1er siècle av. J.-C.
Traduction Leconte de Lisle, 1873

ODES



LIVRE DEUXIÈME






L es troubles publics, depuis Métellus consul, les causes de la guerre, les désordres, les changements, le jeu de la Fortune, les funestes amitiés des chefs, les armes

Trempées de flots de sang non encore expiés, c’est ce dont tu traites dans une œuvre pleine de chances périlleuses ; et tu marches sur des feux couverts d’une cendre perfide.

Que la Muse de la sévère tragédie fasse un peu de temps défaut aux théâtres. Bientôt , ayant ordonné l’histoire des choses publiques, tu reprendras ta grande tâche, avec le cothurne Cécropien,

Pollio, illustre appui des tristes accusés, conseiller de la Curie, toi à qui le laurier a fait un honneur éternel par le triomphe Dalmatique !

Déjà tu saisis mes oreilles du menaçant murmure des trompes ; déjà les clairons sonnent ; déjà la splendeur des armes épouvante les chevaux qui fuient et les cavaliers.

Il me semble entendre les grands chefs souillés d’une poussière glorieuse, et tout est soumis sur la terre, hors l’âme farouche de Cato.

Juno et tous les Dieux trop amis des Africains, qui avaient délaissé, impuissants, cette terre non vengée, y ont ramené les descendants des victorieux en victimes funéraires à Jugurtha.

Quelle plaine, engraissée du sang Latin, n’atteste par des sépulcres les combats impies et le bruit de la chute de l’Hespéria, entendu des Mèdes ?

Quels abîmes, ou quels fleuves ont ignoré ces lugubres guerres ? Quelle mer n’a pas été rougie du carnage de la Daunia ? Quelle terre n’a pas bu notre sang ?

Mais, de peur, Muse téméraire, que, délaissant tes jeux, tu prennes pour tâche la chanson lugubre de Céos, cherche avec moi d’autres modes, sous l’antre Dionæen, à l’aide d’un plectre plus léger.


Ode II. — À SALLUSTIUS CRISPUS.


L’argent n’a point de couleur, caché dans la terre avare, ô Crispus Sallustius, ennemi du métal, à moins qu’il ne reçoive son éclat d’un sage emploi.

Proculéius vivra dans tous les âges, ayant eu pour ses frères une âme paternelle ; une Renommée immortelle le portera de son aile infatigable.

Tu régneras plus largement, en domptant ton esprit avide, que si tu joignais la Libya aux terres lointaines de Gadès, et que si tu asservissais les deux Carthages.

L’hydropique accroît son mal en lui cédant, et il ne chasse point la soif, tant que la cause de ce mal ne sort point de ses veines, et l’humeur aqueuse de son corps pâle.

La Vertu, qui dément le vulgaire, retranche du nombre des heureux Phraatès rendu au trône de Cyrus, et elle enseigne au peuple à ne plus parler vainement ;

N’assurant la royauté, le diadème et le laurier, qu’à celui qui regarde d’un œil dédaigneux des monceaux d’or.


Ode III. — À Q. DELLIUS.


Souviens-toi de garder une âme égale dans l’adversité, et de te préserver, dans la bonne fortune, d’une insolente joie ; car tu dois mourir, Dellius,

Soit que tu aies toujours vécu dans la tristesse, soit que, les jours de fête, couché sur l’herbe, à l’écart, tu te sois réjoui d’un Falernum d’ancienne date.

Là où ce grand pin et ce blanc peuplier aiment à marier l’ombre hospitalière de leurs rameaux, et où cette source fuit et murmure en luttant contre son bord oblique,

Ordonne d’apporter les vins, les parfums, les fleurs éphémères des frais rosiers, tandis que ta richesse et ton âge, et les noirs fils des trois Sœurs le permettent encore.

Tu seras privé de ces bois achetés, de cette demeure, de cette villa que baigne le Tibéris jaune ; tu en seras privé, et un héritier s’emparera de ces biens longtemps accrus.

Riche, issu de l’antique Inachus, ou pauvre et de race infime, qu’importe de tarder au jour, puisque tu mourras, victime de l’inexorable Orcus !

Nous sommes tous poussés au même lieu ; plus tôt ou plus tard, notre destinée sortant de l’urne où elle est agitée, nous infligera l’exil éternel de la Barque.


Ode IV. — AU PHOCÉEN XANTHIAS.


Que ton amour d’une servante ne te soit pas une honte, Xanthias le Phocéen ! Avant toi, par sa blancheur de neige, l’esclave Briséis a touché l’orgueilleux Achillès,

Et la beauté de la captive Tecmessa, son maître Ajax, fils de Télamon. Atridès, au milieu de son triomphe, a brûlé pour la vierge enlevée,

Après que les bandes Barbares eurent été détruites par la victoire Thessalienne et que l’absence d’Hector eut livré plus aisément Pergama aux Graiens fatigués.

Sais-tu si les riches parents de la blonde Phyllis ne feront pas honneur à leur gendre ? Elle pleure certainement sa race royale et ses injustes Dieux pénates.

Crois que celle qui t’est chère ne sort point de la plèbe scélérate, et qu’une femme si fidèle et si ennemie du gain n’a pu naître d’une mère avilie.

Je loue avec désintéressement ses bras, son visage et ses jambes rondes. Garde-toi de soupçonner celui dont le temps se hâte de clore le huitième lustre.


Ode V. — LALAGÉ.


Elle ne peut porter encore le joug sur le cou, ni être accouplée pour le travail, ni subir le poids du taureau qui se rue pour l’amour.

L’esprit de ta génisse erre dans les vertes plaines ; maintenant elle se plaît à s’abriter, dans les fleuves, de l’ardente chaleur, et à bondir avec les veaux sous les saules humides.

Réprime ton désir de la grappe verte ; l’Automne colorera bientôt de pourpre les pâles raisins.

Lalagé te cherchera bientôt ; l’âge farouche s’enfuit et lui porte les années qu’il te ravit. Bientôt Lalagé, d’un front hardi, provoquera l’amant ;

Et elle sera plus aimée que la mobile Pholoé, ou que Chloris dont la blanche épaule brille comme la Lune claire sur la mer nocturne, ou que le Cnidien Gygès,

Lui qui, si tu le mêlais à un chœur de jeunes filles, tromperait les plus sagaces par ses cheveux dénoués, son sexe douteux et son visage équivoque.


Ode VI. — À SEPTIMIUS.


Septimius, toi qui irais avec moi jusqu’à Gadès, chez le Cantabre qui n’a point appris à porter notre joug, et dans les Syrtes barbares, là où bouillonne toujours l’onde Maure ;

Que Tibur, fondé par le colon Argien, soit la retraite de ma vieillesse et le terme de mes fatigues de mer, de terre et de guerre !

Si les Parques injustes m’en éloignent, je gagnerai le fleuve Galæsus, cher aux brebis revêtues de peaux, et les campagnes où régna le Laconien Phalantus.

Entre tous il me sourit, ce coin de terre où le miel ne le cède point à celui de l’Hymettus et qui le dispute au Venafrum pour la verte olive ;

Où le printemps est long, où Jupiter offre de tièdes hivers, où le coteau d’Aulon aimé d’un fertile Bacchus n’a rien à envier aux raisins de Falernum.

Ce lieu et ses heureuses collines te demandent avec moi ; là, tu arroseras un jour de tes larmes la cendre chaude d’un poëte ami.


Ode VII. — À POMPÉIUS VARUS.


Ô toi qui, comme moi, vis souvent approcher ta dernière heure, sous le commandement de Brutus, quelle destinée t’a rendu, de nouveau, citoyen, aux Dieux paternels et au ciel Italien,

Pompéius, le premier de mes compagnons, avec qui j’ai tant de fois abrégé les longs jours, à l’aide du vin, couronné et les cheveux luisants de malobathrum Syrien ?

J’ai connu avec toi Philippi et la prompte fuite, ayant jeté peu héroïquement mon bouclier, quand le courage fut vaincu et quand les plus braves heurtèrent du menton le sol honteux.

Mais l’agile Mercurius m’emporta tremblant, du milieu des ennemis, dans une épaisse nuée, et toi, la mer te prit sur ses flots écumeux pour te rendre à la guerre.

Offre donc à Jupiter le sacrifice qui lui est dû ; fatigué d’une longue campagne, repose-toi sous mon laurier, et n’épargne pas les tonneaux que je te destinais.

Emplis les ciboires polis du Massicus qui fait oublier, et répands les parfums des coquilles creuses. Qui va préparer les couronnes d’ache humide ou de myrte ?

Qui Vénus nommera-t-elle roi des buveurs ? Pour moi, je veux boire autant que les Édoniens ; il m’est doux de m’enivrer au retour d’un ami.


Ode VIII. — À BARINÉ.


Si la peine d’un serment parjuré t’avait jamais atteinte, Bariné ; si tu en avais une dent noircie ou un ongle déformé,

Je te croirais. Mais, en même temps que tu engages par des vœux ta tête perfide, tu resplendis beaucoup plus belle et tu deviens le souci de tous les jeunes hommes.

Il te sert de tromper en attestant les cendres de ta mère, et les Signes taciturnes de la nuit avec tout le ciel, et les Dieux exempts de la froide mort.

Vénus elle-même en rit, et les Nymphes ingénues en rient, et le cruel Cupido aussi, tout en aiguisant sans cesse ses flèches ardentes sur une pierre ensanglantée.

Ajoute ceci, que toute puberté ne croît que pour toi, que de nouveaux esclaves grandissent, sans que les premiers, toujours menacés, quittent le toit de leur maîtresse impie.

Les mères et les vieillards parcimonieux te redoutent pour leurs fils, et les vierges récemment mariées craignent que ton souffle n’attire leurs maris.


Ode IX. — À C. VALGIUS.


Les pluies ne tombent pas toujours des nuées dans les champs hérissés, ou les tempêtes ne troublent pas toujours la mer Caspienne, et, sur les bords Arméniens,

Ami Valgius, l’inerte gelée ne reste pas toute l’année ; les chênes du Garganus ne sont pas toujours travaillés par les Aquilons, ni les frênes dépouillés de leurs feuilles.

Et toi, tu poursuis toujours de tes chants lamentables Mystès qui n’est plus ; et ton amour ne se repose point, que Vespérus se lève ou qu’il fuie le rapide Soleil.

Mais le vieillard qui vécut trois âges d’homme ne pleura pas toute sa vie l’aimable Antilochus ; ni ses parents, ni ses sœurs Phrygiennes ne pleurèrent toujours le jeune Troilos.

Cesse enfin ces molles plaintes, et chantons plutôt les nouveaux trophées d’Augustus Cæsar, et l’altier Niphatès,

Et le fleuve des Mèdes, ajouté aux nations vaincues, roulant de moindres tourbillons, et les Gélons chevauchant dans les bornes étroites qui leur sont prescrites.


Ode X. — À LICINIUS MURÉNA.


Tu vivras heureux, Licinius, si tu ne pousses pas toujours en haute mer, ou si, épouvanté de la tempête, tu ne serres pas de trop près la côte dangereuse.

Celui qui aime la médiocrité dorée évitera pour son repos les misères d’un toit délabré, et, dans sa sobriété, le palais qu’on envie.

Le pin élevé est plus souvent agité par les vents, et les hautes tours tombent d’une plus lourde chute, et les éclairs frappent le faîte des monts.

Un cœur bien préparé espère dans l’infortune et craint dans la prospérité. Jupiter chasse les hivers affreux et il les ramène aussi.

Si le présent est mauvais, l’avenir ne le sera pas. Parfois Apollo réveille la Muse muette de sa cithare, et il ne tend pas toujours son arc.

Sois ferme et courageux dans l’adversité, et réduis sagement tes voiles trop enflées par le vent propice.


Ode. XI. — À QUINCTIUS HIRPINUS.


Ne t’inquiète point de rechercher, Quinctius Hirpinus, ce que méditent le belliqueux Cantabre et le Scythe séparé de nous par l’Hadria, et ne t’agite point

Pour une vie qui demande si peu. La Jeunesse légère et sa grâce s’enfuient, et la vieillesse ridée chasse les amours lascifs et le sommeil facile.

La beauté des fleurs printanières ne durent pas toujours ; la face de la lune n’est pas toujours éclatante. Pourquoi fatigues-tu ton faible esprit de projets éternels ?

Couchés sous ce haut platane ou ce pin, et parfumant de roses nos cheveux blancs et embaumés de nard Assyrien, buvons plutôt, tandis que nous le pouvons.

Évius dissipe les soucis rongeurs. Quel enfant rafraîchira promptement les coupes de l’ardent Falernum dans cette eau courante ?

Qui évoquera Lydé de sa maison mystérieuse ? Va ! dis-lui qu’elle vienne avec sa lyre d’ivoire et avec sa chevelure nouée à la manière Lacænienne.


Ode XII. — À MÆCENAS.


N’ordonne pas que je chante, sur ma cithare aux modes amollis, les longues guerres de la farouche Numantia, et le rude Hannibal et la mer Siculienne rougie du sang Pœnique ;

Les terribles Lapithes, l’ivresse d’Hylæus, ou les enfants de la Terre domptés par la main Herculéenne, eux qui ébranlèrent l’éclatante demeure de l’antique Saturnus.

Tu diras mieux, Mæcenas, dans tes histoires pédestres, les combats de Cæsar, et, le long de nos voies, les cous domptés des Rois qui nous menaçaient.

Pour moi, ma Muse veut que je dise les doux chants de ta maîtresse Licymnia, ses yeux étincelants et son cœur fidèle à l’amour qu’elle inspire

Il lui sied de mêler ses pas aux chœurs, de lutter d’enjouement, et d’enlacer ses bras à ceux des belles vierges dans le jour consacré à Diana !

Certes, tu ne donnerais pas un cheveu de Licymnia pour les biens que posséda le riche Achæmenès, pour les trésors Mygdoniens de la grasse Phrygia, ou pour ceux dont les demeures des Arabes sont emplies,

Quand elle dérobe son cou à tes baisers brûlants, ou quand elle refuse par une feinte rigueur ce qu’elle aimerait à se laisser ravir, ou ce qu’elle veut ravir la première.


Ode XIII. — À UN ARBRE.


Celui qui te planta le premier, dans un jour néfaste et d’une main sacrilège. Arbre, le fit pour la ruine de la race à venir et pour l’opprobre du hameau !

Je crois volontiers qu’il avait brisé le cou de son père et versé, la nuit, sur son foyer, le sang de son hôte. Il avait usé des poisons Colchidiens

Et commis tout ce qui peut être conçu, celui qui t’a placé dans mon champ, misérable bois tombé sur la tête de ton maître innocent !

Comment l’homme prudent peut-il éviter ce qui le menace à toute heure ? Le matelot s’épouvante du Bosphore Pœnique, et, au delà, il ne redoute plus rien des destinées aveugles.

Le soldat craint la fuite rapide et les flèches du Parthe, le Parthe les chaînes et la puissance Italiques ; mais la violence imprévue de la mort a toujours emporté et emportera toujours les nations.

J’ai presque vu les royaumes de la noire Proserpina, et le juge Æacus et les mystérieuses demeures des Justes, et sur sa lyre Æolienne,

Sappho se plaignant des jeunes filles Lesbiennes, et toi, Alcæus, sonnant plus haut, de ton plectre d’or, les fatigues des nefs, les rudes maux de la fuite et ceux de la guerre !

Les Ombres les admirent tous deux, dans le silence sacré dont ils sont dignes ; mais la foule, les épaules pressées, boit surtout, de ses oreilles, le récit des combats ou des tyrans renversés.

Quoi d’étonnant ? puisque le monstre aux cent têtes, stupéfait de leurs chants, baisse ses noires oreilles, et que les serpents enlacés aux cheveux des Euménides s’en réjouissent !

Que Prométheus et le père de Pélops trompent leur mal par ses doux sons, et qu’Orion ne s’inquiète plus de poursuivre les lions et les lynx timides !


Ode XIV. — À POSTUMUS.


Hélas! Postumus, Postumus, elles fuient les rapides années, et la piété ne retarde ni les rides, ni la proche vieillesse, ni la mort indomptée.

Non ! quand tu supplierais, ami, de jour en jour, par de triples hécatombes, Pluto qui n’a point de larmes, qui étreint trois fois le vaste Géryon et Tityos de l’eau funèbre

Que nous traverserons tous, nous qui sommes nourris par les dons de la terre, rois ou pauvres colons ;

Nous fuirons en vain Mars sanglant et les flots écumeux de la rauque Hadria ; en vain nous redouterons l’Auster funeste pendant l’automne :

Nous verrons le noir Cocytus qui traîne, errant, son cours languissant, et l’infâme race de Danaüs et l’Æolide Sisyphus condamné au labeur éternel.

Tu quitteras la terre, et ta demeure, et l’épouse que tu aimes ; et, de ces arbres que tu cultives, hors l’odieux cyprès, nul ne suivra son maître peu durable.

Un héritier plus digne épuisera ce Cæcubium gardé par cent clefs, et il rougira ton pavé superbe de ce vin fait pour les festins des Pontifes.


Ode XV. — CONTRE LE LUXE DU SIÈCLE.


Les royales constructions ne laisseront bientôt que peu d’arpents à la charrue. On verra de toutes parts des viviers plus grands que le lac Lucrinus. Le platane solitaire

Remplacera les ormes. Les violettes et le myrte, toute la richesse de l’odorat, répandront leurs parfums là où les oliviers donnaient l’abondance à l’ancien maître ;

Et l’épais feuillage des lauriers repoussera les brûlants coups de soleil. Ces choses n’ont point été prescrites sous les auspices de Romulus, ni de l’austère Cato, ni par la loi des aïeux.

Leur fortune privée était petite, la fortune publique était grande. Aucun portique large de dix pieds ne dispensait la fraîcheur du nord aux simples citoyens.

Les lois ne permettaient pas de dédaigner le chaume naturel, et elles ordonnaient de consacrer la pierre nouvellement taillée aux monuments publics et aux temples des Dieux.


Ode XVI. — À POMPÉIUS GROSPHUS.


Il demande le repos aux Dieux, celui qui est surpris au milieu de la mer Ægæenne, quand une nuée noire cache la lune et quand les astres infaillibles ne luisent plus pour les matelots.

La Thrace furieuse au combat et les Mèdes ornés du carquois demandent, Grosphus, le repos qui ne se vend ni pour les pierres précieuses, ni pour la pourpre, ni pour l’or.

Les richesses, les licteurs consulaires ne dissipent point les misérables troubles de l’esprit et les soucis qui volent autour des toits lambrissés.

Il vit heureux de peu, celui pour qui brille, sur sa table étroite, la salière paternelle. Ni la crainte ni le désir sordide ne lui ôtent son tranquille sommeil.

Pourquoi tendons-nous à tant de choses, nous qui vivons si peu ? Pourquoi cherchons-nous des terres chauffées par un autre soleil ? Celui qui s’exile de sa patrie se fuit-il soi-même ?

Le souci rongeur monte sur les nefs aux proues d’airain ; il poursuit les bandes de cavaliers, plus rapide que les cerfs et plus rapide aussi que l’Eurus qui chasse les nuées.

L’esprit satisfait du présent refusera de s’inquiéter de ce qui vient après, et il adoucira les choses amères par un rire tranquille. Il n’est rien de parfaitement heureux.

Une prompte mort a enlevé l’illustre Achillès ; une longue vieillesse a consumé Tithonus ; et l’heure va peut-être m’apporter ce qu’elle t’a refusé.

Tu possèdes cent troupeaux de brebis et de vaches Siculiennes qui mugissent ; la cavale apte au quadrige pousse pour toi son hennissement ; tu es vêtu de laines deux fois teintes de pourpre Africaine.

La Parque véridique m’a donné un petit domaine, un peu du souffle de la Muse Graienne et le mépris du vulgaire envieux


Ode XVII. — À MÆCENAS.


Pourquoi me fais-tu mourir par tes plaintes ? Il ne plaît ni aux Dieux, ni à moi, que ta vie cesse avant la mienne, Mæcenas, ma gloire et mon appui !

Ah ! si une force plus prompte m’enlève en toi une part de mon âme, comment l’autre part pourra-t-elle survivre, incomplète et sans prix ? Un même jour

Amènera notre ruine à tous deux. Non, je ne fais point un vain serment. Dès que tu m’auras précédé, nous irons, nous prendrons ensemble le chemin suprême.

Ni le souffle de la Chimère enflammée, ni le centimane Gygès ne pourront jamais m’arracher à toi. Telle est la volonté de la puissante Justice et des Parques.

Soit que la Balance m’ait vu naître, ou le Scorpion formidable, signe le plus funeste à l’heure natale, ou le Capricorne, tyran de l’onde Hespérienne,

Nos deux astres s’accordent incroyablement. La splendeur tutélaire de Jupiter t’a garanti de l’influence Saturnienne et a ralenti le vol du destin ailé,

Quand le peuple en foule au théâtre, te salua trois fois d’un cri joyeux ; et moi, la chute d’un arbre m’eût écrasé la tête, si Faunus,

Gardien de ceux qu’aime Mercurius, n’eût de sa droite détourné le coup. Songe aux victimes promises et au temple votif ; moi, je sacrifierai une humble brebis.


Ode XVIII. — CONTRE L’AVARICE DES RICHES.


Ni l’ivoire ni l’or ne font reluire les lambris de ma maison ; les poutres de l’Hymettus n’y sont point posées sur des colonnes taillées dans l’Africa lointaine ; héritier inconnu d’Attalus, je n’habite point son palais ; et de nobles clientes ne filent point pour moi les pourpres Laconiennes. Mais je possède la bonne foi et une heureuse veine de génie, et le riche recherche ma pauvreté. Je ne demande rien de plus aux Dieux, ni davantage à mon puissant ami, et je suis satisfait de mon unique domaine Sabin. Le jour est chassé par le jour, et les lunes nouvelles disparaissent ; mais toi, près de mourir, tu fais scier les marbres, tu oublies le tombeau, tu construis des maisons, tu repousses au loin la mer bruyante de Baiæ, ne te croyant pas assez riche de ne posséder que le rivage. Quoi ! tu recules les bornes des champs voisins, et, avare, tu franchis les limites de tes clients ; emportant dans leur sein les Dieux paternels, l’épouse, l’époux et les enfants en haillons sont chassés par toi ! Aucun autre palais n’est cependant réservé au riche, par la destinée finale, que celui du rapace Orcus. Où veux-tu aller ? La terre s’ouvre également pour le pauvre et pour les enfants des rois, et le satellite d’Orcus, séduit par l’or, n’a point ramené le rusé Prométheus. Il retient l’orgueilleux Tantalus et la race de Tantalus. Qu’il soit invoqué ou non, il entend le pauvre et le délivre de ses peines.


Ode XIX. — SUR BACCHUS.


Croyez-moi, hommes futurs, j’ai vu Bacchus, sous les roches écartées, enseignant des chansons, et les Nymphes attentives, et les oreilles pointues des Satyres aux pieds de chèvre.

Evoé ! mon âme frémit d’une terreur récente, et mon cœur se réjouit plein du trouble de Bacchus. Evoé ! épargne-moi, Liber ! épargne-moi ! ô redoutable par le thyrse lourd !

Je veux chanter les Thyiades furieuses, et la source du vin, et les ruisseaux qui débordent de lait, et le miel qui tombe et coule des troncs creux.

Je veux chanter les honneurs de l’épouse admise parmi les étoiles, et la chute terrible des toits écroulés de Pentheus et le désastre du Thrace Lycurgus.

Tu asservis les fleuves et la mer des Barbares ; ivre, sur les montagnes solitaires, tu noues d’un nœud de vipères obéissantes les cheveux des Bistonides.

Lorsque la bande impie des Géants montait à l’assaut du royaume de ton père, tu fis tourner le dos à Rhœtus avec tes ongles et ton horrible gueule de lion.

Bien qu’on te dise plus propre aux danses et aux jeux qu’à la guerre, tu étais fait pour la paix et pour le combat.

Quand Cerbérus te vit orné de ta corne d’or, remuant doucement la queue, tandis que tu te retirais, il lécha de sa triple langue tes pieds et tes jambes.


Ode XX. — À MÆCENAS.


L’aile qui m’emportera, poëte revêtu d’une autre forme, à travers l’æther liquide, ne sera ni vulgaire, ni faible ; et je ne resterai pas plus longtemps sur la terre ; et, plus grand que l’envie,

Je quitterai les villes. Je ne mourrai point, moi qui suis né de pauvres parents, moi que tu nommes ton ami, Mæcenas, et l’onde Stygianne ne me retiendra point.

Voici déjà que de rudes peaux couvrent mes jambes, que le haut de mon corps se change en cygne blanc, et que des plumes poussent sur mes doigts et mes épaules.

Plus rapide que le Dædaléen Icarus, je vois, cygne harmonieux, les rives gémissantes du Bosphorus et les Syrtes Gætuliennes et les plaines Hyperborées.

Colchus, et le Dace qui dissimule sa terreur des cohortes Marses, et les Gélons lointains me connaîtront ; j’instruirai l’Ibère et ceux qui boivent au Rhône.

Qu’il n’y ait ni lamentations, ni lugubres gémissements à mes vaines funérailles ! Retiens tes cris et ne rends point d’inutiles honneurs à mon tombeau.