Histoire naturelle des cétacées/Le Physétère microps

LE PHYSÉTÈRE MICROPS[1].



Le microps est un des plus grands, des plus cruels et des plus dangereux habitans de la mer. Réunissant à des armes redoutables les deux élémens de la force, la masse et la vîtesse, avide de carnage, ennemi audacieux, combattant intrépide, quelle plage de l’océan n’ensanglante-t-il pas ? On diroit que les anciens mythologues l’avoient sous les yeux, lorsqu’ils ont créé le monstre marin dont Persée délivra la belle Andromède qu’il alloit dévorer, et celui dont l’aspect horrible épouvanta les coursiers du malheureux Hippolyte. On croiroit aussi que l’image effrayante de ce cétacée a inspiré au génie poétique de l’Arioste cette admirable description de l’orque, dont Angélique, enchaînée sur un rocher, alloit être la proie près des rivages de la Bretagne. Lorsqu’il nous montre cette masse énorme qui s’agite, cette tête démesurée qu’arment des dents terribles, il semble retracer les principaux traits du microps. Mais détournons nos yeux des images enchanteresses et fantastiques dont les savantes allégories des philosophes, les conceptions sublimes des anciens poètes, et la divine imagination des poètes récens, ont voulu, pour ainsi dire, couvrir la Nature entière ; écartons ces voiles dont la fable a orné la vérité. Contemplons ces tableaux impérissables que nous a laissés le grand peintre qui fit l’ornement du siècle de Vespasien. Ne serons-nous pas tentés de retrouver les physétères que nous allons décrire, dans ces orques[2] que Pline nous représente comme ennemies mortelles du premier des cétacées, desquelles il nous dit qu’on ne peut s’en faire une image qu’en se figurant une masse immense animée et hérissée de dents, et qui, poursuivant les baleines jusque dans les golfes les plus écartés, dans leurs retraites les plus secrètes, dans leurs asyles les plus sûrs, attaquent, déchirent et percent de leurs dents aiguës, et les baleineaux, et les femelles qui n’ont pas encore donné le jour à leurs petits ? Ces baleines encore pleines, continue le naturaliste romain, chargées du poids de leur baleineau, embarrassées dans leurs mouvemens, découragées dans leur défense, affoiblies par les douleurs et les fatigues de leur état, paroissent ne connoître d’autre moyen d’échapper à la fureur des orques, qu’en fuyant dans la haute mer, et en tâchant de mettre tout l’océan entre elles et leurs ennemis. Vains efforts ! les orques leur ferment le passage, s’opposent à leur fuite, les attaquent dans leurs détroits, les pressent sur les bas-fonds, les serrent contre les roches. Et cependant, quoiqu’aucun vent ne souffle dans les airs, la mer est agitée par les mouvemens rapides et les coups redoublés de ces énormes animaux ; les flots sont soulevés comme par un violent tourbillon. Une de ces orques parut dans le port d’Ostie pendant que l’empereur Claude étoit occupé à y faire faire des constructions nouvelles. Elle y étoit entrée à la suite du naufrage de bâtimens arrivés de la Gaule, et entraînée par les peaux d’animaux dont ces bâtimens avoient été chargés ; elle s’étoit creusé dans le sable une espèce de vaste sillon, et, poussée par les flots vers le rivage, elle élevoit au-dessus de l’eau un dos semblable à la carène d’un vaisseau renversé. Claude l’attaqua à la tête des cohortes prétoriennes, montées sur des bâtimens qui environnèrent le géant cétacée, et dont un fut submergé par l’eau que les évents de l’orque avoient lancée. Les Romains du temps de Claude combattirent donc sur les eaux un énorme tyran des mers, comme leurs pères avoient combattu dans les champs de l’Afrique un immense serpent devin, un sanguinaire dominateur des déserts et des sables brûlans[3].

Examinons le type de ces orques de Pline.

Le microps a la tête si démesurée, que sa longueur égale, suivant Artédi, la moitié de la longueur du cétacée lorsqu’on lui a coupé la nageoire de la queue, et que sa grosseur l’emporte sur celle de toute autre partie du corps de ce physétère.

La bouche s’ouvre au-dessous de cette tête remarquable. La mâchoire supérieure, quoique moins avancée que le museau proprement dit, l’est cependant un peu plus que la mâchoire d’en-bas. Elle présente des cavités propres à recevoir les dents de cette mâchoire inférieure ; et nous croyons devoir faire observer de nouveau que, par une suite de cette conformation, les deux mâchoires s’appliquent mieux l’une contre l’autre, et ferment la bouche plus exactement.

Les dents qui garnissent la mâchoire d’en-bas, sont coniques, courbées, creuses vers leurs racines, et enfoncées dans l’os de la mâchoire jusqu’aux deux tiers de leur longueur. La partie de la dent qui est cachée dans l’alvéole, est comprimée de devant en arrière cannelée du côté du gosier, et rétrécie vers la racine qui est petite.

La partie extérieure est blanche comme de l’ivoire, et son sommet aigu et recourbé vers le gosier se fléchit un peu en-dehors.

Cette partie extérieure n’a communément qu’un décimètre de longueur. Lorsque l’animal est vieux, le sommet de la dent est quelquefois usé et parsemé de petites éminences aiguës ou tranchantes ; et c’est ce qui a fait croire que le microps avoit des dents molaires.

On a beaucoup varié sur le nombre des dents qui hérissent la mâchoire inférieure du microps. Les uns ont écrit qu’il n’y en avoit que huit de chaque côté ; d’autres n’en ont compté que onze à droite et onze à gauche. Peut-être ces auteurs n’avoient-ils vu que des microps très-jeunes, ou si vieux, que plusieurs de leurs dents étoient tombées, et que plusieurs de leurs alvéoles s’étoient oblitérés. Mais quoi qu’il en soit, Artédi, Gmelin et d’autres habiles naturalistes, disent positivement qu’il y a quarante-deux dents à la mâchoire inférieure du microps.

Les Groenlandois assurent que l’on trouve aussi des dents à la mâchoire supérieure de ce cétacée. S’ils y en ont vu en effet, elles sont courtes, cachées presque en entier dans la gencive, et plus ou moins aplaties, comme celles que l’on peut découvrir dans la mâchoire supérieure du cachalot macrocéphale.

L’orifice commun des deux évents est situé à une petite distance de l’extrémité du museau.

Artédi a écrit que l’œil du microps étoit aussi petit que celui d’un poisson qui ne présente que très-rarement la longueur d’un mètre, et auquel nous avons conservé le nom de gade æglefin[4]. C’est la petitesse de cet organe qui a fait donner au physétère que nous décrivons, le nom de microps, lequel signifie petit œil.

Chaque pectorale a plus d’un mètre de longueur. La nageoire du dos est droite, haute, et assez pointue pour avoir été assimilée à un long aiguillon.

La cavité située dans la partie antérieure et supérieure de la tête, et qui contient plusieurs tonneaux d’adipocire, a été comparée à un vaste four[5].

On a souvent remarqué la blancheur de la graisse.

La chair est un mets délicieux pour les Groenlandois et d’autres habitans du nord de l’Europe ou de l’Amérique.

La peau n’a peut-être pas autant d’épaisseur, à proportion de la grandeur de l’animal, que dans la plupart des autres cétacées. Elle est d’ailleurs très-unie, très-douce au toucher, et d’un brun noirâtre. Il se peut cependant que l’âge, ou quelque autre cause, lui donne d’autres nuances, et que quelques individus soient d’un blanc jaunâtre, ainsi qu’on l’a écrit.

La longueur du microps est ordinairement de plus de vingt-trois ou vingt-quatre mètres, lorsqu’il est parvenu à son entier développement.

Est-il donc surprenant qu’il lui faille une si grande quantité de nourriture, et qu’il donne la chasse aux bélugas et aux marsouins qu’il poursuit jusque sur le rivage où il les force à s’échouer, et aux phoques qui cherchent en vain un asyle sur d’énormes glaçons ? Le microps a bientôt brisé cette masse congelée, qui, malgré sa dureté, se disperse en éclats, se dissipe en poussière cristalline, et lui livre la proie qu’il veut dévorer.

Son audace s’enflamme lorsqu’il voit des jubartes ou des baleinoptères à museau pointu ; il ose s’élancer sur ces grands cétacées, et les déchire avec ses dents recourbées, si fortes et si nombreuses.

On dit même que la baleine franche, lorsqu’elle est encore jeune, ne peut résister aux armes terribles de ce féroce et sanguinaire ennemi ; et quelques pêcheurs ont ajouté que la rencontre des microps annonçoit l’approche des plus grandes baleines, que, dans leur sorte de rage aveugle, ils osent chercher sur l’océan, attaquer et combattre.

La pêche du microps est donc accompagnée de beaucoup de dangers. Elle présente d’ailleurs des difficultés particulières : la peau de ce physétère est trop peu épaisse, et sa graisse ramollit trop sa chair, pour que le harpon soit facilement retenu.

Ce cétacée habite dans les mers voisines du cercle polaire.

En décembre 1723, dix-sept microps furent poussés, par une tempête violente, dans l’embouchure de l’Elbe. Les vagues amoncelées les jetèrent sur des bas-fonds ; et comme nous ne devons négliger aucune comparaison propre à répandre quelque lumière sur les sujets que nous étudions, que l’on rappelle ce que nous avons écrit des macrocéphales précipités par la mer en courroux contre la côte voisine d’Audierne.

Les pêcheurs de Cuxhaven, sur le bord de l’Elbe, crurent voir dix-sept bâtimens hollandois amarrés au rivage. Ils gouvernèrent vers ces bâtimens ; et ce fut avec un grand étonnement qu’ils trouvèrent à la place de ces vaisseaux dix-sept cétacées que la tempête avoit jetés sur le sable, et que la marée, en se retirant avec d’autant plus de vîtesse qu’elle étoit poussée par un vent d’est, avoit abandonnés sur la grève. Les moins grands de ces dix-sept microps étoient longs de treize ou quatorze mètres, et les plus grands avoient près de vingt-quatre mètres de longueur. Les barques de pêcheurs amarrées à côté de ces physétères paroissoient comme les chaloupes des navires que ces cétacées représentoient. Ils étoient tous tournés vers le nord, parce qu’ils avoient succombé sous la même puissance, tous couchés sur le côté, morts, mais non pas encore froids : et ce que nous ne devons pas passer sous silence, et ce qui retrace ce que nous avons dit de la sensibilité des cétacées, cette troupe de microps renfermoit huit femelles et neuf mâles ; huit mâles avoient chacun auprès de lui sa femelle, avec laquelle il avoit expiré.


  1. Physeter microps.
    Cachalot à dents en faucille.
    Staur-himing, en Norvége.
    Kobbe-herre, ibid.
    Tikagusik, en Groenland.
    Weisfisch, ibid.
    Physeter microps. Linné, édition de Gmelin.
    Cachalot microps. Bonnaterre, planches de l’Encyclopédie méthodique.
    Physeter microps. R. R. Castel, nouvelle édition de Bloch.
    Physeter dorso pinnâ longâ, maxillâ superiore longiore. Artedi, gen. 74, syn. 104.
    Balæna major in inferiore tantùm maxillâ dentata, dentibus arcuatis falciformibus, pinnam seu spinam in dorso habens. Sibbaldi Phalæn.
    id. Raj. Synops. pisc. p. 15.
    id. Klein, Misc. Pisc. 2, p. 15.
    Dritte species der cachelotte. Anders. Isl. p. 248.
    Muller, Zoolog. Danic. Prodrom. n. 53.
    Strom. — 1, 298.
    Act. Nidros. 4, 112.
    Oth. Fabricius, Faun. Groenland. 44.
    Zorgdrager, Groenlandsche vischery, p. 162.
  2. Nous avons vu à l’article de la baleinoptère rorqual, que la note de Daléchamp sur le sixième chapitre du neuvième livre de Pline se rapportoit à cette baleinoptère ; mais l’orque du naturaliste de Rome ne peut pas être ce même cétacée.
  3. Article du serpent devin, dans notre Histoire naturelle des serpens.
  4. Histoire naturelle des poissons, tome II in-4o.
  5. L’article du cachalot macrocéphale contient l’exposition de la nature de l’adipocire ou blanc de cétacée, improprement appelé blanc de baleine.