Histoire naturelle des cétacées/Le Dauphin vulgaire

LE DAUPHIN VULGAIRE[1].



Quel objet a dû frapper l’imagination plus que le dauphin ? Lorsque l’homme parcourt le vaste domaine

Pl. 13.


1. Dauphin Vulgaire. 2. Dauphin Marsouin. 3. Dauphin deux-dents.
que son génie a conquis, il trouve le dauphin sur la surface de toutes les mers ; il le rencontre et dans les climats heureux des zones tempérées, et sous le ciel brûlant des mers équatoriales, et dans les horribles vallées qui séparent ces énormes montagnes de glace que le temps élève sur la surface de l’Océan polaire comme autant de monumens funéraires de la Nature qui y expire : par-tout il le voit, léger dans ses mouvemens, rapide dans sa natation, étonnant dans ses bonds, se plaire autour de lui, charmer par ses évolutions vives et folâtres l’ennui des calmes prolongés, animer les immenses solitudes de l’océan, disparoître comme l’éclair, s’échapper comme l’oiseau qui fend l’air, reparoître, s’enfuir, se montrer de nouveau, se jouer avec les flots agités, braver les tempêtes, et ne redouter ni les élémens, ni la distance, ni les tyrans des mers.

Revenu dans ces retraites paisibles que son goût s’est plu à orner, il jouit encore de l’image du dauphin que la main des arts a tracée sur les chefs-d’œuvre qu’elle a créés ; il en parcourt la touchante histoire dans les productions immortelles que le génie de la poésie présente à son esprit et à son cœur ; et lorsque, dans le

Pl. 14.


1. Tête osseuse de Dauphin Vulgaire. 2. Squelette de Dauphin Marsouin.
silence d’une nuit paisible, dans ces momens de calme et de mélancolie où la méditation et de tendres souvenirs donnent tant de force à tout ce que son ame éprouve, il laisse errer sa pensée de la terre vers le ciel, et qu’il lève les veux vers la voûte éthérée, il voit encore cette même image du dauphin briller parmi les étoiles.

Cet objet cependant, si propre à séduire l’imagination de l’homme, est en partie l’ouvrage de cette imagination : elle l’a créé pour les arts et pour le firmament. Mais ce n’est pas la terreur qui lui a donné un nouvel être, comme elle a enfanté le redoutable dragon, la terrible chimère, et tant de monstres fantastiques, l’effroi de l’enfance, de la foiblesse et de la crédulité ; c’est la reconnoissance qui lui a donné une nouvelle vie. Aussi n’a-t-elle fait que l’embellir, le rendre plus aimable, le diviniser pour des bienfaits, et montrer dans toute sa force et dans toute sa pureté l’influence de cet esprit des Grecs, pour lesquels la Nature étoit si riante, pour lesquels et la terre et les airs, et la mer et les fleuves, et les monts couverts de bois, et les vallons fleuris, se peuploient de jeux voluptueux, de plaisirs variés, de divinités indulgentes, d’amours inspirateurs. Le génie d’Odin ou celui d’Ossian ne l’ont pas conçu au milieu des noirs frimas des contrées polaires ; et si le dauphin de la Nature appartient à tous les climats, celui des poètes n’appartient qu’à la Grèce.

Mais, avant de nous transporter sur ces rivages fortunés, et de rappeler les traits de ce dauphin poétique, voyons de près celui des navigateurs : la fable a des charmes bien doux ; mais quels attraits sont au-dessus de ceux de la vérité ?

Les formes générales du dauphin vulgaire sont plus agréables à la vue que celles de presque tous les autres cétacées : ses proportions sont moins éloignées de celles que nous regardons comme le type de la beauté. Sa tête, par exemple, montre, avec les autres parties de ce cétacée, des rapports de dimension beaucoup plus analogues à ceux qui nous ont charmés dans les animaux que nous croyons les plus favorisés par la Nature. Son ensemble est comme composé de deux cônes alongés presque égaux, et dont les bases sont appliquées l’une contre l’autre. La tête forme l’extrémité du cône antérieur ; aucun enfoncement ne la sépare du corps proprement dit, et ne sert à la faire reconnoître : mais elle se termine par un museau très-distinct du crâne, très-avancé, très-aplati de haut en bas, arrondi dans son contour de manière à présenter l’image d’une portion d’ovale, marqué à son origine par une sorte de pli, et comparé par plusieurs auteurs à un énorme bec d’oie ou de cygne, dont ils lui ont même donné le nom.

Les deux mâchoires composent ce museau ; et comme elles sont aussi avancées ou presque aussi avancées l’une que l’autre, il est évident que l’ouverture de la bouche n’est pas placée au-dessous de la tête, comme dans les cachalots, les physales et les physétères. Cette ouverture a d’ailleurs une longueur égale au neuvième ou même au huitième de la longueur totale du dauphin.

On voit à chaque mâchoire une rangée de dents un peu renflées, pointues, et placées de manière que lorsque la bouche se ferme, celles d’en-bas entrent dans les interstices qui séparent celles d’en-haut, qu’elles reçoivent dans leurs intervalles ; et la gueule est close très-exactement.

Le nombre de ces dents peut varier, suivant l’âge ou suivant le sexe. Des naturalistes n’en ont compté que quarante-deux à la mâchoire d’en-haut, et trente-huit à celle d’en-bas. Le professeur Bonnaterre en a trouvé quarante-sept à chaque mâchoire d’un individu placé dans le cabinet de l’école vétérinaire d’Altfort. Klein a écrit qu’un dauphin observé par lui en avoit quatre-vingt-seize à la mâchoire supérieure, et quatre-vingt-douze à l’inférieure.

La langue du dauphin, un peu plus mobile que celle de quelques autres cétacées, est charnue, bonne à manger, et, suivant Rondelet, assez agréable au goût. Elle ne présente aucune de ces papilles qu’on a nommées coniques, et qu’on trouve sur celle de l’homme et de presque tous les mammifères ; mais elle est parsemée, sur-tout vers le gosier, d’éminences très-petites, percées chacune d’un petit trou. À sa base sont quatre fentes, placées à peu près comme le sont les glandes à calice que l’on voit sur la langue du plus grand nombre de mammifères, ainsi que sur celle de l’homme. Sa pointe est découpée en lanières très-étroites, très-courtes et obtuses[2].

Les évents, dont il paroît que Rondelet connoissoit déjà la forme, la valvule intérieure et la véritable position, se réunissent dans une seule ouverture, située à peu près au-dessus des yeux, et qui présente un croissant dont les pointes sont tournées vers le museau. L’œil n’est guère plus élevé que la commissure des lèvres, et n’en est séparé que par un petit intervalle ; la forme de la pupille ressemble un peu à celle d’un cœur ; et si l’on examine l’intérieur de l’organe de la vue, on est frappé par l’éclat que répand le fond de cette membrane à laquelle on a donné le nom de ruyschienne. Ce fond est revêtu d’une sorte de couche d’un jaune doré, comme dans l’ours, le chat et le lion[3]. Peut-être devroit-on remarquer que cette contexture particulière qui dore ainsi la ruyschienne, se trouve et dans le dauphin, dont l’œil, placé le plus souvent au-dessous de la surface de la mer, ne reçoit la lumière qu’au travers du voile formé par une couche d’eau salée plus ou moins trouble et plus ou moins épaisse, et dans les quadrupèdes, dont l’organe de la vue, extrêmement délicat, ne s’ouvre que très-peu lorsqu’ils sont exposés à des rayons lumineux très-nombreux ou très-vifs[4].

Le canal auditif, cartilagineux, tortueux et mince, se termine à l’extérieur par un orifice des plus étroits.

Le rocher, suspendu par des ligamens, comme dans les autres cétacées, au-dessous d’une voûte formée en grande partie par une extension de l’os occipital, contient un tympan dont la forme est celle d’un entonnoir alongé ; un marteau dénué de manche, mais garni d’une apophyse antérieure, longue et arquée ; un étrier qui, au lieu de deux branches, présente un cône solide, comprimé et percé d’un très-petit trou ; un labyrinthe situé au-dessus de la caisse du tympan ; une lame contournée en spirale pour former le limaçon, et qu’une fente très-étroite et garnie d’une membrane sépare, dans toute sa longueur, en deux parties dont la plus voisine de l’axe est trois fois plus large que l’autre ; un petit canal, dont la coupe est ronde, dont les parois sont très-minces, qui suit la courbure spirale de la lame osseuse attachée à l’axe du limaçon, qui augmente de diamètre à mesure que celui des lames diminue, et auquel on trouve un canal analogue dans les ruminans[5] ; et enfin, l’origine de deux larges conduits, nommés improprement aqueducs, et qui, de même que des canaux semblables que l’on voit dans tous les mammifères, font communiquer le labyrinthe de l’oreille avec l’intérieur du crâne, indépendamment des conduits par lesquels passent les nerfs.

Lorsqu’on a jeté les yeux sur tous les détails de l’oreille du dauphin, pourroit-on être surpris de la finesse de son ouïe ? et comme les animaux doivent d’autant plus aimer à exercer leurs sens, que les organes en sont plus propres à donner des impressions vives ou multipliées, le dauphin doit se plaire et se plaît en effet à entendre différens corps sonores. Les tons variés des instrumens de musique ne sont pas même les seuls qui attirent son attention ; on diroit qu’il éprouve aussi quelque plaisir à écouter les sons régulièrement périodiques, quoique monotones et quelquefois même très-désagréables à l’oreille délicate d’un musicien habile, que produit le jeu des pompes et d’autres machines hydrauliques. Un bruit violent et soudain l’effraie cependant. Aristote nous apprend que de son temps les pêcheurs de dauphins entouroient dans leurs barques une troupe de ces cétacées, et produisoient tout d’un coup un grand bruit, qui, rendu plus insupportable pour l’oreille de ces animaux par l’intermédiaire de l’eau salée qui le transmettoit et qui étoit bien plus dense que l’air, leur inspiroit une frayeur si forte, qu’ils se précipitoient vers le rivage et s’échouoient sur la grève, victimes de leur surprise, de leur étourdissement et de leur terreur imprévue et subite.

Cette organisation de l’oreille des dauphins fait aussi qu’ils entendent de loin les sons que peuvent proférer les individus de leur espèce. À la vérité, on a comparé leur voix à une sorte de gémissement sourd : mais ce mugissement se fortifie par les réflexions qu’il reçoit des rivages de l’océan et de la surface même de la mer, se propage facilement, comme tout effet sonore, par cette immense masse de fluide aqueux, et doit, ainsi qu’Aristote l’avoit observé, une nouvelle intensité à ce même liquide, dont au moins les couches supérieures le transmettent à l’organe de l’ouïe du dauphin.

D’ailleurs les poumons, d’où sort le fluide producteur des sous que le dauphin fait entendre, offrent un grand volume.

La boîte osseuse dans laquelle sont renfermés les évents, l’orbite de l’œil et la cavité plus reculée et un peu plus élevée que cette orbite, au milieu de laquelle on trouve l’oreille suspendue, est très-petite relativement à la longueur du dauphin. Le crâne est très-convexe.

Les différentes parties de l’épine dorsale qui s’articule avec cette boîte osseuse, présentent des dimensions telles, que le dos proprement dit n’en forme que le cinquième ou à peu près, et que le cou n’en compose pas le trentième.

Ce cou est donc extrêmement court. Il comprend cependant sept vertèbres, comme celui des autres mammifères ; mais de ces sept vertèbres, la seconde ou l’axis est très-mince, et très-souvent les cinq dernières n’ont pas un millimètre d’épaisseur.

Une si grande brièveté dans le cou expliqueroit seule pourquoi le dauphin ne peut pas imprimer à sa tête des mouvemens bien sensibles, indépendans de ceux du corps ; et ce qui ajoute à cette immobilité relative de la tête, c’est que la seconde vertèbre du cou est soudée avec la première ou l’atlas.

Les vertèbres dorsales proprement dites sont au nombre de treize, comme dans plusieurs autres mammifères, et notamment dans le lion, le tigre, le chat, le chien, le renard, l’ours maritime, un grand nombre de rongeurs, le cerf, l’antilope, la chèvre, la brebis et le bœuf.

Les autres vertèbres, qui représentent les lombaires, les sacrées et les coccygiennes ou vertèbres de la queue, sont ordinairement au nombre de cinquante-trois : le professeur Bonnaterre en a compté cependant soixante-trois dans un squelette de dauphin qui faisoit partie de la collection d’Altfort. Aucun mammifère étranger à la grande tribu des cétacées n’en présente un aussi grand nombre : les quadrupèdes dans lesquels on a reconnu le plus de ces vertèbres lombaires, sacrées et caudales, sont le grand fourmilier, qui néanmoins n’en a que quarante-six, et le phatagin, qui n’en a que cinquante-deux ; et c’est un grand rapport que présentent les cétacées avec les poissons, dont ils partagent le séjour et la manière de se mouvoir.

Les apophyses supérieures des vertèbres dorsales sont d’autant plus hautes, qu’elles sont plus éloignées du cou ; et celles des vertèbres lombaires, sacrées et caudales, sont, au contraire, d’autant plus basses, qu’on les trouve plus près de l’extrémité de la queue, dont les trois dernières vertèbres sont entièrement dénuées de ces apophyses supérieures : mais les apophyses des vertèbres qui représentent les lombaires, sont les plus élevées, parce qu’elles servent de point d’appui à d’énormes muscles qui s’y attachent, et qui donnent le mouvement à la queue.

Remarquons encore que les douze vertèbres caudales qui précèdent les trois dernières, ont non seulement des apophyses supérieures, mais des apophyses inférieures, auxquelles s’attachent plusieurs des muscles qui meuvent la nageoire de la queue, et lesquelles ajoutent par conséquent à la force et à la rapidité des mouvemens de cette rame puissante.

Les vertèbres dorsales soutiennent les côtes, dont le nombre est égal de chaque côté à celui de ces vertèbres, et par conséquent de treize.

Le sternum, auquel aboutissent les côtes sterno-vertébrales, improprement appelées vraies côtes, est composé de plusieurs pièces articulées ensemble, et se réunit avec les extrémités des côtes par le moyen de petits os particuliers, très-bien observés par le professeur Bonnaterre.

À une distance assez grande du sternum, et de chaque côté de l’anus, on découvre dans les chairs un os peu étendu, plat et mince, qui, avec son analogue, forme les seuls os du bassin qu’ait le dauphin vulgaire. C’est un foible trait de parenté avec les mammifères qui ne sont pas dénués, comme les cétacées, d’extrémités postérieures ; et ces deux petites lames osseuses ont quelque rapport, par leur insertion, avec ces petits os nommés ailerons, et qui soutiennent, au-devant de l’anus, les nageoires inférieures des poissons abdominaux.

Auprès de ce même sternum, on trouve le diaphragme.

Ce muscle, qui sépare la poitrine du ventre, n’étant pas tout-à-fait vertical, mais un peu incliné en arrière, agrandit par sa position la cavité de la poitrine, du côté de la colonne vertébrale, et laisse plus de place aux poumons volumineux dont nous avons parlé. Organisé de manière à être très-fort, et étant attaché aux muscles abdominaux, qui ont aussi beaucoup de force, parce que plusieurs de leurs fibres sont tendineuses, il facilite les mouvemens par lesquels le dauphin inspire l’air de l’atmosphère, et l’aide à vaincre la résistance qu’oppose à la dilatation de la poitrine et des poumons l’eau de la mer, bien plus dense que le fluide atmosphérique dans lequel sont uniquement plongés la plupart des mammifères.

Au-delà du diaphragme est un foie volumineux, comme dans presque tous les habitans des eaux.

Les reins sont composés, comme ceux de presque tous les cétacées, d’un très-grand nombre de petites glandes de diverse figure, que Rondelet a comparées aux grains de raisin qui composent une grappe.

La chair est dure, et le plus souvent exhale une odeur désagréable et forte. La graisse qui la recouvre contribue à donner de la mollesse à la peau, qui cependant est épaisse, mais dont la surface est luisante et très-unie.

La pectorale de chaque côté est ovale, placée très-bas, et séparée de l’œil par un espace à peu près égal à celui qui est entre l’organe de la vue et le bout du museau.

Les os de cette nageoire, ou, pour mieux dire, de ce bras, s’articulent avec une omoplate dont le bord spinal est arrondi et fort grand. L’épine ou éminence longitudinale de cet os de l’épaule est continuée, au-dessus de l’angle huméral, par une lame saillante, qui semble tenir lieu d’acromion.

Le muscle releveur de cette omoplate s’attache à l’apophyse transverse de la première vertèbre, et s’épanouit par son tendon sur toute la surface extérieure de cette même omoplate. Celui qui répond au grand dentelé ou scapulo-costien des quadrupèdes, et dont l’action tend à mouvoir ou à maintenir l’épaule, n’est pas fixé par des digitations aux vertèbres du cou, comme dans les animaux qui se servent de leurs bras pour marcher.

Le dauphin manque, de même que les carnivores et plusieurs animaux à sabots, du muscle nommé petit pectoral, ou dentelé antérieur, ou costo-coracoïdien ; mais il présente à la place un muscle qui, par une digitation, s’insère sur le sternum, vers l’extrémité antérieure de ce plastron osseux.

Le muscle trapèze, ou cuculaire, ou dorso-susacromien, qui s’attache à l’arcade occipitale, ainsi qu’à l’apophyse supérieure de toutes les vertèbres du cou et du dos, couvre toute l’omoplate, mais est très-mince, pendant que le sterno-mastoïdien est très-épais, très-gros, et accompagné d’un second muscle, qui, de l’apophyse mastoïde, va s’insérer sous la tête de l’humérus.

En tout, les muscles paroissent conformés, proportionnés et attachés de manière à donner à l’épaule de la solidité, ainsi que cela convient à un animal nageur. Par cette organisation, les bras, ou nageoires, ou rames latérales du dauphin ont un point d’appui plus fixe, et agissent sur l’eau avec plus d’avantage.

Mais si, parmi les muscles qui meuvent l’humérus, ou le bras proprement dit, le grand dorsal ou lombo-humérien des quadrupèdes est remplacé, dans le dauphin, par un petit muscle qui s’attache aux côtes par des digitations, et qui est recouvert par la portion dorsale de celui qu’on appelle pannicule charnu ou cutano-humérien, les muscles sur-épineux (sur-scapulo-trochitérien), le sous-épineux (sous-scapulo-trochitérien), le grand-rond (scapulo-humérien), et le petit-rond, sont peu distincts et comme oblitérés.

D’ailleurs, cet humérus, les deux os de l’avant-bras qui sont très-comprimés, ceux du carpe dont l’aplatissement est très-grand, les os du métacarpe très-déprimés et soudés ensemble, les deux phalanges très-aplaties du pouce et du dernier doigt, les huit phalanges semblables du second doigt, les six du troisième et les trois du quatrième, paroissent unis de manière à ne former qu’un seul tout, dont les parties sont presque immobiles les unes relativement aux autres.

Cependant les muscles qui mettent ce tout en mouvement, ont une forme, des dimensions et une position telles, que la nageoire qu’il compose peut frapper l’eau avec rapidité, et par conséquent avec force.

Mais l’espèce d’inflexibilité de la pectorale, en la rendant un très-bon organe de natation, n’y laisse qu’un toucher bien imparfait.

Le dauphin n’a aucun organe qu’il puisse appliquer aux objets extérieurs, de manière à les embrasser, les palper, les peser, sentir leur poids, leur dureté, les inégalités de leur surface, recevoir enfin des impressions très-distinctes de leur figure et de leurs diverses qualités.

Il peut cependant, dans certaines circonstances, éprouver une partie de ces sensations, en plaçant l’objet qu’il veut toucher entre son corps et la pectorale, en le soutenant sous son bras. D’ailleurs, toute sa surface est couverte d’une peau épaisse, à la vérité, mais molle, et qui, cédant aux impressions des objets, peut transmettre ces impressions aux organes intérieurs de l’animal. Sa queue très-flexible peut s’appliquer à une grande partie de la surface de plusieurs de ces objets. On pourroit donc supposer dans le dauphin un toucher assez étendu pour qu’on ne fût pas forcé, par la considération de ce sens, à refuser à ce cétacée l’intelligence que plusieurs auteurs anciens et modernes lui ont attribuée.

D’ailleurs, le rapport du poids du cerveau à celui du corps est de 1 à 25 dans quelques dauphins, comme dans plusieurs individus de l’espèce humaine, dans quelques guenons, dans quelques sapajous, pendant que dans le castor il est quelquefois de 1 à 290, et, dans l’éléphant, de 1 à 500[6].

De plus, les célèbres anatomistes et physiologistes, M. Sœmmering et M. Ébel, ont fait voir qu’en général, et tout égal d’ailleurs, plus le diamètre du cerveau, mesuré dans sa plus grande largeur, l’emporte sur celui de la moelle alongée, mesurée à sa base, et plus on doit supposer de prééminence dans l’organe de la réflexion sur celui des sens extérieurs, ou, ce qui est la même chose, attribuer à l’animal une intelligence relevée. Or le diamètre du cerveau est à celui de la moelle alongée dans l’homme, comme 182 est à 26 ; dans la guenon nommée bonnet chinois, comme 182 est à 43 ; dans le chien, comme 182 est à 69 ; et dans le dauphin, comme 182 est à 14[7].

Ajoutons que le cerveau du dauphin présente des circonvolutions nombreuses, et presque aussi profondes que celles du cerveau de l’homme[8] ; et pour achever de donner une idée suffisante de cet organe, disons qu’il a des hémisphères fort épais ; qu’il couvre le cervelet ; qu’il est arrondi de tous les côtés, et presque deux fois plus large que long ; que les éminences ou tubercules nommés testes sont trois fois plus volumineux que ceux auxquels on a donné le nom de nates, et que l’on voit presque toujours plus petits que les testes dans les animaux qui vivent de proie[9] ; et enfin qu’il ressemble au cerveau de l’homme, plus que celui de la plupart des quadrupèdes.

Mais les dimensions et la forme du cerveau du dauphin ne doivent pas seulement rendre plus vraisemblables quelques-unes des conjectures que l’on a formées au sujet de l’intelligence de ce cétacée ; elles paroissent prouver aussi une partie de celles auxquelles on s’est livré sur la sensibilité de cet animal. On peut, d’un autre côté, confirmer ces mêmes conjectures par la force de l’odorat du dauphin. Les mammifères les plus sensibles, et particulièrement le chien, jouissent toujours en effet d’un odorat des plus faciles à ébranler ; et malgré la nature et la position particulière du siége de l’odorat dans les cétacées[10], on savoit dès le temps d’Aristote que le dauphin distinguoit promptement et de très-loin les impressions des corps odorans[11]. Sa chair répand une odeur assez sensible, comme celle du crocodile, de plusieurs autres quadrupèdes ovipares, et de plusieurs autres habitans des eaux ou des rivages, dont l’odorat est très-fin ; et cependant toute odeur trop forte ou étrangère à celles auxquelles il peut être accoutumé, agit si vivement sur ses nerfs, qu’il en est bientôt fatigué, tourmenté et même quelquefois fortement incommodé ; et Pline rapporte qu’un proconsul d’Afrique ayant essayé de faire parfumer un dauphin qui venoit souvent près du rivage et s’approchoit familièrement des marins, ce cétacée fut pendant quelque temps comme assoupi et privé de ses sens, s’éloigna promptement ensuite, et ne reparut qu’au bout de plusieurs jours[12].

Faisons encore observer que la sensibilité d’un animal s’accroît par le nombre des sensations qu’il reçoit, et que ce nombre est, tout égal d’ailleurs, d’autant plus grand, que l’animal change plus souvent de place, et reçoit par conséquent les impressions d’un nombre plus considérable d’objets étrangers. Or le dauphin nage très-fréquemment et avec beaucoup de rapidité.

L’instrument qui lui donne cette grande vîtesse, se compose de sa queue et de la nageoire qui la termine. Cette nageoire est divisée en deux lobes, dont chacun n’est que peu échancré, et dont la longueur est telle, que la largeur de cette caudale égale ordinairement deux neuvièmes de la longueur totale du cétacée. Cette nageoire et la queue elle-même peuvent être mues avec d’autant plus de vigueur, que les muscles puissans qui leur impriment leurs mouvemens variés, s’attachent à de hautes apophyses des vertèbres lombaires ; et l’on avoit une si grande idée de leur force prodigieuse, que, suivant Rondelet, un proverbe comparoit ceux qui se tourmentent pour faire une chose impossible, à ceux qui veulent lier un dauphin par la queue.

C’est en agitant cette rame rapide que le dauphin cingle avec tant de célérité, que les marins l’ont nommé la flèche de la mer. Mon savant et éloquent confrère, le citoyen de Saint-Pierre, membre de l’Institut national, dit, dans la relation de son voyage à l’île de France (p. 52), qu’il vit un dauphin caracoler autour du vaisseau, pendant que le bâtiment faisoit un myriamètre par heure ; et Pline a écrit que le dauphin alloit plus vîte qu’un oiseau et qu’un trait lancé par une machine puissante.

La dorsale de ce cétacée n’ajoute pas à sa vîtesse ; mais elle peut l’aider à diriger ses mouvemens[13]. La hauteur de cette nageoire, mesurée le long de sa courbure, est communément d’un sixième de la longueur totale du dauphin, et sa longueur d’un neuvième. Elle présente une échancrure à son bord postérieur, et une inflexion en arrière à son sommet.

Elle est située au-dessus des seize vertèbres qui viennent immédiatement après les vertèbres dorsales ; et l’on trouve dans sa base une rangée longitudinale de petits os alongés, plus gros par le bas que par le haut, un peu courbés en arrière, cachés dans les muscles, et dont chacun, répondant à une vertèbre sans y être attaché, représente un de ces osselets ou ailerons auxquels nous avons vu que tenoient les rayons des nageoires des poissons[14].

Mais il ne suffit pas de faire observer la célérité de la natation du dauphin, remarquons encore la fréquence de ses évolutions. Elles sont séparées par des intervalles si courts, qu’on penseroit que le repos lui est absolument inconnu ; et les différentes impulsions qu’il se donne, se succèdent avec tant de rapidité et produisent une si grande accélération de mouvement, que, d’après Aristote, Pline, Rondelet, et d’autres auteurs, il s’élance quelquefois assez haut au-dessus de la surface de la mer pour sauter par-dessus les mâts des petits bâtimens. Aristote parle même de la manière dont ils courbent avec force leur corps, bandent, pour ainsi dire, leur queue comme un arc très-grand et très-puissant, et, la détendant ensuite contre les couches d’eau inférieures avec la promptitude de l’éclair, jaillissent en quelque sorte comme la flèche de cet arc, et nous présentent un emploi de moyens et des effets semblables à ceux que nous ont offerts les saumons et d’autres poissons qui franchissent, en remontant dans les fleuves, des digues très-élevées[15].

C’est par un mécanisme semblable que le dauphin se précipite sur le rivage, lorsque, poursuivant une proie qui lui échappe, il se livre à des élans trop impétueux qui l’emportent au-delà du but, ou lorsque, tourmenté par des insectes[16] qui pénètrent dans les replis de sa peau et s’y attachent aux endroits les plus sensibles, il devient furieux, comme le lion sur lequel s’acharne la mouche du désert, et, aveuglé par sa propre rage, se tourne, se retourne, bondit et se précipite au hasard.

Lorsqu’il s’est jeté sur le rivage à une trop grande distance de l’eau pour que ses efforts puissent l’y ramener, il meurt au bout d’un temps plus ou moins long, comme les autres cétacées repoussés de la mer, et lancés sur la côte par la tempête ou par toute autre puissance. L’impossibilité de pourvoir à leur nourriture, les contusions et les blessures produites par la force du choc qu’ils éprouvent en tombant violemment sur le rivage, un dessèchement subit dans plusieurs de leurs organes, et plusieurs autres causes, concourent alors à terminer leur vie : mais il ne faut pas croire, avec les anciens naturalistes, que l’altération de leurs évents, dont l’orifice se dessèche, se resserre et se ferme, leur donne seule la mort, puisqu’ils peuvent, lorsqu’ils sont hors de l’eau, respirer très-librement par l’ouverture de leur gueule.

Le dauphin est d’autant moins gêné dans ses bonds et dans ses circonvolutions, que son plus grand diamètre n’est que le cinquième ou à peu près de sa longueur totale, et n’en est très-souvent que le sixième pendant la jeunesse de l’animal.

Au reste, cette longueur totale n’excède guère trois mètres et un tiers.

Vers le milieu de cette longueur, entre le nombril et l’anus, est placée la verge du mâle, qui est aplatie, et dont on n’apperçoit ordinairement à l’extérieur que l’extrémité du gland. Il paroît que lorsqu’il s’accouple avec sa femelle, ils se tiennent dans une position plus ou moins voisine de la verticale, et tournés l’un vers l’autre.

La durée de la gestation est de dix mois, suivant Aristote : le plus souvent la femelle met bas pendant l’été ; ce qui prouve que l’accouplement a lieu au commencement de l’automne, lorsque les dauphins ont reçu toute l’influence de la saison vivifiante.

La femelle ne donne le jour qu’à un ou deux petits ; elle les allaite avec soin, les porte sous ses bras pendant qu’ils sont encore languissans ou foibles, les exerce à nager, joue avec eux, les défend avec courage, ne s’en sépare pas même lorsqu’ils n’ont plus besoin de son secours, se plaît à leur côté, les accompagne par affection, et les suit avec constance, quoique déjà leur développement soit très-avancé.

Leur croissance est prompte : à dix ans, ils ont souvent atteint à toute leur longueur. Il ne faut pas croire cependant que trente ans soient le terme de leur vie, comme plusieurs auteurs l’ont répété d’après Aristote. Si l’on rappelle ce que nous avons dit de la longueur de la vie de la baleine franche, on pensera facilement avec d’autres auteurs que le dauphin doit vivre très-long-temps, et vraisemblablement plus d’un siècle.

Mais ce n’est pas seulement la mère et les dauphins auxquels elle a donné le jour, qui paroissent réunis par les liens d’une affection mutuelle et durable : le mâle passe, dit-on, la plus grande partie de sa vie auprès de sa femelle ; il en est le gardien constant et le défenseur fidèle. On a même toujours pensé que tous les dauphins en général étoient retenus par un sentiment assez vif auprès de leurs compagnons. On raconte, dit Aristote, qu’un dauphin ayant été pris sur un rivage de la Carie, un grand nombre de cétacées de la même espèce s’approchèrent du port, et ne regagnèrent la pleine mer que lorsqu’on eut délivré le captif qu’on leur avoit ravi.

Lorsque les dauphins nagent en troupe nombreuse, ils présentent souvent une sorte d’ordre : ils forment des rangs réguliers ; ils s’avancent quelquefois sur une ligne, comme disposés en ordre de bataille ; et si quelqu’un d’eux l’emporte sur les autres par sa force ou par son audace, il précède ses compagnons, parce qu’il nage avec moins de précaution et plus de vîtesse ; il paroît comme leur chef ou leur conducteur, et fréquemment il en reçoit le nom des pêcheurs ou des autres marins.

Mais les animaux de leur espèce ne sont pas les seuls êtres sensibles pour lesquels ils paroissent concevoir de l’affection ; ils se familiarisent du moins avec l’homme. Pline a écrit qu’en Barbarie, auprès de la ville de Hippo Dyarrithe, un dauphin s’avançoit sans crainte vers le rivage, venoit recevoir sa nourriture de la main de celui qui vouloit la lui donner, s’approchoit de ceux qui se baignoient, se livroit autour d’eux à divers mouvemens d’une gaieté très-vive, souffroit qu’ils montassent sur son dos, se laissoit même diriger avec docilité, et obéissoit avec autant de célérité que de précision[17]. Quelque exagération qu’il y ait dans ces faits, et quand même on ne devroit supposer, dans le penchant qui entraîne souvent les dauphins autour des vaisseaux, que le désir d’appaiser avec plus de facilité une faim quelquefois très-pressante, on ne peut pas douter qu’ils ne se rassemblent autour des bâtimens, et qu’avec tous les signes de la confiance et d’une sorte de satisfaction, ils ne s’agitent, se courbent, se replient, s’élancent au-dessus de l’eau, pirouettent, retombent, bondissent et s’élancent de nouveau pour pirouetter, tomber, bondir et s’élever encore. Cette succession ou plutôt cette perpétuité de mouvemens vient de la bonne proportion de leurs muscles et de l’activité de leur systême nerveux.

Ne perdons jamais de vue une grande vérité. Lorsque les animaux, qui ne sont pas retenus, comme l’homme, par des idées morales, ne sont pas arrêtés par la crainte, ils font tout ce qu’ils peuvent faire, et ils agissent aussi long-temps qu’ils peuvent agir. Aucune force n’est inerte dans la Nature. Toutes les causes y tendent sans cesse à produire dans toute leur étendue tous les effets qu’elles peuvent faire naître. Cette sorte d’effort perpétuel, qui se confond avec l’attraction universelle, est la base du principe suivant. Un effet est toujours le plus grand qui puisse dépendre de sa cause, ou, ce qui est la même chose, la cause d’un phénomène est toujours la plus foible possible ; et cette expression n’est que la traduction de celle par laquelle notre illustre collègue et ami Lagrange a fait connoître son admirable principe de la plus petite action.

Au reste, ces mouvemens si souvent renouvelés que présentent les dauphins, ces bonds, ces sauts, ces circonvolutions, ces manœuvres, ces sigues de force, de légèreté et de l’adresse que la répétition des mêmes actes donne nécessairement, forment une sorte de spectacle d’autant plus agréable pour des navigateurs fatigués depuis long-temps de l’immense solitude et de la triste uniformité des mers, que la couleur des dauphins vulgaires est agréable à la vue. Cette couleur est ordinairement bleuâtre ou noirâtre, tant que l’animal est en vie et dans l’eau ; mais elle est souvent relevée par la blancheur du ventre et celle de la poitrine.

Achevons cependant de montrer toutes les nuances que l’on a cru remarquer dans les affections de ces animaux. Les anciens ont prétendu que la familiarité de ces cétacées étoit plus grande avec les enfans qu’avec l’homme avancé en âge. Mécénas-Fabius et Flavius-Alfius ont écrit dans leurs chroniques, suivant Pline, qu’un dauphin qui avoit pénétré dans le lac Lucrin, recevoit tous les jours du pain que lui donnoit un jeune enfant, qu’il accouroit à sa voix, qu’il le portoit sur son dos, et que l’enfant ayant péri, le dauphin, qui ne revit plus son jeune ami, mourut bientôt de chagrin. Le naturaliste romain ajoute des faits semblables arrivés sous Alexandre de Macédoine, ou racontés par Égésidème et par Théophraste. Les anciens enfin n’ont pas balancé à supposer dans les dauphins pour les jeunes gens, avec lesquels ils pouvoient jouer plus facilement qu’avec des hommes faits, une sensibilité, une affection et une constance presque semblables à celles dont le chien nous donne des exemples si touchans.

Ces cétacées, que l’on a voulu représenter comme susceptibles d’un attachement si vif et si durable, sont néanmoins des animaux carnassiers. Mais n’oublions pas que le chien, ce compagnon de l’homme, si tendre, si fidèle et si dévoué, est aussi un animal de proie ; et qu’entre le loup féroce et le doux épagneul, il n’y a d’autre différence que les effets de l’art et de la domesticité.

Les dauphins se nourrissent donc de substances animales : ils recherchent particulièrement les poissons ; ils préfèrent les morues, les églefins, les persèques, les pleuronectes ; ils poursuivent les troupes nombreuses de muges jusqu’auprès des filets des pêcheurs ; et, à cause de cette sorte de familiarité hardie, ils ont été considérés comme les auxiliaires de ces marins, dont ils ne vouloient cependant qu’enlever ou partager la proie.

Pline et quelques autres auteurs anciens ont cru que les dauphins ne pouvoient rien saisir avec leur gueule, qu’en se retournant et se renversant presque sur leur dos ; mais ils n’ont eu cette opinion, que parce qu’ils ont souvent confondu ces cétacées avec des squales, des acipensères, ou quelques autres grands poissons.

Les dauphins peuvent chercher la nourriture qui leur est nécessaire, plus facilement que plusieurs autres habitans des mers. Aucun climat ne leur est contraire.

On les a vus non seulement dans l’Océan atlantique septentrional, mais encore dans le grand Océan équinoxial, auprès des côtes de la Chine, près des rivages de l’Amérique méridionale, dans les mers qui baignent l’Afrique, dans toutes les grandes méditerranées, dans celle particulièrement qui arrose et l’Afrique et l’Asie et l’Europe.

Il est des saisons où ils paroissent préférer la pleine mer au voisinage des côtes. On a remarqué[18] qu’ordinairement ils voguoient contre le vent ; et cette habitude, si elle étoit bien constatée, ne proviendroit-elle pas du besoin et du désir qu’ont ces animaux d’être avertis plus facilement, par les émanations odorantes que le vent apporte à l’organe de leur odorat, de la présence des objets qu’ils redoutent ou qu’ils recherchent ?

On a dit qu’ils bondissoient sur la surface de la mer avec plus de force, de fréquence et d’agilité, lorsque la tempête menaçoit, et même lorsque le vent devoit succéder au calme[19]. Plus on fera de progrès dans la physique, et plus on s’appercevra que l’électricité de l’air est une des plus grandes causes de tous les changemens que l’atmosphère éprouve. Or tout ce que nous avons déjà dit de l’organisation et des habitudes des dauphins, doit nous faire présumer qu’ils doivent être très-sensibles aux variations de l’électricité atmosphérique.

Nous voyons dans Oppien et dans Élien, que les anciens habitans de Byzance et de la Thrace poursuivoient les dauphins avec des tridents attachés à de longues cordes, comme les harpons dont on est armé maintenant pour la pêche des baleines franches et de ces mêmes dauphins. Il est des parages où ces derniers cétacées sont assez nombreux pour qu’une grande quantité d’huile soit le produit des recherches dirigées contre ces animaux. On a écrit qu’il falloit compter parmi ces parages, les environs des rivages de la Cochinchine.

Les dauphins n’ayant pas besoin d’eau pour respirer, et ne pouvant même respirer que dans l’air, il n’est pas surprenant qu’on puisse les conserver très-long-temps hors de l’eau, sans leur faire perdre la vie.

Ces cétacées ayant pu être facilement observés, et ayant toujours excité la curiosité du vulgaire, l’intérêt des marins, l’attention de l’observateur, on a remarqué facilement toutes leurs propriétés, tous leurs attributs, tous leurs traits distinctifs ; et voilà pourquoi plusieurs naturalistes ont cru devoir compter dans l’espèce que nous décrivons, des variétés plus ou moins constantes. On a distingué les dauphins d’un brun livide[20] ; ceux qui ont le dos noirâtre, avec les côtés et le ventre d’un gris de perle moucheté de noir ; ceux dont la couleur est d’un gris plus ou moins foncé ; et enfin ceux dont toute la surface est d’un blanc éclatant comme celui de la neige.

Mais nous venons de voir le dauphin de la Nature ; voyons celui des poètes. Suspendons un moment l’histoire de la puissance qui crée, et jetons les yeux sur les arts qui embellissent.

Nous voici dans l’empire de l’imagination ; la raison éclairée, qu’elle charme, mais qu’elle n’aveugle ni ne séduit, saura distinguer dans le tableau que nous allons essayer de présenter, la vérité parée des voiles brillans de la fable.

Les anciens habitans des rives fortunées de la Grèce connoissoient bien le dauphin : mais la vivacité de leur génie poétique ne leur a pas permis de le peindre tel qu’il est ; leur morale religieuse a eu besoin de le métamorphoser et d’en faire un de ses types. Et d’ailleurs, la conception d’objets chimériques leur étoit aussi nécessaire que le mouvement l’est au dauphin. L’esprit, comme le corps, use de toutes ses forces, lorsqu’aucun obstacle ne l’arrête ; et les imaginations ardentes n’ont pas besoin des sentimens profonds ni des idées lugubres que fait naître un climat horrible, pour inventer des causes fantastiques, pour produire des êtres surnaturels, pour enfanter des dieux. Le plus beau ciel a ses orages ; le rivage le plus riant a sa mélancolie. Les champs thessaliens, ceux de l’Attique et du Péloponnèse, n’ont point inspiré cette terreur sacrée, ces noirs pressentimens, ces tristes souvenirs qui ont élevé le trône d’une sombre mythologie au milieu de palais de nuages et de fantômes vaporeux, au-dessus des promontoires menaçans, des lacs brumeux et des froides forêts de la valeureuse Calédonie, ou de l’héroïque Hibernie : mais la vallée de Tempé, les pentes fleuries de l’Hymète, les rives de l’Eurotas, les bois mystérieux de Delphes, et les heureuses Cyclades, ont ému la sensibilité des Grecs par tout ce que la Nature peut offrir de contrastes pittoresques, de pavages romantiques, de tableaux majestueux, de scènes gracieuses, de monts verdoyans, de retraites fortunées, d’images attendrissantes, d’objets touchans, tristes, funèbres même, et cependant remplis de douceur et de charmes. Les bosquets de l’Arcadie ombrageoient des tombeaux ; et les tombeaux étoient cachés sous des tiges de roses.

La mythologie grecque, variée et immense comme la belle Nature dont elle a reçu le jour, a dû soumettre tous les êtres à sa puissance.

Auroit-elle pu dès-lors ne pas étendre son influence magique jusque sur le dauphin ? Mais si elle a changé ses qualités, elle n’a pas altéré ses formes. Ce n’est pas la mythologie qui a dénaturé ses traits ; ils ont été métamorphosés par l’art de la sculpture encore dans son enfance, bientôt après la fin de ces temps fameux auxquels la Grèce a donné le nom d’héroïques. J’adopte à cet égard l’opinion de mon illustre confrère Visconti, de l’Institut national ; et voici ce que pense à ce sujet ce savant interprète de l’antiquité[21].

On adoroit Apollon à Delphes, non seulement sous le nom de Delphique et de Pythien, mais encore sous celui de Delphinien (Delphinios). On racontoit, pour rendre raison de ce titre, que le dieu s’étoit montré sous la forme d’un dauphin aux Crétois qu’il avoit obligés d’aborder sur le rivage de Delphes, et qui y avoient fondé l’oracle le plus révéré du monde connu des Grecs. Cette fable n’a eu peut-être d’autre origine que la ressemblance du nom de Delphes avec celui du dauphin (delphin) ; mais elle est de la plus haute antiquité, et on en lit les détails dans l’hymne à l’honneur d’Apollon, que l’on attribue à Homère. Le citoyen Visconti regarde comme certain que l’Apollon delphinius adoré à Delphes avoit des dauphins pour symboles. Des figures de dauphins devoient orner son temple ; et comme les décorations de ce sanctuaire remontoient aux siècles les plus reculés, elles devoient porter l’empreinte de l’enfance de l’art. Ces figures inexactes, imparfaites, grossières, et si peu semblables à la nature, ont été cependant consacrées par le temps et par la sainteté de l’oracle. Les artistes habiles qui sont venus à l’époque où la sculpture avoit déjà fait des progrès, n’ont pas osé corriger ces figures d’après des modèles vivans ; ils se sont contentés d’en embellir le caractère, d’en agrandir les traits, d’en adoucir les contours. La forme bizarre des dauphins delphiques a passé sur les monumens des anciens, s’est perpétuée sur les productions des peuples modernes ; et si aucun des auteurs qui ont décrit le temple de Delphes, n’a parlé de ces dauphins sculptés par le ciseau des plus anciens artistes grecs, c’est que ce temple d’Apollon a été pillé plusieurs fois, et que, du temps de Pausanias, il ne restoit aucun des anciens ornemens du sanctuaire.

Les peintres et les sculpteurs modernes ont donc représenté le dauphin, comme les artistes grecs du temps d’Homère, avec la queue relevée, la tête très-grosse, la gueule très-grande, etc. Mais sous quelques traits qu’il ait été vu, les historiens l’ont célébré, les poètes l’ont chanté, les peuples l’ont consacré à la divinité qu’ils adoroient. On l’a respecté comme cher, non seulement à Apollon et à Bacchus, mais encore à Neptune, qu’il avoit aidé, suivant une tradition religieuse rapportée par Oppien, à découvrir son Amphitrite lorsque, voulant conserver sa virginité, elle s’étoit enfuie jusque dans l’Atlantide. Ce même Oppien l’a nommé le ministre du Jupiter marin ; et le titre de hieros ichthys (poisson sacré) lui a été donné dans la Grèce.

On a répété avec sensibilité l’histoire de Phalante sauvé par un dauphin, après avoir fait naufrage près des côtes de l’Italie. On a honoré le dauphin, comme un bienfaiteur de l’homme. On a conservé comme une allégorie touchante, comme un souvenir consolateur pour le génie malheureux, l’aventure d’Arion, qui, menacé de la mort par les féroces matelots du navire sur lequel il étoit monté, se précipita dans la mer, fut accueilli par un dauphin que le doux son de sa lyre avoit attiré, et fut porté jusqu’au port voisin par cet animal attentif, sensible et reconnoissant.

On a nommé barbares et cruels, les Thraces et les autres peuples qui donnoient la mort au dauphin.

Toujours en mouvement, il a paru parmi les habitans de l’océan, non seulement le plus rapide, mais le plus ennemi du repos ; on l’a cru l’emblème du génie qui crée, développe et conserve, parce que son activité soumet le temps, comme son immensité domine sur l’espace ; on l’a proclamé le roi de la mer.

L’attention se portant de plus en plus vers lui, il a partagé avec le cygne[22] l’honneur d’avoir suggéré la forme des premiers navires, par les proportions déliées de son corps si propre à fendre l’eau, et par la position ainsi que par la figure de ses rames si célères et si puissantes.

Son intelligence et sa sensibilité devenant chaque jour l’objet d’une admiration plus vive, on a voulu leur attribuer une origine merveilleuse : les dauphins ont été des hommes punis par la vengeance céleste, déchus de leur premier état, mais conservant des traits de leur première essence. Bientôt on a rappelé avec plus de force qu’Apollon avoit pris la figure d’un dauphin pour conduire vers les rives de Delphes sa colonie chérie. Neptune, disoit-on, s’étoit changé en dauphin pour enlever Mélantho, comme Jupiter s’étoit métamorphosé en taureau pour enlever Europe. On se représentoit la beauté craintive, mais animée par l’amour, parcourant la surface paisible des mers obéissantes, sur le dos du dauphin dieu qu’elle avoit soumis à ses charmes. Neptune a été adoré à Sunium, sous la forme de ce dauphin si cher à son amante. Le dauphin a été plus que consacré : il a été divinisé. Sa place a été marquée au rang des dieux ; et on a vu le dauphin céleste briller parmi les constellations.

Ces opinions pures ou altérées ayant régné avec plus ou moins de force dans les différentes contrées dont les fleuves roulent leurs eaux vers le grand bassin de la Méditerranée, est-il surprenant que le dauphin ait été pour tant de peuples le symbole de la mer ; qu’on ait représenté l’Amour un dauphin dans une main et des fleurs dans l’autre, pour montrer que son empire s’étend sur la terre et sur l’onde ; que le dauphin entortillé autour d’un trident ait indiqué la liberté du commerce ; que, placé autour d’un trépied, il ait désigné le collége de quinze prêtres qui desservoit à Rome le temple d’Apollon ; que, caressé par Neptune, il ait été le signe de la tranquillité des flots, et du salut des navigateurs ; que disposé autour d’une ancre, ou mis au-dessus d’un bœuf à face humaine, il ait été le signe hiéroglyphique de ce mélange de vîtesse et de lenteur dans lequel on a fait consister la prudence, et qu’il ait exprimé cette maxime favorite d’Auguste, Hâte-toi lentement, que cet empereur employoit comme devise, même dans ses lettres familières ; que les chefs des Gaulois aient eu le dauphin pour emblème ; que son nom ait été donné à un grand pays et à des dignités éminentes ; qu’on le voie sur les antiques médailles de Tarente, sur celles de Pæstum dont plusieurs le montrent avec un enfant ailé ou non ailé sur le dos, sur les médailles de Corinthe qui donnent à sa tête ses véritables traits[23], et sur celles d’Ægium en Achaïe, d’Eubée, de Nisyros, de Byzantium, de Brindes, de Larinum, de Lipari, de Syracuse, de Théra, de Vélia, de Cartéja en Espagne, d’Alexandre, de Néron, de Vitellius, de Vespasien, de Tite ; que le bouclier d’Ulysse, son anneau et son épée, en aient offert l’image ; qu’on ait élevé sa figure dans les cirques ; et qu’on l’ait consacré à la beauté céleste, en le mettant aux pieds de cette Vénus si parfaite, que l’on admire dans le musée Napoléon ?


  1. Delphinus vulgaris.
    Bec d’oie.
    Simon.
    Camus.
    Delfino, en Italie.
    Tumberello, par les Italiens.
    Delphin, en Allemagne.
    Meerschwein, ibid.
    Tummler, ibid.
    Delfin, en Pologne.
    Marsoin, en Danemarck.
    Springen, en Norvége.
    Huyser, en Islande.
    Hofrung, ibid.
    Leipter, ibid.
    Dolphin-tuymebaar, en Hollande.
    Dolphin, en Angleterre.
    Grampus, ibid.
    Porpeisse, ibid.
    Delphinus delphis. Linné, édition de Gmelin.
    Le dauphin. Bonnaterre, planches de l’Encyclopédie méthodique.
    Delphinus corpore oblongo subtereti, rostro attenuato acuto. Artedi, gen. 76, syn. 105.
    Delphis. Schneider, Petri Artedi Synonymia… græca et latina, emendata, auctu atque illustrata, etc. p. 149.
    Ὁ δελφίς. Aristot. lib. 1, cap. 5 ; lib. 2, cap. 13 ; lib. 3, cap. 1, 7 ; lib. 4, cap. 8, 9 et 10 ; lib. 5, cap. 5 ; lib. 8, cap. 2, 13 ; lib. 9, cap. 48 ; et part. lib. 4, cap. 13.
    id. Athen. lib. 7, p. 282 ; et lib. 8, p. 353.
    Δελφὶν. Ælian. lib. 1, cap. 18 ; lib. 2, cap. 6 ; lib. 6, cap. 15 ; lib. 8, cap. 3 ; lib. 10, cap. 8 ; lib. 11, cap. 12 ; et lib. 12, cap. 6, 45.
    Δελφὶς, ῖνος. Oppian. lib. 1, p. 15, 22, 25 ; et lib. 2.
    Delphinus. Plin. lib. 9, cap. 7, 8 ; lib. 11, cap. 37 ; et lib. 32, cap. 11.
    id. Wotton. lib. 8, cap. 194, fol. 171, b.
    id. Gesner, p. 319 ; et (germ.) fol. 92, 93, a.
    id. Jonston. lib. 5, cap. 2, a 4, p. 218, tab. 43, fig. 2, 3, 4 ; Thaumat. p. 414
    Delphinus prior. Aldrovand. Cet. cap. 7, p. 701, 703, 704.
    Delphinus antiquorum. Raj. p. 12.
    id. Willughby, p. 28, tab. A 1, fig. 1.
    Delphin. Solin. Polyhistor, cap. 18.
    id. Ambros. Hexam. lib. 5, cap. 2, 3.
    id. C. Figul. fol. 5, a-b.
    Delphinus pinnâ in dorso unâ, dentibus acutis, rostro longo acuto. Brisson, Regn. anim. p. 369, n. 1.
    Delphinus. Bellon, Aquatil. p. 7.
    Dauphin. Rondelet, première partie, liv. 16, ch. 5 (édit. de Lyon 1558).
    Delphinus. Mus. Wormian. p. 288.
    id. Charlet. Exerc. pisc. p. 47.
    Delphinus. Rzaczyns. Pol. auct. p. 238.
    id. Klein, Miss. pisc. 2, p. 24, tab. 3, fig. A.
    Porcus marinus. Sibbald, Scot. an. p. 23.
    Delphin. Anderson, Isl. p. 254.
    id. Cranz, Groenl. p. 152.
    Oth. Fabric. Faun. Groenland. p. 4.
    Mull. Zoolog. Dan. Prodrom. p. 7, n. 55.
    Dauphin proprement dit. R. R. Castel, édition de Bloch.
    Dauphin. Valmont-Bomare, Dictionnaire d’histoire naturelle.
    Delphinus corpore tereti conico elongato, rostro styloïde. Commerson, manuscrits adressés à Buffon, qui nous les remit lorsqu’il nous engagea à continuer l’Histoire naturelle, et cités dans Histoire des poissons.
  2. Voyez les excellentes Leçons d’anatomie comparée de mon célèbre confrère Cuvier, publiées par l’habile professeur Duméril, tome II, p. 690.
  3. Même ouvrage, tome II, p. 402.
  4. Consultez ce que nous avons écrit au sujet de la vue de la baleine franche dans l’article de ce cétacée.
  5. Leçons d’anatomie comparée du citoyen Cuvier, tome II, p. 476.
  6. Leçons d’anatomie comparée du citoyen Cuvier.
  7. Leçons d’anatomie comparée du citoyen Cuvier.
  8. Ibid.
  9. Ibid.
  10. Article de la baleine franche.
  11. Aristot. Hist. anim. IV, 8.
  12. Pline, Histoire du monde, liv. IX, chap. 8.
  13. Que l’on veuille bien rappeler ce que nous avons dit dans l’article de la baleine franche, au sujet de la natation de ce cétacée.
  14. Histoire naturelle des poissons. — Discours sur la nature de ces animaux.
  15. Histoire naturelle des poissons. — Histoire du salmone saumon.
  16. Rondelet, article du dauphin.
  17. Pline, liv. IX, chap. 48.
  18. Dom Pernetty, Histoire d’un voyage aux îles Malouines, tome I, pages 97 et suiv.
  19. Voyez le Voyage à l’île de France, de mon célèbre confrère le citoyen de Saint-Pierre.
  20. Notes manuscrites de Commerson, remises à Buffon, qui dans le temps a bien voulu me les communiquer.
  21. Lettre du citoyen Visconti à Lacepède.
  22. Voyez l’article du cygne par Buffon.
  23. Je m’en suis assuré, en examinant, avec feu mon respectable ami l’illustre auteur du Voyage d’Anacharsis, la précieuse collection des médailles qui appartiennent à la nation françoise.