Histoire naturelle des cétacées/La Baleinoptère museau-pointu

LA BALEINOPTÈRE
MUSEAU-POINTU[1].



De toutes les espèces de baleines ou de baleinoptères que nous connoissons, celle que nous allons décrire est la moins grande. Il paroît qu’elle ne parvient qu’à une longueur de huit ou neuf mètres. Un jeune individu pris aux environs de la rade de Cherbourg n’avoit que quatre mètres deux tiers de longueur[2].

Pl. 8.


1. Baleinoptère Museau-pointu, Vue de côté.
2. Baleinoptère Museau-pointu, Vue de dessous.
3. Mâchoire supérieure de la Baleinoptère museau-pointu, Vue par dessous. 4. Fanon.

Sa circonférence à l’endroit le plus gros du corps étoit à peine de trois mètres. La mâchoire supérieure étoit longue de près d’un mètre, et celle d’en-bas, d’un mètre et un septième ou environ ; ce qui s’accorde avec ce qu’on a écrit des dimensions ordinaires de la tête. Dans l’individu de cette espèce, disséqué par le célèbre Hunter, la longueur de la tête égaloit en effet le quart ou à peu près de la longueur totale.

Si l’on considère la baleinoptère museau-pointu flottant sur son dos, on voit l’ensemble formé par le corps et la queue présenter une figure ovale très-alongée. D’un côté cet ovale se termine par un cône très-étroit, relevé longitudinalement en arête, et s’élargissant à son extrémité pour former la nageoire de la queue ; de l’autre côté, et vers l’endroit où sont placés les bras, il est interrompu et se lie avec un autre ovale moins alongé, irrégulier, et que compose le dessous de la tête.

Les deux mâchoires sont pointues ; et c’est de cette forme que vient le nom de museau-pointu donné à l’espèce dont nous nous occupons. La mâchoire supérieure est non seulement moins avancée que celle d’en-bas, mais beaucoup moins large : elle est très-alongée ; et l’on peut avoir une idée très-exacte de sa véritable forme, en examinant une des planches sur lesquelles nous avons fait graver les dessins précieux que sir Joseph Banks a bien voulu nous envoyer.

La pointe qui termine par-devant la mâchoire d’en-bas, est l’extrémité d’une arête longitudinale et très-courte, que l’on voit sur la surface inférieure de cette mâchoire.

Le gosier a très-peu de largeur.

Les nageoires pectorales sont situées vers le milieu de la hauteur du corps ; elles paroissent au-dessus ou au-dessous de ce point, suivant que le grand réservoir dont nous allons parler est plus ou moins gonflé par l’animal ; et voilà d’où vient la différence que l’on peut trouver à cet égard entre les deux figures que nous avons fait graver, l’une d’après M. Hunter, et l’autre d’après les dessins que sir Joseph Banks a bien voulu nous faire parvenir.

La dorsale s’élève au-dessus de l’anus ou à peu près ; elle est triangulaire, un peu échancrée par-derrière, et inclinée vers la nageoire de la queue.

Cette dernière nageoire se divise en deux lobes, dont le côté postérieur est concave, et qui sont séparés l’un de l’autre par une échancrure étroite, mais un peu profonde.

Les naturalistes ont appris du célèbre Hunter, que la baleinoptère museau-pointu, dans laquelle on trouve quarante-six vertèbres, a un large œsophage et cinq estomacs ; que le second de ces estomacs est très-grand et plus long que le premier ; que le troisième est le moins volumineux des cinq ; que le quatrième est aplati et moins grand que les deux premiers ; que le cinquième est rond et se termine par le pylore ; que les intestins grêles ont cinq fois la longueur entière du cétacée ; que la baleinoptère museau-pointu a un cœcum comme la baleine franche, et que la longueur de ce cœcum et celle du colon réunies surpassent la moitié de la longueur totale.

Les fanons sont d’une couleur blanchâtre ; ils ont d’ailleurs très-peu de longueur. Le milieu du palais représente une sorte de bande longitudinale très-relevée dans son axe, un peu échancrée de chaque côté, mais assez large, même vers le museau, pour que le plus grand des fanons qui sont disposés un peu obliquement sur les deux côtés de cette sorte de bande, surpasse de très-peu par sa longueur le tiers de la largeur de la mâchoire d’en-haut[3].

Au reste, ces fanons sont triangulaires, et hérissés, sur leur bord inférieur, de crins blanchâtres et très-longs ; ils ne sont séparés l’un de l’autre que par un très-petit intervalle : leur nombre peut aller, de chaque côté, à deux cents, suivant le citoyen Geoffroy de Valogne[4].

La langue épaisse et charnue, non seulement recouvre toute la mâchoire inférieure, mais, dans plusieurs circonstances, se soulève, se gonfle, pour ainsi dire, s’étend et dépasse le bout du museau.

Le dessous de la tête et de la partie antérieure du corps est revêtu d’une peau plissée ; les plis sont longitudinaux, parallèles ; et l’on en voit dans toute la largeur du corps, depuis une pectorale jusqu’à l’autre.

Ces plis disparoissent lorsque la peau est tendue, et la peau en se tendant laisse l’intervalle nécessaire pour le développement de l’organe particulier que nous avons annoncé. Cet organe est une grande poche ou vessie (en anglois, bladder), placée en partie dans l’intérieur des deux branches de la mâchoire inférieure, et qui s’étend au-dessous du corps. On peut juger de sa position, de sa figure et de son étendue, en jetant les yeux sur une des gravures que j’ai fait faire d’après les dessins envoyés par sir Joseph Banks. Cette poche, qui se termine par un angle obtus, a au moins une largeur égale à celle du corps. Sa longueur, à compter du gosier, égale la distance qui sépare ce même gosier du bout de la mâchoire supérieure.

Suivant une note écrite sur un des dessins que nous venons de citer, le cétacée peut gonfler cette poche au point de lui donner un diamètre de près de trois mètres et demi, lorsque la longueur totale de la baleinoptère est cependant encore peu considérable. L’air atmosphérique que l’animai reçoit par ses évents, après que ces mêmes évents lui ont servi à rejeter l’eau surabondante de sa gueule, doit pénétrer dans cette grande poche et la développer.

Cet organe établit un nouveau rapport entre les poissons et les cétacées. On doit le considérer comme une sorte de vessie natatoire, qui donne une grande légèreté à la baleinoptère, et particulièrement à sa partie antérieure, que les os et la grosseur de la tête rendent plus pesante que les autres portions de l’animal.

Peut-être cependant cet organe a-t-il quelque autre usage : car on a écrit qu’on avoit trouvé des poissons dans le réservoir à air des cétacées ; ce qui ne devroit s’entendre que de la poche gutturale de la baleinoptère museau-pointu, du rorqual, de la jubarte, etc.

Au reste, la place et la nature de cet organe peuvent servir à expliquer le phénomène rapporté par Hunter, lorsque cet habile anatomiste dit que dans un individu de l’espèce que nous examinons, pris sur le Dogger-banck, et long de près de six mètres, les mâchoires se tuméfièrent par un accident dont on ignoroit la cause, au point que la tête, devenue plus légère qu’un pareil volume d’eau, ne pouvoit plus s’enfoncer.

Cette supériorité de légèreté que la baleinoptère museau-pointu peut donner à sa tête, rend raison en partie de la vîtesse avec laquelle elle nage. On a observé en effet qu’elle voguoit avec une rapidité extraordinaire. Elle poursuit avec tant de célérité les salmones arctiques et les autres poissons dont elle se nourrit, que, pressés par ce cétacée, et leur fuite n’étant pas assez prompte pour les dérober au colosse dont la gueule s’ouvre pour les engloutir, ils sautent et s’élancent au-dessus de la surface des mers ; et cependant sa pesanteur spécifique est peu diminuée par sa graisse. Son lard est très-compacte, et fournit peu de substance huileuse.

Les plis qui annoncent la présence de cette utile vessie natatoire, sont rouges, ainsi qu’une portion de la lèvre supérieure, et quelques taches nuageuses, mêlées comme autant de nuances très-agréables au blanc de la partie inférieure du cétacée. La partie supérieure est d’un noir foncé. Les pectorales sont blanches vers le milieu de leur longueur, et noires à leur base, ainsi qu’à leur extrémité.

Les Groenlandois, pour lesquels la chair de ce cétacée peut être un mets délicat, lui donnent souvent la chasse : mais sa vîtesse les empêche le plus souvent de l’approcher assez pour pouvoir le harponner ; ils l’attaquent et parviennent à le tuer en lui lançant des dards.

On le rencontre non seulement auprès des côtes du Groenland et de l’Islande, mais encore auprès de celles de Norvége ; on l’a vu aussi dans des mers beaucoup moins éloignées du tropique. Il entre dans le golfe britannique. Il pénètre dans le canal de France et d’Angleterre. Un jeune individu de cette espèce échoua, en avril 1791, aux environs de la rade de Cherbourg[5] ; et mon célèbre confrère le citoyen Rochon, de l’Institut national, m’annonce qu’on vient de prendre à Brest un individu de la même espèce.

Au milieu de plusieurs des mers qu’elle fréquente, la baleinoptère museau-pointu a un ennemi redoutable dans le physétère microps qui s’élance sur elle et la déchire. Mais elle peut l’appercevoir de plus loin, et l’éviter avec plus de facilité que plusieurs autres cétacées ; elle a la vue très-perçante. L’œil ovale, et situé à peu de distance de l’angle de réunion des deux mâchoires, avoit près d’un décimètre de longueur, dans l’individu de cinq mètres ou environ observé et décrit par le citoyen Geoffroy de Valogne.

MM. Olafsen et Povelsen assurent que l’huile des baleinoptères museau-pointu que l’on prend dans la mer d’Islande, est très-fine, s’insinue facilement au travers des pores de plusieurs vaisseaux de bois ou même d’autre matière plus compacte, et produit des effets très-salutaires dans les enflures, les tumeurs et les inflammations[6].


  1. Balænoptera acuto-rostrata.
    Pike headed whale, par les Anglois.
    Andarna fia, par les Islandois.
    Rengis fiskar, nom donné par les Islandois aux cétacées qui ont des fanons, et dont le dessous du ventre présente des plis.
    Rebbe hual, par les Norvégiens.
    Dogling, par les habitans de l’isle de Fœroe.
    Balæna rostrata. Linné, édition de Gmelin.
    Baleine à bec. Bonnaterre, planches de l’Encyclopédie méthodique.
    id. Édition de Bloch, publiée par R. R. Castel.
    Balæna rostrata, minima, rostro longissimo et acutissimo. Müller, Zoolog. Dan. Prodrom. p. 7, n. 48.
    Balæna ore rostrato, balæna tripinnis edentula minor, rostro parvo. Klein, Miss. pisc. 2, p. 13.
    Otho Fabricius, Faun. Groenland. p. 40.
    Hunter, Transact. philosoph. 1787.
  2. Note manuscrite adressée à Lacepède par le citoyen Geoffroy de Valogne, observateur très-éclairé.
  3. Voyez les planches que nous avons fait graver d’après les dessins envoyés par sir Joseph Banks.
  4. Note communiquée à Lacepède par le citoyen Geoffroy.
  5. Note manuscrite du citoyen Geoffroy de Valogne.
  6. Voyage en Islande, traduit par M. Gauthier de la Peyronie ; tome III, page 234.