Histoire naturelle des cétacées/Le Dauphin marsouin

LE DAUPHIN MARSOUIN[1].



Le marsouin ressemble beaucoup au dauphin vulgaire ; il présente presque les mêmes traits ; il est doué des mêmes qualités ; il offre les mêmes attributs ; il éprouve les mêmes affections : et cependant, quelle différence dans leur fortune ! le dauphin a été divinisé, et le marsouin porte le nom de pourceau de la mer. Mais le marsouin a reçu son nom de marins et de pêcheurs grossiers : le dauphin a dû sa destinée au génie poétique de la Grèce si spirituelle ; et les Muses, qui seules accordent la gloire à l’homme, donnent seules de l’éclat aux autres ouvrages de la Nature.

L’ensemble formé par le corps et la queue du marsouin représente un cône très-alongé. Ce cône n’est cependant pas assez régulier pour que le dos ne soit pas large et légèrement aplati. Vers les deux tiers de la longueur du dos, s’élève une nageoire assez peu échancrée par-derrière, et assez peu courbée dans le haut, pour paroître de loin former un triangle rectangle. La tête un peu renflée au-dessus des yeux ressemble d’ailleurs à un cône très-court, à sommet obtus, et dont la base seroit opposée à celle du cône alongé que forment le corps et la queue.

Les deux mâchoires, presque aussi avancées l’une que l’autre, sont dénuées de lèvres proprement dites, et garnies chacune de dents petites, un peu aplaties, tranchantes, et dont le nombre varie depuis quarante jusqu’à cinquante.

La langue, presque semblable à celle du dauphin vulgaire, est molle, large, plate, et comme dentelée sur ses bords.

La pyramide du larynx est formée par l’épiglotte et par les cartilages arythénoïdes, qui sont joints ensemble de manière qu’il ne reste qu’une petite ouverture située vers le haut.

De très-habiles anatomistes ont conclu de cette conformation, que le marsouin ne pouvoit faire entendre qu’une sorte de frémissement ou de bruissement sourd. Cependant, en réfléchissant sur les qualités essentielles du son, sur les différentes causes qui peuvent le produire, sur les divers instrumens sonores que l’on a imaginés ou que la Nature a formés, on verra, je crois, ainsi que je chercherai à le montrer dans un ouvrage différent de celui-ci, que l’appareil le plus simple et en apparence le moins sonore peut faire naître de véritables sons, très-faciles à distinguer du bruissement, du frémissement, ou du bruit proprement dit, et entièrement semblables à ceux que l’homme profère. D’ailleurs, que l’on rappelle ce que nous avons dit dans les articles de la baleine franche, de la jubarte, du cachalot macrocéphale, et qu’on le rapproche de ce qu’Aristote et plusieurs autres auteurs ont écrit d’une espèce de gémissement que le marsouin fait entendre.

L’orifice des évents est placé au-dessus de l’espace qui sépare l’œil de l’ouverture de la bouche. Il représente un croissant ; et sa concavité est tournée vers le museau.

Les yeux sont petits, et situés à la même hauteur que les lèvres. Une humeur muqueuse enduit la surface intérieure des paupières, qui sont très-peu mobiles. L’iris est jaunâtre, et la prunelle paroît souvent triangulaire.

Au-delà de l’œil, très-près de cet organe et à la même hauteur, est l’orifice presque imperceptible du canal auditif.

La nageoire pectorale répond au milieu de l’espace qui sépare l’œil de la dorsale : mais ce bras est situé très-bas ; ce qui rabaisse le centre d’action et le centre de gravité du marsouin, et donne à ce cétacée la faculté de se maintenir, en nageant, dans la position la plus convenable.

Un peu au-delà de la fossette ombilicale, on découvre une fente longitudinale, par laquelle sort la verge du mâle, qui, cylindrique près de sa racine, se coude ensuite, devient conique, et se termine en pointe. Les testicules sont cachés ; le canal déférent est replié avant d’entrer dans l’urètre. Le marsouin n’a pas de vésicule séminale, mais une prostate d’un très-grand volume. Les muscles des corps caverneux s’attachent aux petits os du bassin. Le vagin de la femelle est ridé transversalement.

L’anus est presque aussi éloigné des parties sexuelles que de la caudale, dont les deux lobes sont échancrés, et du milieu de laquelle part une petite saillie longitudinale, qui s’étend le long du dos, jusqu’auprès de la dorsale.

Un bleu très-foncé ou un noir luisant règne sur la partie supérieure du marsouin, et une teinte blanchâtre sur sa partie inférieure.

Un épiderme très-doux au toucher, mais qui se détache facilement, et une peau très-lisse, recouvrent une couche assez épaisse d’une graisse très-blanche.

Le premier estomac, auquel conduit l’œsophage qui a des plis longitudinaux très-profonds, est ovale, très-grand, très-ridé en-dedans, et revêtu à l’intérieur d’une membrane veloutée très-épaisse. Le pylore de cet estomac est garni de rides très-saillantes et fortes, qui ne peuvent laisser passer que des corps très-peu volumineux, interdisent aux alimens tout retour vers l’œsophage, et par conséquent empêchent toute véritable rumination.

Un petit sac, ou, si on le veut, un second estomac conduit dans un troisième, qui est rond, et presque aussi grand que le premier. Les parois de ce troisième estomac sont très-épaisses, composées d’une sorte de pulpe assez homogène, et d’une membrane veloutée lisse et fine ; et les rides longitudinales qu’elles présentent, se ramifient, pour ainsi dire, en rides obliques.

Un nouveau sac très-petit conduit à un quatrième estomac membraneux, criblé de pores, conformé comme un tuyau, et contourné en deux sens opposés. Le cinquième, ridé et arrondi, aboutit à un canal intestinal, qui, plissé longitudinalement et très-profondément, n’offre pas de cœcum, va, en diminuant de diamètre, jusqu’à l’anus, est très-mince auprès de cet orifice, et peut avoir, suivant Major, une longueur égale à douze fois la longueur du cétacée[2].

Les reins ne présentent pas de bassinet, et sont partagés en plusieurs lobes.

Le foie n’en a que deux ; ces deux lobes sont très-peu divisés : il n’y a pas de vésicule du fiel.

Le canal hépatique aboutit au dernier estomac ; et c’est dans cette même cavité que se rend le canal pancréatique.

On compte jusqu’à sept rates inégales en volume, dont la plus grande a la grosseur d’une châtaigne, et la plus petite, celle d’un pois.

Le cerveau est très-grand à proportion du volume total de l’animal ; et si l’on excepte les singes et quelques autres quadrumanes, il ressemble à celui de l’homme, plus que le cerveau d’aucun quadrupède, notamment par sa largeur, sa convexité, le nombre de ses circonvolutions, leur profondeur, et sa saillie au-dessus du cervelet.

Les vertèbres du cou sont au nombre de sept, et les dorsales de treize. Mais le nombre des vertèbres lombaires, sacrées et coccygiennes, paroît varier : ordinairement cependant il est de quarante-cinq ou quarante-six ; ces trois sortes de vertèbres occupent alors trente-sept cinquantièmes de la longueur totale de la colonne vertébrale ; et les vertèbres du cou n’en occupent pas deux.

Au reste, les apophyses transversales des vertèbres lombaires sont très-grandes ; ce qui sert à expliquer la force que le marsouin a dans sa queue.

Ce cétacée a de chaque côté treize côtes, dont six seulement aboutissent au sternum, qui est un peu recourbé et comme divisé en deux branches.

Mais considérons de nouveau l’ensemble du marsouin.

Nous verrons que sa longueur totale peut aller jusqu’à plus de trois mètres, et son poids à plus de dix myriagrammes.

La distance qui sépare l’orifice des évents, de l’extrémité du museau, est ordinairement égale aux trois vingt-sixièmes de la longueur de l’animal ; la longueur de la nageoire pectorale égale cette distance ; et la largeur de la nageoire de la queue atteint presque le quart de la longueur totale du cétacée.

Cette grande largeur de la caudale, cette étendue de la rame principale du marsouin, ne contribuent pas peu à cette vîtesse étonnante que les navigateurs ont remarquée dans la natation de ce dauphin, et à cette vivacité de mouvemens, qu’aucune fatigue ne paroît suspendre, et que l’œil a de la peine à suivre.

Le marsouin, devant lequel les flots s’ouvrent, pour ainsi dire, avec tant de docilité, paroît se plaire à surmonter l’action des courans et la violence des vagues que les grandes marées poussent vers les côtes ou ramènent vers la haute mer.

Lorsque la tempête bouleverse l’océan, il en parcourt la surface avec facilité, non seulement parce que la puissance électrique, qui, pendant les orages, règne sur la mer comme dans l’atmosphère, le maîtrise, l’anime, l’agite, mais encore parce que la force de ses muscles peut aisément contre-balancer la résistance des ondes soulevées.

Il joue avec la mer furieuse. Pourroit-on être étonné qu’il s’ébatte sur l’océan paisible, et qu’il se livre pendant le calme à tant de bonds, d’évolutions et de manœuvres ?

Ces mouvemens, ces jeux, ces élans, sont d’autant plus variés, que l’imitation, cette force qui a tant d’empire sur les êtres sensibles, les multiplie et les modifie.

Les marsouins en effet vont presque toujours en troupes. Ils se rassemblent sur-tout dans le temps de leurs amours : il n’est pas rare alors de voir un grand nombre de mâles poursuivre la même femelle ; et ces mâles éprouvent dans ces momens de trouble une ardeur si grande, que, violemment agités, transportés, et ne distinguant plus que l’objet de leur vive recherche, ils se précipitent contre les rochers des rivages, ou s’élancent sur les vaisseaux, et s’y laissent prendre avec assez de facilité, pour qu’on pense en Islande qu’ils sont, au milieu de cette sorte de délire, entièrement privés de la faculté de voir.

Ce temps d’aveuglement et de sensations si impérieuses se rencontre ordinairement avec la fin de l’été.

La femelle reçoit le mâle favorisé en se renversant sur le dos, en le pressant avec ses pectorales, ou, ce qui est la même chose, en le serrant dans ses bras.

Le temps de la gestation est, suivant Anderson et quelques autres observateurs, de six mois ; il est de dix mois lunaires, suivant Aristote et d’autres auteurs anciens ou modernes ; et cette dernière opinion paroît la seule conforme à l’observation, puisque communément les jeunes marsouins viennent au jour vers l’équinoxe d’été.

La portée n’est le plus souvent que d’un petit, qui est déjà parvenu à une grosseur considérable lorsqu’il voit la lumière, puisqu’un embryon tiré du ventre d’une femelle, et mesuré par Klein, avoit près de six décimètres de longueur.

Le marsouin nouveau-né ne cesse d’être auprès de sa mère, pendant tout le temps où il a besoin de téter ; et ce temps est d’une année, dit Otho Fabricius.

Il se nourrit ensuite, comme ses père et mère, de poissons qu’il saisit avec autant d’adresse qu’il les poursuit avec rapidité.

On trouve les marsouins dans la Baltique ; près des côtes du Groenland et du Labrador ; dans le golfe Saint-Laurent, dans presque tout l’Océan atlantique ; dans le grand Océan ; auprès des îles Gallapagos, et du golfe de Panama, où le capitaine Colnett en a vu une quantité innombrable ; non loin des rivages occidentaux du Mexique et de la Californie : ils appartiennent à presque toutes les mers. Les anciens les ont vus dans la mer Noire ; mais on croiroit qu’ils les ont très-peu observés dans la Méditerranée. Ces cétacées paroissent plus fréquemment en hiver qu’en été dans certains parages ; et dans d’autres, au contraire, ils se montrent pendant l’été plus que pendant l’hiver.

Leurs courses ni leurs jeux ne sont pas toujours paisibles. Plusieurs des tyrans de l’océan sont assez forts pour troubler leur tranquillité ; et ils ont particulièrement tout à craindre du physétère microps, qui peut si aisément les poursuivre, les atteindre, les déchirer et les dévorer.

Ils ont d’ailleurs pour ennemis un grand nombre de pêcheurs, des coups desquels ils ne peuvent se préserver, malgré la promptitude avec laquelle ils disparoissent sous l’eau pour éviter les traits, les harpons ou les balles.

Les Hollandois, les Danois, et la plupart des marins de l’Europe, ne recherchent les marsouins que pour l’huile de ces cétacées ; mais les Lapons et les Groenlandois se nourrissent de ces animaux. Les Groenlandois, par exemple, en font bouillir ou rôtir la chair, après l’avoir laissée se corrompre en partie et perdre de sa dureté ; ils en mangent aussi les entrailles, la graisse, et même la peau. D’autres salent ou font fumer la chair des marsouins.

Les navigateurs hollandois ont distingué dans l’espèce du marsouin, une variété qui ne diffère des marsouins ordinaires que par sa petitesse ; ils l’ont nommée ouette.


  1. Delphinus phocæna.
    Marsouin franc.
    Maris sus.
    Tursio.
    Marsopa, en Espagne.
    Porpus, en Angleterre.
    Porpesse ou porpoisse, ibid.
    Bruinvisch, en Hollande.
    Tonyn, ibid.
    Zee-vark, ibid.
    Meerschwaim, en Allemagne.
    Braunfisch, ibid.
    Swinia-morska, en Pologne.
    Morskaja-swinja, en Russie.
    Marswin, en Suède.
    Trumblare, ibid.
    Marswin, en Danemarck.
    Tumler, ibid.
    Nise, en Norvége.
    Nisa, en Groenland.
    Brunskop, en Islande.
    Himdfiskur, ibid.
    Delphinus phocæna. Linné, édit. de Gmelin.
    Dauphin marsouin. Bonnaterre, planches de l’Encyclopédie méthodique.
    Marsouin. Ménagerie du Muséum d’histoire naturelle (Cuvier).
    Faun Suecic. 51.
    Delphinus corpore ferè coniformi, dorso lato, rostro subacuto. Artedi, gen. 74, syn. 104.
    Parvus delphinus, vel delphin Septentrionalium aut Orientalium. Schoneveld. p. 77.
    Ἡ φώϰαινα. Aristot. lib. 6, cap. 12 ; et lib. 8, cap. 13.
    Marsouin, tursio. Bellon, Aquat. p. 16.
    id. Rondelet, liv. 16, chap. 6, édit. de Lyon, 1558.
    Phocæna. Wotton, lib. 8, cap. 194, fol. 172, a.
    id. Jonston, lib. 5, cap. 2, a. 5, p. 220, tab. 41.
    id. Willughby, Pisc. p. 31, tab. A. 1, fig. 2.
    id. Raj. Pisc. p. 13.
    Phocæna sive tursio. Gesner, Aquat. p. 837 ; et (germ.) fol. 96, b.
    Phocæna. Aldrovand. Pisc. p. 719, fig. p. 720.
    Delphinus phocæna, pinnâ in dorso unâ, dentibus acutis, rostro brevi obtuso. Brisson, Regn. anim. p. 371, n. 2.
    Marsouin (delphinus phocæna). Bloch, Histoire des poissons, pl. 92.Klein, Miss. pisc. 1, p. 24, et 2, p. 26, lab. 2 A, B, 3 B.
    Phocæna. Sibbald. Scot. an. p. 23.
    Rzacz. Pol. Auct. p. 245.
    Meerschwein, oder tunin. Mart. Spitzb. p. 92.
    id. Anderson. Island. p. 253.
    id. Crantz, Groenland. p. 151.
    Niser, ou le marsouin. Eggede, Groenland, p. 60.
    Delphin, oder nisen. Gunner, Act. Nidros. 2, p. 237, tab. 4.
    Oth. Fabric. Faun. Groenland. p. 46.
  2. On doit consulter le savant et intéressant article publié par mon confrère Cuvier, sur le marsouin, dans la Ménagerie du Muséum d’hisioire naturelle.