Histoire naturelle des cétacées/Le Narwal vulgaire

LE NARWAL VULGAIRE[1].



Quel intérêt ne doit pas inspirer l’image du narwal ? elle exerce le jugement, élève la pensée, et satisfait le génie, par les formes colossales qu’elle montre, la puissance qu’elle annonce, les phénomènes qu’elle indique ou rappelle ; elle excite la curiosité, elle fait naître une sorte d’inquiétude, elle touche le cœur, en entraînant l’attention vers les contrées lointaines, vers les montagnes de glace flottante, vers les tempêtes épouvantables qui soumettent d’infortunés navigateurs à tous les maux de l’absence, à toutes les horreurs des frimas, à tous les dangers de la mer en courroux ; elle agit enfin sur l’imagination, lui plaît, l’anime et l’étonne, en réveillant toutes les idées attachées à cet être fantastique et merveilleux que les anciens ont nommé licorne, ou plutôt en retraçant cet être admirable et réel, ce premier des quadrupèdes, ce dominateur redoutable et paisible des rivages et des forêts humides de la zone torride, cet éléphant si remarquable par sa forme, ses dimensions, ses organes, ses armes, sa force, son industrie et son instinct.

Le narwal est, à beaucoup d’égards, l’éléphant de la mer. Parmi tous les animaux que nous connoissons, eux seuls ont reçu ces dents si longues, si dures, si pointues, si propres à la défense et à l’attaque. Tous deux ont une grande masse, un grand volume, des muscles vigoureux, une peau épaisse. Mais les résultats de leur conformation sont bien différens : l’un, très-doux par caractère, n’use de ses armes que pour se défendre, ne repousse que ceux qui le provoquent, ne perce que ceux qui l’attaquent, n’écrase que ceux qui lui résistent, ne poursuit et n’immole que ceux qui l’irritent ; l’autre, impatient, pour ainsi dire, de toute supériorité, se précipite sur tout ce qui lui fait ombrage, se jette en furieux contre l’obstacle le plus insensible, affronte la puissance, brave le danger, recherche le carnage, attaque sans provocation, combat sans rivalité, et tue sans besoin.

Et ce qui est très-remarquable, c’est que l’éléphant vit au milieu d’une atmosphère perpétuellement embrasée par les rayons ardens du soleil des tropiques, et que le narwal habite au milieu des glaces de l’Océan polaire, dans cet empire éternel du froid, que la moitié de l’année voit envahi par les ténèbres.

Mais l’éléphant ne peut se nourrir que de végétaux ; le narwal a besoin d’une proie ; et dès-lors tout est expliqué.

On n’a compté jusqu’à présent qu’une ou deux espèces de ces narwals munis de défenses comparables à celles de l’éléphant ; mais nous croyons devoir en distinguer trois. Deux sur-tout sont séparées l’une de l’autre par de grandes diversités dans les formes, dans les dimensions, dans les habitudes. Nous exposerons successivement les caractères de ces trois espèces, dont les traits distinctifs sont présentés dans notre tableau général des cétacées. Occupons-nous d’abord du narwal, auquel se rapportent le plus grand nombre d’observations déjà publiées, auquel nous pourrions donner le nom particulier de macrocéphale[2], pour désigner la grandeur relative de sa tête, l’un des rapports les plus frappans de sa conformation avec celle des baleines, et notamment de la baleine franche, mais auquel nous préférons de conserver l’épithète spécifique de vulgaire.

De la mâchoire supérieure de ce narwal sort une dent très-longue, étroite, conique dans sa forme générale, et terminée en pointe : cette dent, séparée de la mâchoire, a été conservée pendant long-temps, dans les collections des curieux, sous le nom de corne ou de défense de licorne. On la regardoit comme le reste de l’arme placée au milieu du front de cet animal fabuleux, symbole d’une puissance irrésistible, auquel on a voulu que le cheval et le cerf ressemblassent beaucoup, dont les anciens ne se sont pas contentés de nous transmettre la chimérique histoire, dont on retrouve l’image sur plusieurs des monumens qu’ils nous ont laissés, et dont la figure, adoptée par la chevalerie du moyen âge, a décoré si souvent les trophées des fêtes militaires, rappelle encore de hauts faits d’armes à ceux qui visitent de vieux donjons gothiques, et orne les écussons conservés dans une partie de l’Europe.

Il n’est donc pas surprenant qu’à une époque déjà un peu reculée, elle ait été vendue très-cher.

Cette dent est cannelée en spirale. On ne sait pas encore si la courbe produite par cette cannelure va, dans tous les individus, de gauche à droite, ou de droite à gauche ; mais on sait que les pas de vis formés par cette spirale sont très-nombreux, et que le plus souvent on en compte plus de seize.

La nature de cette dent se rapproche beaucoup de celle de l’ivoire. Cette défense est creuse à la base comme celles de l’éléphant ; elle est cependant plus dure. Ses fibres plus déliées ne forment pas des arcs croisés, comme les fibres de l’ivoire ; mais elles sont plus étroitement liées ; plus ténues, elles ont plus de surface, à proportion de leur masse ; elles exercent les unes sur les autres une force d’affinité plus grande ; elles sont réunies par une cohérence plus difficile à vaincre : la défense est plus compacte, plus pesante, moins altérable, moins sujette à perdre, en jaunissant, l’éclat et la couleur blanche qui lui sont propres.

Si nous considérons la longueur de cette dent, relativement à la longueur totale de l’animal, nous trouverons qu’elle en est quelquefois le quart ou à peu près[3]. Il ne faut donc pas être étonné qu’on ait trouvé des défenses de narwal de plus de trois mètres, et même de quatre mètres et deux tiers.

Lorsqu’on rencontre un narwal avec une seule dent, on ne voit pas cette défense placée au milieu du front, ainsi qu’on le pensoit encore du temps d’Albert[4] ; mais elle est située au côté droit ou au côté gauche de la mâchoire supérieure. Plusieurs naturalistes célèbres ont écrit qu’on la trouvoit beaucoup plus souvent à gauche qu’à droite. Elle perce la lèvre supérieure, qui entoure entièrement sa base et forme ordinairement autour de cette arme une sorte de bourrelet en anneau, assez large et un peu convexe. Le diamètre de la défense est le plus souvent à cette même base d’un trentième de la longueur de cette dent, et la profondeur de l’alvéole qui la reçoit et la maintient, peut égaler le septième de cette même longueur.

Mais cette dent placée sur le côté gauche ou sur le côté droit, est-elle l’unique défense du narwal ? ce cétacée est-il un véritable unicorne ou licorne de mer ?

On ne peut plus conserver cette opinion. Toutes les analogies devoient faire croire que la dent du narwal n’étant pas placée sur la ligne du milieu de la tête, mais s’insérant dans un des côtés de cette partie, n’est pas unique par une suite de la conformation naturelle de l’animal ; mais les faits connus ne laissent aucun doute à ce sujet.

Lorsqu’on a pris un narwal avec une seule défense, on a trouvé fréquemment, du côté opposé à celui de la dent, un alvéole recouvert par la peau, mais qui renfermoit le rudiment d’une seconde défense arrêtée dans son développement. Des capitaines de bâtimens pêcheurs ont attesté à Anderson que plusieurs individus de l’espèce que nous décrivons, ont, du côté droit de la mâchoire supérieure, une seconde dent semblable à la première, quoique plus courte et moins pointue ; et pour ne pas alonger cet article sans nécessité, et ne citer maintenant qu’un seul fait, le capitaine Dirck-Petersen, commandant le vaisseau le Lion d’or, apporta à Hambourg, en 1689, les os de la tête d’un narwal femelle, dans lesquels deux défenses étoient insérées. La figure gravée de cette tête a été publiée dans plusieurs ouvrages, et récemment dans la partie de l’Encyclopédie méthodique que nous devons au professeur Bonnaterre. Ces deux dents n’étoient éloignées l’une de l’autre, à leur sortie du crâne, que de six centimètres ; mais leurs directions s’écartoient de manière qu’il y avoit cinquante centimètres de distance entre leurs extrémités : celle de gauche avoit près de deux mètres et demi de long, et celle de droite étoit moins longue de treize centimètres et demi.

D’après ces faits, et indépendamment d’autres raisons, on n’a pas besoin de réfuter les idées des premiers pêcheurs, qui ont cru que la femelle du narwal étoit privée de défenses, comme la biche est privée de cornes, et qui, par je ne sais quelle suite de conséquences, ont pensé que le cétacée nommé marsouin étoit la femelle du narwal vulgaire.

Anderson assure, d’après un témoin oculaire, pêcheur expérimenté et observateur instruit, qu’on avoit pris un narwal femelle dans le ventre de laquelle on avoit trouvé un fœtus qui ne présentoit aucun commencement de dent. Nous ignorons à quel âge paroissent les défenses ; mais il nous semble que l’on doit croire, avec le professeur Gmelin et d’autres habiles naturalistes, que les narwals ont deux dents pendant leur première jeunesse.

Notre illustre confrère Blumenbach, de la société des sciences de Gottingue, etc. a eu occasion de voir un jeune narwal dont la défense gauche excédoit déjà la lèvre, d’un tiers de mètre ou environ, et dont la défense droite étoit encore cachée dans son alvéole[5].

Si les cétacées de l’espèce que nous décrivons n’ont qu’une défense lorsqu’ils sont devenus adultes, c’est parce que des chocs violens ou d’autres causes accidentelles, comme les efforts qu’ils font pour casser les blocs de glace dans lesquels ils se trouvent engagés, ont brisé une défense encore trop fragile, comprimé, déformé, désorganisé l’alvéole au point d’y tarir les sources de la production de la dent. Souvent alors la matière osseuse, qui n’éprouve plus d’obstacle, ou qui a été déviée, obstrue cet alvéole ; et la lèvre supérieure s’étendant sur une ouverture dont rien ne la repousse, la voile et la dérobe tout-à-fait à la vue.

Nous avons une preuve de ces faits dans un phénomène analogue, présenté par un individu de l’espèce de l’éléphant, dont les défenses ont tant de rapports avec celles du narwal. On peut voir dans la riche collection d’anatomie comparée du Muséum national d’histoire naturelle, le squelette d’un éléphant mâle, mort il y a deux ans dans ce Muséum. Que l’on examine cette belle préparation, que nous devons, ainsi que tant d’autres, aux soins de mon savant collègue le citoyen Cuvier. On ne verra de défense que du côté gauche de la mâchoire supérieure, et l’alvéole de la défense droite est oblitéré. Cependant non seulement tout le monde sait que les éléphans ont deux défenses, mais encore l’individu mort dans la ménagerie du Muséum en avoit deux lorsqu’on l’a fait partir du château de Loo en Hollande, pour l’amener à Paris. C’est pendant son voyage, et en s’efforçant de sortir d’une grande et forte caisse de bois dans laquelle on l’avoit fait entrer pour le transporter, qu’il cassa sa défense droite. Il avoit alors près de quatorze ans, et il n’a vécu que cinq ans depuis cet accident.

Quoi qu’il en soit, quelle arme qu’une défense très-dure, très-pointue, et de cinq mètres de longueur ! quelles blessures ne doit-elle pas faire, lorsqu’elle est mise en mouvement par un narwal irrité !

Ce cétacée nage en effet avec une si grande vîtesse, que le plus souvent il échappe à toute poursuite ; et voilà pourquoi il est si rare de prendre un individu de cette espèce, quoiqu’elle soit assez nombreuse. Cette rapidité extraordinaire n’a pas été toujours reconnue, puisqu’Albert, et d’autres auteurs de son temps ou plus anciens, ont au contraire fait une mention expresse de la lenteur qu’on attribuoit au narwal. On la retrouve néanmoins non seulement dans la fuite de ce cétacée, mais encore dans ses mouvemens particuliers et dans ses diverses évolutions ; et quoique ses nageoires pectorales soient courtes et étroites, il s’en sert avec tant d’agilité, qu’il se tourne et retourne avec une célérité surprenante. Il n’est qu’un petit nombre de circonstances où les narwals n’usent pas de cette faculté remarquable. On ne les voit ordinairement s’avancer avec un peu de lenteur, que lorsqu’ils forment vue grande troupe ; dans presque tous les autres momens, leur vélocité est d’autant plus effrayante, qu’elle anime une grande masse. Ils ont depuis quatorze jusqu’à vingt mètres de longueur, et une épaisseur de plus de quatre mètres dans l’endroit le plus gros de leur corps : aussi a-t-on écrit depuis long-temps qu’ils pouvoient se précipiter, par exemple, contre une chaloupe, l’écarter, la briser, la faire voler en éclats, percer le bord des navires avec leur défense, les détruire ou les couler à fond[6]. On a trouvé de leurs longues dents enfoncées très-avant dans la carène d’un vaisseau par la violence du choc, qui les avoit ensuite cassées plus ou moins près de leur base. Ces mêmes armes ont été également vues profondément plantées dans le corps de baleines franches. Ce n’est pas que nous pensions, avec quelques naturalistes, que les narwals aient une sorte de haine naturelle contre ces baleines : mais on a écrit qu’ils étoient très-avides de la langue de ces cétacées, comme les dauphins gladiateurs ; qu’ils la dévoroient avec avidité, lorsque la mort ou la foiblesse de ces baleines leur permettoient de l’arracher sans danger. Et d’ailleurs, tant de causes peuvent allumer une ardeur passagère et une fureur aveugle contre toute espèce d’obstacles, même contre le plus irrésistible et contre l’animal le plus dangereux, dans un être moins grand, moins fort sans doute que la baleine franche, mais très-vif, très-agile, et armé d’une pique meurtrière ! Comment cette lance si pointue, si longue, si droite, si dure, n’entreroit-elle pas assez avant dans le corps de la baleine pour y rester fortement attachée ?

Et dès-lors, quel habitant des mers pourroit ne pas craindre le narwal ? Non seulement avec ses dents il fait des blessures mortelles, mais il atteint son ennemi d’assez loin pour n’avoir point à redouter ses armes. Il fait pénétrer l’extrémité de sa défense jusqu’au cœur de cet ennemi, pendant que sa tête en est encore éloignée de trois ou quatre mètres. Il redouble ses coups ; il le perce, il le déchire, il lui arrache la vie, toujours hors de portée, toujours préservé de toute atteinte, toujours garanti par la distance. D’ailleurs, au lieu d’être réduit à frapper ses victimes, il en est qu’il écarte, soulève, enlève, lance avec ses dents, comme le bœuf avec ses cornes, le cerf avec ses bois, l’éléphant avec ses défenses.

Mais ordinairement, au lieu d’assouvir sa rage ou sa vengeance, au lieu de défendre sa vie contre les requins, les autres grands squales et les divers tyrans des mers, le narwal, ne cédant qu’au besoin de la faim, ne cherche qu’une proie facile : il aime, parmi les mollusques, ceux que l’on a nommés planorbes ; il paroît préférer, parmi les poissons, les pleuronectes pôles. On trouve dans Willughby, dans Worm, dans Klein, et dans quelques autres auteurs qui ont recueilli diverses opinions relatives à ce cétacée, qu’il n’est pas rebuté par les cadavres des habitans des mers, que ces restes peuvent lui convenir, qu’il les recherche comme alimens, et que le mot narwhal vient de whal, qui veut dire baleine, et de nar, qui, dans plusieurs langues du Nord, signifie cadavre.

Il lui arrive souvent de percer avec sa défense les poissons, les mollusques et les fragmens d’animaux dont il veut se nourrir. Il les enfile, les ramène jusqu’auprès de sa bouche, et, les saisissant avec ses lèvres et ses mâchoires, les dépèce, les réduit en lambeaux, les détache de sa dent, et les avale.

Il trouve aisément, dans les mers qu’il fréquente, la nourriture la plus analogue à ses organes et à ses appétits.

Il vit vers le quatre-vingtième degré de latitude, dans l’Océan glacial arctique. Il s’approche cependant des latitudes moins élevées. Au mois de février 1736, Anderson vit à Hambourg un narwal qui avoit remonté l’Elbe, poussé, pour ainsi dire, par une marée très-forte.

Tous les individus de l’espèce à laquelle cet article est consacré, n’ont pas les mêmes couleurs : les uns sont noirs, les autres gris, les autres nuancés de noir et de blanc[7]. Le plus grand nombre est d’un blanc quelquefois éclatant et quelquefois un peu grisâtre, parsemé de taches noires, petites, inégales, irrégulières. Presque tous ont le ventre blanc, luisant et doux au toucher ; et comme dans le narwal ni le ventre ni la gorge ne présentent de rides ou de plis, aucun trait saillant de la conformation extérieure n’indique l’existence d’une grande poche natatoire auprès de la mâchoire inférieure de ce cétacée, comme dans la jubarte, le rorqual et la baleinoptère museau-pointu.

Sa forme générale est celle d’un ovoïde. Il a le dos convexe et large ; la tête est très-grosse, et assez volumineuse pour que sa longueur soit égale au quart ou à peu près de la longueur totale. La mâchoire supérieure est recouverte par une lèvre plus épaisse, et avance plus que celle d’en-bas. L’ouverture de la bouche est très-petite ; l’œil, assez éloigné de cette ouverture, forme un triangle presque équilatéral avec le bout du museau et l’orifice des évents. Les nageoires pectorales sont très-courtes et très-étroites ; les deux lobes de la caudale ont leurs extrémités arrondies ; une sorte de crête ou de saillie longitudinale, plus ou moins sensible, s’étend depuis les évents jusque vers la nageoire de la queue, et diminue de hauteur à mesure qu’elle est plus voisine de cette nageoire.

Les deux évents sont réunis de manière qu’ils n’ont qu’un seul orifice. Cette ouverture est située sur la partie postérieure et la plus élevée de la tête : l’animal la ferme à volonté, par le moyen d’un opercule frangé et mobile, comme sur une charnière ; et c’est à une assez grande hauteur que s’élève l’eau qu’il rejette par cet orifice.

On ne prendroit les narwals que très-difficilement, s’ils ne se rassembloient pas en troupes très-nombreuses dans les anses libres de glaçons, ou si on ne les rencontroit pas dans la haute mer, réunis en grandes bandes. Rapprochés les uns des autres, lorsqu’ils forment une sorte de légion au milieu du vaste océan, ils ne nagent alors qu’avec lenteur, ainsi que nous l’avons déjà dit. On s’approche avec précaution de leurs longues files. Ils serrent leurs rangs et se pressent tellement, que les défenses de plusieurs de ces cétacées portent sur le dos de ceux qui les précèdent. Embarrassés les uns par les autres, au point d’avoir les mouvemens de leurs nageoires presque entièrement suspendus, ils ne peuvent ni se retourner, ni avancer, ni échapper, ni combattre, ni plonger qu’avec peine ; et les plus voisins des chaloupes périssent sans défense sous les coups des pêcheurs.

Au reste, on retire des narwals une huile qu’on a préférée à celle de la baleine franche. Les Groenlandois aiment beaucoup la chair de ces cétacées, qu’ils font sécher en l’exposant à la fumée. Ils regardent les intestins de ces animaux comme un mets délicieux. Les tendons du narwal leur servent à faire de petites cordes très-fortes ; et l’on a écrit que de plus ils retiroient de son gosier plusieurs vessies utiles pour la pêche[8] ; ce qui pourroit faire croire que ce cétacée a sous la gorge, comme la baleinoptère museau-pointu, le rorqual et la jubarte, une grande poche très-souple, un grand réservoir d’air, une large vessie natatoire, quoiqu’aucun pli de la peau n’annonce l’existence de cet organe.

On emploie la défense, ou, si on l’aime mieux, l’ivoire du narwal, aux mêmes usages que l’ivoire de l’éléphant, et même avec plus d’avantage, parce que, plus dur et plus compacte, il reçoit un plus beau poli, et ne jaunit pas aussi promptement. Les Groenlandois en font des flèches pour leurs chasses, et des pieux pour leurs cabanes. Les rois de Danemarck ont eu, dit-on, et ont peut-être encore, dans le château de Rosenberg, un trône composé de défenses de narwals. Quant aux prétendues propriétés de cet ivoire contre les poisons et les maladies pestilentielles, on ne trouvera que trop de détails à ce sujet dans Bartholin, dans Wormius, dans Tulpius, etc. Mais comment n’auroit-on pas attribué des qualités extraordinaires à des défenses rares, d’une forme singulière, d’une substance assez belle, qu’on apportoit de très-loin, que l’on n’obtenoit qu’en bravant de grands dangers, et qu’on avoit pendant long-temps regardées comme l’arme toute puissante d’un animal aussi merveilleux que la fameuse licorne ?

En écartant cependant toutes ces erreurs, quel résultat général peut-on tirer de la considération des organes et des habitudes du narwal ? Cet éléphant de la mer, si supérieur à celui de la terre par sa masse, sa vîtesse, sa force, et son égal par ses armes, lui est-il comparable par son industrie et son instinct ? Non : il n’a pas reçu cette trompe longue et flexible ; cette main souple, déliée et délicate ; ce siége unique de deux sens exquis, de l’odorat qui donne des sensations si vives, et du toucher qui les rectifie ; cet instrument d’adresse et de puissance, cet organe de sentiment et d’intelligence. Il faudroit bien plutôt le comparer au rhinocéros ou à l’hippopotame. Il est ce que seroit l’éléphant, si la Nature le privoit de sa trompe.


  1. Narwalus vulgaris.
    Narhwal.
    Licorne de mer.
    Narhval, en Norvége.
    Lighval, ibid.
    Narhval, en Islande.
    Nar-hoal, ibid.
    Naa-hval, ibid.
    Tauvar, en Groenland.
    Killelluak, ibid.
    Kernektok, ibid.
    Tugalik, ibid.
    Monodon monoceros. Linné, édition de Gmelin.
    Monodon. Artedi, gen. 78, spec. 108.
    id. Faun. Suecic. 48.
    id. Mus. Ad. Fr. 1, p. 52.
    id. Müller, Zoolog. Dan. Prodrom. p. 6, n. 44.
    Narhwal, oder einhorn. Anders. Island. p. 225.
    id. Cranz, Groenland. p. 146.
    Einhorn. Mart. Spitzb. p. 94.
    Eenhiorning. Eggede, Groenl. p. 56.
    Monodon narhwal. Bonnaterre, planches de l’Encyclopédie méthodique.
    id. Édition de Block, publiée par R. R. Castel.
    Oth. Fabric. Faun. Groenland. 29.
    Unicornu marinum. Mus. Wormi. p. 282-283.
    Raj. Pisc. p. 11.
    Licorne de mer. Vulmont-Bomare, Dictionnaire d’histoire naturelle.
    Narhwal. id. ibid.
    Klein, Miss. Pisc. 2, p. 18, tab. 2, fig. c.
  2. Macrocéphale signifie grande tête.
  3. Suivant Wormius, et d’après les renseignemens qu’un évêque d’Islande lui avoit fait parvenir, la longueur de la dent du narwal est à la longueur totale de ce cétacée, comme 7 est à 30.
  4. Albertus, XXIV, pag. 244 a.
  5. Abbildungen naturhistorischer gegenstande, … von J. Fr. Blumembach ; Gottingen, n. 44.
  6. Auctor de natura rerum, apud Vincentium. XVII, cap. 120.
    Albertus, XXIV, p. 244 a.
    Voyez l’ouvrage du savant Schneider qui a pour titre, Petri Arteti Synonymia, etc. Lipsiæ, 1789.
  7. Histoire des pêches des Hollandois dans les mers du Nord, tome I, page 182.
  8. Voyez le Traité des pêches de Duhamel.