaux ? On le sépare de la couenne. On le coupe par morceaux de trois décimètres carrés de surface ou environ ; et on entasse ces morceaux dans les tonnes.

Veut-on le faire fondre, soit à bord du navire, comme les Basques le préféroient ; soit dans un atelier établi à terre, comme on le fait dans plusieurs contrées, et comme les Hollandois l’ont pratiqué pendant longtemps à Smeerenbourg dans le Spitzberg ?

On se sert de chaudières de cuivre rouge, ou de fer fondu. Ces chaudières sont très-grandes : ordinairement elles contiennent chacune environ cinq tonneaux de graisse huileuse. On les pose sur un fourneau de cuivre ; et on les y maçonne pour éviter que la chaudière, en se renversant sur le feu, n’allume un incendie dangereux. On met de l’eau dans la chaudière avant d’y jeter le lard, afin que cette graisse ne s’attache pas au fond de ce vaste récipient, et ne s’y grille pas sans se fondre. On le remue d’ailleurs avec soin, dès qu’il commence à s’échauffer. Trois heures après le commencement de l’opération, on puise l’huile toute bouillante, avec de grandes cuillers de cuivre ; on la verse sur une grille qui recouvre un grand baquet de bois : la grille purifie l’huile, en retenant les morceaux, pour ainsi dire, infusibles, que l’on nomme lardons[22].

L’huile, encore bouillante, coule du premier baquet dans un second, que l’on a rempli aux deux tiers d’eau froide, et auquel on a donné communément un mètre de profondeur, deux de large, et cinq ou six de long. L’huile surnage dans ce second baquet, se refroidit, et continue de se purifier en se séparant des matières étrangères qui tombent au fond du réservoir. On la fait passer du second baquet dans un troisième, et du troisième dans un quatrième. Ces deux derniers sont remplis, comme le second, d’eau froide, jusqu’aux deux tiers ; l’huile achève de s’y perfectionner ; et du dernier baquet on la fait entrer, par une longue gouttière, dans les tonneaux destinés à la conserver ou à la transporter au loin.

Au reste, moins le temps pendant lequel on garde le lard dans les tonnes est long, et plus l’huile qu’on en retire doit être recherchée.

L’huile et les fanons de la baleine franche ne sont pas les seules parties utiles de cet animal. Les Groenlandois, et d’autres habitans des contrées du Nord, trouvent la peau et les nageoires de ce cétacée très-agréables au goût. Sa chair fraîche ou salée a souvent servi à la nourriture des équipages basques. Le capitaine Colnett rapporte que le cœur d’une jeune baleine qui n’avoit encore que cinq mètres de longueur, et que ses matelots prirent au mois d’août 1793, près de Guatimala, dans le grand Océan équinoxial, parut un mets exquis à son équipage. Les intestins de la baleine franche servent à remplacer le verre des fenêtres ; les tendons fournissent des fils propres à faire des filets ; on fait de très-bonnes lignes avec les poils qui terminent les fanons ; et on emploie dans plusieurs pays les côtes et les grands os des mâchoires pour composer la charpente des cabanes, ou pour mieux enclore des jardins et des champs.

Les avantages que l’on retire de la pêche des baleines franches, ont facilement engagé dans nos temps modernes les peuples entreprenans et déjà familiarisés avec les navigations lointaines, à chercher ces cétacées par-tout où ils ont espéré de les trouver. On les poursuit maintenant dans l’hémisphère austral comme dans l’hémisphère arctique, et dans le grand Océan boréal comme dans l’Océan atlantique septentrional ; on les y pêche même, au moins très-souvent, avec plus de facilité, avec moins de danger, avec moins de peine. On les atteint à une assez grande distance du cercle polaire, pour n’avoir pas besoin de braver les rigueurs du froid, ni les écueils de glace. Le capitaine Colnett trouva, par exemple, un grand nombre de ces animaux vers le quarantième degré de latitude australe, auprès de l’île Mocha et des côtes occidentales du Chili ; et à la même latitude, ainsi que dans le même hémisphère, et vers le trente-septième degré de longitude occidentale du méridien de Paris, il avoit vu, peu de temps auparavant, de si grandes troupes de ces baleines, qu’il les crut assez nombreuses pour fournir toute l’huile que pourroit emporter la moitié des vaisseaux baleiniers de Londres[23].

Cette multitude de baleines disparoîtra cependant dans l’hémisphère austral de même que dans le boréal. La plus grande des espèces s’éteindra comme tant d’autres. Découverte dans ses retraites les plus cachées, atteinte dans ses asyles les plus reculés, vaincue par la force irrésistible de l’intelligence humaine, elle disparoîtra de dessus le globe ; il ne restera pas même l’espérance de la retrouver dans quelque partie de la terre non encore visitée par des voyageurs civilisés, comme on peut avoir celle de découvrir dans les immenses solitudes du nouveau continent l’éléphant de l’Ohio et le mégathérium[24]. Quelle portion de l’océan n’aura pas été en effet traversée dans tous les sens ? quel rivage n’aura pas été reconnu ? de quelles plages gelées les deux zones glaciales auront-elles pu dérober les tristes bords ? On ne verra plus que quelques restes de cette espèce gigantesque : ses débris deviendront une poussière que les vents disperseront ; et elle ne subsistera que dans le souvenir des hommes et dans les tableaux du génie. Tout diminue et dépérit donc sur le globe. Quelle révolution en remontera les ressorts ? La Nature n’est immortelle que dans son ensemble ; et si l’art de l’homme embellit et ranime quelques-uns de ses ouvrages, combien d’autres qu’il dégrade, mutile et anéantit !


  1. Balæna mysticetus.
    Baleine de grande baie.
    Whalffisch, par les Allemands.
    Whallvisch, par les Hollandois.
    Slichteback, par les Danois.
    Sandhual, id.
    Hvalfisk, par les Suédois.
    Hvafisk, par les Norvégiens.
    Sietback, id.
    Vatushalr, par les Islandois.
    Arbek, par les Groenlandois.
    Arbavirksoak, id.
    Whale, par les Anglois.
    Vallena, par les Espagnols.
    Tkakæ, par les Hottentots.
    Serbio, par les Japonois.
    Balæna mysticetus. Linné, édition de Gmelin.
    Baleine franche. Bonnaterre, planches de l’Encyclopédie méthodique.
    id. R. R. Castel, édition de Bloch.
    Fauna Suecic. 49.
    Balæna naribus flexuosis, etc. Arledi, gen. 76, spec. 106, syn. 106.
    Balæna major, laminas corneas in superiore maxilla habens, fistulâ donata, bipinnis. Sibbald.
    id. vel balæna vulgaris edentula, dorso non pinnato. Raj. p. 6 et 16.
    Baleine vulgaire. Rondelet, Histoire des poissons, première partie, liv. 16, chap. 7 (édition de Lyon, 1558).
    Balæna vulgò dicta, sive mysticetus Aristotelis, musculus Plinii. Gesner, p. 114.
    Balæna vulgi. Aldrovand. Cet. cap. 3, p. 688, t. 782.
    id. Jonston. p. 216.
    Balæna vulgaris. Charleton, p. 167.
    Balæna. Schoneveld, p. 24.
    Balæna Rond. Willughby, p. 35.
    Balæna Spitzbergensis. Martens, Spitzb. p. 98, tab. Q, fig. a. b.
    Balæna vulgò dicta, et musculus mysticetos, etc. Gesner, Aquat. p. 132 ; et (germ.) fol. 99 b.
    Balæna Groenlandica. Mus. Ad. Frider. 1, p. 51.
    Balæna dorso impinni, fistulâ in medio capite, etc. Gronov. Zooph. 139.
    Balæna (vulgaris, Groenlandica) bipinnis, etc. Brisson, Regn. anim. p. 347, n. 1.
    Balæna vera Zorgdrageri. Klein, Miss. pisc. II, p. 11.
    Balæna vulgi. Mus. Wormi. p. 281.
    Hvalfisk. Egede, Groenl. p. 48.
    Der rechte Groenlandische walfisch. Anderson, Isl. p. 212.
    Baleine franche. Valmont-Bomare, Dictionnaire d’histoire naturelle.
  2. Mémoires envoyés au savant et respectable Duhamel du Monceau.
  3. Voyez, au commencement de l’Histoire naturelle des poissons, notre Discours sur la nature de ces animaux.
  4. Histoire des pêches, des découvertes et des établissemens des Hollandois dans les mers du Nord ; ouvrage traduit du hollandois par le citoyen Bernard Dereste, etc.
  5. Histoire des pêches, des découvertes et des élablissemens des Hollandois dans les mers du Nord, tome I, p. 134.
  6. Depuis 1787, à Songeons, près de Beauvais, département de l’Oise, on monte les lunettes en fanon, au lieu de les monter en cuir ou en métal Ce changement a beaucoup augmenté la fabrique. On y voit à présent des femmes, et même des enfans de dix ou douze ans, monter des lunettes avec adresse et habileté. (Description du département de l’Oise, par le citoyen Cambri ; ouvrage digne d’un administrateur habile, et d’un ami très-éclairé de sa patrie, des sciences et des arts.)
  7. Histoire des pêches des Hollandois, etc. tome I, p. 69.
  8. Cuvier, Leçons d’anatomie comparée, vol. II, p. 376.
  9. Nous préférons les épithètes de cochléaire et de vestibulaire, proposées par notre collègue Cuvier, à celles de ronde et d’ovale, qui ne peuvent être employées avec exactitude qu’en parlant de l’organe de l’ouïe de l’homme et d’un petit nombre d’animaux.
  10. Le tube dont nous parlons, et tous les tubes analogues que peut présenter l’organe de l’ouïe de l’homme ou des animaux, ont été appelés trompe d’Eustache, parce que celui de l’oreille de l’homme a été découvert par Eustache, habile anatomiste du seizième siècle.
  11. Histoire des pêches des Hollandois dans les mers du Nord, traduction françoise du citoyen Dereste, tome I, p. 76.
  12. Près d’Agen.
  13. Bonnaterre, Cétologie. Planches de l’Encyclopédie méthodique.
  14. Voyez particulièrement une lettre de M. de la Courtaudière, adressée de Saint-Jean de-Luz à Duhamel, et publiée par ce dernier dans son Traité des pêches.
  15. A Voyage in the south Atlantic, for the purpose of extending the spermaceti whale fisheries, etc. by captain James Colnett. London, 1798.
  16. Voyez, dans l’article de la baleinoptère museau-pointu (baleine à bec), la description d’un réservoir d’air que l’on trouve au-dessous du cou de cette baleinoptère.
  17. On peut voir, dans l’ouvrage du savant professeur Schneider sur la Synonymie des poissons et des cétacées décrits par Artédi, le passage d’Albert, qu’il cite page 163.
  18. A Voyage to the south Atlantic, for the purpose of extending the spermaceti whale fisheries, etc. by captain James Colnett. London, 1798.
  19. Duhamel, Traité des pêches ; pêche de la baleine, etc.
  20. Petri Artedi Synonymia piscium, etc. auctore J. C. Schneider, etc. pag. 163.
  21. Histoire des pêches des Hollandois dans les mers du Nord, traduction françoise du citoyen Dereste, tome I, p. 91.
  22. On remet ces lardons dans la chaudière, pour en tirer une colle qui sert à différens usages ; et après l’extraction de cette colle, on emploie à nourrir des chiens le marc épais qui reste au fond de la cuve.
  23. Voyage du capitaine Jacques Colnett, déjà cité.
  24. M. Jefferson, l’illustre président des États-Unis, m’écrit, dans une lettre du 24 février 1803, qu’ainsi que je l’avois prévu et annoncé dans le Discours d’ouverture de mon Cours de zoologie de l’an 9, il va faire faire un voyage pour reconnoître les sources du Missouri, et pour découvrir une rivière qui, prenant son origine très-près de ces sources, ait son embouchure dans le grand Océan boréal. « Ce voyage, dit M. Jefferson accroîtra nos connoissances sur la géographie de notre continent, en nous donnant de nouvelles lumières sur cette intéressante ligne de communication au travers de l’Amérique septentrionale, et nous procurera une vue générale de sa population, de son histoire naturelle, de ses productions, de son sol et de son climat. Il n’est pas improbable, ajoute ce respectable et savant premier magistrat, que ce voyage de découverte ne nous fasse avoir des informations ultérieures sur le mammoth (l’éléphant de l’Ohio) et sur le mégathérium dont vous parlez, page 6. Vous avez vraisemblablement vu dans nos Transactions philosophiques, qu’avant de connoître la notice que M. Cuvier a donnée de ce mégathérium, nous aviens trouvé ici des restes d’un énorme animal inconnu, que nous avons nommé mégalonyx, à cause de la longueur disproportionnée de ses ongles, et qui est probablement le même animal que le mégathérium ; et qu’il y avoit ici des traces de son existence récente et même présente. La route que nous allons découvrir, nous mettra peut-être à même de n’avoir plus aucun doute à ce sujet. Le voyage sera terminé dans deux étés. »