Histoire naturelle des cétacées/Le Cachalot macrocéphale

LE CACHALOT MACROCÉPHALE[1].



Quel colosse nous avons encore sous les yeux ! Nous voyons un des géans de la mer, des dominateurs de l’océan, des rivaux de la baleine franche.

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1. Cachalot Macrocéphale. 2. Cachalot Trumpo.

Moins fort que le premier des cétacées, il a reçu des armes formidables, que la Nature n’a pas données à la baleine. Des dents terribles par leur force et par leur nombre[2] garnissent les deux côtés de sa mâchoire inférieure.

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1. Mâchoire supérieure et autres parties de la tête d’un Cachalot Macrocéphale. 2. Mâchoire inférieure d’un Cachalot Macrocéphale.

Son organisation intérieure, un peu différente de celle de la baleine, lui impose d’ailleurs le besoin d’une nourriture plus substantielle, que des légions d’animaux assez grands peuvent seules lui fournir. Aussi ne règne-t-il pas sur les ondes en vainqueur pacifique, comme la baleine ; il y exerce un empire redouté : il ne se contente pas de repousser l’ennemi qui l’attaque, de briser l’obstacle qui l’arrête, d’immoler l’audacieux qui le blesse ; il cherche sa proie, il poursuit ses victimes, il provoque au combat ; et s’il n’est pas aussi avide de sang et de carnage que plusieurs animaux féroces, s’il n’est pas le tigre de la mer, du moins n’est-il pas l’éléphant de l’océan.

Sa tête est une des plus volumineuses, si elle n’est pas la plus grande de toutes celles que l’on connoît. Sa longueur surpasse presque toujours le tiers de la longueur totale du cétacée. Elle paroît comme une grosse masse tronquée par-devant, presque cubique, et terminée par conséquent à l’extrémité du museau par une surface très-étendue, presque carrée, et presque verticale. C’est dans la surface inférieure de ce cube immense, mais imparfait, que l’on voit l’ouverture de la bouche, étroite, longue, un peu plus reculée que le bout du museau, et fermée à la volonté du cachalot par la mâchoire d’en-bas, comme par un vaste couvercle renversé.

Cette mâchoire d’en-bas est donc évidemment plus courte que celle d’en-haut. Nous avons dans le Muséum national d’histoire naturelle les deux mâchoires d’un cachalot macrocéphale. La supérieure a cinq mètres quatre-vingt-douze centimètres de longueur ; l’inférieure n’est longue que de quatre mètres quatre-vingt-six centimètres.

Mais la mâchoire d’en-haut du macrocéphale l’emporte encore plus par sa largeur que par sa longueur sur celle d’en-bas, qu’elle entoure, et qui s’emboîte entre ses deux branches. Celle du cachalot que nous venons d’indiquer, a un mètre soixante-deux centimètres de large : l’inférieure n’a, vers le bout du museau, que trente-deux centimètres de largeur ; et ses deux branches, en s’écartant, ne forment qu’un angle de quarante degrés[3].

Chaque branche de la mâchoire d’en-bas a quelquefois cependant un tiers de mètre d’épaisseur. La chair des gencives est ordinairement très-blanche, dure comme de la corne, revêtue d’une sorte d’écorce profondément ridée, et ne peut être détachée de l’os qu’après avoir éprouvé pendant plusieurs heures une ébullition des plus fortes.

Le nombre des dents qui garnissent de chaque côté la mâchoire d’en-bas, est de vingt-trois, suivant le professeur Gmelin ; il étoit de vingt-quatre dans l’individu

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1. 1. Vertèbres d’un Cachalot Macrocéphale.
2. Une des premières côtes d’un Cachalot Macrocéphale.

dont une partie de la charpente osseuse est conservée dans le Muséum d’histoire naturelle de Paris ; il étoit de vingt-cinq dans un autre individu examiné par Anderson ; et selon plusieurs écrivains, il varie depuis vingt-trois jusqu’à trente. On ne peut plus douter que ce nombre ne dépende de l’âge du cétacée, et ne croisse avec cet âge : mais nous devons remarquer avec le savant Hunter, que, dans les cétacées, la dent paroît toute formée dans l’alvéole ; elle ne s’alonge qu’en pénétrant dans la gencive. La mâchoire s’accroît en se prolongeant par son bout postérieur. C’est vers le gosier qu’il paroît de nouvelles dents, à mesure que l’animal se développe ; et de là vient que dans les cétacées, et particulièrement dans le macrocéphale, les alvéoles de la mâchoire supérieure sont d’autant plus profonds qu’ils sont plus près du bout du museau.

Ces dents sont fortes, coniques, un peu recourbées vers l’intérieur de la gueule. Les deux premières et les quatre dernières de chaque rangée sont quelquefois moins grosses et plus pointues que les autres. Elles ont à l’extérieur la couleur et la dureté de l’ivoire ; mais elles sont, à l’intérieur, plus tendres et plus grises. On a écrit qu’elles devenoient plus longues, plus grosses et plus recourbées, à mesure que le cétacée vieillit. Lorsqu’elles n’ont encore qu’un sixième de mètre de longueur, leur circonférence est d’un douzième de mètre à l’endroit où elles ont le plus de grosseur. La mâchoire supérieure présente autant d’alvéoles qu’il y a de dents à la mâchoire d’en-bas. Ces alvéoles reçoivent, lorsque la bouche se ferme, la partie de ces dents qui dépasse les gencives ; et presque à la suite de chacune de ces cavités, on découvre une dent petite, pointue à son extrémité, située horizontalement, et dont on voit à peine, au-dessus de la chair, une surface plane, unie et oblique.

La langue est charnue, un peu mobile, d’un rouge livide, et remplit presque tout le fond de la gueule.

L’œil est situé plus haut que dans plusieurs grands cétacées. On le voit au-dessus de l’espace qui sépare l’ouverture de la gueule de la base de la pectorale, et à une distance presque égale de cet espace et du sommet de la tête. Il est noirâtre, entouré de poils très-ras et très-difficiles à découvrir. Cet organe n’a d’ailleurs qu’un très-petit diamètre ; et Anderson assure que, dans un individu de cette espèce, poussé dans l’Elbe par une forte tempête en décembre 1720, et qui avoit plus de vingt-trois mètres de longueur, le cristallin n’étoit que de la grosseur d’une balle de fusil.

Au reste, nous devons faire remarquer avec soin que l’œil du macrocéphale est placé au sommet d’une sorte d’éminence ou de bosse, peu sensible à la vérité, mais qui cependant s’élève assez au-dessus de la surface de la tête, pour que le museau n’empêche pas cet organe de recevoir les rayons lumineux réfléchis par les objets placés devant le cétacée, pourvu que ces objets soient un peu éloignés. Aussi le capitaine Colnett dit-il dans la relation de son voyage, que le cachalot poursuit sa proie sans être obligé d’incliner le grand axe de sa tête et de son corps sur la ligne le long de laquelle il s’avance.

On a peine à distinguer l’orifice du conduit auditif. Il est cependant situé sur une sorte d’excroissance de la peau, entre l’œil et le bras ou la nageoire pectorale.

Les deux évents aboutissent à une même ouverture, dont la largeur est souvent d’un sixième de mètre. L’animal lance avec force, et à une assez grande hauteur, l’eau qu’il fait jaillir par cet orifice. Mais ce fluide, au lieu de s’élever verticalement, décrit une courbe dirigée en avant, et par conséquent, au lieu de retomber sur les évents, lorsque le cachalot est en repos, retombe dans la mer, à une distance plus ou moins grande de l’extrémité du museau. Cet effet vient de la direction des évents, et de la position de leur orifice. Ces tuyaux forment une diagonale qui part du fond du palais, traverse l’intérieur de la tête, et se rend à l’extrémité supérieure du bout du museau, où elle se termine par une ouverture inclinée à l’horizon. L’eau lancée par cette ouverture et par ces tuyaux inclinés tend à s’élever dans l’atmosphère dans la même direction ; et sa pesanteur, qui la ramène sans cesse vers la surface de la mer, doit alors lui faire décrire une parabole en avant du tube dont elle est partie.

Le macrocéphale n’est pas obligé de se servir d’évents pour respirer, aussi souvent que la baleine franche : il reste beaucoup plus long-temps sous l’eau ; et l’on doit croire, d’après le capitaine Colnett, que plus il est grand, et moins, tout égal d’ailleurs, il vient fréquemment à la surface de l’océan.

La nuque est indiquée dans ce cétacée par une légère dépression, qui s’étend de chaque côté jusqu’à la nageoire pectorale.

Vers les deux tiers de la longueur du dos, s’élève insensiblement une sorte de callosité longitudinale, que l’on croiroit tronquée par-derrière, et qui présente la figure d’un triangle rectangle très-alongé.

Le ventre est gros et arrondi. La queue, dont la longueur est souvent inférieure à celle de la tête, est conique, d’un très-petit diamètre vers la caudale, et par conséquent très-mobile.

Une gaine enveloppe la verge du mâle. Et c’est dans une cavité longitudinale de près d’un demi-mètre de longueur, que chacune des deux mamelles de la femelle est cachée, et placée comme dans une sorte d’abri. La mamelle et le mamelon n’ont ensemble qu’une longueur d’un sixième de mètre ou à peu près ; mais ils s’alongent, et la mamelle devient pendante, lorsque la mère allaite son petit.

La graisse ou le lard que l’on trouve au-dessous de la peau, a près de deux décimètres d’épaisseur. La chair est d’un rouge pâle.

On a écrit que le diamètre de l’aorte du macrocéphale étoit souvent d’un tiers de mètre, et qu’à chaque systole il sort du cœur de ce cétacée, près de cinquante litres de sang.

Les sept vertèbres du cou, ou du moins les six dernières, sont soudées ensemble ; elles sont réunies par une sorte d’ankilose, qui cependant n’empêche pas de les distinguer toutes, et de voir que les cinq intermédiaires sont très-minces[4]. Cette particularité contribue à montrer pourquoi le cachalot ne remue pas la tête sans mouvoir le corps.

On ignore encore le nombre des vertèbres dorsales et caudales du macrocéphale ; mais on conserve, dans les galeries d’anatomie comparée du Muséum d’histoire naturelle, trente-trois de ces vertèbres, dont la hauteur est de dix-huit centimètres, et la largeur de vingt-un.

Anderson ayant examiné le bout de la queue du cachalot macrocéphale de vingt-trois mètres de longueur, pris dans l’Elbe, et dont nous avons déjà parlé, trouva que les vertèbres qui la soutenoient, réunies les unes aux autres par des cartilages souples, dévoient avoir été très-mobiles.

On peut voir aussi dans les galeries du Muséum deux vraies côtes du cachalot que nous tâchons de bien connoître. Elles sont comprimées, courbées dans un tiers de leur longueur, terminées par deux extrémités dont la distance mesurée en ligne droite est de cent treize centimètres, et articulées de manière qu’elles forment, avec celles du côté opposé, un angle de quatre-vingt-dix degrés ou environ.

M. Chappuis de Quimper écrivit dans le temps à mon savant collègue Faujas de Saint-Fond, que des cachalots macrocéphales échoués sur la côte de Bretagne n’avoient que huit côtes de chaque côté, et que la longueur de ces côtes étoit de cent soixante-cinq centimètres.

L’os du front, très-étroit de devant en arrière, ressemble, dans le cachalot, comme dans tous les cétacées, à une bande transversale qui s’étend de chaque côté jusqu’à l’orbite, dont il compose le plafond ; mais il descend moins bas dans le macrocéphale que dans plusieurs autres de ces mammifères, parce que l’œil y est plus élevé, ainsi que nous venons de le voir.

Si nous considérons le bras, nous trouverons que les deux os de l’avant-bras, le cubitus et le radius, sont aplatis, et articulés avec l’humérus et avec le carpe, de manière à n’avoir pas de mouvemens particuliers, au moins très-sensibles ; que les phalanges des doigts sont également aplaties ; et que toutes les parties qui composent le bras, sont réunies et recouvertes de manière à former une véritable nageoire un peu ovale, ordinairement longue de plus d’un mètre, et épaisse de plus d’un décimètre.

La nageoire de la queue se divise en deux lobes dont chacun est échancré en forme de faux. Le bout d’un de ces lobes est souvent éloigné de l’extrémité de l’autre de près de cinq mètres.

Le dos du macrocéphale est noir ou noirâtre, quelquefois mêlé de reflets verdâtres ou de nuances grises ; on a vu aussi la partie supérieure d’individus de cette espèce, teinte d’un bleu d’ardoise et tachetée de blanc.

Le ventre du macrocéphale est blanchâtre. Sa peau a la douceur de la soie.

Nous avons déjà dit que sa longueur pouvoit être de plus de vingt-trois mètres : sa circonférence, à l’endroit le plus gros de son corps, est alors au moins de dix-sept mètres ; sa plus grande hauteur est même quelquefois supérieure ou du moins égale au tiers de sa longueur totale.

Mais nous ne pouvons terminer la description de ce cétacée, qu’après avoir parlé de deux substances remarquables qu’on trouve dans son intérieur, ainsi que dans celui de presque tous les autres cachalots. L’une de ces deux substances est celle qui est connue dans le commerce sous le nom impropre de blanc de baleine ; et l’autre est l’ambre gris.

Que la première soit d’abord l’objet de notre examen.

La tête du cachalot macrocéphale, cette tête si grande, si grosse, si élevée même dans celle de ses portions qui saille le plus en avant, renferme, dans sa partie supérieure, une cavité très-vaste et très-distincte de celle qui contient le cerveau, et qui est très-petite. Le capitaine Colnett nous dit, dans la relation de son voyage, que dans un macrocéphale pris auprès de la côte occidentale du Mexique en août 1793, cette cavité occupoit près du quart de la totalité de la tête. Elle étoit inclinée en avant, s’avançoit d’un côté jusqu’au bout du museau, et, de l’autre, s’étendoit jusqu’au-delà des yeux. On peut voir la position, la forme et la grandeur de cette cavité, dans la tête du macrocéphale, qui a près de six mètres de long, que l’on conserve dans le Muséum d’histoire naturelle, que nous avons fait graver, et dont l’os frontal a été scié de manière à laisser appercevoir cet énorme vide.

Cette cavité est recouverte par plusieurs tégumens, par la peau du cétacée, par une couche de graisse ou de lard d’un décimètre au moins d’épaisseur, et par une membrane dont le capitaine Colnett dit que la couleur est noire[5], et dans laquelle on voit de très-gros nerfs.

La calotte solide que l’on découvre quand on a enlevé ces tégumens, est plus ou moins dure, suivant l’âge du cétacée ; mais il paroît que, tout égal d’ailleurs, elle est toujours plus dure dans le macrocéphale que dans d’autres espèces de cachalots qui produisent du blanc, et dont nous parlerons bientôt.

La cavité est divisée en deux grandes portions par une membrane parsemée de nerfs et étendue horizontalement. Ces deux portions sont traversées obliquement par les évents : elles sont d’ailleurs inégales. La supérieure est la moins grande : l’inférieure, qui est située au-dessus du palais, a quelquefois plus de deux mètres et demi de hauteur. Il n’est donc pas surprenant qu’on retire souvent de ces deux cavités, lesquelles ont été comparées à des cavernes, plus de dix-huit ou même vingt tonneaux de blanc liquide. Mais cette substance fluide n’est pas contenue uniquement dans ces deux grands espaces. Chacune de ces vastes cavernes est séparée en plusieurs compartimens, formés par des membranes verticales, dont on a considéré la nature comme semblable à celle de la pellicule intérieure d’un œuf d’oiseau, et c’est dans ces compartimens qu’on trouve le blanc. Cette matière est liquide pendant la vie de l’animal ; elle est encore fluide lorsqu’on l’extrait peu de temps après la mort du cétacée. À mesure néanmoins qu’elle se refroidit, elle se coagule : si elle est mêlée avec une certaine quantité d’huile, il faut un refroidissement plus considérable pour la fixer ; et lorsqu’elle a perdu sa fluidité, elle ressemble, suivant M. Hunter, à la pulpe intérieure du melon d’eau. Elle est très-blanche : on a cependant écrit que ses nuances étoient quelquefois altérées par le climat, vraisemblablement par la nourriture et l’état de l’individu. Devenue concrète, elle est cristalline et brillante. C’est une matière huileuse, que l’on trouve autour du cerveau, mais qui est très-distincte par sa place, et très-différente par sa nature, de la substance médullaire. Le blanc que l’on retire de la portion supérieure de la grande cavité, est très-souvent moins pur que celui de la portion inférieure ; mais on amène l’un, et l’autre à un très-haut degré de pureté, en le séparant, à l’aide de la presse, d’une certaine quantité d’huile qui l’altère, et en le soumettant à plusieurs fusions, cristallisations et pressions successives. Il est alors cristallisé en lames blanches, brillantes et argentines. Il a une odeur particulière et fade, très-facile à distinguer de celle que donne la rancidité. Lorsqu’on l’écrase, il se change en une poussière blanche, encore lamelleuse et brillante, mais onctueuse et grasse. On le fond à une température plus basse que la cire, mais à une température plus élevée que la graisse ordinaire. Mis en contact avec un corps incandescent, il s’enflamme, brûle sans pétillement, répand une flamme vive et claire, et peut être employé avec d’autant plus d’avantage à faire des bougies, que lorsqu’il est en fusion, il ne tache pas les étoffes sur lesquelles il tombe, mais s’en sépare par le frottement, sous la forme d’une poussière.

Un canal, que l’on a nommé très-improprement veine spermatique, communique avec la cavité qui contient le blanc du cachalot. Très-gros du côté de cette cavité, il s’en éloigne avec la moelle épinière, et se divise en un très-grand nombre de petits vaisseaux, qui, s’étendant jusqu’aux extrémités du cétacée, distribuent dans toutes les parties de l’animal la substance blanche et liquide que nous examinons. Ce canal se vide dans la cavité de la tête, à mesure qu’on retire le blanc de cette cavité ; et la substance fluide qui sort de ce gros Vaisseau, remplace, pendant quelques momens, celui qu’on puise dans la tête.

On trouve aussi, dans la graisse du macrocéphale, de petits intervalles remplis de blanc. Lorsqu’on a vidé une de ces loges particulières, elle se remplit bientôt de celui des loges voisines ; et, de proche en proche, tous ces interstices reçoivent un nouveau fluide, qui provient du grand canal dont la moelle épinière est accompagnée dans toute sa longueur.

Il y a donc dans le cachalot, à l’histoire duquel cet article est consacré, un système général de vaisseaux propres à contenir et à transmettre le blanc, lequel système a beaucoup de rapports, dans sa composition, dans sa distribution, dans son étendue et dans la place qu’il occupe, avec l’ensemble formé par le cerveau, la moelle épinière et les nerfs proprement dits.

Il ne faut donc pas être étonné qu’on retire du corps et de la queue du macrocéphale une quantité de blanc égale, ou à peu près, à celle que l’on trouve dans sa tête, et que cette substance soit d’un égal degré de pureté dans les différentes parties du cétacée.

Pour empêcher que ce blanc ne s’altère et n’acquière une teinte jaune, on le conserve dans des vases fermés avec soin. Des commerçans infidèles l’ont quelquefois mêlé avec de la cire ; mais en le faisant fondre on s’apperçoit aisément de la falsification de cette substance.

Pour achever de la faire connoître, nous ne pouvons mieux faire que de présenter une partie de l’analyse qu’on en peut voir dans le grand et bel ouvrage de notre célèbre et savant collègue Fourcroy[6].

« Quand on distille le blanc à la cornue, on ne le décompose qu’avec beaucoup de difficulté : lorsqu’il est fondu et bouillant, il passe presque tout entier et sans altération dans le récipient ; il ne donne ni eau, ni acide sébacique ; ses produits n’ont pas l’odeur forte de ceux des graisses. Cependant une partie de ce corps graisseux est déjà dénaturée, puisqu’elle est à l’état d’huile liquide ; et si on le distille plusieurs fois de suite, on parvient à l’obtenir complètement huileux, liquide et inconcrescible. Malgré l’espèce d’altération qu’il éprouve dans ces distillations répétées, le blanc n’a point acquis encore plus de volatilité qu’il n’en avoit ; et il faut, suivant le citoyen Thouvenel, le même degré de chaleur pour le volatiliser que dans la première opération. L’huile dans laquelle, il se convertit n’a pas non plus l’odeur vive et pénétrante de celles qu’on retire des autres matières animales traitées de la même manière. La distillation du blanc avec l’eau bouillante, d’après le chimiste déjà cité, n’offre rien de remarquable. L’eau de cette espèce de décoction est un peu louche ; filtrée et évaporée, elle donne un peu de matière muqueuse et amère pour résidu. Le blanc, traité par ébullition dans l’eau, devient plus solide et plus soluble dans l’alcool, qu’il ne l’est dans son état naturel.

» Exposé à l’air, le blanc devient jaune et sensiblement rance. Quoique sa rancidité soit plus lente que celle des graisses proprement dites, et quoique son odeur soit alors moins sensible que dans ces dernières, en raison de celle qu’il a dans son état frais, ce phénomène y est cependant assez marqué pour que les médecins aient fait observer qu’il falloit en rejeter alors l’emploi. Il se combine avec le phosphore et le soufre par la fusion ; il n’agit pas sur les substances métalliques.

» Les acides nitrique et muriatique n’ont aucune action sur lui. L’acide sulfurique concentré le dissout en modifiant sa couleur, et l’eau le sépare de cette dissolution, comme elle précipite le camphre de l’acide nitrique ; l’acide sulfureux le décolore et le blanchit ; l’acide muriatique oxigéné le jaunit, et ne le décolore pas quand il a pris naturellement cette nuance.

» Les lessives d’alcalis fixes s’unissent au blanc liquéfié, en le mettant à l’état savonneux : cette espèce de savon se sèche et devient friable ; sa dissolution dans l’eau est plus louche et moins homogène que celle des savons communs.

» Bouilli dans l’eau avec l’oxide rouge de plomb, le blanc forme une masse emplastique, dure et cassante.

» Les huiles fixes se combinent promptement avec cette substance graisseuse, à l’aide d’une douce chaleur ; on ne peut pas plus la séparer de ces combinaisons, que les graisses et la cire. Les huiles volatiles dissolvent également le blanc, et mieux même qu’elles ne font les graisses proprement dites. L’alcool le dissout en le faisant chauffer : il s’en sépare une grande partie par le refroidissement ; et lorsque celui-ci est lent, le blanc se cristallise en se précipitant. L’éther en opère la dissolution encore plus promptement et plus facilement que l’alcool ; il l’enlève même à celui-ci, et il en retient une plus grande quantité. On peut aussi faire cristalliser très-régulièrement le blanc, si, après l’avoir dissous dans l’éther à l’aide de la chaleur douce que la main lui communique, on le laisse refroidir et s’évaporer à l’air. La forme qu’il prend alors est celle d’écailles blanches, brillantes et argentées comme l’acide boracique, tandis que le suif et le beurre de cacao, traités de même, ne donnent que des espèces de mamelons opaques et groupés, ou des masses grenues irrégulières. »

Comment ne pas penser maintenant, avec notre collègue Fourcroy, que le blanc du cachalot est une substance très-particulière, et qu’il peut être regardé comme ayant avec les huiles fixes les mêmes rapports que le camphre avec les huiles volatiles, tandis que la cire paroît être à ces mêmes huiles fixes ce que la résine est à ces huiles volatiles ?

Mais nous avons dit souvent qu’il n’existoit pas dans la Nature de phénomène entièrement isolé. Aucune qualité n’a été attribuée à un être d’une manière exclusive. Les causes s’enchaînent comme les effets ; elles sont rapprochées et liées de manière à former des séries non interrompues de nuances successives. À la vérité, la lumière de la science n’éclaire pas encore toutes ces gradations. Ce que nous ne pouvons pas appercevoir est pour nous comme s’il n’existoit pas, et voilà pourquoi nous croyons voir des vides autour des phénomènes ; voilà pourquoi nous sommes portés à supposer des faits isolés, des facultés uniques, des propriétés exclusives, des forces circonscrites. Mais toutes ces démarcations ne sont que des illusions que le grand jour de la science dissipera ; elles n’existent que dans nos fausses manières de voir. Nous ne devons donc pas penser qu’une substance particulière n’appartienne qu’à quelques êtres isolés. Quelque limitée qu’une matière nous paroisse, nous devons être sûrs que ses bornes fantastiques disparaîtront à mesure que nos erreurs se dissiperont. On la retrouvera plus ou moins abondante ou plus ou moins modifiée, dans des êtres voisins ou éloignés des premiers qui l’auront présentée. Nous en avons une preuve frappante dans le blanc du cachalot : pendant long-temps on l’a cru un produit particulier de l’organisation du macrocéphale. Mais continuons d’écouter Fourcroy, et nous ne douterons plus que cette substance ne soit très-abondante dans la Nature. Une des sources les plus remarquables de cette matière, est dans le corps et particulièrement dans la tête du cachalot macrocéphale ; mais nous verrons bientôt que d’autres cétacées le produisent aussi. Il est même tenu en dissolution dans la graisse huileuse de tous les cétacées. L’huile de baleine franche ou d’autres baleines, à laquelle on a donné dans le commerce le nom impropre d’huile de poisson, dépose dans les vaisseaux où on la conserve, une quantité plus ou moins grande de blanc, entièrement semblable à celui du cachalot. La véritable huile de poisson, celle qu’on extrait du foie et de quelques autres parties de vrais poissons, donne le même blanc, qui s’en précipite lorsque l’huile a été pendant long-temps en repos, et qui se cristallise en se séparant de cette huile. Les habitans des mers, soit ceux qui ont reçu des poumons et des mamelles, soit ceux qui montrent des branchies et des ovaires, produisent donc ce blanc dont nous recherchons l’origine.

Mais continuons.

Fourcroy nous dit encore qu’il a trouvé une substance analogue au blanc dans les calculs biliaires, dans les déjections bilieuses de plusieurs malades, dans le parenchyme du foie exposé pendant long-temps à l’air et desséché, dans les muscles qui se sont putréfiés sous une couche d’eau ou de terre humide, dans les cerveaux conservés au milieu de l’alcool, et dans plusieurs autres organes plus ou moins décomposés. Il n’hésite pas à déclarer que le blanc dont nous étudions les propriétés, est un des produits les plus constans et les plus ordinaires des composés animaux altérés.

Observons cependant que cette substance blanche et remarquable, que les animaux terrestres ne produisent que lorsque leurs organes ou leurs fluides sont viciés, est le résultat habituel de l’organisation ordinaire des animaux marins, le signe de leur force constante, et la preuve de leur santé accoutumée, plutôt que la marque d’un dérangement accidentel, ou d’une altération passagère.

Observons encore, en rappelant et en réunissant dans notre pensée toutes les propriétés que l’analyse a fait découvrir dans le blanc du cachalot, que cette matière participe aux qualités des substances animales et à celles des substances végétales. C’est un exemple de plus de ces liens secrets qui unissent tous les corps organisés, et qui n’ont jamais échappé aux esprits attentifs.

Combien de raisons n’avons-nous pas, par conséquent, pour rejeter les dénominations si erronées de blanc de baleine, de substance médullaire de cétacée, de substance cervicale, de sperma ceti (sperme de cétacée), etc. et d’adopter pour le blanc le nom d’adipocire, proposé par Fourcroy[7], et qui montre que ce blanc, différent de la graisse et de la cire, tient cependant le milieu entre ces deux substances, dont l’une est animale, et l’autre végétale !

En adoptant la dénomination que nous devons à Fourcroy, nous changerons celle dont on s’est servi pour désigner le canal longitudinal qui accompagne la moelle épinière du macrocéphale, et qui aboutit à la grande cavité de la tête de ce cachalot. Au lieu de l’expression si fausse de veine spermatique, nous emploierons celle de canal adipocireux.

On a beaucoup vanté les vertus de cette adipocire pour la guérison de plusieurs maux internes et extérieurs. M. Chappuis de Douarnenez, que nous avons déjà cité au sujet des trente-un cachalots échoués sur les côtes de la ci-devant Bretagne en 1784, a écrit dans le temps au professeur Bonnaterre : « Le blanc, etc. est un onguent souverain pour les plaies récentes ; plusieurs ouvriers occupés à dépecer les cachalots échoués dans la baie d’Audierne, en ont éprouvé l’efficacité, malgré la profondeur de leurs blessures. »

Mais rapportons encore les paroles de notre collègue Fourcroy. « L’usage médicinal de cette substance (l’adipocire) ne mérite pas les éloges qu’on lui prodiguoit autrefois dans les affections catarrhales, les ulcères des poumons, des reins, les péripneumonies, etc. : à plus forte raison est-il ridicule de le compter parmi les vulnéraires, les balsamiques, les détersifs, les consolidans, vertus qui d’ailleurs sont elles-mêmes le produit de l’imagination. Le citoyen Thouvenel en a examiné avec soin les effets dans les catarrhes, les rhumes, les rhumatismes goutteux, les toux gutturales, où on l’a beaucoup vanté ; et il n’a rien vu qui pût autoriser l’opinion avantageuse qu’on en avoit conçue. Il n’en a pas vu davantage dans les coliques néphrétiques, les tranchées de femmes en couche, dans lesquelles on l’avoit beaucoup recommandé. Il l’a cependant observé sur lui-même, en prenant ce médicament à la fin de deux rhumes violens, à une dose presque décuple de celle qu’on a coutume d’en prescrire ; il a eu constamment une accélération du pouls et une moiteur sensible. Il faut observer qu’en restant dans le lit, cette seule circonstance, jointe au dégoût que ce médicament inspire, a pu influer sur l’effet qu’il annonce. Aussi plusieurs personnes, à qui il l’a donné à forte dose, ont-elles eu des pesanteurs d’estomac et des vomissemens, quoiqu’il ait eu le soin de faire mêler le blanc de baleine (l’adipocire) fondu dans l’huile, avec le jaune d’œuf et le sirop, en le réduisant ainsi à l’état d’une espèce de crème. Il n’a jamais retrouvé ce corps dans les excrémens ; ce qui prouve qu’il étoit absorbé par les vaisseaux lactés, et qu’il s’en faisoit une véritable digestion. »

Ajoutons à tout ce qu’on vient de lire au sujet de l’adipocire, que cette substance est si distincte du cerveau, que si l’on perce le dessus de la tête du macrocéphale, et qu’on parvienne jusqu’à ce blanc, le cétacée ne donne souvent aucun signe de sensibilité, au lieu qu’il expire lorsqu’on atteint la substance cérébrale[8].

Le macrocéphale produit cependant, ainsi que nous l’avons dit, une seconde substance recherchée par le commerce : cette seconde substance est l’ambre gris. Elle est bien plus connue que l’adipocire, parce qu’elle a été consacrée au luxe, adoptée par la sensualité, célébrée par la mode, pendant que l’adipocire n’a été regardée que comme utile.

L’ambre gris est un corps opaque et solide. Sa consistance varie suivant qu’il a été exposé à un air plus chaud ou plus froid. Ordinairement néanmoins il est assez dur pour être cassant. À la vérité, il n’est pas susceptible de recevoir un beau poli, comme l’ambre jaune ou le succin ; mais lorsqu’on le frotte, sa rudesse se détruit, et sa surface devient aussi lisse que celle d’un savon très-compacte, ou même de la stéatite. Si on le racle avec un couteau, il adhère, comme la cire, au tranchant de la lame. Il conserve aussi, comme la cire, l’impression des ongles ou des dents. Une chaleur modérée le ramollit, le rend onctueux, le fait fondre en huile épaisse et noirâtre, fumer, et se volatiliser par degrés, en entier, et sans produire du charbon, mais en laissant à sa place une tache noire, lorsqu’il se volatilise sur au métal. Si ce métal est rouge, l’ambre se fond, s’enflamme, se boursoufle, fume, et s’évapore avec rapidité sans former aucun résidu, sans laisser aucune trace de sa combustion. Approché d’une bougie allumée, cet ambre prend feu et se consume en répandant une flamme vive. Une aiguille rougie le pénètre, le fait couler en huile noirâtre, et paroît, lorsqu’elle est retirée, comme si on l’avoit trempée dans de la cire fondue.

L’humidité, ou au moins l’eau de la mer, peut ramollir l’ambre gris, comme la chaleur. En effet, on peut voir dans le Journal de physique, du mois de mars 1790, que M. Donadei, capitaine au régiment de Champagne, et observateur très-instruit, avoit trouvé sur le rivage de l’Océan atlantique, dans le fond du golfe de Gascogne, un morceau d’ambre gris, du poids de près d’un hectogramme, et qui, mou et visqueux, acquit bientôt de la solidité et de la dureté.

L’ambre dont nous nous occupons est communément d’une couleur grise, ainsi que son nom l’annonce ; il est d’ailleurs parsemé de taches noirâtres, jaunâtres ou blanchâtres. On trouve aussi quelquefois de l’ambre d’une seule couleur, soit blanchâtre, soit grise, soit jaune, soit brune, soit noirâtre.

Peut-être devroit-on croire, d’après plusieurs observations, que ses nuances varient avec sa consistance.

Son goût est fade ; mais son odeur est forte, facile à reconnoître, agréable à certaines personnes, désagréable et même nuisible et insupportable à d’autres. Cette odeur se perfectionne, et, pour ainsi dire, se purifie, à mesure que l’ambre gris vieillit, se dessèche et se durcit ; elle devient plus pénétrante et cependant plus suave, lorsqu’on frotte et lorsqu’on chauffe le morceau qui la répand ; elle s’exalte par le mélange de l’ambre avec d’autres aromates ; elle s’altère et se vicie par la réunion de cette même substance avec d’autres corps ; et c’est ainsi qu’on pourroit expliquer l’odeur d’alcali volatil que répandoit l’ambre gris trouvé sur les bords du golfe de Gascogne par M. Donadei, et qui se dissipa quelque temps après que ce physicien l’eut ramassé.

L’ambre gris est si léger, qu’il flotte non seulement sur la mer, mais encore sur l’eau douce.

Il se présente en boules irrégulières : les unes montrent dans leur cassure un tissu grenu ; d’autres sont formées de couches presque concentriques de différentes épaisseurs, et qui se brisent en écailles.

Le grand diamètre de ces boules varie ordinairement depuis un douzième jusqu’à un tiers de mètre ; et leur poids, depuis un jusqu’à quinze kilogrammes. Mais on a vu des morceaux d’ambre d’une grosseur bien supérieure. La compagnie des Indes de France exposa à la vente de l’Orient, en 1755, une boule d’ambre qui pesoit soixante-deux kilogrammes. Un pêcheur américain d’Antigoa a trouvé dans le ventre d’un cétacée, à seize myriamètres au sud-est des îles du vent, un morceau d’ambre pesant soixante-cinq kilogrammes, et qu’il a vendu 500 livres sterling. La compagnie des Indes orientales de Hollande a donné onze mille rixdalers à un roi de Tidor pour une masse d’ambre gris, du poids de quatre-vingt-onze kilogrammes. Nous devons dire cependant que rien ne prouve que ces masses n’aient pas été produites artificiellement par la fusion, la réunion et le refroidissement gradué de plusieurs boules ou morceaux naturels. Mais quoi qu’il en soit, l’état de mollesse et de liquidité que plusieurs causes peuvent donner à l’ambre gris, et qui doit être son état primitif, explique comment ce corps odorant peut se trouver mêlé avec plusieurs substances très-différentes de cet aromate, telles que des fragmens de végétaux, des débris de coquilles, des arêtes ou d’autres parties de poisson.

Mais, indépendamment de cette introduction accidentelle et extraordinaire de corps étrangers dans l’ambre gris, cette substance renferme presque toujours des becs ou plutôt des mâchoires du mollusque auquel Linné a donné le nom de sepia octopodia, et que mon savant collègue le citoyen Lamarck a placé dans un genre auquel il a donné le nom d’octopode. Ce sont ces mâchoires, ou leurs fragmens, qui produisent ces taches jaunâtres, noirâtres ou blanchâtres, si nombreuses sur l’ambre gris.

On a publié différentes opinions sur la production de cet aromate. Plusieurs naturalistes l’ont regardé comme un bitume, comme une huile minérale, comme une sorte de pétrole. Épaissi par la chaleur du soleil et durci par un long séjour au milieu de l’eau salée, avalé par le cachalot macrocéphale ou par d’autres cétacées, et soumis aux forces ainsi qu’aux sucs digestifs de son estomac, il éprouveroit dans l’intérieur de ces animaux une altération plus ou moins grande. D’habiles chimistes, tels que Geoffroy, Neumann, Grim et Brow, ont adopté cette opinion, parce qu’ils ont retiré de l’ambre gris quelques produits analogues à ceux des bitumes. Cette substance leur a donné, par l’analyse, une liqueur acide, un sel acide concret, de l’huile et un résidu charbonneux. Mais, comme l’observe notre collègue Fourcroy, ces produits appartiennent à beaucoup d’autres substances qu’à des bitumes. De plus, l’ambre gris est dissoluble, en grande partie, dans l’alcool et dans l’éther ; sa dissolution est précipitée par l’eau comme celle des résines, et les bitumes sont presque insolubles dans ces liquides.

D’autres naturalistes, prenant les fragmens de mâchoires de mollusques disséminés dans l’ambre gris pour des portions de becs d’oiseau, ont pensé que cette substance provenoit d’excrémens d’oiseaux qui avoient mangé des herbes odoriférantes.

Quelques physiciens n’ont considéré l’ambre gris que comme le produit d’une sorte d’écume rendue par des phoques, ou un excrément de crocodile.

Pomet, Lémery, et Formey de Berlin, ont cru que ce corps n’étoit qu’un mélange de cire et de miel, modifié par le soleil et par les eaux de la mer, de manière à répandre une odeur très-suave.

Dans ces dernières hypothèses, des cétacées auroient avalé des morceaux d’ambre gris entraînés par les vagues, et flottans sur la surface de l’océan ; et cet aromate, résultat d’un bitume, ou composé de cire et de miel, ou d’écume de phoque, ou de fiente d’oiseau, ou d’excrémens de crocodile, roulé par les flots et transporté de rivage en rivage pendant son état de mollesse, auroit pu rencontrer, retenir et s’attacher plusieurs substances étrangères, et particulièrement des dépouilles d’oiseaux, de poissons, de mollusques, de testacées.

Des physiciens plus rapprochés de la vérité ont dit, avec Clusius, que l’ambre gris étoit une substance animale produite dans l’estomac d’un cétacée, comme une sorte de bézoard. Dudley a écrit, dans les Transactions philosophiques, tome XXIII, que l’ambre étoit une production semblable au musc ou au castoreum, et qui se formoit dans un sac particulier, placé au-dessus des testicules d’un cachalot ; que ce sac étoit plein d’une liqueur analogue par sa consistance à de l’huile, d’une couleur d’orange foncée, et d’une odeur très-peu différente de celle des morceaux d’ambre qui nageoient dans ce fluide huileux ; que l’ambre sortoit de ce sac par un conduit situé le long du pénis ; et que les cétacées mâles pouvoient seuls le contenir.

D’autres auteurs ont avancé que ce sac n’étoit que la vessie de l’urine, et que les boules d’ambre étoient des concrétions analogues aux pierres que l’on trouve dans la vessie de l’homme et de tant d’animaux : mais le savant docteur Swediawer a fait remarquer avec raison, dans l’excellent travail qu’il a publié sur l’ambre gris[9], que l’on trouve des morceaux de cet aromate dans les cachalots femelles comme dans les mâles, et que les boules qu’elles renferment sont seulement moins grosses et souvent moins recherchées. Il a montré que la formation de l’ambre dans la vessie, et l’existence d’un sac particulier, étoient entièrement contraires aux résultats de l’observation ; il a fait voir que ce prétendu sac n’est autre chose que le cœcum du macrocéphale, lequel cœcum a plus d’un mètre de longueur ; et après avoir rappelé que, suivant Kœmpfer, l’ambre gris, nommé par les Japonois excrément de baleine (kusura no fu), étoit en effet un excrément de ce cétacée, il a exposé la véritable origine de cette substance singulière, telle que la démontrent des faits bien constatés.

L’ambre gris se trouve dans le canal intestinal du macrocéphale, à une distance de l’anus, qui varie entre un et plusieurs mètres. Il est parsemé de fragmens de mâchoires du mollusque nommé seiche, parce que le cachalot macrocéphale se nourrit principalement de ce mollusque, et que ces mâchoires sont d’une substance de corne qui ne peut pas être digérée.

Il n’est qu’un produit des excrémens du cachalot ; mais ce résultat n’a lieu que dans certaines circonstances, et ne se trouve pas par conséquent dans tous les individus. Il faut, pour qu’il existe, qu’une cause quelconque donne au cétacée une maladie assez grave, une constipation forte, qui se dénote par un affoiblissement extraordinaire, par une sorte d’engourdissement et de torpeur, se termine quelquefois d’une manière funeste à l’animal par un abcès à l’abdomen, altère les excrémens, et les retient pendant un temps assez long pour qu’une partie de ces substances se ramasse, se coagule, se modifie, se consolide, et présente enfin les propriétés de l’ambre gris.

L’odeur de cet ambre ne doit pas étonner. En effet, les déjections de plusieurs mammifères, tels que les bœufs, les porcs, etc. répandent, lorsqu’elles sont gardées pendant quelque temps, une odeur semblable à celle de l’ambre gris. D’ailleurs, on peut observer, avec Romé de Lille[10], que les mollusques dont se nourrit le macrocéphale, et dont la substance fait la base des excrémens de ce cétacée, répandent pendant leur vie, et même après qu’ils ont été desséchés, des émanations odorantes très-peu différentes de celles de l’ambre, et que ces émanations sont très-remarquables dans l’espèce de ces mollusques qui a reçu, soit des Grecs anciens, soit des Grecs modernes, les noms d’eledone, bolitaine, osmylos, osmylios et moschites, parce qu’elle sent le musc[11].

L’ambre gris est donc une portion des excrémens du cachalot macrocéphale ou d’autres cétacées, endurcie par les suites d’une maladie, et mêlée avec quelques parties d’alimens non digérés. Il est répandu dans le canal intestinal en boules ou morceaux irréguliers, dont le nombre est quelquefois de quatre ou de cinq.

Les pêcheurs exercés connoissent si le cachalot qu’ils ont sous les yeux contient de l’ambre gris.

Lorsqu’après l’avoir harponné ils le voient rejeter tout ce qu’il a dans l’estomac, et se débarrasser très-promptement de toutes ses matières fécales, ils assurent qu’ils ne trouveront pas d’ambre gris dans son corps : mais lorsqu’il leur présente des signes d’engourdissement et de maladie, qu’il est maigre, qu’il ne rend pas d’excrémens, et que le milieu de son ventre forme une grosse protubérance, ils sont sûrs que ses intestins contiennent l’ambre qu’ils cherchent. Le capitaine Colnett dit, dans la relation de son voyage, que, dans certaines circonstances, l’on coupe la queue et une partie du corps du cachalot, de manière à découvrir la cavité du ventre, et qu’on s’assure alors facilement de la présence de l’ambre gris, en sondant les intestins avec une longue perche.

Mais de quelque manière qu’on ait reconnu l’existence de cet ambre dans l’individu harponné, ou trouvé mort et flottant sur la surface de la mer, on lui ouvre le ventre, en commençant par l’anus, et en continuant jusqu’à ce qu’on ait atteint l’objet de sa recherche.

Quelle est donc la puissance du luxe, de la vanité, de l’intérêt, de l’imitation et de l’usage ! Quels voyages on entreprend, quels dangers on brave, à quelle cruauté on se condamne, pour obtenir une matière vile, un objet dégoûtant, mais que le caprice et le désir des jouissances privilégiées ont su métamorphoser en aromate précieux !

L’ambre contenu dans le canal intestinal du macrocéphale n’a pas le même degré de dureté que celui qui flotte sur l’océan, ou que les vagues ont rejeté sur le rivage : dans l’instant où on le retire du corps du cétacée, il a même encore la couleur et l’odeur des véritables excrémens de l’animal à un si haut degré, qu’il n’en est distingué que par un peu moins de mollesse ; mais, exposé à l’air, il acquiert bientôt la consistance et l’odeur forte et suave qui le caractérisent.

On a vu de ces morceaux d’ambre entraînés, par les mouvemens de l’océan, sur les côtes du Japon, de la mer de Chine, des Moluques, de la Nouvelle-Hollande occidentale[12], du grand golfe de l’Inde, des Maldives, de Madagascar, de l’Afrique orientale et occidentale, du Mexique occidental, des îles Gallapagos, du Brésil, des îles Bahama, de l’île de la Providence, et même à des latitudes plus éloignées de la ligne, dans le fond du golfe de Gascogne, entre l’embouchure de l’Adour et celle de la Gironde, où M. Donadei a reconnu cet aromate, et où, dix ans auparavant, la mer en avoit rejeté une masse du poids de quarante kilogrammes. Ces morceaux d’ambre délaissés sur le rivage sont, pour les pêcheurs, des indices presque toujours assurés du grand nombre de cachalots qui fréquentent les mers voisines. Et en effet, le golfe de Gascogne, ainsi que l’a remarqué le citoyen Donadei, termine cette portion de l’Océan atlantique septentrional qui baigne les bancs de Terre-Neuve, autour desquels naviguent beaucoup de cachalots, et qu’agitent si souvent des vents qui soufflent de l’est, et poussent les flots contre les rivages de France. D’un autre côté, le citoyen Levilain a vu non seulement une grande quantité d’ossemens de cétacée gisans sur les bords de la Nouvelle-Hollande, auprès de morceaux d’ambre gris, mais encore la mer voisine peuplée d’un grand nombre de cétacées, et bouleversée pendant l’hiver par des tempêtes horribles, qui précipitent sans cesse vers la côte les vagues amoncelées ; et c’est d’après cette certitude de trouver beaucoup de cachalots auprès des rives où l’on avoit vu des morceaux d’ambre, que la pêche particulière du macrocéphale et d’autres cétacées, auprès de Madagascar, a été dans le temps proposée en Angleterre.

L’ambre gris, gardé pendant plusieurs mois, se couvre, comme le chocolat, d’une poussière grisâtre. Mais, indépendamment de cette décomposition naturelle, on ne peut souvent se le procurer par le commerce, qu’altéré par la fraude. On le falsifie communément en le mêlant avec des fleurs de riz, du styrax ou d’autres résines[13]. Il peut aussi être modifié par les sucs digestifs de plusieurs oiseaux d’eau qui l’avalent, et le rendent sans beaucoup changer ses propriétés ; et le citoyen Donadei a écrit que les habitans de la côte qui borde le golfe de Gascogne, appeloient renardé l’ambre dont la nuance étoit noire ; que, suivant eux, on ne trouvoit cet ambre noir que dans des forêts voisines du rivage, mais élevées au-dessus de la portée des plus hautes vagues ; et que cette variété d’ambre tenoit sa couleur particulière des forces intérieures des renards, qui étoient très-avides d’ambre gris, n’en altéroient que foiblement les fragmens, et cependant ne les rendoient qu’après en avoir changé la couleur.

L’ambre gris a été autrefois très-recommandé en médecine. On l’a donné en substance ou en teinture alcoolique. On s’en est servi pour l’essence d’Hofmann, pour la teinture royale du codex de Paris, pour des trochisques de la pharmacopée de Wirtemberg, etc. On l’a regardé comme stomachique, cordial, antispasmodique. On a cité des effets surprenans de cette substance, dans les maladies convulsives les plus dangereuses, telles que le tétanos et l’hydrophobie. Le docteur Swediawer rapporte que cet aromate a été très-purgatif pour un marin qui en avoit pris un décagramme et demi après l’avoir fait fondre au feu. Dans plusieurs contrées de l’Asie et de l’Afrique, on en fait un grand usage dans la cuisine, suivant le docteur Swediawer. Les pélerins de la Mecque en achètent une grande quantité, pour l’offrir à la place de l’encens. Les Turcs ont recours à cet aromate, comme à un aphrodisiaque.

Mais il est principalement recherché pour les parfums : il en est une des bases les plus fréquemment employées. On le mêle avec le musc, qu’il atténue, et dont il tempère les effets au point d’en rendre l’odeur plus douce et plus agréable. Et c’est enfin une des substances les plus divisibles, puisque la plus petite quantité d’ambre suffit pour parfumer pendant un temps très-long un espace très-étendu[14].

Ne cessons cependant pas de parler de l’ambre gris sans faire observer que l’altération qui produit cet aromate, n’a lieu que dans les cétacées dont la tête, le corps et la queue, organisés d’une manière particulière, renferment de grandes masses d’adipocire ; et il semble que l’on a voulu indiquer cette analogie en donnant à l’adipocire le nom d’ambre blanc, sous lequel cette matière blanche a été connue dans plusieurs pays.

Nous venons d’examiner les deux substances singulières que produit le cachalot macrocéphale ; continuons de rechercher les attributs et les habitudes de cette espèce de cétacée.

Il nage avec beaucoup de vîtesse. Plus vif que plusieurs baleines, et même que le nordcaper, ne le cédant par sa masse qu’à la baleine franche, il n’est pas surprenant qu’il réunisse une grande force aux armes terribles qu’il a reçues. Il s’élance au-dessus de la surface de l’océan avec plus de rapidité que les baleines, et par un élan plus élevé. Un cachalot que l’on prit en 1715 auprès des côtes de Sardaigne, et qui n’avoit encore que seize mètres de longueur, rompit d’un coup de queue une grosse corde, avec laquelle on l’avoit attaché à une barque ; et lorsqu’on eut doublé la corde, il ne la coupa pas, mais il entraîna la barque en arrière, quoiqu’elle fût poussée par un vent favorable.

Il est vraisemblable qu’il étoit de l’espèce du macrocéphale. Ce cétacée en effet n’est pas étranger à la Méditerranée. Les anciens n’en ont pas eu cependant une idée nette. Il paroît même que, sans en excepter Pline ni Aristote, ils n’ont pas bien distingué les formes ni les habitudes des grands cétacées, malgré la présence de plusieurs de ces énormes animaux dans la Méditerranée, et malgré les renseignemens que leurs relations commerciales avec les Indes pouvoient leur procurer sur plusieurs autres. Non seulement ils ont appliqué à leur mysticetus des organes, des qualités ou des gestes du rorqual, aussi-bien que de la baleine franche ; mais encore ils ont attribué à leur baleine des formes ou des propriétés du gibbar, du rorqual et du cachalot macrocéphale ; et ils ont composé leur physalus, des traits de ce même macrocéphale mêlés avec ceux du gibbar. Au reste, on ne peut mieux faire, pour connoître les opinions des anciens au sujet des cétacées, que de consulter l’excellent ouvrage du savant professeur Schneider sur les synonymes des cétacées et des poissons, recueillis par Artédi.

Mais la Méditerranée n’est pas la seule mer intérieure dans laquelle pénètre le macrocéphale : il appartient même à presque toutes les mers. On l’a reconnu dans les parages du Spitzberg ; auprès du cap Nord et des côtes de Finmarck ; dans les mers du Groenland ; dans le détroit de Davis ; dans la plus grande partie de l’Océan atlantique septentrional ; dans le golfe Britannique, auprès de l’embouchure de l’Elbe, dans lequel un macrocéphale fut poussé par une violente tempête, échoua et périt, en décembre 1720 ; auprès de Terre-Neuve ; aux environs de Bayonne ; non loin du cap de Bonne-Espérance ; près du canal de Mozambique, de Madagascar et de l’île de France ; dans la mer qui baigne les rivages occidentaux de la Nouvelle-Hollande, où il doit avoir figuré parmi ces troupes d’innombrables et grands cétacées que le naturaliste Levilain a vus attirer des pétrels[15], lutter contre les vagues furieuses, bondir, s’élancer avec force, poursuivre des poissons, et se presser auprès de la terre de Lewin, de la rivière des Cygnes, et de la baie des Chiens-Marins, au point de gêner la navigation ; vers les côtes de la Nouvelle-Zélande[16] ; près du cap de Corientes du golfe de la Californie ; à peu de distance de Guatimala, où le capitaine Colnett rencontra une légion d’individus de cette espèce ; autour des îles Gallapagos ; à la vue de l’île Mocha et du Chili, où, suivant le même voyageur, la mer paroissoit couverte de cachalots ; dans la mer du Brésil ; et enfin auprès de notre Finisterre.

En 1784, trente-deux macrocéphales échouèrent sur la côte occidentale d’Audierne, sur la grève nommée Très-Couaren. Le professeur Bonnaterre a publié dans l’Encyclopédie méthodique, au sujet de ces cétacées, des détails intéressans, qu’il devoit à MM. Bastard, Chappuis le fils et Derrien, et à M. Lecoz, mon ancien collègue à la première assemblée législative de France, et maintenant archevêque de Besançon. Le 13 mars, on vit avec surprise une multitude de poissons se jeter à la côte, et un grand nombre de marsouins entrer dans le port d’Audierne. Le 14, à six heures du matin, la mer étoit fort grosse ; et les vents souffloient du sud-ouest avec violence. On entendit vers le cap Estain des mugissemens extraordinaires, qui retentissoient dans les terres à plus de quatre kilomètres. Deux hommes, qui côtoyoient alors le rivage, furent saisis de frayeur, sur-tout lorsqu’ils apperçurent un peu au large des animaux énormes, qui s’agitoient avec violence, s’efforçoient de résister aux vagues écumantes qui les rouloient et les précipitoient vers la côte, battoient bruyamment les flots soulevés, à coups redoublés de leur large queue, et rejetoient avec vivacité par leurs évents une eau bouillonnante, qui s’élançoit en sifflant. L’effroi des spectateurs augmenta lorsque les premiers de ces cétacées, n’opposant plus à la mer qu’une lutte inutile, furent jetés sur le sable ; il redoubla encore lorsqu’ils les virent suivis d’un très grand nombre d’autres colosses vivans. Les macrocéphales étoient cependant encore jeunes ; les moins grands n’avoient guère plus de douze mètres de longueur, et les plus grands n’en avoient pas plus de quinze ou seize. Ils vécurent sur le sable vingt-quatre heures ou environ.

Il ne faut pas être étonné que des milliers de poissons, troublés et effrayés, aient précédé l’arrivée de ces cétacées, et fui rapidement devant eux. En effet, le macrocéphale ne se nourrit pas seulement du mollusque seiche, que quelques marins anglois appellent squild ou squill, qui est très-commun dans les parages qu’il fréquente, qui est très-répandu particulièrement auprès des côtes d’Afrique et sur celles du Pérou, et qui y parvient à une grandeur si considérable, que son diamètre y est quelquefois de plus d’un tiers de mètre[17]. Il n’ajoute pas seulement d’autres mollusques à cette nourriture ; il est aussi très-avide de poissons, notamment de cycloptères. On peut voir dans Duhamel qu’on a trouvé des poissons de deux mètres de longueur dans l’estomac du macrocéphale. Mais voici des ennemis bien autrement redoutables, dont ce cétacée fait ses victimes. Il poursuit les phoques, les baleinoptères à bec, les dauphins vulgaires. Il chasse les requins avec acharnement ; et ces squales, si dangereux pour tant d’autres animaux, sont, suivant Otho Fabricius, saisis d’une telle frayeur à la vue du terrible macrocéphale, qu’ils s’empressent de se cacher sous le sable ou sous la vase, qu’ils se précipitent au travers des écueils, qu’ils se jettent contre les rochers avec assez de violence pour se donner la mort, et qu’ils n’osent pas même approcher de son cadavre, malgré l’avidité avec laquelle ils dévorent les restes des autres cétacées. D’après la relation du voyage en Islande de MM. Olafsen et Povelsen, on ne doit pas douter que le macrocéphale ne soit assez vorace pour saisir un bateau pêcheur, le briser dans sa gueule, et engloutir les hommes qui le montent : aussi les pêcheurs islandois redoutent-ils son approche. Leurs idées superstitieuses ajoutent à leur crainte, au point de ne pas leur permettre de prononcer en haute mer le véritable nom du macrocéphale ; et ne négligeant rien pour l’éloigner, ils jettent dans la mer, lorsqu’ils apperçoivent ce féroce cétacée, du soufre, des rameaux de genévrier, des noix muscades, de la fiente de bœuf récente, ou tâchent de le détourner par un grand bruit et par des cris perçans.

Le macrocéphale cependant rencontre dans de grands individus, ou dans d’autres habitans des mers que ceux dont il veut faire sa proie, des rivaux contre lesquels sa puissance est vaine. Une troupe nombreuse de macrocéphales peut même être forcée de combattre contre une autre troupe de cétacées redoutables par leur force ou par leurs armes. Le sang coule alors à grands flots sur la surface de l’océan, comme lorsque des milliers de harponneurs attaquent plusieurs baleines ; et la mer se teint en rouge sur un espace de plusieurs kilomètres[18].

Au reste, n’oublions pas de faire faire attention à ces mugissemens qu’ont fait entendre les cachalots échoués dans la baie d’Audierne, et de rappeler ce que nous avons dit des sons produits par les cétacées, dans l’article de la baleine franche et dans celui de la baleinoptère jubarte.

La contrainte, la douleur, le danger, la rage, n’arrachent peut-être pas seuls des sons plus ou moins forts et plus ou moins expressifs aux cétacées, et particulièrement au cachalot macrocéphale. Peut-être le sentiment le plus vif de tous ceux que les animaux peuvent éprouver, leur inspire-t-il aussi des sons particuliers qui l’annoncent au loin. Les macrocéphales du moins doivent rechercher leur femelle avec une sorte de fureur. Ils s’accouplent comme la baleine franche ; et pour se livrer à leurs amours avec moins d’inquiétude ou de trouble, ils se rassemblent, dans le temps de leur union la plus intime avec leur femelle, auprès des rivages les moins fréquentés. Le capitaine Colnett dit, dans la relation de son voyage, que les environs des îles Gallapagos sont dans le printemps le rendez-vous de tous les cachalots macrocéphales (sperma ceti) des côtes du Mexique, de celles du Pérou, et du golfe de Panama ; qu’ils s’y accouplent ; et qu’on y voit de jeunes cachalots qui n’ont pas deux mètres de longueur.

On a écrit que le temps de la gestation est de neuf ou dix mois, comme pour la baleine franche ; que la mère ne donne le jour qu’à un petit et tout au plus à deux. Mon ancien collègue, M. l’archevêque de Besançon, et M. Chappuis, que j’ai déjà cités, ont communiqué dans le temps au professeur Bonnaterre qui l’a publiée, une observation bien précieuse à ce sujet.

Les trente-un cachalots échoués en 1784 auprès d’Audierne étoient presque tous femelles. L’équinoxe du printemps approchoit : deux de ces femelles mirent bas sur le rivage. Cet événement, hâté peut-être par tous les efforts qu’elles avoient faits pour se soutenir en pleine mer et par la violence avec laquelle les flots les avoient poussées sur le sable, fut précédé par des explosions bruyantes. L’une donna deux petits, et l’autre un seul. Deux furent enlevés par les vagues : le troisième, qui resta sur la côte, étoit bien conformé, n’avoit pas encore de dents, et sa longueur étoit de trois mètres et demi ; ce qui pourroit faire croire que les jeunes cachalots vus par M. Colnett auprès des îles Gallapagos lui ont paru moins longs qu’un double mètre, à cause de la distance à laquelle il a dû être de ces jeunes cétacées, et de la difficulté de les observer au milieu des flots qui dévoient souvent les cacher en partie.

La mère montre pour son petit une affection plus grande encore que dans presque toutes les autres espèces de cétacées. C’est peut-être à un macrocéphale femelle qu’il faut rapporter le fait suivant, que l’on trouve dans la relation du voyage de Fr. Pyrard[19]. Cet auteur raconte que dans la mer du Brésil, un grand cétacée, voyant son petit pris par des pêcheurs, se jeta avec une telle furie contre leur barque, qu’il la renversa, et précipita dans la mer son petit, qui par-là fut délivré, et les pêcheurs, qui ne se sauvèrent qu’avec peine.

Ce sentiment de la mère pour le jeune cétacée auquel elle a donné le jour, se retrouve même dans presque tous les macrocéphales pour les cachalots avec lesquels ils ont l’habitude de vivre. Nous lisons dans la relation du voyage du capitaine Colnett, que lorsqu’on attaque une troupe de macrocéphales, ceux qui sont déjà pris sont bien moins à craindre pour les pêcheurs, que leurs compagnons encore libres, lesquels, au lieu de plonger dans la mer ou de prendre la fuite, vont avec audace couper les cordes qui retiennent les premiers, repousser ou immoler leurs vainqueurs, et leur rendre la liberté.

Mais les efforts des macrocéphales sont aussi vains que ceux de la baleine franche. Le génie de l’homme dominera toujours l’intelligence des animaux, et son art enchaînera la force des plus redoutables. On pêche avec succès les macrocéphales, non seulement dans notre hémisphère, mais dans l’hémisphère austral ; et à mesure que d’illustres exemples et de grandes leçons apprennent aux navigateurs à faire avec facilité ce qui naguère étoit réservé à l’audace éclairée des Magellan, des Bougainville et des Cook, les stations et le nombre des pêcheurs de cachalots, ainsi que d’autres grands cétacées dont on recherche l’huile, les fanons, l’ambre ou l’adipocire, se multiplient dans les deux océans. Ces pêcheries ouvrent de nouvelles sources de richesses, et créent de nouvelles pépinières de marins pour les Anglois, et pour les Américains des États-Unis, ce peuple que la nature, la liberté et la philosophie appellent aux plus belles destinées, et qui l’emporte déjà sur tant d’autres nations par l’habileté et la hardiesse avec laquelle il parcourt la mer comme ses belles contrées, et recueille les trésors de l’océan aussi facilement que les moissons de ses campagnes[20].

Les macrocéphales résistent plus long-temps que beaucoup d’autres cétacées, aux blessures que leur font la lance et le harpon des pêcheurs. On ne leur arrache que difficilement la vie, et on assure qu’on a vu de ces cachalots respirer encore, quoique privés de parties considérables de leur corps, que le fer avoit désorganisées au point de les faire tomber en putréfaction.

Il faut observer que cette force avec laquelle les organes du cachalot retiennent, pour ainsi dire, la vie, quoiqu’étroitement liés avec d’autres organes lésés, altérés et presque détruits, appartient à une espèce de cétacée qui a moins besoin que les autres animaux de sa famille, de venir respirer à la surface des mers le fluide de l’atmosphère, et qui par conséquent peut vivre sous l’eau pendant plus de temps[21].

La peau, le lard, la chair, les intestins et les tendons du cachalot macrocéphale, sont employés dans plusieurs contrées septentrionales aux mêmes usages que ceux du narwal vulgaire. Ses dents et plusieurs de ses os y servent à faire des instrumens ou de pêche ou de chasse. Sa langue cuite y est recherchée comme un très-bon mets. Son huile, suivant plusieurs auteurs, donne une flamme claire, sans exhaler de mauvaise odeur ; et l’on peut faire une colle excellente avec les fibres de ses muscles. Réunissez à ces produits l’adipocire et l’ambre gris, et vous verrez combien de motifs peuvent inspirer à l’homme entreprenant et avide le désir de chercher le macrocéphale au milieu des frimas et des tempêtes, et de le provoquer jusqu’au bout du monde.


  1. Catodon macrocephalus.
    Cachelot.
    Potvisch, par les Hollandois.
    Kaizilot, ibid.
    Pottfisch, par les Allemands.
    Caschelott, ibid.
    Kaskelot, en Norvége.
    Potfisk, ibid.
    Trold-hual, ibid.
    Huns-hval, ibid.
    Sue-hval, ibid.
    Buur-hval, ibid.
    Bardhvalir, ibid.
    Rod-kammen (peigne-rouge), par les Islandois.
    Ill-hvel, nom donné par les Islandois aux cétacées dont les mâchoires sont armées de dents, et qui sont carnassières et dangereuses.
    Sperma ceti, par les Anglois.
    Fianfiro ? au Japon.
    Mokos ? ibid.
    Physeter macrocephalus. Linné, édition de Gmelin.
    Grand cachalot : physeter macrocephalus, Bonnaterre, planches de l’Encyclopédie méthodique.
    id. Édition de Bloch, publiée par R. R. Castel.
    Catodon fistula in cervice. Faun. Suecic. 53.
    id. Artedi, gen. 78, syn. 108.
    Cetus bipinnis suprà niger, infra albicans, fistula in cervice. Brisson, Regn. anim. p. 357, n. 1.
    Cetepot walfish Batavis maris accolis dictum, et balæna major, in inferiore tantùm maxillâ, dentata, macrocephala, bipinnis Sibb. Raj. Pisc. p. 11.
    A whirle-pool, — pot walfish, — cete Clusio, etc. Willughby, lib. 2, pag. 41.
    Balæna. id. pl. A 1, fig. 3.
    Cetus dentatus. Mus. Worm. p. 280.
    id. Jonston, Pisc. p. 215, fig. 41-42.
    Cete Clusii. Klein, Miss. pisc. 2, p. 14.
    Aliud cete admirabile. Clus. Exot. p. 131.
    Eggede, Groenland. p. 54.
    Anders. Isl. p. 232.
    Cranz, Groenland. p. 148.

    Nous n’avons pas besoin de prévenir nos lecteurs qu’en citant dans la synonymie de cet article, ou dans celle des autres articles de cette Histoire, les ouvrages des naturalistes anciens ou modernes, nous avons été souvent bien éloignés d’adopter les descriptions qu’ils ont données des cétacées dont ils ont parlé.
  2. Suivant Anderson, le nom de cachalot a été donné, sur les rives occidentales de la France méridionale, au cétacée que nous décrivons, et signifie animal à dents.
  3. La figure de cette mâchoire inférieure a été gravée dans les planches de l’Encyclopédie méthodique, sous la direction du citoyen Bonnaterre, Cétologie, pl. 6, fig. 3.
  4. Leçons d’anatomie comparée de G. Cuvier, rédigées par C. Duméril, etc. tome I, p. 154 et 163.
  5. Voyage to the south Atlantic etc.
  6. Système des connoissances chimiques, tome X, p. 299 et suiv.
  7. Système des connaissances chimiques, tome X, page 302, édit. in-8o.
  8. Recherches du docteur Swediawer, publiées dans les Transactions philosophiques, et traduites en françois par M. Vigarous, docteur en médecine. — Journal de physique, octobre 1784.
  9. Transactions philosophiques.
  10. Journal de physique, novembre 1784.
  11. Rondelet, Histoire des poissons, première partie, liv. 17, chap. 6. — Troisième espèce de poulpe.
  12. Auprès de la rivière des Cygnes. — (Journal manuscrit du naturaliste Levilain, embarqué avec le capitaine Baudin, pour une expédition de découvertes.
  13. Mémoire du docteur Swediawer, déjà cité.
  14. Lorsque le docteur Swediawer a publié son travail, l’ambre gris se vendoit à Londres une livre sterling les trois décagrammes ; et, suivant le citoyen Donadei, l’ambre gris, trouvé sur les côtes du golfe de Gascogne, étoit vendu, en 1790, à peu près le même prix dans le commerce, où on le regardoit comme apporté des grandes Indes, quoique les pêcheurs n’en vendissent le même poids à Bayonne ou à Bordeaux que 5 ou 6 francs.
  15. Voyez, dans l’article de la baleine franche, ce que nous avons dit, d’après le capitaine anglois Colnett, des troupes de pétrels qui accompagnent celles des plus grands cétacées.
  16. Lettre du capitaine Baudin à mon collègue Jussieu.
  17. Observations faites par M. Starbuc, capitaine de vaisseau des États-Unis, et communiquées à Lacepéde par le citoyen Joseph Dourlen, de Dunkerque, en frimaire de l’an 4.
  18. Traduction du Voyage en Islande de MM. Olafsen et Povelsen, tome IV, page 480.

    Le P. Feuillée dit, dans le recueil des observations qu’il avoit faites en Amérique (tome I, page 395), qu’auprès de la côte du Pérou il vit l’eau de la mer mêlée avec un sang fétide ; que, selon les Indiens, ce phénomène avoit lieu tous les mois, et que ce sang provenoit, suivant ces mêmes Indiens, d’une évacuation à laquelle les baleines femelles étoient sujettes chaque mois, et lorsqu’elles étoient en chaleur. Les combats que se livrent les cétacées, et le nombre de ceux qui périssent sous les coups des pêcheurs suffisent pour expliquer le fait observé par le P. Feuillée, sans qu’on ait besoin d’avoir recours aux idées des Indiens.
  19. Seconde partie, page 208.
  20. Le citoyen Cossigny a parlé de ces pêcheries australes dans l’intéressant ouvrage qu’il a publié sur les colonies.
  21. On peut voir ce que nous avons dit sur des phénomènes analogues, dans le Discours qui est à la tête de l’Histoire naturelle des quadrupèdes ovipares.