Histoire naturelle des cétacées/La Baleinoptère jubarte

LA BALEINOPTÈRE JUBARTE[1].



La jubarte se plaît dans les mers du Groenland ; on la trouve sur-tout entre cette contrée et l’Islande : mais on

Pl. 4.


1. Baleinoptère Jubarte. 2. Baleinoptère Museau Pointu. 3. Narwal Vulgaire.
l’a vue dans plusieurs autres mers de l’un et de l’autre hémisphère. Il paroît qu’elle passe l’hiver en pleine mer, et qu’elle ne s’approche des côtes, et n’entre dans les anses, que pendant l’été ou pendant l’automne.

Elle a ordinairement dix-sept ou dix-huit mètres de longueur. Dans un jeune individu de cette espèce, décrit par Sibbald, et qui étoit long de quinze mètres et un tiers, la circonférence auprès des bras étoit de sept mètres ; la largeur de la mâchoire inférieure, vers le milieu de sa longueur, d’un mètre et demi ; la longueur de l’ouverture de la gueule, de trois mètres et deux tiers ; la longueur de la langue, de deux mètres ou environ ; la distance du bout du museau aux orifices des évents, de plus de deux mètres ; la longueur des pectorales, d’un mètre et deux tiers ; la largeur de ces nageoires, d’un demi-mètre ; la distance de la nageoire du dos à la caudale, de près de trois mètres ; la largeur de la caudale, de plus de trois mètres ; la distance de l’anus à l’extrémité de cette nageoire de la queue, de près de cinq mètres ; et la longueur du balénas, de deux tiers de mètre.

Le corps, très-épais vers les nageoires pectorales, se rétrécit ensuite, et prend la forme d’un cône très-alongé, continué par la queue, dont la largeur, à son extrémité, n’est, dans plusieurs individus, que d’un demi-mètre.

Les orifices des deux évents sont rapprochés l’un de l’autre, au point de paroître ne former qu’une seule ouverture. Au-devant de ces orifices, on voit trois rangées de petites protubérances très-arrondies.

La mâchoire inférieure est un peu plus courte et plus étroite que celle d’en-haut. L’œil est situé au-dessus et très-près de l’angle formé par la réunion des deux lèvres ; l’iris paroît blanc ou blanchâtre. Au-delà de l’œil, est un trou presque imperceptible : c’est l’orifice du conduit auditif.

Les fanons sont noirs, et si courts, qu’ils n’ont souvent qu’un tiers de mètre de longueur.

La langue est grasse, spongieuse, et quelquefois hérissée d’aspérités. Elle est de plus recouverte, vers sa racine, d’une peau lâche qui se porte vers le gosier, et paroîtroit pouvoir en fermer l’ouverture, comme une sorte d’opercule.

Quelquefois la jubarte est toute blanche. Ordinairement cependant, la partie supérieure de ce cétacée est noire ou noirâtre ; le dessous de la tête et des bras, très-blanc ; le dessous du ventre et de la queue, marbré de blanc et de noir. La peau, qui est très-lisse, recouvre une couche de graisse assez mince.

Mais ce qu’il faut remarquer, c’est que, depuis le dessous de la gorge jusque vers l’anus, la peau présente de longs plis longitudinaux, qui, le plus souvent, se réunissent deux à deux vers leurs extrémités, et qui donnent au cétacée la faculté de dilater ce tégument assez profondément sillonné. Le dos de ces longs sillons est marbré de noir et de blanc ; mais les intervalles qui les séparent sont d’un beau rouge qui contraste, d’une manière très-vive et très-agréable à la vue, avec le noir de l’extrémité des fanons, et avec le blanc éclatant du dessous de la gueule, lorsque l’animal gonfle sa peau, que les plis s’effacent, et que les intervalles de ces plis se relèvent et paroissent. On a écrit que la jubarte tendoit cette peau, ordinairement lâche et plissée, dans les momens où, saisissant les animaux dont elle veut se nourrir, elle ouvre une large gueule, et avale une grande quantité d’eau, en même temps qu’elle engloutit ses victimes. Mais nous verrons, à l’article de la baleinoptère museau-pointu, quel organe particulier ont reçu les cétacées dont la peau du ventre, ainsi sillonnée, peut se prêter à une grande extension.

On a remarqué que la jubarte lançoit l’eau par ses évents avec moins de violence que les cétacées qu’elle égale en grandeur : elle ne paroît cependant leur céder ni en force ni en agilité, au moins relativement à ses dimensions. Vive et pétulante, gaie même et folâtre, elle aime à se jouer avec les flots. Impatiente, pour ainsi dire, de changer de place, elle disparoît souvent sous les ondes, et s’enfonce à des profondeurs d’autant plus considérables, qu’en plongeant elle baisse sa tête et relève sa caudale au point de se précipiter, en quelque sorte, dans une situation verticale. Si la mer est calme, elle flotte endormie sur la surface de l’océan ; mais bientôt elle se réveille, s’anime, se livre à toute sa vivacité, exécute avec une rapidité étonnante des évolutions très-variées, nage sur un côté, se couche sur son dos, se retourne, frappe l’eau avec force, bondit, s’élance au-dessus de la surface de la mer, pirouette, retombe, et disparoît comme l’éclair.

Elle aime beaucoup son petit, qui ne l’abandonne que lorsqu’elle a donné le jour à un nouveau cétacée. On l’a vue s’exposer à échouer sur des bas-fonds, pour l’empêcher de se heurter contre les roches. Naturellement douce et presque familière, elle devient néanmoins furieuse si elle craint pour lui : elle se jette contre la chaloupe qui le poursuit, la renverse, et emporte sous un de ses bras la jeune jubarte qui lui est si chère.

La plus petite blessure suffit quelquefois pour la faire périr, parce que ses plaies deviennent facilement gangréneuses ; mais alors la jubarte va très-fréquemment expirer bien loin de l’endroit où elle a reçu le coup mortel. Pour lui donner une mort plus prompte, on cherche à la frapper avec une lance derrière la nageoire pectorale : on a observé que si l’arme pénètre assez avant pour percer le canal intestinal, le cétacée s’enfonce très-promptement sous les eaux.

Le mâle et la femelle de cette espèce paroissent unis l’un à l’autre par une affection très-forte. Duhamel rapporte qu’on prit en 1723 deux jubartes qui voguoient ensemble, et qui vraisemblablement étoient mâle et femelle. La première qui fut blessée jeta des cris de douleur, alla droit à la chaloupe, et d’un seul coup de queue meurtrit et précipita trois hommes dans la mer. Elles ne voulurent jamais se quitter ; et quand l’une fut tuée, l’autre s’étendit sur elle et poussa des gémissemens terribles et lamentables.

Ceux qui auront lu l’histoire de la jubarte, ne seront donc pas étonnés que les Islandois ne la harponnent presque jamais : ils la regardent comme l’amie de l’homme ; et mêlant avec leurs idées superstitieuses les inspirations du sentiment et les résultats de l’observation, ils se sont persuadés que la divinité l’a créée pour défendre leurs frêles embarcations contre les cétacées féroces et dangereux. Ils se plaisent à raconter que lorsque leurs bateaux sont entourés de ces animaux énormes et carnassiers, la jubarte s’approche d’eux au point qu’on peut la toucher, s’élance sous leurs rames, passe sous la quille de leurs bâtimens, et, bien loin de leur nuire, cherche à éloigner les cétacées ennemis, et les accompagne jusqu’au moment où, arrivés près du rivage, ils sont à l’abri de tout danger[2].

Au reste, la jubarte doit souvent redouter le physétère microps.

Elle se nourrit non seulement du testacée nommé planorbe boréal, mais encore de l’ammodyte appât, du salmone arctique, et de plusieurs autres poissons.


  1. Balænoptera jubartes.
    Vraisemblablement sulphur bottom, sur les côtes occidentales de l’Amérique septentrionale.
    Keporkak, en Groenland.
    Hrafu-reydus, en Islande.
    Hrafn-reydur, ibid.
    Hrefna, ibid.
    Rengis fiskar, nom donné par les Islandois aux cétacées qui ont des fanons, et qui de plus ont des plis sur le ventre.
    Balæna boops. Linné, édition de Gmelin.
    Balæna fistulâ duplici in rostro, dorso extremo protuberantiâ corneâ. Art. gen. 77, syn. 107.
    Balæna tripinnis, ventre rugoso, rostro acuto. Brisson, Regn. anim. p. 355, n. 7.
    Baleine jubarte. Bonnaterre, planches de l’Encyclopédie méthodique.
    id. Édition de Bloch, publiée par R. R. Castel.
    Jubartes. Klein, Miss. pisc. 2, p. 13.
    Jupiterfisch. Anderson, Island. p. 220.
    Cranz, Groenland, p. 146.
    Eggede, 41.
    Strom. 298.
    Otho Fabrici. 36.
    Adel. 384.
    Muller, Zoolog. Dan. Prodrom. p. 8.
    Raj. Pisc. pag. 16.
  2. Voyage en Islande, par M. Olafsen, et M. Povelsen, premier médecin, etc. traduit par M. Gauthier de la Peyronie ; tome III, page 233.