L’Ennui (Edgeworth)/Texte entier

L’Ennui (1809)
Librairie française et étrangère de Galignani (3 tomes, ).



L’ENNUI,


OU


MÉMOIRES


DU COMTE DE GLENTHORN.





De l’Imprimerie de L. Haussmann,


rue de la Harpe, no 80.






L’ENNUI,


OU


MÉMOIRES


DU COMTE DE GLENTHORN ;


TRADUIT DE L’ANGLAIS


de Mlle. EDGEWORTH.



―――――――――――――
TOME PREMIER.
―――――――――――――




PARIS,

À la librairie Française et Étrangère de
GALIGNANI, rue Vivienne, no 17.


~~~~~~~~


1812.





AVIS DE L’ÉDITEUR.



Le public toujours avide de nouveautés, et si souvent trompé dans son attente, ne me reprochera pas d’avoir cherché à grossir le nombre des productions éphémères, à la faveur d’un nom imposant ou d’un titre spécieux. Je lui offris, il y a moins de quatre mois, la Mère intrigante de Miss Edgeworth ; l’édition est presque entièrement épuisée. J’espère que l’Ennui, autre ouvrage du même auteur, dont je publie aujourd’hui la traduction, ne sera pas lu avec moins d’empressement, et sera une nouvelle preuve du soin que j’apporte dans le choix de mes entreprises. Voici comment s’exprime un des ouvrages périodiques les plus estimés de l’Europe, la revue d’Édimbourg, au sujet de l’Ennui[1].

Of miss Edgeworth’s Tales « Ennui » perhaps is the best and most entertaining… more rich in characters, incident and reflection, than any english narrative with which we are acquainted. As rapid and various as the best tales of Voltaire, and as full of practical good sense and moral pathetic as any of the other tales of miss Edgeworth. The Irish characters are inimitable. Not the course caricatures of modern play-whrights ; but drawn with a spirit, delicacy, and a precision, to which we do not know if there be any parallel among national delineations. C’est-à-dire,

« De tous les contes de Miss Edgeworth, l’Ennui est peut être le meilleur et le plus amusant… plus riche en caractères, en incidens, et en réflexions, qu’aucune narration anglaise que nous connoissions : aussi rapide, aussi varié que les meilleurs contes de Voltaire, et aussi rempli de sages préceptes de conduite et de morale pathétique qu’aucun des contes de Miss Edgeworth. Les caractères irlandais sont inimitables. Ils ne ressemblent point aux grossières caricatures de nos modernes faiseurs de comédie. Ils sont tracés avec une vivacité, une précision, une délicatesse qui nous font douter qu’on puisse leur rien comparer en ce genre. »

Il ne m’appartient pas de juger du mérite de la traduction ; je me permettrai seulement de faire observer que peu d’ouvrages offrent autant de difficultés, comme on pourra s’en assurer en parcourant l’original, dont une grande partie a déjà été insérée dans le Monthly Repertory, où le reste paroîtra incessamment.


Galignani.


CHAPITRE PREMIER.


Élevé au sein d’une voluptueuse indolence, j’étois entouré d’amis qui sembloient n’avoir en ce monde d’autre affaire que de m’épargner le soin d’agir ou de penser par moi-même. Pour m’enraciner mieux dans mon apathie orgueilleuse, on ne cessoit de me rappeler que j’étois le fils unique et l’héritier du comte de Glenthorn. Ma mère mourut peu de temps après ma naissance, et j’étois encore fort jeune lorsque je perdis mon père. Je fus confié à la vigilance d’un tuteur, qui, dans la vue de gagner mon affection, ne contrarioit ni mes desirs, ni même mes caprices ; je changeai d’écoles et de maîtres aussi souvent que cela me plut, et en conséquence je n’appris rien ; enfin, je m’attachai à un instituteur particulier, dont la manière de voir étoit parfaitement conforme à la mienne ; il pensoit que tout ce que le jeune comte de Glenthorn ne savoit pas par la seule force de son génie, ne méritoit pas qu’il se donnât la peine de l’apprendre. Avec de l’argent, on se procuroit aisément la réputation de savant ; et d’argent, j’en étois abondamment pourvu. Mon adroit tuteur comptoit, en me laissant dissiper une partie de ma fortune, me rendre facile et coulant sur ce qu’il s’en pourroit approprier lui-même. Je compris très-bien cette convention tacite ; nous vécûmes ensemble de la meilleure intelligence, car, tout examiné, il me parut plus commode d’avoir à traiter avec lui qu’avec des usuriers de profession. Ainsi, j’étois complètement maître de ma personne et de ma fortune à un âge où les autres jeunes gens ne peuvent librement disposer ni de l’une ni de l’autre. Mes camarades étoient jaloux de mon sort ; mais cette jalousie même ne contribuoit en rien à me rendre heureux. Je n’étois encore qu’un enfant, et déjà j’éprouvois les symptômes de cette maladie morale, qui brave les ressources de la médecine, et à laquelle on ne peut procurer au prix de l’or qu’un adoucissement passager. La langue anglaise ne nous fournit point de terme précis pour qualifier ce mal. Mais hélas ! le mot propre s’est naturalisé chez nous. Dans la haute société, parmi les gens du bel-air, et du bon ton, qui ne connoît… l’ennui ? D’abord je ne comprenois rien à mon nouvel état ; je sentois un malaise que je ne pouvois définir ; les signes extérieurs n’en étoient pourtant pas équivoques. Une inquiétude continuelle agitoit mes membres, des bâillemens fréquens me coupoient la respiration, mes bras s’étendoient d’une manière convulsive ; incapable de rester un moment à la même place, je ne pouvois fixer mon esprit sur aucune pensée, arrêter mes yeux sur aucun objet ; le repos m’étoit impossible, et le travail m’étoit insupportable. Si quelque émotion imprévue ne venoit m’arracher à cette apathie, à ce vide absolu de sensations et d’idées, je languissois dans un état voisin de la stupidité. Le mauvais temps, ou quelqu’autre contrariété m’empêchoient-ils de sortir pendant une demi-heure, je parcourois ma chambre dans tous les sens avec une rapidité inconcevable. L’oiseau farouche ne bat pas plus violemment les barreaux de sa cage dans les premiers momens de sa captivité. Avec une ardeur puérile, je soupirois pour quelque objet nouveau ; et l’endroit où je me trouvois étoit toujours celui où j’aurois voulu n’être pas.

Ne sachant plus que faire de moi, mon tuteur et mon médecin me firent voyager. J’avois alors dix-huit ans ; mon précepteur favori m’accompagna dans mes voyages. D’accord sur tous les points, nous le fûmes aussi sur la manière de courir le monde. Une ville n’étoit jamais assez tôt quittée ; comment s’arrêter tant que les guinées ne manquent point, et que vos roues ne sont point cassées ? Le milord anglais arpenta ainsi la moitié du globe, sans diminuer d’un ïota son ennui. J’avois encore trois ans à languir jusqu’à ce que je fusse majeur. Que d’argent je dépensai pour prendre courage, en attendant ce moment fortuné ! plus je desirois le hâter, plus il sembloit arriver lentement : j’épuisai à-la-fois ma bourse et ma patience.

Il arriva enfin ce jour si désiré ; mes vingt et un ans révolus, je pris possession de mes biens. Les cloches carillonnèrent, on alluma des feux de joie, ce n’étoit que danses et festins, partout le vin couloit en abondance, les airs retentissoient de cris d’allégresse ; entouré de mes amis et de mes vassaux, je n’entendois que paroles flatteuses, que complimens, que félicitations. Cette agitation, ce tumulte, me tinrent éveillé quelques semaines ; le plaisir de la propriété étoit nouveau pour moi, et j’en savourai avidement les premières jouissances. À la rigueur, je ne puis pas dire que je fusse heureux ; mais la vaste étendue de mes domaines m’avoit comme dilaté l’esprit. En Angleterre, j’avois des biens considérables ; et à l’extrémité de l’Irlande, dans un des comtés voisins de la mer, j’étois seigneur de terres immenses qui entouroient l’antique château de Glenthorn. Noble monument des âges reculés, ce château seul en valoit dix de ce siècle dégénéré. Il étoit placé dans une situation vraiment romantique, du moins autant que j’en pouvois alors juger, d’après un tableau fidèle qui décoroit ma maison de Sherwood à quelque distance de Londres.

J’étois né en Irlande, et j’avois été, à ce qu’on me disoit, nourri dans une chaumière de ce pays. Mon père croyoit que ce genre d’éducation me rendroit robuste ; il me laissa jusqu’à l’âge de deux ans auprès de ma nourrice irlandaise, et depuis cette époque, ni lui ni moi nous ne revîmes plus cette contrée, pour laquelle il avoit un dégoût que je partageai. Je déclarai que je ferois toujours ma résidence en Angleterre. Le parc de Sherwood, mon séjour habituel, n’avoit qu’un défaut ; il n’y avoit plus rien à y faire. La maison bâtie dans le goût moderne étoit magnifique ; l’ameublement en étoit élégant, et de la dernière mode. Rien n’y étoit oublié, l’œil du critique le plus difficile n’y eût rien pu trouver à reprendre. L’art et la nature judicieusement combinés brilloient d’un éclat égal dans cette délicieuse habitation. De riches plantations, des arbres majestueux étendoient leur épais feuillage… Mais épargnons cette description à nos lecteurs ; je me souviens que je tombai de sommeil en écoutant la lecture d’une ode qu’un poëte avoit composée sur les beautés de mon parc de Sherwood. Mes yeux se familiarisèrent bientôt avec ces beautés, et le plaisir d’être propriétaire de ces lieux enchanteurs fut bientôt émoussé. Les passans, les étrangers, les gens du peuple, qui, une fois par semaine, venoient se promener dans mes jardins, en jouissoient sans comparaison plus que moi. Deux mois après mon arrivée dans ma demeure de Sherwood, fatigué des soi-disant amis qui abondoient dans ma maison, je me retirai un soir dans une allée solitaire, pour y goûter à loisir le charme d’une promenade tranquille. Voyant venir de loin un groupe d’étrangers qui visitoient les beautés de mon parc, je me retirai à l’écart pour n’être point rencontré par eux ; et pour me soustraire à leurs regards, je me cachai sous les branches d’un arbre qui pendoient jusqu’à terre. Ainsi posté, je fus tiré de mon assoupissement habituel par ces paroles que j’entendis prononcer à un des étrangers : « Que le propriétaire de cette habitation doit être heureux ! manque-t-il de rien ? peut-il avoir le moindre souci ? »

Oui, certes, j’aurois pu être heureux, si j’eusse connu l’art de jouir des biens de la vie ; mais le défaut d’occupation, ma haine pour toute espèce de travail, me rendoient un des hommes les plus infortunés de la terre. Je m’imaginois toujours que mon malheur ne provenoit que de quelque circonstance extérieure. Depuis que j’avois atteint la majorité, mille affaires exigeoient mon attention, il falloit signer des papiers, affermer des terres ; tout cela me paroissoit d’une difficulté accablante. Le ministre d’état qui tremble à l’aspect de son secrétaire, armé d’un immense porte-feuille, n’éprouva jamais de si accablantes angoisses que moi, lorsque mon intendant me parloit de l’administration de mes biens. Dans un accès de ma perverse indolence, je déclarai que le plaisir de la propriété ne valoit pas toutes les peines qu’il entraînoit à sa suite. Le capitaine Crawley, une manière d’ami à moi, se trouva présent quand cette déclaration m’échappa. C’étoit un de ces flatteurs intrépides qui ne rougissent jamais des éloges qu’ils prodiguent, qui vous louent de tout, et en toute circonstance : il m’offrit de m’épargner l’embarras dont il me voyoit accablé ; je ne me fis pas prier pour accepter son offre.

Eh bien, capitaine, lui répondis-je, voyez, et traitez avec tous ces gens-là.

Je n’avois aucune confiance dans ce délégué sur lequel je me déchargeois de tout le poids de mes affaires ; mais je me tranquillisai en me disant : dès que j’aurai un moment de loisir, rien ne me sera plus facile que de choisir un agent sur lequel je puisse entièrement me reposer.

Il y avoit déjà deux mortels mois que j’étois à ma maison de Sherwood : pouvoit-on rester décemment tout ce temps-là dans un même endroit ? Je brûlois d’en partir. Mon intendant, qui ne me voyoit point avec plaisir passer l’été chez moi, ne trouva rien de plus simple que de me persuader que l’eau qu’on y buvoit étoit malsaine et avoit une qualité saumâtre. L’homme qui m’annonça cette fâcheuse nouvelle n’en avoit pas bu d’autre toute sa vie, et il jouissoit d’une parfaite santé. Mais c’eût été une tâche trop pénible pour mon intelligence, que de comparer le rapport de mes différens sens ; et je trouvai tout simple de croire ce qu’on me disoit, quoique cela fût en parfaite opposition avec ce que me disoient mes yeux. J’allai donc à cinquante lieues de là prendre les eaux, d’après l’exemple de plusieurs de mes nobles compatriotes qui abandonnent, pendant les ardeurs de l’été, leurs charmantes habitations, et vont payer un prix excessif, pour occuper une chambre incommode et étroite dans des hôtels garnis. Je tuai mon temps à Brighton, maudissant la chaleur étouffante de la saison. L’hiver vint : mêmes imprécations contre le froid. Pouvois-je passer l’hiver ailleurs qu’à Londres ?

Le jeune comte de Glenthorn une fois arrivé dans la capitale, on ne parla bientôt plus que de ses équipages, de ses amusemens, de ses folies ; les gazettes en étoient remplies. On y lisoit le prix excessif des fruits qui avoient brillé sur ma table ; on cherchoit à calculer combien avoient pu coûter les énormes bouquets de fleurs que portoit habituellement le laquais qui se tenoit derrière ma voiture ; les admirateurs s’extasioient sur la quantité de bougies qui se consumoient journellement dans ma maison ; le comte de Glenthorn, disoient des gens bien instruits, ne brûle que de la cire, même dans ses écuries ; ses domestiques ne boivent que du Bordeaux et du Champagne ; sa livrée est plus magnifique que celle d’aucun ambassadeur ; il n’y a point de curiosité venant de la Chine, qui efface les harnois dorés qui parent ses chevaux fringans. Si le compte de mon carossier eût été communiqué au public, il ne l’eût pas moins étonné que ces mémoires excessifs que nous avons vu produire dernièrement en justice, et qui révéloient l’existence de Landaus si extraordinaires et de calèches d’un si grand prix. Je n’entrerai pas dans le détail de mille autres extravagances moins importantes ; je ne les croyois pas capables d’entamer une fortune comme la mienne. Si je dénombrois la quantité de chaînes, d’anneaux, de cachets et autres breloques dont je m’encombrai dans mes fréquentes visites chez les joailliers, on ne voudroit pas me croire. Ce sont ordinairement les hommes qui font le moins de cas de leur temps qui sont le mieux pourvus de montres, et qui sont les plus difficiles sur leur exactitude. Moi et mes répétitions nous étions toute la matinée à la merci des horlogers à la mode, que je visitois chaque jour, pour consumer les heures. Mon journal à cette époque ressembleroit beaucoup à celui de M. Musard ; mais j’en veux épargner l’insipidité à mon lecteur. Remarquons seulement, en passant, qu’un désœuvré, s’il est riche, devient de toute nécessité extravagant. J’entrois dans une boutique pour y passer un moment ; mais je ne pouvois m’empêcher d’y faire quelque emplète : je devenois la proie du marchand qui s’emparoit de mon oisiveté, et qui croyoit ma fortune inépuisable. Je n’avois effectivement de goût pour aucune dépense ; mais je suivois la volonté de tous ceux qui m’entouroient, particulièrement de mes domestiques, à qui je laissois faire ce qu’ils vouloient, pour ne pas avoir la peine de leur commander ce qu’ils auroient dû faire. Ils ne cessoient de me répéter, que lord Glenthorn devoit avoir ceci, cela ; faire telle et telle chose : et moi je me soumettois mollement à cette imaginaire nécessité.

Pendant tout ce temps, j’étois l’objet de la jalousie de toutes mes connoissances : j’étois effectivement bien plus digne de leur compassion. Sans travailler, il est vrai, sans m’imposer la moindre gêne, je possédois ce dont une foule d’autres manquoient ; mais il ne me restoit rien à desirer, rien à attendre. Propriétaire d’une immense fortune, j’y joignois des honneurs et des titres plus que suffisans. Aurois-je pu m’occuper du soin de mes vêtemens, de ma dépense journalière, de mille détails domestiques qui intéressent et remplissent la vie d’une foule de jeunes gens d’ailleurs fort distingués, mais qui n’ont pas le malheur d’être nés avec des richesses exhorbitantes. La plupart de mes camarades avoient à se plaindre de quelque désagrément ; c’étoit un vieil oncle difficile, un père un peu trop sévère ; les difficultés attachées à leur profession : moi, je n’en avois aucun. Ils éprouvoient des craintes, des espérances : tout cela m’étoit étranger. Assis au sommet de la gloire, vers lequel se dirigeoient tous leurs vœux, tous leurs efforts, je n’avois d’autre chose à faire que de jouir de l’agrément de ma situation, et de l’immensité de l’insignifiant spectacle qui s’offroit à mes yeux.

Je compte avoir communiqué par ma narration un peu de l’ennui dont j’étois travaillé, autrement le lecteur ne pourroit concevoir la tentation violente qui me porta à devenir joueur. Je n’avois effectivement aucun vice, ni aucune des mauvaises inclinations qui peuvent y conduire ; mais l’ennui engendre des effets tout semblables à ceux qu’on a coutume d’attribuer à la fougue des passions et à des penchans déréglés.



CHAPITRE II.


Le jeu m’arracha à cette monotone langueur dont j’étois accablé. L’intérêt s’empara de moi, il me tint en agitation. Il m offrit un motif d’activité et je m’y livrai tout entier. Je me passionnai pour un exercice qui me procuroit de nouvelles sensations. Ma vie se consumoit auprès d’une table de jeu. Je me souviens qu’une fois je passai trois jours et trois nuits consécutifs dans une maison bien connue de Saint-James ; les jalousies étoient baissées, les rideaux soigneusement fermés, et pendant tout ce temps nous eûmes des bougies ; les chambres attenantes à celle où nous étions rassemblés étoient également éclairées de peur qu’en ouvrant la porte pour nous apporter des rafraîchissemens, un rayon du soleil ne fût venu nous avertir qu’il étoit temps de s’arracher à cet aimable séjour. J’ignore comment nous pûmes supporter tant de fatigue. À peine consentions-nous à faire une pause pour accorder à notre corps un peu de nourriture. À la fin un des garçons qui avoit assisté nos plaisirs pendant toute la séance, déclara qu’il n’y tenoit plus et qu’il alloit dormir. C’est avec beaucoup de peine qu’il obtint une trève d’une heure ; il n’étoit pas sorti de la chambre que le sommeil l’engourdit sur le seuil même de la porte. Selon les règlemens de la maison, il avoit droit à un trentième sur chaque coup, et durant ces trois jours il avoit prélevé au-delà de trois cents livres sterlings. L’avarice et le sommeil avoient lutté pendant long-temps ; mais selon l’usage le dernier l’avoit emporté. Les joueurs étoient tous éveillés. Je n’oublierai jamais la figure d’un de mes nobles compagnons qui, les yeux fixés sur sa montre, s’écrioit à chaque minute : Cette heure ne finira donc pas ! Il regardoit ensuite si sa montre n’étoit pas arrêtée ; il maudissoit ce misérable garçon, qui s’étoit laissé prendre par le sommeil, et juroit, pour sa part, qu’une autre fois il ne consentiroit jamais à une pareille perte de temps. La soixantième minute sonnée, il fit brusquement réveiller le traître, et l’on se remit à l’ouvrage. Dans cette séance l’on perdit trente-cinq mille livres. Je m’en tirai assez bien ; je ne perdis qu’une bagatelle, dix mille livres ; mais je ne pouvois pas me flatter d’être toujours aussi heureux. Mon histoire devint bientôt celle de tous les hommes ruinés par le jeu. L’usurier anglais, qui avoit ma pratique, déclara qu’il ne lui étoit plus possible de me prêter de l’argent. Mon agent irlandais, sur lequel j’avois tiré des lettres de change avec une infatigable assiduité, suspendit également ses avances, et abdiqua sa fonction, après avoir fait sa fortune à mes dépens. Je m’emportai, mais la colère ne paie pas des dettes d’honneur. Je maudis mon grand-père, qui m’avoit lié les mains impitoyablement ; je ne pouvois ni vendre ni engager mes terres ; mes domaines d’Irlande auroient été mis en vente à l’instant même, s’ils n’eussent pas été substitués à un M. Delamère. Je me dédommageai un peu en déclamant contre cet homme que je ne connoissois point, que je n’avois jamais vu, mais qui avoit l’horrible qualité d’être mon héritier. Il mourut, et ne laissa qu’une fille encore enfant. L’espoir de posséder mon bien comme un fief simple augmenta ; je profitai de cette chance heureuse pour obtenir quelques avances, que je perdis au jeu. Miss Delamère, peu de temps après, fut attaquée de la petite-vérole ; nouvelle espérance sur laquelle je fis des paris importans.

La jeune personne s’en tira heureusement. Alors plus de spéculation à faire de ce côté, et mes dettes me restoient. Dans cet embarras, je me rappelai que j’avois eu un tuteur, et que j’avois des comptes à régler avec lui. Crawley, qui continuoit d’être mon factotum et mon flatteur ordinaire et extraordinaire, m’avertit que j’avois un argent immense à réclamer de mon tuteur ; mais que pour l’obtenir il falloit avoir recours à des voies judiciaires. J’adoptai ce parti, et ce genre d’occupation auroit pu me tenir lieu du jeu ; mais comme Crawley géroit toutes mes affaires, je le priai de ne me parler de rien jusqu’à ce que la sentence eût été prononcée.

Elle le fut contre moi. Il fut prouvé en pleine cour sur la déposition des témoins produits par moi-même, que j’étois un extravagant ; mais comme aucun juge, jury ou chancelier ne pouvoit se faire une idée de ma folie et de mon insouciance au point où je les avois portées, mon tuteur fut absous par la cour d’équité, tout en laissant de lui l’idée d’un consommé fripon. Que devenir alors ? je me prononçai à moi-même mon arrêt. Comme un brigand se dit que tôt ou tard il faut finir par être envoyé au gibet, et règle sa conduite en conséquence, de même un jeune écervelé du bon ton sait qu’il faut après tout en finir par le mariage. Je sentois une horreur invincible pour cette catastrophe ; mais pouvois-je m’opposer à ma destinée ? je m’étois formé une opinion sur les femmes d’après les plaisanteries bannales de mes camarades, et d’après mes liaisons avec quelques femmes les moins estimables de leur sexe. N’ayant jamais éprouvé le sentiment de l’amour, je me figurois bien que quelque chose de semblable avoit pu exister dans les âges reculés, mais je n’en croyois pas l’existence possible au temps où je vivois, du moins parmi les gens du bel usage. Je partageois les femmes en deux classes : celles que l’on achète et celles qui sont assez riches pour choisir. Quoique la différence entre ces deux classes fût marquée par quelques égards, quelque cérémonie extérieure, je ne regardois pas cette différence comme très-grande. Quant à ce qui me concernoit personnellement, j’étois ennuyé des premières ; les secondes me faisoient peur, oui, réellement peur ; c’étoit avec ces opinions et ces sentimens, que j’allois me choisir une épouse. Pour me décider dans mon choix, je consultai une table de numération : unité, dixaine, centaine, mille, dixaine de mille, centaine de mille. J’étois enchanté de conduire à l’autel de l’hymen, pour parler le langage des gazettes, une beauté quelconque, mais dont la fortune figurât dans la sixième colonne. Mes dispositions ne furent pas plutôt connues, que les amis d’une héritière qui n’étoit pas fâchée d’acheter une couronne de comte, décidèrent un engagement entre nous. Ma femme eut dans son trousseau cent robes toutes plus belles les unes que les autres, et auxquelles avoient travaillé les plus habiles faiseuses de l’Angleterre et de la France réunies. La plus simple de ces robes, si je m’en souviens bien, coûtait cinquante guinées. On en admira une, surtout, estimée cinq cents livres sterling ; les juges compétens assuroient qu’elle étoit achetée à très-bon marché, puisque la dentelle en étoit si magnifique qu’aucune femme de Nabab n’en avoit promené une pareille, dans la poussière de Londres. On alla pendant plusieurs jours la considérer comme une curiosité chez la marchande qui assura qu’elle avoit veillé plusieurs nuits pour parvenir à former ce brillant assortiment, cette réunion parfaite de richesse et d’élégance. Les joailliers sollicitèrent aussi et obtinrent la permission d’exposer en public, les différentes parures de lady Glenthorn, qui étoient si nombreuses, qu’elle-même ne les connoissoit pas toutes. Peu de temps après notre mariage, quelqu’un lui demandoit à la cour, où elle avoit acheté de si beaux diamans ; je n’en sais en vérité rien dit-elle, j’en ai un si grand assortiment ! Je ne sais si ceux-là viennent de Paris, de Hambourg ou de Londres.

La pauvre créature ! je crois que son premier bonheur en m’épousant, fut de posséder de magnifiques joyaux et le titre de comtesse. C’étoit la seule espérance qu’elle pût réaliser en me prenant pour son mari. Je pensai qu’il étoit du bon ton et de la dignité de lui témoigner de l’indifférence, sinon du mépris ; je la considérois comme un embarras qui accompagnoit nécessairement sa fortune ; outre les idées désagréables, qui, dans mon esprit se joignoient à cette qualité d’épouse, j’avois des raisons particulières de ne point aimer lady Glenthorn. Ses amis, avant de me laisser entrer en possession de ses biens, avoient arraché de moi la promesse solennelle de ne plus jouer. Je fus obligé de renoncer non-seulement aux jeux de hasard, mais aux courses de chevaux, seule occupation qui donnât encore quelque mouvement à mon existence. Je soupçonnois ma femme d’avoir eu la barbarie d’exiger de moi ce fatal serment, aussi je conçus pour elle une haine plus forte que ne l’éprouvent communément les hommes qui font des mariages d’intérêt. Cette aversion pourtant s’adoucit. Lady Glenthorn n’étoit qu’une enfant, et moi j’avois un caractère facile. Je la trouvois bien ridicule, mais quel ennui de le lui répéter sans cesse ! j’en laissai passer toutes les occasions ; je ne pensai plus à elle, que lorsqu’elle se trouvoit précisément sur ma route. Elle étoit trop légère pour inspirer de la haine ; d’ailleurs ce sentiment eût été bien fatigant pour un esprit comme le mien. L’ennui habituel dont j’étois la proie, étoit plus fort que toutes mes passions ensemble.


CHAPITRE III.


Après mon mariage, je devins plus que jamais la victime de mon ancienne maladie. Les plaisirs de la table étoient la seule sensation qui me restât dans la vie. Il étoit alors du bon ton parmi les jeunes gens, d’être, ou du moins de paroître de grands connoisseurs dans l’art de la gourmandise. Ils ne parloient que sauces et que ragoûts ; ils savoient quel cuisinier étoit renommé pour tel plat, s’il brilloit dans les coulis ou dans les soupes ; dans les fricandeaux, les matelotes ou les daubes. L’histoire des ouvriers distingués en cuisine venoit après l’éloge de leurs ouvrages. On savoit quel étoit le chef de l’office de Milord C***, quels étoient les gages que Milord D*** donnoit au sien, et où ils avoient fait la rencontre de ces grands génies. Je ne dirai pas que la conversation qui avoit lieu à ces dîners exquis, d’où les femmes étoient bannies, fût très-intéressante ; les gourmands véritables et dignes de ce beau nom, font peu de cas de l’esprit, quand ils sont à table ; et le sentiment ne leur plaît nulle part. Je remarquai qu’il y avoit peu de ces amateurs distingués, auxquels la délicatesse de leur goût ne procurât plus de désagrémens que de plaisirs. Il y avoit toujours quelque contre-temps qui gâtoit tout le reste ; le dîner étoit-il excellent, et capable de braver la critique du palais le plus exercé ? on étoit exposé à être placé loin d’un plat favori, ou relégué à un coin de table, et destiné à découper, ou à faire les honneurs d’un mets fortement convoité. Combien j’ai vu de ces importans messieurs esquiver avec adresse le dangereux honneur de distribuer aux convives un précieux morceau de venaison ! Mais, dis-je à quelqu’un qui m’en faisoit faire tout bas la remarque, pourquoi ne se chargent-ils pas de cette répartition, ils seroient plus à portée de réserver pour eux ce morceau qui est l’objet de leurs sollicitudes. — Non me répondit-on, celui qui découpe est tenu de présenter aux autres ce qu’il y a de mieux, chacun observe ce qui se trouve sur l’assiette de son voisin, il sait ce qui doit être servi, et ce qui doit rester dans le plat. Je vis que c’étoit une affaire de calcul, un jeu auquel on ne pouvoit tricher sans être découvert, et puni ; je disputai d’adresse avec mes concurrens, et bientôt je fus au moins de leur force, je devins un parfait épicurien ; je me fis gloire de cette qualité, et je la soutins d’autant mieux que cela ne demandoit aucun travail d’esprit, et que c’étoit à la mode. Je ne pouvois cependant manger autant que mes rivaux ; j’en entendis un s’écrier après un immense repas : « Pourquoi ma digestion n’obéit-elle pas à la vivacité de mon appétit ! » Pour ne point paroître exagérer, je ne rapporterai point les prodiges que j’ai vu opérer par ces héros de la table. Après ce que j’ai vu, sans parler de mes propres exploits, je crois tout ce qu’on a raconté de la capacité de l’estomac humain. J’ajoute foi au récit que madame de Bavière fait d’un dîner de Louis XIV. « Quatre assiettes de différentes soupes ; un faisan tout entier, une perdrix, une grande assiette pleine de salade, du mouton coupé dans son jus avec de l’ail ; deux bons morceaux de jambon, une assiette pleine de pâtisserie, du fruit, des confitures. » Je suis persuadé de la fidélité de l’historien qui nous assure qu’un empereur romain, Claudius Albinus, l’un des plus modérés de cette race gloutonne, mangea pour un déjeuner cinq cents figues, cent pêches, dix melons, cent bec-figues, et quatre cents huîtres.

L’épicurisme ne fut point aussi florissant pendant la décadence de l’empire romain, qu’il l’est de nos jours parmi la jeunesse opulente de la Grande-Bretagne. Il n’y avoit pas un de mes convives qui n’eût figuré glorieusement à la fameuse consultation du turbot qu’a immortalisée un poëte latin. Un évêque de ma connoissance entra un jour dans sa cuisine, pour voir apprêter un poisson monstrueux. Le cuisinier, peu respectueux, avoit jugé à propos de lui couper les nageoires. Quel meurtre ! s’écrie le saint évêque ; et, se décorant à l’instant d’un tablier de cuisine, de ses mains pastorales, il rajusta ces nageoires qu’on avoit scandaleusement supprimées. Autant que j’en puis juger par moi-même, c’est de l’ennui que cet épicurisme est né. Chez plusieurs, c’est un rôle joué pour se faire remarquer ; et d’ailleurs les plaisirs des sens deviennent la ressource de ceux qui n’ont pas assez d’énergie pour goûter les plaisirs de l’esprit. Je suis persuadé que si l’on eût pu demander à Héliogabale raison de ses vices, il fût convenu que l’ennui en étoit la véritable cause : et d’ailleurs ne le prouva-t-il pas, en proposant une récompense pour celui qui inventeroit un nouveau plaisir. Je rends graces au ciel de ne m’avoir pas fait naître empereur ; car je serois infailliblement devenu un monstre. Quoique né sans aucun penchant pour la cruauté, je crois que je n’eusse pu m’abstenir de chercher, par des actes de barbarie, à me procurer quelques émotions : heureusement je n’étois que comte et épicurien. L’abus des jouissances de la table dérangea ma santé ; j’eus besoin d’un violent exercice pour contre-balancer les effets de mon intempérance. J’avois pour maxime, qu’on ne pouvoit pas boire trop, pourvu qu’on fît du mouvement en proportion. Je tuai[2] quatorze chevaux, et je continuai de vivre ; mais je me lassai de tuer des chevaux, et ne me lassai pas de manger avec excès. Je fus attaqué de maux de nerfs, suivis d’une grande mélancolie. Le desir de mettre fin à mon existence se présenta souvent à moi ; plusieurs fois je me fixai sur le choix des moyens : mais l’exécution en fut toujours retardée, et cela pour les causes les plus puériles. Une fois, c’étoit pour voir terminer un colombier que je faisois bâtir ; une autre fois c’étoit pour attendre qu’on eût placé dans mon salon égyptien, une statue que je faisois venir à grands frais. Par la maladresse d’un ouvrier, le pouce de cette statue fut cassé ; et ce pouce cassé me sauva la vie. Mon ennui se convertit en humeur. Comme Montaigne et son saucisson, je fus heureux de pouvoir m’en prendre à quelque chose. Mais mon humeur passa ; je ne pus pas continuer de me plaindre de la fracture de ce pouce, et je retombai dans le silence et la noire mélancolie. La lumière du soleil me fatigua de nouveau. J’allais entrer dans ma vingt-cinquième année : on préparoit des fêtes pour mon jour de naissance. Milady Glenthorn avoit obtenu de moi que je passasse l’été au parc de Sherwood, qu’elle ne connoissoit pas. Elle y attira une nombreuse compagnie, qui ne fit qu’augmenter mon mécontentement. L’anniversaire de ma naissance arriva : j’aurois voulu être mort, et je résolus de me tuer à la fin de ce jour même. Je mis un pistolet dans ma poche, et le soir je me dérobai secrètement à la joyeuse assemblée. Lady Glenthorn et les autres se livroient au plaisir d’une danse bruyante qui me déplaisoit. Je pris le chemin d’une forêt voisine, et je fus rencontré par un de mes valets, qui m’amenoit un cheval dont on m’avoit fait présent pour ma fête. Ce cheval étoit sellé et bridé. Mon domestique tint l’étrier : je montai et partis. Comme on m’avoit dit que la porte de derrière étoit fermée, je pris le chemin qui conduisoit à l’entrée principale. En dehors de la grille, étoit assise par terre une vieille femme enveloppée d’une mantille rouge. Dès qu’elle m’aperçut, elle se leva ; et, me tendant les bras, elle s’écria, avec l’accent irlandois :

« Oh ciel ! est-ce bien vous que je vois ? »

Surpris à cet aspect et à ce cri, mon cheval se cabra : je priai cette femme de s’écarter de mon chemin.

— Le ciel répande sur vous ses bénédictions ! C’est moi qui suis la nourrice qui vous a allaité, tandis que vous étiez en Irlande. Combien il y a de temps que je désire de vous voir ! dit-elle, en joignant ses mains, et se tenant toujours assise au milieu de la porte, sans prendre garde à mon cheval, que je poussois en avant.

— Bonne femme, ôtez-vous de mon passage, ou je crains que vous ne soyez heurtée.

Paix, paix, dis-je, en cherchant à retenir ma monture.

— Oh ! le voilà tranquille ; il est doux comme un agneau. Il faut absolument que j’embrasse un de vous deux, dit-elle, en étendant ses bras vers le poitrail de mon cheval.

Celui-ci, peu accoutumé à toutes ces civilités, se dresse et me jette à terre. Ma tête alla frapper contre la borne voisine. Le dernier bruit que j’entendis fut celui d’un pistolet. Je ne puis dire ce qui arriva ensuite. Ma chute m’étourdit et me laissa sans connoissance. En ouvrant les yeux, je me trouvai couché sur un des coussins de ma voiture, entouré d’une foule de gens qui parloient tous à la fois : je ne pouvois rien distinguer de leurs discours confus. Enfin j’entendis assez clairement le capitaine Crawley, qui disoit :

« Qu’on aille chercher un chirurgien ; mais c’est trop tard ; il est mort. Transportez-le dans le pavillon : je vais rejoindre lady Glenthorn. »

Je m’aperçus qu’ils me croyoient expiré, je ne sentois pas alors le coup que j’avois reçu. Je fus curieux de voir ce que l’on alloit faire, et je refermai les yeux avant qu’on eût pu remarquer que je les avois ouverts. Je restai immobile, et suivant l’ordre du capitaine Crawley, on me transporta dans le pavillon. Arrivé là, mes domestiques me déposèrent sur un sofa ; la foule, après avoir satisfait sa curiosité, s’écoula petit-à-petit, et me laissa sans autre garde qu’un domestique et mon intendant.

Le domestique. — Je ne le crois pas tout-à-fait mort, car il me semble que son cœur bat.

— Oh ! c’est bien comme s’il étoit mort ; il ne peut remuer ni bras ni jambes, il a le crâne brisé, à ce qu’on dit, au reste le chirurgien en va juger. Non il n’en reviendra pas ; Crawley va devenir le maître de céans, et je ferai aussi bien de déloger, sans me le faire dire.

— Et moi je serai assez heureux si je suis payé de mes gages.

L’intendant. — Voyez ce qu’est devenu milord entre les mains de ce Crawley.

— Ma foi, c’est bien sa faute. Peut-on ainsi se laisser conduire par un tel faquin. M. Turner, avec votre permission, je vais jusqu’à la maison dire un mot à Jacques, et je suis de retour dans la minute.

— Non, non, Robert, reste ; il faut que j’aille mettre tout sous clef avant que Crawley se mêle de tout contrôler.

Le domestique resta seul auprès de moi. Il n’y avoit pas deux minutes que l’intendant étoit sorti, lorsque j’entendis une voix dire avec l’expression de l’inquiétude : est-il mort ?

J’entrouvris les yeux pour voir qui avoit parlé. La voix venoit du côté d’une porte qui étoit en face de moi, et tandis que le domestique se tournoit, je levai la tête, et je reconnus la vieille femme qui avoit été cause de mon accident ; elle étoit agenouillée sur le seuil, tenant ses deux bras croisés sur sa poitrine, je n’oublierai jamais sa figure où se peignoit le plus sombre désespoir.

Est-il mort ? se disoit-elle encore ?

Rien n’est plus sûr, répond le domestique.

— Pour l’amour de Dieu ! laissez-moi entrer dans cette chambre s’il y est.

— Entrez, et restez-là tandis que j’irai faire un tour jusqu’à la maison.

Le domestique partit, et ma vieille nourrice en me voyant, s’abandonna au transport de la plus vive douleur. Je ne compris pas ce qu’elle disoit, son idiome m’étoit étranger ; mais ses accens sortoient de son cœur, et ils arrivèrent jusqu’au mien. Elle s’inclina vers moi, et je sentis ses larmes couler sur mon front, je ne pus m’empêcher de lui dire tout bas : ne pleurez pas ; je vis encore.

Il est vivant ! s’écria-t-elle, et elle se précipita à genoux pour rendre grace à dieu, me prodiguant tous les noms qu’une nourrice tendre a coutume de donner à son enfant, elle me demandoit pardon, et tour-à-tour prioit pour moi, et se maudissoit elle-même.

Les tendres sentimens de cette pauvre femme me touchèrent plus que je ne l’avois jamais été ; elle me paroissoit être la seule personne sur la terre qui prît quelque soin de moi, et malgré les préjugés que me donnoit l’habitude contre son langage et ses manières, elle fit naître en moi le plus vif intérêt et la plus douce reconnoissance. Ma bonne femme, lui dis-je, je veux absolument faire quelque chose pour vous ; demandez moi ce que vous voudrez.

— Ah ! vivez, vivez ; c’est tout ce que je désire, c’est le seul plaisir que vous puissiez me faire sur la terre. Jusqu’à ce que vous soyez parfaitement rétabli, laissez-moi veiller à vos côtés, comme je le faisois quand vous étiez enfant, et que je vous portois dans mes bras.

Trois ou quatre personnes arrivèrent ensuite dans ma chambre, suivies du capitaine Crawley, dont la voix se faisoit entendre de loin. Je n’eus que le temps d’indiquer à la pauvre femme que je desirois passer pour mort ; elle me comprit avec une rapidité prodigieuse. Le capitaine Crawley vint sur le haut de l’escalier, disant d’un ton de maître :

Que fait ici cette vieille étrangère ? où est Robert ? où est Thomas ? Je leur avois ordonné de rester ici jusqu’à ce que je revinsse. M. Turner, pourquoi n’êtes vous pas resté ? A-t-on fait avertir l’officier de police ? Je vous ai dit qu’il doit examiner le corps. Quelles têtes avez-vous donc ? Combien de fois vous faut-il dire la même chose ? On ne peut rien faire avant la visite de l’officier de police ; ensuite nous nous occuperons de l’enterrement. M. Turner ! chaque chose a son temps. Lady Glenthorn se repose de tout sur moi. Lady Glenthorn veut que ce soit moi qui ordonne tout.

— Vous avez raison ; j’en suis bien persuadé ; je n’ai rien à dire contre cela.

Mais, dit Crawley, en se tournant vers le sopha sur lequel j’étois couché, que fait là, sur ses genoux, cette misérable Irlandaise ? — Eh ! qui vous a dit de vous mettre là ? qui êtes-vous ?

— Monsieur, c’est moi qui ai été sa nourrice ; aussi j’avois un bien grand désir de le voir une fois avant de mourir.

— Et c’est dans ce beau dessein que vous êtes venue de l’Irlande ?

— Et certainement ; et j’aurois fait le double de chemin s’il eût fallu.

— Ma foi vous avez l’air d’être un peu folle.

— Comme vous voudrez, monsieur ; j’ai toujours été de même envers les enfans que j’ai nourris.

— Il est bien question d’enfans actuellement ; vous voyez bien que votre besogne est finie.

— Je ne veux pas sortir d’ici tant qu’il y sera, dit ma nourrice, en saisissant le bras du sopha et en s’y attachant fortement.

Le capitaine Crawley : — Ah ! vous ne voulez pas sortir. Qu’on l’entraîne de force.

— Oh ! vous n’aurez pas la cruauté de me faire sortir d’ici, avant que son corps soit refroidi ; et vous me laisserez au moins la consolation de le voir enterrer.

— Allons chassez-moi cette vieille importune. Allons Jean, qu’on la prenne par le bras ; débarassez-m’en au plus vite.

Il paroît que le domestique hésita, car Crawley répéta l’ordre d’un ton plus sévère. « Faites-la sortir, ou sortez vous-même. »

La nourrice. — S’il plaît à Dieu, ce sera peut-être vous qui sortirez le premier !

Crawley. — Moi, sortir !… misérable ! oses-tu bien me parler ainsi ?

— Eh ! n’êtes-vous pas cruel envers moi et envers celui que j’ai nourri, et qui est là comme mort sous vos yeux. Cependant je suis sûre qu’il étoit votre ami tandis qu’il vivoit.

Crawley la saisit ; mais elle résista si bien, qu’elle entraîna avec elle le sopha sur lequel j’étois étendu.

Arrêtez, m’écriai-je, en me soulevant. Il se fit un silence absolu. Je regardai autour de moi ; mais je ne pus prononcer une autre parole. Je m’aperçus pour la première fois, que j’avois été blessé par ma chute. Je sentis des vertiges et des maux d’estomac. Je vis la contenance embarrassée de Crawley ; l’intendant et lui se regardoient l’un l’autre ; non ; il n’y eut jamais de faces plus hideuses. Un instant après je me laissai retomber.

La nourrice. — Ah ! reposez mon cher enfant, ne vous laissez pas troubler pour si peu de chose. Qu’ils fassent de moi ce qu’ils voudront ; je me soucie bien peu de leurs mauvais traitemens, pourvu que je vous sache en sûreté.

Je fis signe au domestique qui n’avoit pas voulu se prêter à chasser Ellinor : je l’envoyai avertir la femme de charge, et dis qu’on me mît au lit. La nourrice, ajoutai-je, passera la nuit auprès de moi. Ce fut tout ce que je pus dire, j’ignore ce que l’on fit de moi ; mais je me trouvai dans mon lit avec un bandage autour de la tête. La pauvre nourrice un chapelet à la main, étoit agenouillée d’un côté de mon lit, entre un médecin et un chirurgien, et Crawley avec lady Glenthorn étoient de l’autre côté, se parlant fort bas. Le rideau étoit tiré entre elle et moi. Crawley s’aperçut d’un mouvement que j’avois fait, et sortit aussitôt de la chambre. Lady Glenthorn entr’ouvrit le rideau et me demanda comment je me trouvois ; mes yeux se fixèrent sur elle ; elle fut tellement effrayée que se laissant tomber sur mon lit, elle ne put achever sa phrase. Je la priai d’aller se reposer, et elle se retira. Le médecin qui paroissoit inquiet de mon état, ordonna que ma tranquillité fût respectée. Je demandai en quoi consistoit mon accident. Le chirurgien me répondit gravement que j’avois une horrible contusion à la tête. Je me ressouvins d’avoir entendu parler d’une commotion au cerveau comme d’un mal très-dangereux ; mais n’en ayant pas une idée précise, mon ignorance augmenta ma crainte. Cette vie qui, un moment auparavant m’étoit tellement insuportable que j’allois la quitter volontairement, me devenoit précieuse, maintenant qu’elle étoit en danger ; et j’y tenois d’autant plus, que je voyois dans ceux qui m’entouroient le désir d’être debarassés de moi.

Cependant ma guérison fut quelque temps douteuse. Je fus saisi par une fièvre qui me laissa dans un état alarmant de foiblesse. Ellinor durant toute ma maladie, me prodigua les soins les plus attentifs[3] ; la nuit le jour elle ne quitta pas mon lit ; et quand j’eus recouvré l’usage de mes sens, elle étoit vraiment la seule personne que j’eusse du plaisir à sentir près de moi. J’étois touché de la sincérité de ses manières, et sa bonne volonté m’étoit plus agréable que des attentions plus recherchées, mais dans lesquelles je ne supposois pas le même désintéressement. Les libertés bizarres qu’elle prenoit avec moi, loin de m’offenser, m’étoient agréables ; la singularité de son dialecte m’amusoit autant qu’on pouvoit l’être dans ma situation. Je me souviens qu’elle me disoit un jour : je voudrois bien mourir un jour de Noël, parce que les portes du paradis seront toutes grandes ouvertes ce jour là, et je pourrois bien m’y glisser sans être reconnue. Pendant la nuit elle ne cessoit de parler, parce que, disoit-elle, il n’y avoit rien qui fît mieux dormir que d’entendre parler. Que je l’écoutasse ou non, elle étoit toujours contente. Elle avoit un inépuisable recueil d’anecdotes concernant la gloire de mes ancêtres. Elle connoissoit la moindre injustice que les Glenthorn avoient éprouvée de la part des anciens rois d’Irlande, long-temps avant qu’ils condescendissent à prendre le titre de lords, et quand ils portoient encore le beau nom d’Oshagnasec qu’elle regrettoit fort, et qu’on n’auroit jamais dû changer. Elle savoit toutes les histoires des chefs de l’Écosse et de l’Irlande. Il faut qu’elle m’ait conté vingt fois celles d’Oneill, Barbe-Noire. Elle connoissoit une multitude de fées et de sorcières ; sans compter les esprits et les revenans qui remplissoient tous les châteaux, y compris celui de Glenthorn qu’elle me donna enfin le désir de connoître. Depuis long-temps elle demandoit tous les soirs au ciel le bonheur de me voir dans mon château. Depuis long-temps elle seroit venue en Angleterre m’en faire l’invitation, si son mari, tant qu’il avoit vécu, ne l’en avoit pas empêchée en traitant ce voyage d’entreprise folle. Mais enfin Dieu avoit appelé à lui son mari, et rien alors n’avoit pu l’empêcher de venir voir son cher nourrisson, à son jour de naissance ; si elle le voyoit seulement une fois dans son château de Glenthorn, elle mourroit contente. « Quel dommage que vous n’y soyez pas ! ici vous n’êtes qu’un lord, mais vous seriez un roi si vous étiez en Irlande. »

Ellinor me fit vraiment croire au bonheur que je pourrois goûter dans mes vastes terres, au milieu d’une multitude de vassaux. Nous résistons volontiers aux efforts que font pour nous séduire, ceux qui emploient à cet effet quelque artifice ou quelque prépondérance, tandis que nous cédons, sans nous en apercevoir, à ceux que nous ne soupçonnons pas assez fins pour nous tromper, ou assez habiles pour nous vaincre. Je n’aurois souffert une pareille proposition que de la part de cette pauvre et ignorante femme, à qui je ne connoissois d’autre motif que son affection pour moi et pour son pays natal. Je promis donc d’aller visiter mon château un jour ou un autre ; et je ne pensois pas que cette vague promesse dût jamais s’accomplir. Dès que j’eus regagné mes forces, je tournai ou plutôt je laissai tourner mon esprit vers toute autre pensée.



CHAPITRE IV.


Un matin, le lendemain du jour où les médecins avoient prononcé que j’étois hors de danger, Crawley m’envoya par Ellinor un billet, dans lequel il me félicitoit de ma guérison, et me demandoit une entrevue d’une demi-heure. Je refusai de le voir, et répondis que j’étois encore trop foible pour m’occuper d’affaires. Le même matin, Ellinor vint, de la part de Turner, mon intendant, me présenter ses respectueux hommages, et demander un entretien de quelques minutes, pour communiquer des choses importantes. Je consentis à voir Turner. Il entra, la gaîté dans le cœur et la tristesse dans les yeux.

« Milord, je me vois forcé de vous apporter de mauvaises nouvelles. J’avois résolu, quoi qu’il arrivât, de ne point vous en parler jusqu’à ce que vous fussiez rétabli ; mais maintenant que je puis me réjouir de votre convalescence… »

— Oh ! M. Turner, laissons-là les félicitations, je vous en tiens quitte. — J’avois encore sur le cœur la scène du pavillon, et l’empressement que M. Turner y avoit montré pour mes funérailles. — Expliquez-vous s’il vous plaît, je n’ai que cinq minutes à vous donner ; et vous avez quelque chose d’important à me communiquer.

— Il est vrai Milord ; mais si vous êtes trop souffrant, ou que vous ne soyez pas disposé, j’attendrai l’heure de votre loisir.

— Non, tout de suite, ou jamais.

— Milord, il y a long-temps que j’aurois parlé ; mais je craignois de produire du mal : et puis j’en croyois à peine ce que l’on me disoit, et même ce que je voyois. Maintenant je crois que ce seroit un crime de ma part de ne point vous parler. Cependant, c’est mal choisir son temps, lorsque vous ne faites que sortir de maladie.

— Expliquez-vous, une fois pour toutes, M. Turner, car je n’ai pas le courage de supporter ces lenteurs.

— Je vous demande pardon, Milord ; eh bien ! le capitaine Crawley !…

— Ne me parlez jamais de cet homme-là.

— Je le veux bien, Milord ; mais tout le monde ici ne le voit pas du même œil que vous.

— Eh bien ! hypocrite, finirez-vous ?

— Milady, Milord, voilà tout, doit s’évader avec lui cette nuit, si on ne l’en empêche pas.

Ma surprise et mon indignation furent aussi grandes que si j’avois été le plus tendre et le plus attentif des époux. Je fus réveillé de cette apathie et de cet engourdissement où j’avois vécu plongé ; je fus déchiré par la douleur, en apprenant que j’allois perdre une femme que je n’avois jamais aimée. L’étonnement, la rage, l’humiliation, tout m’enflammoit contre le perfide parasite qui m’avoit trompé. Je fus assez maître de moi pour dire à Turner de me laisser seul et pour lui recommander un silence absolu. Personne, me répondit-il, ne saura et ne pourra rien soupçonner.

Étant resté abandonné à mes réflexions, dès que le premier feu de ma colère fut apaisé, je ne pus m’empêcher de me repentir de ma conduite à l’égard de mon épouse. Je considérai qu’elle s’étoit unie à moi dans un âge où sa raison étoit encore trop foible pour la guider ; que depuis le jour de notre mariage je n’avois pas fait le moindre effort pour diriger sa conduite, ou pour gagner son affection ; que je lui avois, au contraire, témoigné une constante indifférence, pour ne pas dire de l’aversion. Je lui avois laissé croire que, pourvu qu’elle me laissât dépenser en liberté les vastes revenus en échange desquels je lui avois donné le titre de comtesse de Glenthorn, je lui laisserois une entière indépendance. Je voyois enfin les funestes résultats de mon insouciance. L’immense fortune de lady Glenthorn avoit servi pendant deux ans à payer mes dettes, à satisfaire mes fantaisies et mes profusions ; il en restoit peu de chose. À peine dans sa vingtième année, elle alloit être exposée au mépris public, et tomber dans les mains d’un homme sans vertus et sans honneur. Sa destinée me fit pitié, et je résolus aussitôt de la sauver du malheur qui la menaçoit.

Ellinor qui surveilloit tous les mouvemens de Crawley, m’avertit qu’il étoit allé dans une ville voisine, en annonçant qu’il ne seroit de retour qu’après le dîner. Lady Glenthorn se tenoit alors dans un cabinet de toilette fort éloigné de la partie de la maison que j’habitois. Depuis ma maladie je n’avois pas quitté ma chambre, et je n’étois sorti de mon lit que pour me mettre dans un fauteuil ; mais dans ce moment, l’indignation me donna une telle force, qu’au grand étonnement d’Ellinor je me levai, et que, sans lui permettre de me suivre, je gagnai un escalier dérobé qui conduisoit à l’appartement de lady Glenthorn. J’ouvris brusquement la porte secrète du cabinet de toilette qui étoit fort en désordre. Une femme étoit sur ses genoux, occupée à faire un paquet. Lady Glenthorn assise devant une table avoit sous les yeux des lettres ouvertes, et tenoit à sa main un collier de diamans, elle fut effrayée comme si un fantôme étoit apparu ; la femme de chambre poussa un cri, et courut brusquement vers une porte pour fuir, mais la porte étoit fermée. Lady Glenthorn resta pâle et immobile, jusqu’à ce que j’approchasse, alors elle rougit, et renferma ses lettres dans le tiroir de la table. La suivante, au même instant, saisit une cassette de bijoux, et les jeta avec des vêtemens en désordre dans une malle qui n’étoit encore pleine qu’à moitié.

Sortez d’ici, lui dis-je d’un ton sévère. Elle ferma la malle, en prit la clef et s’en alla.

J’approchai une chaise à lady Glenthorn, et je m’assis moi-même. Nous étions tous deux également interdits, ses yeux étoient fixés vers la terre, et elle tenoit son front appuyé sur sa main, dans l’attitude du désespoir. Je pouvois à peine articuler un mot, mais faisant effort sur moi, je lui dis enfin :

Madame, je me reproche bien plus qu’à vous tout ce qui est arrivé.

Eh ! pourquoi répondit-elle, en essayant d’éluder mon discours, mais en jetant toutefois un regard inquiet sur le tiroir où étoient renfermées les lettres.

— Vous n’avez rien à me cacher.

— Rien me répondit-elle d’une voix mal assurée.

— « Non rien, car je suis instruit de tout. » — Elle fut saisie de peur. — « Et je suis disposé à vous pardonner tout ».

Elle me regarda d’un air étonné.

— Je conviens que j’ai eu des torts à votre égard ; vous avez le droit de vous plaindre de mon indifférence. C’est à cela que j’attribue votre erreur, mais oubliez le passé. Je vous en donnerai le premier l’exemple. Jurez-moi de ne plus voir ce misérable, et jamais dans le monde on ne saura rien de ce qui est arrivé.

Elle ne répondit rien, mais elle versa un torrent de larmes, elle sembloit incapable de se décider, et même de penser.

Je me sentis animé d’une nouvelle énergie…

Décidez-vous, lui dis-je, en lui présentant une plume, écrivez-lui de ne jamais revenir dans cette maison et de ne pas reparoître en votre présence. S’il se montre devant moi, je sais comment je le châtierai, et comment je vengerai mon honneur. Pour ménager votre réputation, je veux bien m’abstenir de lui témoigner en public tout le mépris qu’il mérite.

Elle fit diverses tentatives pour écrire, mais toujours inutilement ; enfin, repoussant le papier :

— Je ne sais que dire ; je suis incapable de penser, d’agir ; écrivez ce que vous voudrez, je le signerai.

Moi, écrire à Crawley ? écrire ce que je voudrai ; madame, c’est à vous, non pas à moi ; si cela ne vous convient pas, faites-le moi savoir.

Oh ! je ne dis pas cela. Donnez moi un peu de temps. J’ai été bien coupable, bien malheureuse ; vous êtes très-généreux, mais il est trop tard : tout sera connu. Crawley me trahira ; il racontera tout à madame Mattocks. Ainsi, de toute manière, je suis perdue. Oh mon Dieu ! que vais-je devenir ?

Après une heure passée dans l’indécision, le désespoir et les pleurs, elle écrivit quelques lignes, à peine lisibles, par lesquelles elle défendoit à Crawley de jamais la voir ou de s’occuper d’elle. J’envoyai le billet, et elle me témoigna vivement son repentir et sa reconnoissance. Le matin, à mon réveil, on me remit à mon tour une lettre d’elle, qui étoit conçue en ces termes :

« Depuis que je vous ai vu, le capitaine Crawley m’a convaincue que j’étois sa femme aux yeux de Dieu ; en conséquence, je demande le divorce ; votre conduite depuis notre mariage me prouve que vous le desirez, quelles que puissent être d’ailleurs vos raisons pour prétendre le contraire. Avant que cette lettre vous arrive, je serai hors de votre pouvoir ; ainsi ne vous donnez pas la peine de me poursuivre, elle seroit inutile. »

Signé, A. Crawley.

La lecture de ce message m’ôta tout desir de retrouver et de sauver lady Glenthorn. Je me prêtai au divorce avec autant d’ardeur qu’elle-même. Quelques mois après l’affaire fut entamée devant les tribunaux. Ma conduite négligente et la froideur de mes procédés envers ma femme parurent si extraordinaires, qu’on alla jusqu’à me soupçonner de collusion. Je n’eus pas besoin de m’en disculper aux yeux de tous ceux qui connoissoient mon caractère ; et je me disculpai en public avec une vigueur qu’on n’attendoit pas de moi. Ici je dois observer que ma santé fut parfaitement bonne pendant tout le procès, et au milieu des plus vives inquiétudes. Dès que l’affaire fut terminée et jugée en ma faveur, mes maux de nerfs commencèrent à se faire ressentir.


CHAPITRE V.


La maladie étoit pour moi une espèce d’occupation ; et la santé me devenoit bientôt importune. Quand le danger cessoit de m’inquiéter et de me tenir éveillé, je ne savois que mettre à la place. Je croyois qu’après mon divorce je pourrois jouir de la liberté ; mais la liberté me devint bientôt insipide. Pendant les deux mois qui suivirent, je ne fus tiré qu’une seule fois de mon engourdissement par une querelle qui s’éleva entre mes domestiques et ma nourrice. Soit que l’assurance de la faveur la rendît trop peu mesurée, soit que le préjugé national les indisposât contre une Irlandaise, tous mes gens me déclarèrent qu’ils ne vouloient plus continuer de vivre avec elle. La nourrice exprima la même antipathie, mais elle ajouta que pour rester auprès de moi, elle consentiroit, s’il le falloit, à passer sa vie au milieu des démons.

Quand on ne faisoit que se moquer de ses méprises, elle le supportoit gaîment ; mais si on lui reprochoit de m’avoir fait courir des risques en se montrant à la porte du parc de Sherwood, elle répondoit :

Et tandis que chacun le regardoit comme mort, qui est-ce qui en a pris soin ?

À cela il n’y avoit pas de réponse. Et ils ne pouvoient lui pardonner de les avoir réduits au silence par sa présence d’esprit. Je la protégeai aussi long-temps que je le pus ; mais enfin pour avoir la paix je cédai aux demandes réunies et réitérées de l’intendant et de toute la maison ; et je la renvoyai en Irlande, après lui avoir promis d’aller visiter le château de Glenthorn, cette année même ou la suivante. Pour la consoler de son départ je me proposois de lui faire un présent considérable ; mais elle ne voulut recevoir que quelques guinées pour fournir aux dépenses de sa route. Le sacrifice que je faisois pour obtenir la paix ne me la procura pas. Ruiné par mon indulgence, et par mon incurie, je n’étois plus le maître chez moi. Dans une maison vaste et nombreuse, les domestiques, comme des enfans mal élevés, deviennent le fléau et les tyrans de ceux qui ne savent pas les gouverner. Je me souviens qu’un de ces délicats serviteurs me quitta, parce que les rideaux de son lit ne fermoient pas hermétiquement ; il n’étoit pas accoutumé à cela ; il s’en étoit plaint jusqu’à trois fois à la femme de charge, sans obtenir réparation, ce qui le mettoit dans la nécessité de prendre son congé.

À la place de celui-là, vint s’offrir un autre faquin, qui, d’un air d’assurance, me demanda si j’avois besoin d’un homme de figure, ou d’un homme à talens ? Pour l’instruction de ceux qui ne sont pas au fait de cette classification de domestiques, il est bon de dire que la fonction d’un homme de figure consiste spécialement à annoncer la compagnie les jours de gala. Les services d’un homme à talens sont plus compliqués ; il écrit des cartes d’invitation, il répond aux créanciers importuns, il porte des messages secrets, et cœtera. Quand il y a un et cœtera dans un marché, il y a une porte ouverte pour la dispute. Les fonctions de l’homme à talens n’étant pas parfaitement spécifiées, il m’arriva de lui demander un service qui n’étoit pas de son ressort, je crois d’aller me chercher mon mouchoir ; il me répondit que cela n’étoit pas possible. Et moi, le plus indolent des mortels, après avoir attendu un quart-d’heure, tandis que tous ceux qui devoient m’obéir étoient nonchalamment assis, je fus forcé de me lever et de me servir moi-même. Je me tranquillisai en pensant à l’histoire du roi d’Espagne et du brasier. L’exemple d’un roi étoit fait pour me consoler. Tous les grands, me dis-je à moi-même, sont sujets à ces inconvéniens. Je me soumis donc, mais de si bonne grâce, qu’on n’eût pas dit qu’il y avoit de la complaisance de ma part. Ma maison devint une représentation continuelle du Bon ton à l’office[4].

On raconte qu’un seigneur étranger qui laissoit faire à ses domestiques tout ce qu’ils vouloient, fatigué un soir, ainsi que ses convives, d’attendre qu’on lui servît à souper, descendit pour savoir la cause de ce retard. Il trouva l’homme qui devoit servir, gravement occupé à jouer aux cartes. Celui-ci représenta qu’il lui étoit impossible de quitter la partie avant qu’elle fût terminée. Son maître n’eut rien à objecter à une si forte raison ; mais il prit le jeu de son domestique et finit la partie pour lui, tandis que celui-ci alloit disposer la table pour que l’on pût servir le souper.

Malgré la mollesse de mon caractère, je ne descendis jamais à ce point de complaisance ; ma maison m’étoit désagréable, et je n’avois pas la force d’éloigner les sujets de mon mécontentement. Chaque jour je me promettois bien de renvoyer cette foule de fainéans, et je n’en faisois jamais rien. Je n’étois pas plus heureux au dehors que chez moi ; j’étois dégoûté de mes anciens compagnons ; ils m’avoient bien prouvé le jour de mon accident, qu’ils s’inquiétoient peu que je fusse mort ou vivant ; et je m’étais convaincu de plus en plus de leur égoïsme et de leur folie. C’étoit une vraie fatigue pour moi de montrer quelque contentement et quelqu’ombre de gaîté dans leur société, et je n’avois pas le courage de la quitter. Quand ils virent que je n’étois pas toujours à leur disposition, ils découvrirent que Glenthorn avoit mille défauts ; il étoit toujours triste, il ne savoit se prêter à rien, et mille autres reproches. Enfin, ils me laissèrent aller à ma fantaisie, et oublièrent jusqu’à mon existence. Les amusemens publics n’avoient aucun charme pour moi ; j’avois déjà assez de raison pour ne pas céder à la tentation du jeu mais le manque d’intérêt dans ma vie me la rendoit insupportable. L’ennui chez moi fut tout près de devenir de la misanthropie.

Au milieu de ces fluctuations de mon caractère, je fus un moment intéressé par le spectacle d’un combat de boxeurs. J’y pris un goût si vif, je m’y attachai tellement, que je courus vraiment le risque de devenir un amateur assidu de cette espèce de pugilat. Je ne fis pas seulement réflexion qu’il étoit au-dessous de la dignité d’un noble anglais de se mettre dans la tête les termes d’un art aussi grossier. Je ne sais pas précisément jusqu’à quel degré j’aurois poussé ma science sur ce point important, si j’avois été livré à moi-même ; mais je fus saisi d’un accès de pudeur nationale, en entendant un étranger exprimer le dégoût que lui inspiroit ce sauvage spectacle. C’est en vain que je lui répétai les argumens de quelques orateurs de la chambre des Communes, qui prétendent que cette barbare gymnastique, ainsi que le combat du taureau, sont très-propres à entretenir le courage dans une nation. Mon antagoniste répliqua qu’il ne voyoit aucune liaison nécessaire entre la cruauté et le courage, et qu’il ne comprenoit pas ce qu’il y avoit d’héroïque et de belliqueux à regarder des hommes se fracasser les membres, et s’assommer, tandis que soi-même on étoit à l’abri de tout danger. Il me fit observer que jamais les Romains n’avoient été plus passionnés pour les combats de gladiateurs que sous les règnes des empereurs les plus cruels et les plus efféminés, et dans le déclin le plus marqué du courage et de l’esprit public. Ces raisonnemens n’auroient produit vraisemblablement aucun effet sur un esprit comme le mien, peu accoutumé à réfléchir, et toujours disposé à se laisser aller à ses sensations, mais je fus frappé de la mort d’un de ces combattans qui expira peu de temps après la bataille. C’étoit un Irlandais. Comme son adversaire étoit anglais, ainsi que les spectateurs, la mort de ce malheureux fut à peine remarquée. Je lui parlai quelques minutes avant qu’il expirât, et j’appris qu’il étoit originaire de mon comté. Il s’appeloit Michel Noonan, il me pria de faire remettre à son père une demi-guinée, qui étoit toute sa fortune, et à sa sœur un mouchoir de soie qu’il avoit à son cou. La pitié que m’inspira cet Irlandais me rappela sa patrie à l’esprit ; une foule de motifs assez légers en eux-même m’inspiroient le désir d’y aller. Je pouvois ainsi quitter un séjour qui m’étoit insupportable, et me débarasser d’une foule de valets qui m’étoient à charge, sans avoir la peine de les renvoyer ; car aucun d’eux ne consentit à me suivre dans ce qu’ils appeloient mon exil. Cela me délivroit aussi de mes camarades dont j’étois las. Fatigué de l’Angleterre, j’avois besoin d’un spectacle nouveau, dût-il être cent fois pire que tout ce que je connoissois. Telles étoient mes secrètes raisons, j’en alléguai de plus nobles et d’assez plausibles. Il étoit de mon devoir de visiter mes domaines, et d’encourager mes vassaux en passant quelque temps au milieu d’eux. On se fait volontiers des devoirs de ce qui nous convient et de ce qui entre dans nos goûts ; et puis j’avois promis à Ellinor ; un homme d’honneur devoit tenir sa parole, même à l’égard d’une pauvre vieille femme. Bref, quand une résolution est bien prise, on ne manque jamais d’argumens pour la justifier. La moitié des hommes se conduisent d’après des motifs de cette force ; enfin je résolus de me rendre en Irlande.



CHAPITRE VI.


Les vents contraires me retinrent pendant six jours à Holyhead ; fatigué de ce triste séjour, dans ma mauvaise humeur, je maudis l’Irlande, et deux fois je résolus de retourner à Londres ; mais le vent changea, mes équipages étoient embarqués, l’on mit à la voile et j’arrivai heureusement à Dublin. Je fus étonné de l’élégance de l’hôtel où je logeai, je ne pensois pas que dans une ville comme Dublin on pût trouver des appartemens si commodes. On me dit que la maison où j’étois avoit appartenu à un personnage distingué ; effectivement j’y étois servi avec une élégance, une magnificence même qui se rencontrent difficilement dans les hôtels les plus renommés de la capitale de l’Angleterre.

Ah ! monsieur, me dit un Irlandais qui me surprit au milieu de mon extase, tout cela est fort beau, fort bien distribué, mais cela est trop beau pour que cela dure long temps ; venez ici dans deux ans, et je vous assure que vous ne verrez plus que ruine et que désordre. Cela n’arrive que trop chez nous autres Irlandais, nous faisons de beaux projets, mais nous ne savons pas calculer ; tous nos plans sont dressés sur de trop grandes proportions, nous croyons que commencer largement, c’est bien commencer. Après avoir débuté comme des princes, nous finissons comme des mendians.

Je ne restai que peu de jours dans une ville, qui selon moi, ne pouvoit rien offrir de curieux à un homme qui connoissoit Londres. En me promenant dans les rues, j’aperçus pourtant quelques édifices que je ne m’attendois pas à voir en Irlande, j’eus souvent aussi l’occasion d’appliquer l’observation qu’on m’avoit faite à l’hôtel ; je remarquai des bâtimens commencés avec un luxe sans pareil, et terminés d’une manière misérable ; je fus frappé d’un bizarre mélange de bon et de mauvais goût. Quoique mon intelligence fût extrêmement peu cultivée, j’étois frappé de la singularité de ces contrastes : de toutes mes facultés, le goût étoit celle qui s’étoit le plus développée, parce que j’avois pu l’exercer sans prendre beaucoup de peine.

Impatient de voir mon château, je partis de Dublin ; je fus de nouveau surpris agréablement de la variété des points de vue, et de la beauté des routes. Mon ignorance m’avoit laissé croire qu’à peine en Irlande il existoit un arbre, et que les chemins y étoient impraticables. Toujours prompt à me laisser aller à ma crédulité, je me persuadai de l’opinion diamétralement opposée ; je m’imaginai que nous devions voyager aussi vite que sur la route de Bath, et je me mis en tête de franchir en deux jours une distance qui en exigeoit le double. Semblable à tous ceux qui n’ont rien à faire nulle part, j’étois dans une prodigieuse impatience de quitter un endroit pour un autre ; et j’étois possédé de la noble ambition de faire le plus de chemin possible dans le moins de temps donné. Je voyageois dans une calèche légère, attelée de mes propres chevaux. Mon valet de chambre anglais, et mon cuisinier français me suivoient dans une chaise de louage. Pourvu qu’ils ne se séparassent pas de moi, je m’inquiétois peu de la manière dont ils y réussiroient. Le soir, mon valet de chambre se plaignit amèrement de la façon dont les postes étoient servies en Irlande, et il me conjura de lui permettre d’aller à plus petites journées ; mais je n’y pus consentir ; comment en effet me passer un instant de mon valet de chambre et de mon cuisinier français ? Le matin, j’étois déjà assis dans ma voiture, et tout prêt à partir, quand mon Anglais et mon Français se présentèrent à la portière, tous deux dans un tel accès de rage qu’il n’y avoit pas moyen d’entendre un mot de leurs plaintes inarticulées. Enfin, le sujet de leur colère se montra, et parla pour eux ; alors sortit de l’auberge une voiture qui étoit dans l’état le plus déplorable. La caisse étoit montée à une prodigieuse hauteur sur d’inflexibles ressorts, et penchoit en avant ; une des portières restoit irrévocablement ouverte ; des quatre volets, trois étoient fermés, sans possibilité de les faire mouvoir ; le brancard rompu en deux endroits étoit raccommodé avec des liens ; le peu qui restoit du fer des roues, n’y tenoit que foiblement ; des chevilles de bois les fixoient dans l’essieu, et d’assez mauvaises cordes tenoient lieu de harnois. Les chevaux étoient dignes d’un pareil équipage : ces pauvres créatures sembloient être à l’agonie, on eût dit qu’ils n’avoient été pansés de leur vie ; leurs ossemens aigus cherchoient à se faire jour à travers une peau desséchée. L’un aveugle avoit le dos endommagé, l’autre boîteux avoit le cou écorché ; l’un incliné jusqu’à terre y reposoit sa tête appuyée sur son collier, l’autre la portoit en avant, et tirée par un bout de bride que tenoit une espèce de mendiant, dont une moitié de chapeau et une moitié de perruque placés en sens contraire couvroient la nuque singulière. Un long sarot, noué avec une corde de foin lui couvroit le corps ; cette jaquette découpée en différens endroits y laissoit apercevoir ses jambes nues et marbrées de différentes couleurs. Des restes de bas descendoient sur ses talons ; je n’essaierai pas de dépeindre les sauvages clameurs qu’il poussa pour encourager ses coursiers, ou pour les menacer.

J’appelai avec indignation le maître de l’auberge. J’espère, lui dis-je, que ce ne sont pas là les chevaux ni la voiture que vous destinez à mes gens ?

Le maître et le pauvre diable qui se disposoit à faire le postillon, répondirent à la fois :

Misère ! il n’y a pas une meilleure voiture dans le pays.

— Misère ! que voulez-vous dire !

Non milord, vous n’en trouverez pas de meilleure ; nous en avons bien deux autres ; mais l’une n’a point d’impériale et l’autre point de fond. Nulle part on ne peut rien se procurer de mieux.

— Et les chevaux ! en voilà un qui est si boiteux qu’à peine se peut-il tenir debout.

— Oh milord ! il est toujours comme cela quand il faut partir. C’est de la malice ; il sent bien qu’on va se mettre en route.

— Et son camarade, dont le cou est tout écorché !

— Il n’en est que plus ardent quand il est échauffé. Milord celui-là va comme le vent. N’est-ce pas notre Knockecroghery ? ne l’ai-je pas acheté quinze guinées, sans compter le pour-boire, à la foire de Knockecroghery ? il alloit alors sur ses quatre ans.

Je ne pus m’empêcher de rire à ce discours ; mais mon valet-de-chambre persistant dans son humeur, jura qu’il ne partiroit point avec ces chevaux, et le cuisinier se répandit en plaintes accompagnées de tant de gestes, que moins je les comprenois, plus j’étois disposé à les laisser continuer.

— Je m’en vais vous dire ce qu’il faut faire, s’écria Paddy ; prenez quatre chevaux, comme il convient à des gens de votre qualité, et vous verrez de quel train ils vont vous conduire.

Mettant alors son index replié dans sa bouche, il fit retentir un sifflement aigu et prolongé auquel on répondit du champ voisin par un sifflement absolument semblable.

Je protestai vainement contre cet arrangement. Avant que les deux premiers chevaux fussent attachés à la chaise, il en étoit déjà arrivé deux tout frais de la charrue, ils furent assez expéditifs en les attelant ; je ne sais comment ils purent s’en tirer avec leurs cordes. Maintenant nous voilà bien arrangés, dit le postillon Paddy.

— Mais cette chaise ne fera pas un mille sans se briser !

— Cette chaise, milord, feroit le tour du monde, j’en réponds. L’univers sera détruit avant elle. Certainement, elle a été raccommodée hier au soir.

Saisissant donc les rênes et son fouet d’une main et relevant ses bas de l’autre, d’un saut il s’élance comme un habile cocher sur un morceau de bois usé qui lui servoit de siège. Donnez-moi le coussin sur lequel je m’assieds dit-il. On lui jette par-dessus la tête des chevaux un paquet de guenilles qu’il saisit au passage. — Allons, Hosey, à cheval. — Eh ! dit Hosey, donnez-moi le temps d’attacher du foin au tour de mes jambes. — Aidez-moi à monter, dit ce modèle des postillons à un des nombreux assistans rangés autour de notre équipage. Allons, poussez-moi, alerte !

Un homme le prit par le genou, le jeta sur sa monture, où il fut dans un clin-d’œil. Puis s’acrochant à la crinière de son cheval il se laissa pendre jusqu’à terre pour s’emparer de la bride qui étoit sous les pieds du cheval voisin. — Il se redresse et d’un air fier regarde le cocher qui, tourné vers mes gens, sembloit leur dire : Soyez tranquilles, tout ira bien. » En vain le grave valet de chambre et le cuisinier crioient, accabloient d’injures et de reproches le pauvre Paddy. L’esprit et l’adresse étoient de son côté. Il repoussa avec une gaîté comique tout ce qui fut dit contre sa chaise, ses chevaux, son pays et lui-même, jusqu’à ce que ses deux adversaires confondus et réduits au silence, fussent enterrés dans la paille et dans l’obscurité. Paddy, d’un ton de voix triomphant, crie à mes postillons : « Partez-donc, n’encombrez pas davantage le chemin. »

Sans répondre un mot ils partent ; mais ils ne purent non plus que moi, s’empêcher de regarder vingt fois en arrière pour voir comment cet équipage alloit manœuvrer. Nous vîmes en effet, les deux chevaux de l’avant, aller à droite puis à gauche, et éviter soigneusement le milieu de la route. Paddy crioit à Hosey, va donc droit, si tu peux. Je ne te demande pas de tirer la voiture d’une once.

Enfin, à force de coups de fouet, les quatre chevaux furent décidés à galoper ensemble. Mais ils s’arrêtèrent tout court au pied d’une montée qui se trouvoit à la sortie de la ville. Là une foule de galopins qui avoient suivi la voiture, se mirent à la pousser et l’aidèrent à arriver sur la hauteur. Une demi-heure après, comme nous nous disposions pour une descente rapide, à enrayer, à mon grand étonnement, Paddy au grand galop, nous passe et pousse des cris de joie et de victoire. Mes postillons l’appellent pour l’avertir qu’il n’a pas enrayé, mais il crie toujours « ne craignez rien. » Et lâchant les rênes de toute leur longueur, frappant de ses deux talons sa monture, il arrive comme la foudre au bas de la descente. Mes Anglais étoient pétrifiés.

« Le tournant de la montagne est escarpé, et difficile, si jamais il y en a eu, dit mon postillon revenu de son profond étonnement, ils vont se briser là, sûr comme je m’appelle John.

Tout au contraire, quand nous eûmes enrayé et désenrayé, nous arrivâmes auprès de Paddy, qui, bien portant et fort tranquille, raccommodoit quelqu’un de ses cordages.

Si cette corde se fût rompue tandis que vous descendiez la colline, lui dis-je, Paddy, c’étoit fait de vous. »

« Cela est vrai Milord, mais cela ne m’est arrivé à aucune descente, et grâce à dieu j’espère être assez heureux pour que cela ne m’arrive jamais. »

Avec cette confiance dans la providence et dans sa bonne étoile, Paddy couroit toujours à mon grand amusement, il se piquoit d’aller devant nous, et s’en tira très bien, jusqu’à un endroit où la route se resserroit, et où l’on raccommodoit un pont. Il fallut s’arrêter tout court, Paddy fouette ses chevaux, les appelle de tous les noms possibles, mais le brave Knockecroghery est rétif ; il fait mieux, il se met à ruer de toutes ses forces ; il paroissoit certain qu’il casseroit du premier coup de pied la traverse de bois à laquelle il étoit attaché, s’il venoit à la frapper. Mon Anglais et mon Français mettoient alternativement la tête à la seule ouverture qui fût praticable, et supplioient de toute leur force Paddy de les laisser descendre. « Ne craignez rien, leur répondoit-il toujours. » Ils n’avoient ni la force ni l’adresse d’ouvrir la portière. Une des roues qui avoit appartenu à une autre voiture, ne permettoit pas qu’on pût ouvrir d’un côté, et de l’autre, tout étoit si hermétiquement fermé qu’ils étoient irrévocablement prisonniers. Les ouvriers qui travailloient au pont restoient appuyés sur leurs bêches pour voir l’issue de l’affaire. Comme ma calèche ne pouvoit point passer, je fus contraint aussi d’être spectateur de cette bataille entre le postillon et son cheval.

« Il n’y a pas de danger, répétoit Paddy, je vous réponds qu’il ira. Ah ! Knockecroghery, tu crois avoir affaire à un sot, mais je te ferai voir que tu te trompes. »

Après cette déclaration de guerre, Paddy fouetta, Knockecroghery rua, et Paddy, sans s’apercevoir du danger, se tenoit à la portée des ruades, levant tantôt une jambe, tantôt une autre, suivant qu’il voyoit son ennemi remuer le pied gauche ou le pied droit. Ce fut un miracle qu’il pût en échapper ; avec ce mélange de témérité et de présence d’esprit que nous prîmes tour-à-tour pour de la folie et de l’héroïsme, glorieux de son danger, et assuré du triomphe, il eut le plaisir de voir les spectateurs prendre une vive part à son succès.

« Eh bien ! dit-il ne l’ai-je pas mis à la raison ; ce drôle-là vouloir me résister ! Ah ! je suis trop fin pour lui, je réponds qu’il ira maintenant. C’est un diable d’obstiné ; mais ce seroit plaisant qu’un homme comme moi fût obligé de le céder à un cheval. Oh ! je défie tous les chevaux du monde. »

Après ce mémorable combat, et les chants de victoire qui en furent la suite, Paddy éloigna son adversaire soumis pour nous laisser passer ; mais au grand regret de mes postillons, une corde de loin tendue au travers de la route, nous força encore de nous arrêter une fois. Des paveurs occupés à la raccommoder, nous donnèrent l’explication de ce signal ; le chemin est si sec, dirent-ils, donnez-nous de quoi un peu l’humecter.

Je leur jettai un scheling, on leva la corde, et nous passâmes. Je n’entendis plus parler de Paddy du reste de la journée, il arriva deux heures après nous, et demanda à être payé double, pour avoir mené les gens de Milord si bon train.

Certainement ce voyage fut semé pour moi de toutes sortes d’embarras et de désastres : un de mes chevaux fut blessé au pied par un maréchal qui arrivoit ivre d’un enterrement ; un des panneaux de ma voiture fut enfoncé par le choc d’un timon de charrette ; un jour j’arrivai mourant de faim dans une immense et misérable auberge où je ne trouvai que de l’eau-de-vie de grains ; je fus obligé de passer une nuit dans une cabane enfumée, où le dernier de mes domestiques n’auroit pas voulu passer un quart d’heure ; mille fois je m’impatientai, et j’affirmai qu’il étoit impossible à un gentilhomme de voyager en Irlande. Eh bien ! je ne me souviens pas d’avoir fait un voyage où j’aie éprouvé moins d’ennui. Vingt fois par jour j’avois de l’humeur ; mais jamais je ne m’ennuyai moins, et je suis persuadé que ceux qui voyagent pour leur santé, ne retirent quelqu’avantage de leurs courses, que lorsqu’ils les exécutent au milieu des privations et des contrariétés. Quand on est obligé d’employer ses forces, de faire usage de ses membres, on est moins disposé à penser à ses nerfs. Aussi, c’est le voyage d’Irlande, plutôt que celui de tout autre pays, que je recommanderois à l’homme qui est poursuivi de vapeurs. Je lui promets d’abord assez de fatigue pour faciliter la circulation de son sang ; et peut-être son impatience sera-t-elle accompagnée des convulsions d’un rire très-salutaire pour toutes sortes de maux. Enfin, s’il a le cœur sensible, il ne pourra qu’être agréablement ému par le spectacle de la douce, franche et généreuse hospitalité qu’exercent également dans ce pays l’humble habitant de la cabane, et le riche seigneur de château.

Le quatrième jour, nous arrivâmes assez tard dans la province où étoit située ma terre. C’étoit un des plus sauvages cantons de l’Irlande. Nous ne pûmes trouver ni chevaux ni aucune sorte de ressources, et il nous restoit plusieurs milles à parcourir. Pour toute consolation, l’hôtesse, peu ragoûtante, qui portoit à ses oreilles des boucles d’or fort massives, nous dit que si nous voulions seulement attendre une heure en mangeant un œuf frais, nous aurions un très-beau clair de lune.

Après bien des paroles inutiles, mon cuisinier monta un de mes chevaux de selle, mon palfrenier resta en arrière, mon valet-de-chambre se plaça sur le siége, et je continuai ma route avec mes propres chevaux, tout fatigués qu’ils étoient. La lune, qu’on m’avoit promise, se leva effectivement, et je vis parfaitement le pays que je parcourois. À mesure que j’approchois du rivage de la mer, les chaumières devenoient plus rares, et les arbres avoient une chétive apparence. Ils étoient tous penchés suivant la direction du vent le plus fort qui souffloit sur la côte. La monotonie de notre chemin n’étoit variée que par l’aspect de quelques rochers, dont l’ombre se projetoit sur les flots. Le pas des chevaux, imprimé sur un sable fin, ne se faisoit pas entendre ; à peine le silence absolu de la nuit étoit-il interrompu par le frottement léger des roues.

John, quelle heure peut-il être dit l’un de mes postillons à son camarade.

— Il est au moins minuit ; mais nous sommes dans un bel endroit pour le demander. Ce chemin-ci a bien l’air de nous mener tout droit dans la mer — Peut-être nous trouverons plus loin quelqu’espèce de barque, mais… je n’en suis pas bien sûr. — Enfin ils s’arrêtent pour se consulter entr’eux. Ils ne savoient que décider quand vint à passer un voiturier qui précédoit son cheval et sa charette en sifflant.

— Mon ami, est-ce ici le chemin du château de Glenthorn ?

— De Glenthorn ? hé, certainement, Messieurs.

— Où est le château ?

— Il est devant vous.

Tandis que mes postillons réfléchissoient sur cette réponse, mon voiturier quitte sa charette, et se met en devoir de les conduire.

Ne voyez-vous pas le château, nous crioit-il en nous montrant un endroit qu’il nous étoit impossible de découvrir, car il étoit masqué par une pointe de rocher ; enfin, quelques minutes après, nous aperçûmes un château qui sembloit sortir de la mer ; il s’élevoit avec la majesté des anciens temps ; orné de tours et de créneaux, une vaste porte en annonçoit l’entrée ; c’étoit le château de Glenthorn.

— C’est sûrement Milord lui-même que j’ai l’honneur de voir, dit notre guide, en m’ôtant son chapeau ; je vais aller devant pour l’annoncer.

— Non, mon ami, ne vous en donnez pas la peine, retournez plutôt auprès de votre cheval, que vous avez laissé sur la route.

— Oh ! il est accoutumé à cela ; il ira tout de même ; et moi je vais dans un clin-d’œil être au château.

Il s’élança devant nous avec une agilité surprenante, tandis que mes chevaux harassés, pouvoient à peine nous tirer du sable. Nous approchions, quand tout-à-coup la grande porte du château s’ouvrit, et nous aperçûmes une foule de gens armés de torches ; ils paroissoient des nains en comparaison de la hauteur de l’édifice. À la vivacité de leurs mouvemens, et à la confusion de leurs cris, on eût pensé que le château étoit en flammes. Tout ce travail avoit pour but d’abaisser le pont-levis. Lorsque je passois dessus, une fenêtre s’ouvrit, et une voix, que je reconnus pour être celle d’Ellinor, me cria : Prenez garde au grand trou qui est au milieu du pont.

Je passai sur ce pont caduc, et sous un arceau long et massif, au bout duquel on avoit allumé un fanal ; je me trouvai dans une place immense, qui formoit la cour du château. Au bruit qu’avoient fait les chevaux et mes équipages en traversant le pont, succéda celui d’une multitude de voix bizarres et étranges, dont les clameurs contrastoient singulièrement avec le silence continuel de mon voyage dans les sables. Le prodigieux effet que produisit mon arrivée sur cette multitude de gens et de vassaux, me donna de mon importance une opinion que rien en Angleterre ne m’avoit inspirée. Tout ce peuple sembloit né pour me servir : l’officieuse précipitation avec laquelle ils alloient et venoient ; les bénédictions dont ils me combloient, les uns criant : Vive le comte de Glenthorn ! les autres me faisant mille protestations, tout cela transporta mon imagination dans les siècles les plus anciens de la féodalité.

La première personne que je vis en entrant dans le vestibule, ce fut la pauvre Ellinor qui se précipitoit vers moi. — C’est bien lui, oui je l’ai vu dans son château ; et s’il plaisoit à dieu de m’appeler à lui dans ce moment, je mourrois avec plaisir.

— Ma chère Ellinor, j’espère que vous vivrez encore long-temps, que vous serez heureuse, et que je contribuerai à votre bonheur. — Et lui-même il me parle avec tant de bonté ; oh ! c’est trop ; elle fondit en larmes, et cachant son visage de ses mains, elle s’enfuit avec précipitation.

L’étendue de l’escalier que j’eus à monter, la longueur des galeries que je traversai pour me rendre dans l’appartement où mon souper étoit servi, me donnèrent une vaste idée de ma propriété ; mais j’étois trop las pour me livrer aux jouissances de la vanité. Le plaisir plus simple et plus naturel de l’appétit satisfait, me toucha davantage. Je savourai avec délices, un des plus amples soupers qui jamais ait été servi à aucun baron, même dans les temps fameux où l’on faisoit rôtir un bœuf tout entier. Le sommeil me fit bientôt désirer de me coucher. On me conduisit de nouveau à travers une longue suite de chambres et de galeries ; et tandis que je passois, la porte d’un antique dortoir s’ouvrit, et j’aperçus un groupe de femmes au milieu desquelles je reconnus Ellinor ; mais à peine eus-je tourné la tête, la porte se referma si vîte, que je n’eus pas le temps de dire un mot ; j’entendis seulement ces paroles : que Dieu le bénisse !

J’étois si accablé, que je fus vraiment satisfait d’avoir évité l’occasion de parler : mais je fus touché de la bénédiction de ma bonne nourrice. La tour majestueuse dans laquelle j’étois destiné à reposer étoit ornée d’une magnifique et ancienne tapisserie. Tout cela ressembloit si fort à un château enchanté, que s’il m’étoit resté la force de penser, j’aurois eu des idées à la Radcliffe. Je suis vraiment honteux d’avouer que ma nuit se passa sans mystère et même sans présages. Je ne fus pas plutôt dans mon lit que j’y fus saisi du plus profond sommeil.



CHAPITRE VII.


En me réveillant, je me crus sur un navire ; le premier bruit que j’entendis, fut celui des flots qui venoient se briser contre les murs du château. Je me levai, j’ouvris la fenêtre de ma chambre, et je vis, qu’autour de moi, tout avoit un air désert et sauvage. À mesure que je contemplois cette scène, je fus saisi de l’idée que j’étois éloigné de toute civilisation ; mon ame s’abandonna aux sensations mélancoliques qu’inspire ordinairement une profonde solitude.

Je fus tiré de ma rêverie par ma tendre nourrice, qui, dans ce moment, entrouvrit la porte de mon appartement.

— J’ai pris la liberté de regarder pour voir si le feu brûloit ; c’est moi-même qui l’ai allumé, et je n’ai pas osé trop souffler de peur de vous éveiller.

— Entrez donc, Ellinor, entrez.

— Eh bien ! j’entrerai, puisque vous êtes seul. Je n’aurai peur de personne, me dit-elle, voyant que j’étois même sans mon valet-de-chambre.

— Vous ne devez jamais rien craindre tant que je vivrai, Ellinor ; je veux être toujours votre protecteur. Je n’oublierai jamais la conduite que vous avez tenue lorsque j’étois mourant dans le pavillon.

— Oh ! ne parlez pas de cela. Remercions Dieu de ce qu’il n’y avoit pas plus de danger. Maintenant vous voilà bien portant. Vivez de longues années. Il faut que vous ayez été bien fatigué la nuit précédente, car ce matin je vous ai vu dormir bien profondément. Vous ne dormiez pas mieux quand vous étiez enfant et que je vous tenois dans mes bras.

— Asseyez-vous un moment, Ellinor, et parlons un peu de vos petites affaires.

— Eh ! mais, n’est-ce pas de mes affaires que je parle ? répondit-elle avec vivacité.

— Certainement ; mais j’entends par là que vous devez me parler de votre manière de vivre, et de ce que je puis faire pour vous rendre plus heureuse, s’il se peut.

— Oh ! il y a une chose qui me rendroit bien heureuse.

— Et quelle est-elle ?

— C’est d’allumer tous les matins votre feu, et d’ouvrir moi-même vos volets.

Je ne pus m’empêcher de sourire de la simplicité de cette demande. J’allois la presser de m’en faire une plus importante, mais elle entendit venir un domestique, et alors se levant de sa chaise avec rapidité, elle se plaça sur ses genoux, et se mit à souffler le feu avec sa bouche d’une manière très-empressée.

Le domestique venoit pour m’annoncer que M. M’Léod, mon homme d’affaires, m’attendoit dans le salon du déjeûner.

— Me laisserez-vous allumer votre feu tous les matins ? me dit Ellinor toujours agenouillée.

— Eh ! certainement ; vous serez toujours bien venue.

— Alors n’oubliez pas de parler pour moi à ces Anglais, autrement ils ne me laisseront pas faire ; entendez-vous ? n’oubliez pas.

Je le lui promis, et descendu au bas de l’escalier je n’y pensai plus.

Monsieur M’Léod, que je trouvai lisant les gazettes, me parut moins ému de mon arrivée que tous ceux que j’avois vus jusqu’alors. C’étoit un homme d’une structure robuste, droite ; ses traits étoient prononcés ; il régnoit un singulier calme sur toute sa personne. Il s’énonçoit avec une clarté parfaite, quoique son accent fût légèrement écossais. Il n’accompagnoit ses discours d’aucun geste, et conservoit toujours un sang-froid inaltérable. Il n’y avoit de mobile en lui, que ses yeux, mais ils étoient expressifs, et la raison y étoit peinte. Avare de paroles, il ne disoit rien qui n’allât à son but. Il me pressa d’examiner ses comptes ; me détailla différentes opérations d’importance, entreprises pour mon service ; mais il me raconta tout cela comme s’il n’eût rien fait pour m’obliger ; il avoit rempli son devoir ; il ne prétendoit à aucun remercîment et l’auroit même repoussé. La tranquillité de son esprit, égaloit l’immobilité de son corps. La perfidie de Crawley m’avoit laissé de tels préjugés contre tous les agens, que la simplicité de celui-ci ne me réconcilia pas d’abord avec lui. Les hommes crédules, une fois convaincus de leurs erreurs, deviennent soupçonneux à l’excès. Quand on n’est point habitué à raisonner, on tire des conséquences fausses parce qu’elles sont trop générales, et parce que l’on veut appliquer aux individus de toutes les classes les résultats d’une expérience très-bornée. Penser étoit pour moi un travail si pénible, qu’ayant un jour à me décider sur une affaire pressante, j’aimai mieux la laisser péricliter que de prendre la peine d’en sortir en l’examinant assez pour me former une opinion.

Dans cette circonstance une prévention nationale augmentoit les soupçons que ma position antérieure avoit déjà fait naître. Monsieur M’Léod étoit non-seulement un homme d’affaires, mais il étoit Écossais. J’étois persuadé que tous les Écossais étoient subtils, par conséquent l’air de probité et de franchise de celui-ci, n’étoit que de la politique plus rafinée.

Après le déjeuner, il me présenta l’état général de mes affaires ; il me pressa de prendre un jour pour recevoir ses comptes ; et sans paroître choqué de la froideur avec laquelle je l’avois reçu, et de l’ennui que me procuroit sa présence, il demanda paisiblement son cheval, me souhaita le bon jour et partit.

Depuis ce moment la cour de mon château fut constamment remplie d’une foule de rustiques solliciteurs qui venoient tous pour avoir l’honneur de saluer milord. Dans les attitudes les plus nonchalantes, et plus patiens que de vrais courtisans, ils alloient et venoient sous mes fenêtres, tâchant d’obtenir un coup-d’œil, en attendant le moment fortuné où ils pourroient être admis à mon audience. Je m’étois promis le plaisir de monter à cheval et de faire le tour de mes domaines ; cela me fut impossible ; je n’étois plus le maître ni de mon temps ni de ma volonté.

Puissiez-vous être long-temps notre seigneur ! me répétoit-on de tout côté. C’étoit m’avertir que dorénavant je serois comme un prince, obligé de consacrer ma vie au bonheur de mes sujets. Je ne concevois pas comment mon peuple avoit pu vivre si long-temps sans me voir ; car du moment où je fus arrivé, j’étois devenu d’une absolue nécessité à chaque individu.

L’un avoit une femme et six enfans, sans la moindre ressource pour les nourrir. Milord auroit peut-être la générosité de lui accorder un petit coin de terre où il pourroit faire paître une vache.

Un autre avoit un frère en prison ; il étoit impossible, sans mon secours, qu’il en sortît jamais.

Un troisième avoit besoin de renouveler son bail ; un quatrième demandoit une ferme ; il espéroit que milord feroit son fils douanier. Il me falloit écouter cent propositions relatives aux terres qui devoient être affermées le mois de mai suivant ; on me rappeloit les promesses qu’avoit faites milord mon père ; et là-dessus arrivoient des histoires si longues, si invraisemblables, si compliquées, et dans un style si nouveau pour mes oreilles, qu’avec toute l’attention et la bonne volonté du monde je n’entendois pas le quart de tout ce que l’on me disoit.

Non, de ma vie, je ne fus aussi fatigué que ce jour là. Je n’aurois pu y résister, si je n’eusse été encouragé par l’idée de mon importance et de mon pouvoir, pouvoir qui étoit vraiment absolu. Cette considération me soutint pendant trois jours que je fus retenu captif dans mon propre château par la foule qui venoit me rendre hommage et réclamer ma protection. En vain, chaque matin mon cheval étoit sellé et bridé ; il ne m’étoit pas permis de le monter. Le quatrième jour, croyant m’être débarrassé de tous les importuns, je fus désagréablement surpris de voir à mon lever une nouvelle multitude de pétitionnaires. Je donnai à mes gens l’ordre de dire que j’étois sorti, et que je ne pourrois voir absolument personne. D’abord, je crus que ces paysans n’avoient pas compris mes domestiques anglais, car ils restèrent constamment à leur poste. À un second message que je leur envoyai, ils me firent connoître qu’ils avoient entendu parfaitement le premier, en répondant qu’ils m’attendroient jusqu’à mon retour. Enfin je m’échappai non sans efforts à travers la foule de mes persécuteurs. Le soir je fis fermer le château, et je défendis de laisser entrer qui que ce fût. Le lendemain je vis avec satisfaction que les environs étoient libres, mais hélas ! l’infatigable troupe étoit en embuscade à côté de la porte. Je leur dis que je les priois de ne me parler de rien, tandis que j’étois à cheval. Alors le lendemain lorsque je repassai, je les vis tous en silence, chapeau bas, me saluant et me resaluant. Je ne pus m’empêcher de m’écrier : Mes amis ! pourquoi perdre ainsi votre temps ? vite ils s’approchèrent et me gardèrent prisonnier pendant une heure.

Enfin j’étois placé dans une situation où je ne pouvois espérer ni loisir ni tranquillité. J’avois les jouissances du pouvoir, mais mon indolence habituelle les eût éteintes bientôt, si la jalousie que m’inspiroit M. M’Léod ne m’eût tenu en haleine.

Un jour que je refusai d’écouter un importun fermier, en lui disant que j’étois fatigué à l’excès de toutes ces demandes, il me répondit : c’est vrai, Milord, je suis honteux de vous déranger ainsi pour des bagatelles ; je vais m’adresser à M. M’Léod ; il décidera la chose tout aussi bien. D’ailleurs, c’est lui qui est accoutumé à faire tout.

— À faire tout ! cela ne doit pas être.

— Et à qui faudra-t-il donc que je m’adresse ?

À moi, repris-je d’un ton de fierté, semblable au moins à celui de Louis XIV quand il annonça à sa cour qu’il seroit désormais son premier ministre. Après cette déclaration vigoureuse, je ne pouvois plus m’abandonner à ma paresse habituelle ; la perfidie de Crawley avoit tellement choqué ma vanité et ma délicatesse, que j’étois résolu à montrer qu’on ne me duperoit pas deux fois.

Le jour convenu, lorsque M. M’Léod vint me présenter ses comptes, je m’assis d’un air important pour l’écouter, comme si toute ma vie je n’avois fait que m’occuper de mes affaires ; et, ce qui m’étonna moi-même, je parcourus tous ses papiers sans bâiller une seule fois. Pour un homme aussi novice que moi, je compris parfaitement en quoi consistoit une dette et une créance ; mais avec le plus grand désir de montrer ma science en fait de calcul, je ne pus découvrir la moindre erreur dans les comptes de M. M’Léod. Il étoit bien clair que c’étoit un tout autre homme que Crawley ; mais résolu à croire qu’un homme d’affaires ne pouvoit pas absolument être honnête, j’en conclus que, si mon agent ne me voloit pas, il cherchoit du moins à empiéter sur mon pouvoir ; et dès ce moment je me persuadai que le zèle apparent qu’il montroit dans l’administration de mes biens, n’avoit pour motif qu’un grand désir d’obtenir du crédit, et la coupable volonté de me dépouiller du mien.

Je me souviens que vers ce temps je fus singulièrement inquiété par une lettre que M. M’Léod reçut en ma présence, et dont il ne me lut qu’une partie ; je n’eus pas de repos qu’il ne me l’eût communiquée tout entière. Je vis combien ma curiosité étoit fondée ; ce reste de lettre rouloit tout entier sur la cour de mon poulailler, qu’il étoit question de repaver. Semblable au roi de Prusse[5], qui étoit si jaloux de son pouvoir, qu’il eût voulu gouverner toutes les souricières de ses États, je me jetai dans un labyrinthe inextricable de petites affaires. Hélas ! j’appris à mes dépens que la peine est inséparable de l’autorité, et plusieurs fois je fus disposé, pendant les dix premiers jours de mon règne, à abdiquer une dignité qui m’occasionnoit des fatigues excessives.



CHAPITRE VIII.


Je venois de passer une nuit accablante ; j’avois été poursuivi dans mes rêves par les demandes et les cris de tous les importuns que j’avois vus pendant la journée précédente, lorsque je fus réveillé par le bruit de quelqu’un qui allumoit mon feu. Je crus que c’étoit Ellinor, et l’idée de ses services et de son affection désintéressés contrasta agréablement dans mon esprit avec le souvenir des demandeurs obstinés qui m’avoient fatigué la veille.

— Comment vous portez-vous, ma chère Ellinor ? Je ne vous ai pas aperçue de la semaine passée.

Ce n’est pas Ellinor, me répondit une voix inconnue.

— Et pourquoi cela ? Pourquoi Ellinor n’allume-t-elle pas mon feu ?

— Milord, je n’en sais pas la raison.

— Allez tout de suite la chercher.

— Il y a trois jours qu’elle est retournée chez elle.

— Comment ! est-elle malade ?

— Non pas, que je sache, Milord ; je ne lui connois d’autre peine, sinon qu’elle doit être jalouse de ce que c’est moi qui allume votre feu. Quand elle a vu que la femme de charge m’en avoit donné l’ordre, elle s’en est allée sans dire un mot ni en bien ni en mal.

Je me ressouvins alors de la demande que m’avoit faite la pauvre Ellinor, et je me reprochai de n’avoir pas tenu ma parole sur une affaire qui étoit sûrement plus importante pour elle que pour moi. Je résolus, dans ma tournée du matin, de me transporter chez elle et de m’excuser ; mais d’abord je voulus visiter les parcs nombreux, et les habitations qui se trouvoient sur mes terres. Une foule de paysans étoient venus me supplier de leur céder un des parcs qui se trouvoient près du bourg de Glenthorn ; je fus un peu honteux quand je vis à quels misérables coins de terre on avoit donné le beau nom de parcs. On appelle ainsi en Irlande l’étendue suffisante à la nourriture d’une seule vache.

En entendant parler des cent villages qui se trouvoient dans mon comté, je concevois une grande idée de mon opulence, et j’étois impatient de visiter mes domaines. Quand j’eus parcouru quelques-uns de ces villages, ma curiosité fut plus que satisfaite. Deux ou trois cabanes placées l’une auprès de l’autre constituent communément un village. La dénomination même de village n’est plus en beaucoup d’endroits qu’une affaire de tradition, et ce nom est encore donné à des emplacemens où il subsiste à peine une seule cabane. Dégoûté de cette population, purement historique, je tournai bride et demandai à un jeune garçon de me montrer l’habitation d’Ellinor O’donoghoe.

— Avec bien du plaisir, Milord ; vous ne pouviez mieux vous adresser, car je suis son fils.

Mon conducteur traversa un champ couvert de fougère et de lapins. Ces animaux se tenoient paisiblement à l’entrée de leurs terriers comme les vrais propriétaires du champ, et regardoient moi et mon cheval comme des intrus. Le jeune homme s’excusa sur les dégâts que faisoient ces innombrables lapins ; il n’en seroit pas ainsi, Milord, si le garde-chasse vouloit me permettre d’avoir un fusil ; et il le feroit certainement s’il savoit que cela ne déplût pas à Milord. J’eus plus d’une occasion d’admirer la présence d’esprit avec laquelle les plus jeunes garçons dans ce pays savent choisir leur temps pour demander. Il me présenta sa requête au moment où, pour me faire place, il dérangeoit une charette destinée à boucher la brèche d’une haie ; il suoit à grosses gouttes dans son travail ; je ne pouvois franchement pas lui refuser alors la permission d’avoir le fusil qu’il désiroit tant.

Nous arrivâmes à l’habitation d’Ellinor. C’étoit une chaumière basse, et construite en terre. Elle étoit étayée à une de ses extrémités par un arc-boutant de pierres mal unies, sur lequel étoit grimpée une chèvre qui tâchoit d’atteindre jusqu’à l’herbe qui croissoit sur le haut de la chaumière. Un tas de fumier s’élevoit jusqu’à la hauteur de l’unique fenêtre de cette habitation ; près de la porte croupissoit une eau bourbeuse, dans laquelle barbottoient quelques canards. À mon approche sortirent de la cabane un porc, un veau, un agneau, une chèvre, deux oies, tous attachés par la patte ; ils étoient suivis par des dindons, des poules, des coqs, un chien, un chat, deux mendians avec la pipe à la bouche, une jeune fille armée d’une fourche, et une foule d’enfans ; enfin du haut de mon cheval, mesurant la superficie de cette demeure, je n’eusse jamais cru qu’elle pût contenir toute cette population. Je demandai si Ellinor étoit à la maison ; mais les aboiemens du chien, les cris des dindons, des poules et des coqs, les importunités des mendians, ne me laissoient pas l’espérance de me faire jamais entendre. Quand la jeune fille avec sa fourche fut venue à bout de leur imposer silence, elle répondit qu’Ellinor O’donoghoe étoit sortie un moment pour aller cueillir des patates ; elle courut la chercher, après avoir averti les garçons qui étoient restés à fumer dans l’intérieur, de venir recevoir Milord. En effet, ils se baissèrent sous la porte pour pouvoir sortir, et ne furent pas plutôt relevés qu’ils me dirent combien ils étoient fiers de me voir dans mon royaume. Je leur demandai s’ils étoient tous fils d’Ellinor.

Oui, Milord, me répondit l’un d’eux.

Il n’y en a qu’un qui soit son fils ; me répondit le second.

C’est moi, me dit un troisième, ces deux autres ne sont que ses beaux-fils.

— Alors vous êtes mon frère de lait.

— Non, Milord, ce n’est pas moi ; c’est un de mes frères, mais il ne demeure pas là.

— Et où est-il donc ?

— Milord, il est là-bas à son atelier ; il est forgeron.

— Et vous, qui êtes-vous ?

— Je suis Ody, à vous servir.

— Quel est votre métier ?

— On ne m’a pas élevé pour un métier plus que pour un autre ; je m’engagerois dans la milice, le mois prochain, si ma mère y consentoit ; et je suis sûr qu’elle y consentiroit, si vous vouliez bien dire un mot au colonel, qui sur votre recommandation me nommeroit tout de suite sergent.

Tandis qu’Ody présentoit sa requête, tous ses camarades s’empressoient autour de mon cheval, et me firent leurs félicitations. Bientôt je vis venir Ellinor, la joie brilla sur son visage, sitôt qu’elle m’aperçut.

— Eh bien Ellinor, on vous a fait de la peine au château, et vous nous avez quittés avec humeur ?

— Avec humeur ! si cela m’est arrivé, je n’en suis que plus coupable ; mais je n’ai jamais d’humeur longtemps, et surtout contre vous. Mais voyez donc combien il est aimable d’être venu me voir dans ce misérable logement ?

— Je veux que votre habitation soit bientôt plus agréable. Loin d’être flattée de ma promesse, elle me répond que tout est bon pour elle. Je lui proposai de venir vivre dans mon château, en attendant qu’on lui bâtît une autre demeure ; mais elle parut préférer sa chaumière ; je lui assurai qu’elle pourroit allumer mon feu tout à son aise.

— Non dit-elle : il vaut mieux que je n’y aille pas, si cela fait de la peine à quelqu’un.

Je lui dis qu’elle seroit libre de faire ce qu’elle voudroit, et en m’en retournant, je choisis auprès de la loge de mon concierge un emplacement pour lui construire une maison agréable. Je me complaisois dans l’idée de témoigner ma reconnoissance à cette pauvre femme. Avant de me coucher, j’écrivis en faveur d’Ody une lettre qui lui procura l’honneur de devenir sergent dans la milice ; et Ellinor éblouie par cette gloire militaire, se sépara avec moins de regrets d’Ody, pour qui elle avoit une tendresse toute particulière.

Qu’il me quitte donc, dit-elle, je ne veux pas m’opposer à sa fortune ; qui m’eût dit que je verrois Ody sergent ! Allons, mon cher Ody, te voilà le protecteur de ta famille ; fais honneur à la recommandation de Milord ; que le seigneur le bénisse en récompense ; car la première fois que je l’ai vu, je me suis bien aperçu qu’il avoit un cœur compatissant.

Je ne prétends pas que ce fût une très-bonne action de procurer un poste de sergent à un homme à qui je ne connoissois d’autre mérite que celui d’être le fils de ma nourrice. Je ne pouvois cependant m’empêcher de penser avec quelque satisfaction à cet acte de bienveillance. Quoique fort peu accoutumé à réfléchir sur mes sensations, je commençai à soupçonner que le plaisir de faire du bien valoit celui que procure la possession des chevaux, des équipages, des parcs, des châteaux, et même celle du pouvoir. Cette idée pourtant n’étoit pas encore bien claire dans mon esprit. Ma générosité étoit accompagnée d’une grande impatience. Je croyois qu’avec de l’argent, comme avec la lampe d’Aladin, on devoit satisfaire sur-le-champ tous ses désirs ; je voulois que dans un clin d’œil la maison d’Ellinor fût bâtie ; mais les ministres de la lampe d’Aladin n’étoient pas Irlandais. Les lenteurs, les bévues de mes ouvriers, me donnèrent mille accès d’impatience ; un spectateur de sang-froid eût difficilement décidé lequel étoit le plus ridicule de leur engourdissement invétéré, ou de mon exigeante pétulance.

— Quand nous aurons recueilli les patates, et coupé le gazon, nous travaillerons à la maison d’Ellinor.

— Au diable les patates et la tourbe ; vous devez faire tout de suite ce que je vous ai dit.

— Milord, nous n’avons point de ciment, les pierres ne sont point encore équarries, puisque cette maison doit être en pierres. Les fondations ne sont pas encore creusées, tous nos chevaux sont occupés à porter du fumier.

Après la tourbe et les patates, venoient les funérailles et les jours de fêtes sans nombre. Les maçons restoient oisifs une semaine, en attendant le mortier ; le mortier à son tour attendoit les pierres. Ensuite, c’étoit le charpentier qui ne pouvoit lui-même rien faire sans un scieur qui étoit allé faire raccommoder ses outils. À mesure que la maison avançoit, c’étoient d’autres difficultés ; c’étoit un ouvrier absent pour un procès, ou qui étoit allé assigner son frère pour la somme importante d’un scheling. Quand après mille détails et mille obstacles, la maison fut élevée à la hauteur convenue, la toiture fut un nouveau fléau. Le couvreur et le charpentier ne pouvoient s’accorder. Enfin la charpente et la couverture de la maison s’achevèrent ; mais je ne pus attendre que les murs fussent secs pour les couvrir intérieurement de papiers, et les orner élégamment. J’imitai la manière des chaumières anglaises les mieux fournies ; car il étoit dit que l’habitation d’Ellinor devoit être la plus belle qu’on eût jamais vue dans cette partie de l’Irlande. Le jour où tout fut achevé, je fus dédommagé des nombreuses peines que j’avois essuyées ; et mon plaisir fut d’autant plus vif que je l’avois payé plus cher. Quand je vis une grande multitude de mes vassaux rassemblés à la fête champêtre que je donnai pour l’installation d’Ellinor, ma bienveillance s’étendit au-delà des moyens de la satisfaire, et j’aurois voulu rendre heureux tous ceux qui m’entouroient, pourvu toutefois que je l’eusse pu sans tant de difficultés. La manière de faire du bien qui me parut la plus facile, et que par conséquent je préférai, fut de répandre l’argent avec profusion. Je ne me donnai pas la peine d’examiner le mérite et les droits de ceux qui demandoient. Mon aveugle pitié, pour s’épargner le spectacle trop prolongé de la souffrance, se hâtoit de verser ses bienfaits peu réfléchis sur ceux qui, extérieurement, sembloient les plus misérables.

J’étois fort mécontent de M. M’Léod qui, dans aucune circonstance, ne sembloit partager ma philantropie ni applaudir à mes bienfaits ; je jugeai que c’étoit un cœur froid et insensible ; son silence m’irrita à un tel point que je ne pus m’empêcher de lui en faire quelqu’observation.

— « Milord, puisque vous voulez absolument connoître ma façon de penser, je vous dirai que ce n’est peut-être pas un bon moyen d’encourager l’industrie, que de prodiguer des récompenses à l’oisiveté. »

— Mais, paresseux ou non, ces gens sont si misérables, que je ne puis leur refuser quelque aumône. Quand il est si facile d’aider l’indigence, il me semble que c’est un devoir de le faire ; qu’en pensez-vous ?

— Je pense comme vous, Milord ; mais il y a une difficulté : il faut prendre garde de ne pas éterniser la misère, en soulageant les misérables du moment. La pitié que nous avons pour une classe nous rend quelquefois cruels envers une autre. On dit qu’il y a dans l’Inde des bramines si compatissans, qu’ils paient des mendians pour se laisser dévorer par les puces ; il me semble qu’il vaudroit mieux laisser les puces mourir de faim.

Je ne compris pas d’abord ce que M. M’Léod vouloit dire ; mais je l’appris bientôt de la foule de pauvres de toutes les espèces qui abandonnoient leur métier, leurs travaux pour venir m’importuner de leurs demandes. L’argent que je donnois étoit aussitôt dépensé chez le cabaretier, ou devenoit le sujet d’une querelle de famille, et le lendemain on revenoit à moi avec de nouveaux besoins et de nouvelles instances. Mes fermiers, découragés, me regardoient comme un prodigue insensé, et ils se réunirent pour me demander une réduction dans le prix de leurs baux ou des termes plus longs.

Leur pétition obtint quelque succès auprès de moi, et j’eus encore dans cette circonstance à subir le silence de M. M’Léod. J’avois trop d’orgueil pour lui demander son avis. Je donnai des ordres, et ils furent exécutés. J’accordai à mes fermiers de longs délais ; et après en avoir agi à ma fantaisie, je ne pus m’empêcher de chercher à connoître l’opinion de M. M’Léod.

Je doute, me dit-il, que cette mesure soit aussi avantageuse que vous l’avez imaginé ; vos fermiers sous-loueront leurs terres ; ils vivront dans l’oisiveté et en agiront avec rigueur envers les malheureux avec qui ils auront traité.

— Mais ils m’ont dit qu’ils conserveroient eux-mêmes la culture de mes domaines ; que leur intention étoit de les améliorer, et que s’ils ne l’avoient pas fait jusqu’ici, c’étoit parce que les termes de leurs baux étoient trop rapprochés.

— Je doute qu’à l’aide de cette mesure vos fermiers prennent un plus grand soin de leurs terres ; dans le comté voisin, les fermiers de lady Ormsby tiennent les leurs à dix schelings l’acre ; ils sont à l’aumône, et à la fin de leur bail ils rendront leurs fermes en plus mauvais état que lorsqu’ils y sont entrés.

Les froids raisonnemens de M. M’Léod m’accabloient, et je résolus de ne plus les provoquer. Je ne fus cependant pas ferme dans ma résolution ; toujours chancelant dans mes vues, j’étois bien aise d’obtenir son approbation, au moment même où j’étois jaloux de son entremise.

Un jour, je voulus augmenter le prix du travail. Mais M. M’Léod me dit qu’il seroit possible que le peuple travaillât moins, dès qu’il verroit qu’avec moins de peine il pourroit gagner sa vie.

Dans mon embarras, je pensai à baisser le prix des journées ; il faudra bien, dis-je, que ces fainéans travaillent ou qu’ils meurent de faim. L’impatientant M. M’Léod me répondit : il vaudroit peut-être mieux laisser les choses comme elles sont.

Je dotai les filles de mes fermiers ; j’accordai des primes à ceux qui avoient une famille nombreuse, car j’avois toujours entendu dire que les législateurs devoient favoriser la population.

Je n’obtins pas même sur ce point l’approbation de mon censeur. Il me fit observer que mes domaines étoient tellement populeux, que dans chaque maison on se plaignoit de n’avoir pas des terres en proportion des bras. Si une ferme peut nourrir dix individus, il n’est pas démontré qu’il soit sage d’encourager la naissance de vingt. Il vaut peut-être mieux que dix individus vivent bien, et soient bien nourris, que si vingt ne faisoient que languir et végéter.

Pour encourager les manufactures dans le village de Glenthorn, je proposai d’insérer dans mes baux, une clause qui obligeroit mes vassaux à établir à Glenthorn, et non ailleurs, des fabriques de toiles et d’étoffes. L’obstiné contradicteur me demanda :

Si ce ne seroit pas encourager les habitans de Glenthorn, à faire de mauvais draps et de mauvaises toiles, une fois qu’ils seroient assurés de débiter leurs produits sans craindre de concurrence ?

Enfin, je m’imaginai que mes vassaux deviendroient tous riches et indépendans, s’ils pouvoient fabriquer chez eux, tout ce dont ils avoient besoin.

M. M’Léod répondit : il seroit possible qu’un homme fît mieux d’acheter des souliers, que de les fabriquer lui-même, s’ils lui reviennent à meilleur prix de la première manière. Il ajouta quelques réflexions sur la division du travail ; il me cita la Richesse des Nations de Smith ; mais je lui répondis que Smith étoit un Écossais.

Je ne puis exprimer à quel point je redoutois les peut être, et les il seroit possible de M. M’Léod.

La société de M. Hardcastle, m’épargna bientôt la peine du doute et la fatigue du travail ; aussi j’encourageai ses visites par la réception la plus gracieuse. M. Hardcastle étoit l’intendant de la douairière Ormsby, qui avoit de vastes possessions dans mon voisinage. Cet homme étoit dans sa démarche et dans sa conversation, l’antipode de M. M’Léod : parleur tranchant et décisif, il ne savoit pas ce que c’est que douter ; il regardoit le doute comme une preuve d’ignorance, de foiblesse d’esprit et même de lâcheté. Il est certain, étoit le commencement de toutes ses phrases. Littérature, morale, politique, économie, législation ; affaires civiles, ecclésiastiques, militaires, il décidoit tout du ton le plus tranchant. Lui ! il ne lisoit rien ; il n’avoit rien à faire avec les livres : il ne consultoit que ses yeux et ses oreilles ; le sens commun étoit son guide universel. Quant à la théorie, il n’en faisoit aucun cas ; la pratique, l’expérience, voilà les règles auxquelles il en appeloit ; et son expérience se bornoit à ce qu’il avoit vu dans le village de Hardcastle.

D’abord je le pris pour un très-habile homme, et je me réjouis cordialement de voir mon sceptique réduit au silence. Après le dîner, à chaque décision qu’il donnoit, j’avois coutume de lui dire, très-bien ; c’est cela même ; quoique je le comprisse aussi peu qu’il se comprenoit lui-même. Mais c’étoit un soulagement pour moi d’être tiré de toute incertitude. Je remplissois mon verre d’un air de triomphe, en voyant que M. M’Léod ne répondoit rien à mes assertions ni aux argumens de mon docteur, cependant il avoit dans son silence même une apparence de satisfaction tranquille qui me surprenoit et me contrarioit à l’excès.

Un jour que Hardcastle, avec son ton dictatorial, prodiguoit ses décisions sur différens points ; et qu’il nous racontoit la manière dont il gouvernoit son monde, et entretenoit l’ordre dans ses affaires, je ne voulus pas laisser jouir M’Léod du plaisir de ne rien dire, et je le pressai de nous faire connoître son opinion sur les moyens d’améliorer le sort des pauvres Irlandais.

Je doute, dit-il, qu’on puisse leur faire réellement du bien, jusqu’à ce qu’on ait perfectionné leur éducation.

Hardcastle. — Ah ! l’éducation ; voilà bien nos savans modernes ; y a-t-il quelqu’un au fait des affaires de ce pays, qui ne soit assuré que le peuple n’y est déjà que trop éclairé ? Il n’y a que trop de gens ici qui savent lire écrire et chiffrer ; car je présume que c’est là tout ce que vous entendez par éducation.

M’Léod. — Pas tout-à-fait ; une bonne éducation comprend quelque chose de mieux.

Hardcastle. — Le mieux est le pire. Je connois le peuple de cette contrée ; j’ai quelque droit d’en parler ; j’en puis parler avec assurance, car c’est ici que je suis né, et je vous certifie en toute humilité, avec ma foible expérience, que le moyen le plus sûr pour ruiner les Irlandais seroit de les élever avec plus de soin. Voyez tous ces savans, comme ils s’appellent eux-mêmes, c’est une troupe de vagabonds qui errent avec un livre sous le bras, plutôt que de manier la bêche. Qu’arrive-t-il de-là, c’est qu’ils sont toujours les plus turbulens, les moins disposés à obéir dans chaque commune, aussi je n’en souffre pas un seul dans mon arrondissement de Hardcastle. Je les ai tous bannis ; aussi, montrez-moi un peuple plus soumis, plus tranquille que le mien. Je parle d’après l’expérience, et c’est elle seule que l’on doit consulter. Venez voir Hardcastle, et si ce spectacle ne vous persuade pas ; rien n’est capable de le faire.

Je ne suis jamais allé à Hardcastle, dit M. M’Léod.

— J’espère que vous me ferez bientôt cet honneur ; mais, permettez-moi de vous le dire, que sert-il à un pauvre homme de savoir lire et écrire, à moins qu’il n’espère devenir bailli, ou entrer dans les douanes ? Tous les livres de la terre enseigneront-ils à un paysan à labourer sa terre, à faire venir des patates et à couper sa tourbe ? Voulez-vous que les Irlandais soient tranquilles et soumis ? tenez-les dans l’ignorance ; ils ne sont que trop remuans et trop indisciplinés. Apprenez-leur à tous à lire et à écrire, et ce sera mettre de la paille près du feu. Enseignez-leur quelque chose, et tout sera bientôt sens-dessus-dessus. Tenez-les dans l’abaissement, si vous ne voulez pas avoir la gorge coupée. De l’éducation ! eh ! ils n’en ont déjà que trop, beaucoup trop ; et c’est ce qui les rend si revêches et si difficiles à conduire. Je ne veux citer que Hardcastle, pour prouver tout ce que j’avance. Oui, ajouta-t-il d’un air de triomphe, l’éducation est nécessaire au riche ; mais dites-moi, je vous en prie, de quelle utilité elle peut-être pour le pauvre ?

— La même que pour le riche. L’éducation bien entendue nous enseigne à connoître nos vrais intérêts, et à nous en occuper avec sagesse. Cette définition comprend, selon moi, toute la morale.

— Mais cette morale n’est pas applicable aux pauvres Irlandais.

— Pourquoi pas ? ne sont-ce pas des hommes ?

— Oui, ce sont des hommes, mais non pas comme ceux de l’Écosse. L’Irlandais ne connoît pas ses vrais intérêts ; et quant à de la moralité, il n’en est pas question dans ce pays-ci ; non, Monsieur, il n’en est pas question.

— Eh ! c’est justement ce dont je me plains ; ils ne savent rien de tout cela, parce qu’ils n’en ont rien appris.

— On ne peut rien leur enseigner, vous dis-je.

— Mais l’a-t-on jamais essayé ?

— Comment ? pas plus tard que la semaine dernière. Je trouvai dans un de mes champs un drôle qui me voloit, et au lieu de l’envoyer en prison, je lui dis avec beaucoup de douceur : Mon ami, ne connoissez-vous pas le huitième commandement qui défend de voler ? Oui, me dit-il, mais je ne savois pas que ce fût le huitième. Je le lui montrai moi-même, je le lui fis lire, et je lui donnai pour punition d’apprendre le catéchisme tout entier. La semaine suivante, je le surprends encore en flagrant délit, et quand je veux le réprimander, il me répond que le prêtre n’a pas voulu lui enseigner ce catéchisme, parce que c’étoit un catéchisme protestant. Vous voyez donc bien, Monsieur, qu’il est de toute impossibilité de donner de l’éducation à ces gens-là.

M. M’Léod sourit, dit quelque chose sur le pouvoir du temps et de la patience, et observa que d’une seule expérience on ne pouvoit rien conclure contre une nation entière. Mais M. Hardcastle ne comprenoit rien à tout ce qui pouvoit ressembler à un argument général. Il connoissoit jusqu’au dernier brin d’herbe dans son arrondissement ; mais il ne falloit pas lui en demander davantage. Tout appel à l’humanité et aux sentimens généreux étoit sans pouvoir sur lui ; il étoit si franc dans son égoïsme, qu’il ne prenoit pas la moindre peine pour le déguiser. Par son air distrait et moqueur il montra, tant que parla son adversaire, qu’il n’étoit pas plus curieux d’écouter que de lire. Mais dès que M. M’Léod eut cessé de parler il reprit :

— Tout ce que vous dites-là peut être vrai ; mais j’ai pris mon pli. Puis répétant ses assertions d’une voix de plus en plus forte, il finissoit par dire d’un ton provoquant et interrogatif :

— Qu’avez-vous maintenant à me répondre ? Est-il homme vivant qui doute de la vérité de ces faits ?

M. M’Léod persista dans son silence habituel. La compagnie se retira, et quand je fus seul avec lui, je lui demandai malicieusement pourquoi, lui, qui savoit si bien se défendre, s’étoit laissé ainsi réduire ? Il me répéta les paroles de Molière : « Qu’est-ce que la raison avec un filet de voix contre une gueule comme celle-là ? » Dans tout autre moment, ajouta-t-il, le peu que je puis savoir est entièrement à votre disposition.

Les indolens aiment les personnes tranchantes quand ils partagent leurs opinions ; cela leur évite la peine de développer leurs pensées ou de soutenir leurs assertions. Mais cette amitié cesse dès qu’il s’établit la moindre contrariété dans leur manière de voir. L’indolent alors déteste un adversaire opiniâtre dans celui qui lui avoit d’abord fourni un auxiliaire utile. C’est ce qui arriva entre M. Hardcastle et moi. Il fut mon favori aussi long-temps que son langage fut d’accord avec le mien ; mais un événement qui établit entre nous une rivalité de pouvoir, me fit trouver sa manière de raisonner et son ignorance présomptueuse également insupportables.

Voici ce qui donna lieu à notre démêlé. Lorsque j’étois encore dans mon premier accès de générosité, je m’en revenois un soir à cheval, après avoir dîné avec M. Hardcastle. Je fus frappé de l’aspect d’une des plus misérables cabanes que j’eusse jamais vues. La pâle clarté d’une lampe qui brûloit intérieurement, m’en révéla l’horrible misère.

Est-il possible que quelqu’un vive dans cette chaumière ? m’écriai-je.

Oui, Milord, me répondit un homme qui passoit sur la route ; c’est là que demeurent les Noonans. — Les Noonans ! mais c’est ainsi que s’appeloit le boxeur que j’ai vu mourir à Londres, celui qui, en expirant, me chargea de porter à son frère et à sa sœur, une demi-guinée et un mouchoir de soie, qui étoient tout son avoir. Je descendis de cheval, et je demandai à l’homme que j’avois rencontré, si le fils de ce Noonan n’étoit pas mort en Angleterre.

— « Il avoit effectivement un fils en Angleterre, Mick Noonan, qui lui envoyoit de temps en temps quelques guinées. C’étoit un fils très-attaché à son père, mais il étoit un peu dérangé ; il y a long-temps qu’on n’en a entendu parler ; mais le vieillard a un autre fils, un garçon fort sage, l’espoir de la famille, qui est maintenant dans l’armée aux Indes Orientales. Ce vieillard, quoique pauvre et estropié, est peut-être l’homme le plus heureux des trois royaumes. Il n’y a qu’un moment que j’ai rencontré Jemmy Riley, l’amoureux de la fille qui portoit une lettre. — Quelle nouvelle y a-t-il ? — De grandes, m’a-t-il dit : Voici une lettre de Tom Noonan à son père, et je cours pour lui en faire lecture ».

Tandis qu’on me donnoit ces informations, nous arrivâmes à la porte de la cabane : qui se fût attendu à voir le sourire du contentement, et à entendre les accens de l’allégresse dans une telle demeure ?

Je trouvai le vieillard les mains levées vers le ciel, qu’il sembloit remercier de son bonheur, et portant sur tous ses traits l’expression du plus parfait contentement. Sa fille, jeune personne d’une figure charmante, à genoux à côté de lui, tenoit une lumière pour éclairer le jeune homme qui lisoit la lettre de son frère. Je fus vraiment fâché de les interrompre.

Soyez le bien-venu, me dit le vieillard, en faisant effort pour se lever.

— Je vous en prie, ne vous dérangez pas.

— Nous étions là occupés à lire une lettre de mon fils qui est au-delà des mers. C’est bien le meilleur fils qui soit sur la terre. Voyez ce qu’il m’envoie. Une lettre-de-change de dix guinées ! cependant il n’a qu’une petite paye Oh ! certainement Dieu le bénira.

Après quelques minutes de conversation, le cœur de ce bon vieillard s’épanouit tellement avec moi, qu’il me parla avec autant de liberté que s’il m’eût connu depuis plusieurs années. Je le mis sur le chapitre de son autre fils Michel dont il étoit parlé dans la lettre comme d’un assez mauvais sujet. Ah ! Milord, me dit-il, voilà ce qui me déchire le cœur, et ce qui m’affligera jusqu’au jour de ma mort ; que ce Michel, qui sûrement n’existe plus depuis un an, ne m’ait jamais écrit une ligne de l’Angleterre, et n’ait jamais donné à sa sœur une seule marque de souvenir.

S’il nous eût donné une seule fois de ses nouvelles, nous aurions été contens, dit sa sœur en s’essuyant les yeux. Mais hélas ! nous ne savons pas seulement de quelle manière il est mort.

Je saisis ce moment pour raconter les circonstances de la mort de Michel Noonan ; et quand je parlai de la dernière demande qu’il m’avoit adressée relativement à la demi-guinée et au mouchoir de soie, ils en furent tous tellement touchés qu’ils oublièrent entièrement la lettre-de-change de dix guinées que j’aperçus dans la poussière sous les pieds du vieillard, qui, les yeux fixés sur le don touchant de son pauvre Michel, s’écrioit : Le cher enfant ! c’est là tout ce qu’il possédoit sur la terre. Que Dieu le bénisse ! il étoit bien étourdi ! mais personne n’aima mieux ses parens que lui.

Je n’ai vu nulle part la tendresse filiale poussée à un plus haut point qu’en Irlande. Un Irlandais a beau s’éloigner de son pays, quelque chose qui lui arrive, il n’oublie jamais la maison paternelle ; il écrit constamment les lettres les plus affectionnées à ses parens, et leur fait toujours partager les bienfaits que la fortune lui envoie.

Quand je demandai à la fille de Noonan pourquoi elle n’étoit pas mariée ? C’est de sa faute, me répondit Noonan, si toutefois c’est une faute de se sacrifier pour son vieux père. Elle consume ici sa jeunesse, comme vous le voyez, en prenant soin d’un homme auquel personne ne penseroit.

— Oh ! vous laisser seule, dit la jeune fille avec un sourire plein de tendresse ; je suis trop pauvre pour songer à me marier sitôt ! ainsi, mon père, vous ne me gênez en aucune manière. Je sais aussi bien que Jemmy que voilà, que c’est un péché, et un grand crime, comme le disoit ma mère, de se marier quand on n’a rien, et de vouloir établir un ménage ainsi qu’a fait le méchant qui vous a ruiné.

— C’est bien vrai, dit le jeune homme, en poussant un profond soupir ; mais le temps le corrigera, il faut l’espérer, avec l’aide de Dieu.

Je sortis de cette misérable chaumière, pénétré d’admiration pour la vertu de ceux qui l’habitoient. J’engageai la jeune fille à venir le lendemain chercher le mouchoir de soie, que son pauvre frère m’avoit chargé de lui remettre. À mesure que je connoissois davantage l’intérieur de cette famille, je concevois pour elle des sentimens d’une plus grande bienveillance. Le vieux Noonan avoit été autrefois un bon fermier ; mais un fripon, avec qui il s’étoit associé, avoit pris la fuite et l’avoit laisse accablé d’arrérages qui le ruinèrent. M. Hardcastle, chargé de lui faire payer ses engagemens, avoit saisi tout ce qu’il possédoit. Sa fortune entière ne suffisant pas pour faire face à ses affaires, il avoit été contraint d’abandonner sa ferme et de se retirer avec sa fille dans cette cabane où, bientôt après, une paralysie le priva de l’usage de ses membres.

Je fus tellement touché des qualités de ces bonnes gens, qu’en dépit de mon indolence accoutumée, je m’occupai le lendemain de leur chercher une habitation plus commode dans mes propres domaines. Je les logeai, à leur grand contentement, dans une petite ferme, qui fut cultivée par l’amant de la jeune fille, devenu son époux. Je fus bien surpris d’apprendre que M. Hardcastle avoit été choqué de l’intérêt que j’avois mis dans cette affaire. Il dit que je ne m’étois pas conduit en voisin délicat, que j’avois encouragé les vassaux de lady Ormsby à désobéir au réglement qu’il avoit porté lui-même contre ceux qui voudroient émigrer de sa propriété. Jemmy Riley, chose que j’ignorois totalement, étoit un paysan appartenant à lady Ormsby. Je ne comprenois rien aux plaintes de M. Hardcastle ; je cessai bientôt de lui rendre visite ; il en fit autant, mais l’affaire n’en resta pas là. Parmi les fonctions que s’étoit attribuées cet homme toujours sage et prudent, se trouvoit celle de surveiller la police des marchés du bourg d’Ormsby ; et comme, pour des raisons à lui seul connues, il prévoyoit une année de disette, il lui plut de tenir les avoines et les patates à un très bas prix. Il ne permit pas d’en vendre à un taux plus haut que celui qu’il avoit fixé. Le pauvre peuple murmura, et pour obvier à l’injustice, fit des marchés particuliers et secrets. Il en fut informé et saisit les grains de ceux qui avoient contrevenu à son ordonnance. Le jeune Riley, le gendre de Noonan, vint se plaindre à moi de la saisie qu’on avoit exercée contre lui. Je fis des représentations ; Hardcastle en fut choqué, fit attendre long-temps Riley, contre qui une condamnation fut prononcée. Le jeune homme, qui étoit d’un caractère bouillant, choqué d’attendre et d’être condamné, s’empara de ses grains, et les ramenoit en triomphe, lorsqu’il fut arrêté par le bailli d’Hardcastle. Le bailli est terrassé, et il n’est pas plutôt remis de ses contusions, qu’il intente un procès à celui qui l’a maltraité. Je fus choqué, comme j’en avois effectivement le droit, d’après la loi du pays, de ce que le magistrat avoit informé contre un de mes vassaux sans m’écrire préalablement. Il y eut un conflit entre mon juge de paix et son compétiteur. Ma paresse le céda à l’amour du pouvoir. La contestation fut portée devant le grand jury ; je gagnai, et comme de juste M. Hardcastle resta mon ennemi. Ce mot mon juge de paix peut paroître extraordinaire à des oreilles anglaises ; mais dans plusieurs contrées de l’Irlande cette expression est absolument correcte. Là, un seigneur parle avec une parfaite assurance de faire un juge de paix ; s’il est très-influent, il lui est aussi facile de faire un shériff ; le shériff fait le jury, et le jury vous fait la loi. N’oublions pas au reste que sous le règne d’Élisabeth un Anglais, membre du parlement, définissoit un juge de paix : « Un animal, qui pour une demi-douzaine de poulets dispensera de l’exécution d’un pareil nombre de lois. » Le temps est nécessaire pour donner de la force aux institutions. Mais n’anticipons pas sur des réflexions que je n’ai faites qu’à une époque plus avancée de ma vie ; je reviens à mon histoire.

Ma générosité éprouva quelques légères disgraces. La chaumière d’Ellinor, que j’avois arrangée avec tant de soin, fut pour moi une source de mortifications. Un jour, je la trouvai assise à côté de son rouet, et entourée des débris des meubles dont j’avois fourni son ménage. Elle chantoit sa chanson favorite :

D’une superbe auge d’argent
Je veux te faire le présent,
À son pourceau chéri disoit certaine femme.
Le pourceau répond en grognant :
Non, non, je n’en veux point, je n’en veux point, madame.

Elle sembloit aussi peu curieuse des agrémens que je lui avois procurés, que l’animal de sa chanson ne l’étoit de son auge d’argent. Ce que nous appelons les agrémens de la vie, n’étoit pour elle que de l’embarras ; comme elle n’en avoit aucune habitude, toute nouveauté l’importunoit, et c’étoit une espèce de cruauté, de l’engager à tenir sa maison proprement.

Des philosophes nous assurent qu’il y a dans le cœur de l’homme, un amour inné de l’ordre ; mais il n’en étoit pas ainsi chez la pauvre Ellinor. Sa maison d’abord si bien ornée, devint une scène de confusion et de malpropreté. Une cloison bâtie en tourbe fut démolie ; l’escalier fut arraché et jeté au feu, sans aucune nécessité de se chauffer de la sorte. Comme les murs avoient été couverts de papier avant qu’ils fussent secs, le papier se moisit et le plâtre tomba. Au lieu de donner plusieurs couches de peinture aux boiseries, dans l’ardeur de finir, on s’étoit contenté d’une qui bientôt disparut. Les carreaux des fenêtres, presque tous cassés, étoient remplacés par un vieux chapeau, par de la paille, ou d’une autre manière. Quelques ardoises furent enlevées une nuit par le vent ; comme le couvreur demeuroit à quelques milles de là, la pluie eut le temps de faire ses ravages, et de poursuivre de chambre en chambre Ellinor jusqu’au coin de sa cuisine et dans son lit même. Enfin, elle me demanda la permission d’enlever le reste des ardoises et d’y substituer du chaume. « Une maison couverte en ardoises n’étoit jamais aussi chaude, et puis, comme il ne fumoit pas chez elle, on y mouroit de froid. »

Jamais je n’avois ressenti tant d’humeur. Crawley ne m’en avoit pas tant donné en enlevant ma femme. Dans ma colère contre Ellinor, je la traitai de sauvage, d’ingrate et de folle Irlandaise.

Je ne sais pas si je suis sauvage, dit-elle, les larmes aux yeux, mais certainement je suis folle, et je ne suis pas ingrate. Elle rentra chez elle, et se mit au lit. Son fils bientôt après me dit qu’elle avoit un rhumatisme, dont elle avoit souffert long-temps sans se plaindre, de peur que je n’eusse à me reprocher de l’avoir fait loger dans une maison, dont les murs n’étoient pas encore secs.

Ce rhumatisme me réconcilia sur-le-champ avec elle ; je la laissai faire à sa guise, couvrir sa maison de chaume, avoir autant de fumée qu’elle voudroit, et elle guérit. Mais mon zèle fut de jour en jour plus affoibli. Après avoir formé les plus beaux plans, pour le bonheur de ceux qui m’entouroient, je me laissai décourager par les contrariétés les plus légères.

Je ne réfléchissois pas à ce mélange de paresse et d’orgueil, qui fait que les peuples peu civilisés, méprisent les jouissances des peuples qui le sont davantage. Tels sont les montagnards qui, fiers de la simplicité grossière de leurs mets, appellent ceux de la plaine, des Mange-Rôtis[6]. Les habitudes et les préjugés ne se changent pas en un clin-d’œil ; et pour jouir d’une amélioration dans son sort, il faut préalablement l’avoir désirée.

Dans la première vivacité de mon ressentiment, je décidai qu’il étoit impossible de civiliser jamais un peuple tel que les Irlandais. Je ne me rappelois pas, ou plutôt j’ignorois, que sous le règne de la reine Élisabeth, la plus grande partie des maisons de l’Angleterre étoient construites en bois, et enduites d’un limon qui en défendoit l’entrée aux vents. Les maisons les plus modernes des grands, étoient en briques ou en pierres ; on commençoit seulement alors à employer le verre pour les fenêtres[7] : de simples joncs formoient les tapis qui étoient étendus dans les appartemens du palais des Rois. Dans mon impatience, j’aurois voulu exécuter en quelques mois un ouvrage qui demandoit peut-être deux siècles, et parce que ce prodige étoit hors de mon pouvoir, je m’irritois contre une nation entière. C’est ainsi que les hommes, et surtout les riches, se découragent ! Comme si toute une population pouvoit se civiliser dans un moment, et au premier signal que daigne donner un ignorant orgueil, ou une impérieuse bienfaisance.



ERRATA. — Tome Ier


On ne s’est attaché qu’aux fautes les plus essentielles. Le lecteur voudra bien y suppléer pour celles de ponctuation qui sont beaucoup plus nombreuses.

Pag. 19, lig. 4, au lieu d’aucun, lisez d’aucune.
25, lig. 1, — en déblatérant, lis. en déclamant.
28, lig. 6, — fut marquée, lis. fût marquée.
29, lig. 18, — très-bon marché, lis. à très-bon marché.
30, lig. 5, — former, lis. à former.
34, lig. 8, — d’intéressantes, lis. intéressante.
36, lig. 13, — exagéré, lis. exagérer.
44, lig. 1, retenir, lis. à retenir.
45, lig. 2, — c’est trop, lis, c’est trop tard.
123, lig. 18, — conséquence, lis. conséquences.
166, lig. 14, — vot, lis. votre.
172, lig. 19, — liale, lis. filiale.
173, lig. 18, — de sitôt, lis, sitôt.

Tome II.

Page 2, lig. 21, au lieu de deux officiers généraux et quel arrivé, lis. deux officiers généraux arrivés et quel…
76, lig. 11, mporte, lis. importe.

Pag. 142, lig. 1, au lieu de on lit, lis., son lit.
154, lig. 3, — cessa, lis. eut cessé.
171, lig. 17, — si il, lis s’il.
173, lig. 8, — d’expériences, lis. d’expérience.
195, lig. 2, — person, lis. personne.
210, lig. 7, — si il appelle, lis. s’il appelle.

Tome III.

Pag. 19, lig. 3, au lieu de de sitôt, lisez sitôt.
32, lig. 9, — m’apparut, lis. s’offrit à moi.
35, lig. 20, — grace à dieu, lis. graces à dieu.
37, lig. 5, — vou, lis. vous.
73, lig. 7, — retiré, lis. retirés.
82, lig. 19, — ravisement, lis. ravissement.
106, lig. 14, — son tout, lis. sont tout.
108, lig. 18, — de la sienne, lis. la sienne.
127, lig. 11, — main propre, lis. en mains propres.



L’ENNUI,


OU


MÉMOIRES


DU COMTE DE GLENTHORN.





L’ENNUI,


OU


MÉMOIRES


DU COMTE DE GLENTHORN ;


TRADUIT DE L’ANGLAIS


de Mlle. EDGEWORTH.



―――――――――――――
TOME SECOND.
―――――――――――――




PARIS,

À la librairie Française et Étrangère de
GALIGNANI, rue Vivienne, no 17.


~~~~~~~~


1812.





CHAPITRE IX.


Je n’ai pas cru nécessaire de donner le détail de toutes les visites que je reçus de mes voisins de campagne ; mais je dois en citer une qui eut pour moi des conséquences importantes ; elle me fut faite par sir Harry Ormsby, jeune homme qui, en attendant l’âge qui le mettroit en possession d’une très-grande fortune, demeuroit avec sa mère, la douairière Ormsby. Cette dame avoit appris qu’il s’étoit élevé quelques différens entre son intendant, M. Hardcastle, et mes vassaux ; et elle saisit la première occasion qui se présenta, pour me témoigner le désir de vivre avec moi sur le ton de l’amitié.

Lady Ormsby venoit d’arriver à sa campagne, avec une société nombreuse et élégante, moitié d’Anglais, moitié d’Irlandais. Lord Kilrush et son épouse, lady Kildangan et sa fille, lady Géraldine ; madame O’Connor, veuve passablement rusée ; la brillante lady Hauton, l’intéressante dame Norton, séparée de son époux, mais non point divorcée ; la joyeuse mademoiselle Bland, les trois demoiselles Ormsby, mieux connues sous le nom des trois Grâces de Swadlinbar ; deux aides-de-camp du gouverneur de Dublin, deux officiers-généraux, arrivés au château d’Ormsby, et quelques personnes moins remarquables.

Sir Harry parut persuadé que j’étois au fait des prétentions de toutes ces personnes qui visoient à la célébrité ; mais il parloit tant, et moi si peu, qu’il ne put découvrir à quel point j’étois ignorant ; il avoit le plus grand désir de me voir faire une connoissance plus intime avec des personnages dont j’avois dû entendre beaucoup parler en Angleterre. Me faisant observer que le château d’Ormsby étoit trop éloigné de celui de Glenthorn, pour me contenter d’une visite du matin, il me pria de venir, sans cérémonie, passer une semaine chez sa mère aussitôt que cela me conviendroit. J’acceptai son invitation, un peu par curiosité, un peu par l’impossibilité où je fus toujours de résister à une demande quand elle est réitérée. Une fois introduit dans cette nombreuse société, je fus d’abord un peu désagréablement surpris de n’y trouver rien d’extraordinaire. Je m’étois attendu à voir des gens aussi singuliers que leurs noms me l’avoient d’abord paru, mais soit défaut de discernement, soit que le spectacle n’eût en effet rien de singulier, dans ce grand nombre d’individus, je n’en remarquai pas un digne d’une attention particulière. Au premier coup-d’œil, les femmes mariées me semblèrent ne différer en rien de celles que j’avois vues en Angleterre. Les jeunes demoiselles, comme de coutume, n’avoient guère entre elles de différence, que celle de la couleur de leurs cheveux, et du plus ou moins de blancheur de leur teint. Mais je n’avois pas encore vu lady Géraldine ***, et le jour de mon arrivée à Ormsby, une grande partie de la conversation avoit été remplie de lamentations sur le mal de dents, qui empêchoit lady Géraldine de se montrer. On en parla tant, on la représenta comme si nécessaire à la société dont elle faisoit le charme, que je ne pus me défendre d’un certain désir de la voir. Le lendemain elle ne parut point au déjeûner ; mais cinq minutes avant le dîner, son humble compagne me dit tout bas : Milord, voici lady Géraldine. Je n’aimois pas en général, qu’on cherchât à appeler mon attention sur quoi que ce fût, cependant, l’arrivée de lady Géraldine excita un instant ma curiosité. Je vis une femme d’une grande et belle taille ; sa démarche avoit quelque chose de noble, mais quelque chose aussi de prompt et de décidé ; sa figure, sans être fort régulière, étoit animée par de très-beaux yeux. Ce qui me frappa surtout, ce fut son air d’indifférence, quand je lui fus présenté. Chacun avoit paru vivement désirer que nous nous vissions réciproquement ; sa froideur me piqua et fixa mon attention. Elle me quitta brusquement, et se mit à converser avec d’autres. Le son de sa voix étoit agréable, quoiqu’un peu haut ; elle n’avoit point l’accent irlandais ; mais en l’observant attentivement, je lui en trouvai quelques nuances ; il ne lui échappoit aucune expression impropre, mais elle avoit dans son accent, quelque chose d’interrogatif, de déclamatoire qu’on ne rencontre point chez les femmes anglaises. Joignez-y une assez grande profusion de gestes. Cette particularité me frappa, mais ne me parut pas une affectation. Elle étoit vraiment éloquente, et cependant ses gestes étoient comme nécessaires, pour exprimer complètement ses idées. Sa manière me sembloit étrangère ; sans être française, je trouvois qu’elle en approchoit beaucoup. Cherchant à l’expliquer et à la bien comprendre, je donnai une attention particulière à tout ce qu’elle disoit ; le moindre de ses discours me rappeloit le mot de charmant, de séduisant, d’enchanteur. Enfin, je résolus de détourner mes yeux et de ne point l’écouter ; j’étois bien décidé à ne point aimer ; l’idée d’un second mariage m’épouvantoit. Je me retirai auprès d’une croisée, et je me mis à considérer paisiblement une pièce d’eau. On annonça le dîner ; j’observai que lady Kildangan travailloit à me placer à côté de sa fille Géraldine ; mais celle-ci contraria la manœuvre : cela me surprit et me déplut un peu. Mademoiselle Géraldine, après avoir placé à mon côté une des trois Graces de Swadlinbar, dit assez haut pour que je l’entendisse, maman est attrapée !

Je fus tout étonné d’être sensible à ce qu’une jeune demoiselle n’eût pas voulu s’asseoir à mon côté. Après dîner, je quittai, le plutôt que je le pus, les hommes dont la conversation m’ennuyoit. Lord Kilrush, le principal orateur, étoit un courtisan qui ne parloit que du château de Dublin et des levers de milord Lieutenant. Dès que je fus arrivé auprès des dames, l’officieuse miss Bland s’empara de moi, et ne me parla que de lady Géraldine qui, placée à une grande distance, et fort animée elle-même dans sa conversation, ne put entendre les éloges de sa prôneuse. Miss Bland me dit que son amie lady Géraldine étoit extrêmement adroite, si adroite qu’au premier abord, bien des gens la redoutoient ; mais que dès qu’elle aimoit quelqu’un, aucune femme n’étoit plus aimable et plus engageante ; une minute après cette judicieuse amie me confia que lady Géraldine possédoit les talens d’un mime accompli ; qu’elle étoit très-forte pour la caricature dessinée ou parlée ; qu’elle avoit l’art d’appliquer des épithètes et des sobriquets qui restoient ineffaçables. J’étois curieux de savoir quel seroit le sobriquet dont je serois gratifié par cette grande artiste ; miss Bland ne put pas me l’apprendre, et j’étois trop prudent pour trahir ma curiosité ; mais je le sus par la suite. Me comparant à M. M’Léod, avec lequel elle m’avoit déjà vu, elle opposa d’une manière fortement contrastée, mon maintien nonchalant, ainsi que ma taille élancée, et sa vigueur saillante et anguleuse[8]. Une légère crainte des talens de lady Géraldine, tint mon attention en haleine. Dans la soirée lady Kildangan engagea sa fille à passer dans la salle de musique ; et me dit de venir entendre un air irlandais. Je fis l’effort de la suivre sur-le-champ, mais la chanteuse, quoique priée, ne s’y rendit pas. Miss Bland accorda la harpe, plaça la musique sur le piano ; mais point de lady Géraldine : miss Bland, après bien des messages, apporta pour ultimatum, qu’on ne pourrait chanter à cause d’un mal de dents. Dieu sait que les lèvres de la malade n’avoient cessé de remuer toute la soirée. Veut-elle au moins toucher le piano, oui ou non ? dit lady Kildangan ; mais le salon de chant étoit trop froid. « Milord Glenthorn, je vous en prie, allez dire à cette capricieuse, que le salon est parfaitement échauffé. »

J’obéis, mais avec répugnance. Lady Géraldine, entourée d’un cercle nombreux, m’écouta d’un air de princesse et me répondit :

« Milord, je vous supplie de me dispenser de faire de la musique ; j’exécute si mal, que je me suis fait une règle de ne jouer que pour mon propre amusement. Si vous êtes amateur, vous avez ici miss Bland qui est très-habile, et qui, j’en suis sûre, se fera un plaisir de vous être agréable. » — Je ne fus jamais si embarrassé que dans ce moment ; voilà ce que l’on gagne, me dis-je, à agir contre son caractère ; quel démon me poussoit à prier cette demoiselle de chanter, moi qui mille fois ai été ennuyé de musique jusqu’à la mort. C’étoit bien la peine de me charger d’une ambassade, dans laquelle je n’avois aucun intérêt.

Pour convaincre les autres et moi-même de mon apathie, je m’étendis sur un sopha, où je restai sans remuer et sans parler du reste de la soirée. Il faut que lady Géraldine me crût endormi, car elle dit de manière à ce que je l’entendisse.

Il y a quelqu’un dont maman voudroit que je fisse la conquête : mais cela n’arrivera pas, car vous sentez bien que de ce quelqu’un là, il est impossible de faire quelque chose.

Je fus choqué, comme si de ma nature j’eusse été fort sensible, et je cherchois déjà une excuse pour abréger le séjour que je devois faire à Ormsby ; mais bien que mécontent de la hauteur de lady Géraldine, de son peu de politesse à mon égard, je ne pouvois du moins l’accuser d’être la complice de sa mère, dans ses projets sur ma personne. Cette conviction une fois établie dans mon esprit, n’échappa point aux yeux perçans de la demoiselle qui, dès ce moment, me prouva qu’elle savoit être polie et agréable. Maintenant, heureux et satisfait, je serois vîte retombé dans l’indifférence et dans l’ennui ; mais quelques nouvelles singularités dans le caractère de lady Géraldine, tinrent mon attention plus éveillée que de coutume. Si d’abord elle m’eût traité passablement, c’étoit fini, je n’eusse jamais plus pensé à elle. Fière de son rang et de ses talens, elle sembloit s’occuper plus de ce qu’elle devoit penser des autres, que de ce que les autres devoient penser d’elle. Franche, affable, ingénue, ces qualités sembloient le résultat de son bon naturel ; son orgueil, sa suffisance paroissoient être les défauts d’un enfant gâté. Elle avoit l’air de parler d’elle-même uniquement pour faire plaisir aux autres, et comme étant le sujet de conversation le plus intéressant ; c’étoit en effet, ainsi qu’elle avoit toujours été envisagée par sa mère qui en étoit idolâtre, et qui chérissoit en elle, l’unique rejeton d’une famille très-ancienne. Trop sûre de ses avantages, lady Géraldine avoit donné trop d’essor à son imagination, et à son goût pour le ridicule. Elle parloit, agissoit, comme une personne qui a le droit de tout dire et de tout faire. Sa raillerie, comme celle des princes, ne craignoit point de réplique. Son naturel n’étoit point mauvais ; seulement, pourvu qu’elle s’amusât, elle craignoit trop peu de déplaire. Ses plaisanteries d’ailleurs, étoient presque toujours piquantes, car elle avoit beaucoup de cet esprit et de cette originalité, qu’on trouve particulièrement chez les Irlandais. Elle recevoit les complimens avec indifférence, et eût, je crois, préféré la raillerie. Miss Bland étoit sa très-humble suivante ; miss Tracey, son plastron ; miss Bland n’étoit à ses yeux, qu’une appartenance nécessaire à son rang et à sa personne, comme son vêtement ou son ombre, et elle ne s’occupoit pas d’elle, plus que d’une autre. Elle permettoit à miss Bland de la suivre ; mais elle recherchoit miss Tracey. Miss Bland avoit la permission de parler ; mais on n’écoutoit que miss Tracey. Miss Bland obtenoit rarement de réponse ; miss Tracey n’ouvroit jamais la bouche, sans s’attirer une répartie.

En parlant de miss Tracey, lady Géraldine disoit :

La pauvre créature ! elle ne peut s’empêcher d’imiter tout ce qu’elle voit faire ; cependant, à la bien examiner, on lui trouve du bon sens et quelques idées à elle. Dans le langage des oiseleurs, on diroit qu’elle a deux ou trois notes du rossignol, et tout le reste est barbare.

C’étoit un des plaisirs de lady Géraldine de faire la guerre à miss Tracey sur la manie qu’elle avoit d’imiter les tons du grand monde.

« Vous verrez demain paroître au bal miss Tracey, ornée de toutes les parures que je lui ai dit être à la mode. Je ne l’ai trompée sur aucun article en particulier, mais j’ai abandonné l’ensemble à son propre jugement, et vous verrez un monstre, composé pourtant de tout ce qu’il y a de mieux : les plumes de lady Kilrush, la coîffure de madame Moore, la robe de madame O’Connor, les manches de madame Lighton, et tous les colliers de toutes les demoiselles Ormsbys. Elle n’a ni goût ni jugement ; mais elle imite à la manière de ces peintres chinois qui placent la fleur d’une plante sur la tige d’une autre, et qui ne manquent pas d’y ajouter les feuilles d’une troisième.

La toilette de miss Tracey justifia la prédiction de la maligne prophétesse, et surpassa même ses joyeuses espérances ; et moi-même, qui n’étois pas fort accoutumé à rire, je ne pus m’empêcher de partager la gaîté avec laquelle elle rioit de la crédule vanité qu’avoient si bien trompée ses conseils.

Le lendemain matin, à déjeûner, le grave lord Kilrush, dont les manières avoient toujours quelque chose de solennel, déclara que nul ne consentoit plus volontiers que lui à entrer dans une plaisanterie faite à-propos, avec décence, et avec mesure, mais qu’il étoit moralement et positivement impossible de justifier le ridicule qu’on cherchoit à jeter sur cette pauvre demoiselle.

« Mon cher lord, répondit lady Géraldine, chacun a son ridicule, soit en public, soit en particulier ; j’en appelle à tous ceux qui nous écoutent, miss Tracey est-elle plus extravagante, lorsqu’à l’âge de seize sans elle s’occupe de six aunes de ruban rose, qu’un courtisan qui, à l’âge de soixante, soupire après trois aunes de ruban bleu ? Est-elle plus ridicule, lorsque parée d’une marnière grotesque elle va faire admirer ses graces dans un bal, que cet honorable membre de la chambre des pairs qui, s’imaginant être un grand orateur, se lève avec confiance au milieu du parlement pour y débiter gravement des raisonnements faux et des lieux communs, dont personne n’avoit daigné faire usage. On ne finiroit pas dans le monde, s’il falloit observer et exposer les ridicules les uns des autres. Je crois que mon plan est meilleur ; j’aide mes amis à mettre les leurs dans tout leur jour, et je pense qu’ils me doivent de la reconnoissance. »

Satisfaite d’avoir imposé silence aux contradicteurs, et de voir les rieurs de son côté, lady Géraldine continua sur ce ton, et comme ses fautes m’amusoient, j’étois bien aise qu’elle en commît. Quant à l’amour, je me croyois parfaitement en sûreté, parce que bien que charmé de sa vivacité, de son esprit, j’avois découvert en elle, un certain manque de tact et de goût. Je ne trouvois pas en elle, la perfection d’une femme anglaise telle que je me l’imaginois ; je crus donc pouvoir m’amuser sans danger, dans la société de lady Géraldine, et même un peu à ses dépens. Vers ce temps, cependant, un léger mouvement de jalousie me donna quelqu’inquiétude. Comme j’étois sur le haut de l’escalier auprès de la porte du salon, aussi ennuyé que de coutume, j’aperçus à travers les arbres, un équipage qui approchoit, et tout-à coup j’entendis lady Géraldine qui s’écria : « Oh ! les voilà ; c’est lui, ils sont arrivés. Courez vîte, miss Bland, et faites ma commission auprès de lord Craiglethorpe, avant qu’il soit descendu de voiture ; avant que personne l’ait vu ».

Ne sachant si j’avois bien entendu, je descendis l’escalier avec précipitation, et pour laisser la place libre, je m’enfonçai dans un bosquet. Miss Bland courut vîte, et c’est alors que me vinrent ces idées, qui à la vérité, ne m’inquiétèrent que légèrement. « Qui est donc ce lord Craiglethorpe avec qui lady Géraldine paroît être si bien ? Quelle figure a cet homme-là, et quel message lui a-t-on envoyé ? Que m’importe ? cependant, je suis curieux de voir lord Craiglethorpe. Une femme peut-elle aimer un homme qui porte cet étrange nom ? Après tout, l’aime-t-elle, et puis de quoi vais-je là m’inquiéter ?

En revenant de ma promenade, je rencontrai miss Bland. — « Le temps est charmant, madame, » lui dis-je en essayant de passer. — Cela est vrai milord ; mais permettez que je vous arrête un instant. Je suis hors d’haleine ; je me suis trompée de route.

— Comment ! je suis vraiment fâché de la peine que vous avez eue.

— Oh ! ce n’est rien, je vous prie seulement de garder le secret de lady Géraldine.

— En doutez-vous, madame, l’honneur m’en fait la loi ; lady Géraldine peut être sûre que son secret sera gardé.

— Mais le connoissez-vous, milord, ce secret ; vous en a-t-on déjà instruit ?

— Excusez-moi ; mais j’étois sur l’escalier il n’y a qu’un instant ; je croyois que vous m’aviez vu.

— Il est vrai, milord, mais je ne comprends pas…

— Ni moi non plus, lui répondis-je en riant, (car je commençois à croire que je m’étois trompé dans mes soupçons). Expliquez-vous vous-même, ma chère miss Bland, je n’aurois pas dû vous interrompre si brusquement.

Miss Bland alors me confia le charmant projet qu’avoit formé lady Géraldine, pour mistifier miss Tracey.

« Miss Tracey n’a jamais vu lord Craiglethorpe, qui est né en Angleterre, et qui voyage en Irlande ; et elle a un goût décidé pour tous les lords quels qu’ils soient. Ce matin, lord Craiglethorpe a envoyé un domestique avec une lettre pour lady Ormsby, dans laquelle il s’excuse de ne pas la venir voir aujourd’hui ; il en donne pour raison, qu’il mène avec lui un arpenteur pour visiter ses terres qui sont dans les environs, et qu’il n’ose pas prendre sur lui de présenter cet homme. Mais lady Ormsby qui est polie et accommodante au-delà de l’expression, n’a pas voulu accepter son excuse, et lui a répondu par le même messager, de ne faire aucune difficulté de venir, lui et sa suite. La lettre venoit à peine de partir, quand lady Géraldine a conçu son projet, et elle a beaucoup regretté de n’avoir pu en faire mention dans la dépêche ; c’est pour réparer cette omission, que j’ai couru avec tant de rapidité au-devant de la voiture, au moment où vous m’avez rencontrée ».

Je la remerciai, et je fus tout aussi instruit qu’auparavant. « Ainsi milord, vous comprenez que l’homme qui porte l’humble nom de Gabbitt, sera lord Craiglethorpe, et que milord Craiglethorpe, sera M. Gabbitt pour miss Tracey ; et vous verrez miss Tracey, admirer prodigieusement M. Gabbitt, et le trouver charmant, tant qu’il sera milord. Vous voudrez bien nous garder le secret. Lady Géraldine qui est la proche parente de milord Craiglethorpe, compte aussi sur sa fidélité ; mais il ne falloit pas moins pour cela que les liens du sang, car ce lord est fort peu enclin à la plaisanterie ; il est roide, froid et très-hautain. Au reste, parmi les deux arrivans, vous reconnoîtrez aisément quel est le lord, car il est plus grand que Gabbitt, de toute la tête au moins ».

Jamais explication ne fut en définitif plus satisfaisante. Je ne sais si la plaisanterie fut bien conduite et bien exécutée, ou si j’étois disposé à la trouver telle, mais les scènes qui eurent lieu m’amusèrent beaucoup, bien que je trouvasse qu’en effet elles dépassoient un peu les bornes.

Lady Géraldine ne cessa de rire de l’admiration de miss Tracey, pour le faux Craiglethorpe, de la gaucherie de M. Gabbitt avec son titre, et de la gaucherie non moins grande de celui qu’on avoit dépouillé du sien.

Lord Craiglethorpe donnoit, d’un autre côté, prise à la critique, en sa qualité de voyageur anglais, rempli de préjugés contre les Irlandais, et contre l’Irlande tout entière. Dès que miss Tracey étoit sortie du salon, lady Géraldine rendoit à milord Craiglethorpe ses nom et qualités, mais il n’en étoit pas mieux traité pour cela. Quelque personnage qu’il remplît, elle avoit l’art de le rendre ridicule. Lord Craiglethorpe étoit effectivement comme l’avoit dépeint miss Bland, fier, froid et empesé, et d’une morgue outrée, même pour un Anglais. Son mépris pour les Irlandais, étoit plus que suffisant pour justifier tous les sarcasmes de sa cousine, devant laquelle il étoit d’ailleurs en profonde vénération.

Il avoit cette espèce de timidité qui rend un homme dédaigneux et obstiné dans son silence ; qui le dispose à regarder comme un ennemi, quiconque lui adresse la parole ; qui lui fait repousser une question comme une injure, et un compliment, comme une malhonnêteté. Lady Géraldine profita d’une courte absence qu’il fit, pour dire : il s’en faut de tout que mon cousin Craiglethorpe soit un homme aimable ; on pourroit passer la mauvaise honte et la gaucherie même à un gentilhomme, si elles provenoient d’un fonds de modestie, mais comment les pardonner, quand elles ont leur source dans un orgueil désordonné. Il n’y a aucune de ses attitudes qui ne peigne son extrême suffisance. L’avez-vous vu debout devant le feu ? cela passe ce que nos caricatures ont de plus exagéré. Quand il change de position, on croiroit qu’il va vous donner un peu de repos ! point du tout. Le voilà qui s’étend sur un fauteuil, les mains dans ses poches, menaçant de ses jambes étendues, tous ceux qui passent, et du haut de son silence magistral, répandant un froid glaçant sur toute espèce de conversation. Il ressemble à cet Anglais, à qui un Français très-poli, ne put trouver à faire que ce compliment-ci : « Il faut avouer que ce Monsieur a un grand talent pour le silence. » Il ne se décide à parler que lorsque chacun est convaincu. qu’il a quelque chose à dire ; méprise qu’on ne commet pas deux fois, quand on a eu le bonheur de l’entendre.

Quelqu’un de la société essaya de justifier la timidité de milord Craiglethorpe, mais la sévère et implacable lady poursuivant :

« Je vous assure, mes amis, que ce n’est pas timidité ; c’est orgueil tout pur. Je lui pardonnerois sa pesanteur et son ignorance ; il doit l’une à la nature, et l’autre est le résultat de son éducation ; mais sa suffisance, il ne la doit qu’à lui-même, et je ne puis ni ne veux la lui pardonner. La nature peut bien faire des sots, mais un fat est toujours son propre ouvrage. Or, mon cousin s’imagine que la vanité qui se taît n’est pas de la vanité. Pour moi, je soutiens que son silence est plus arrogant, plus insupportable, qu’aucun de ces égoïstes expansifs et bavards qu’on aime tant à ridiculiser. »

Miss Bland et miss Ormsby avouèrent toutes deux que milord Craiglethorpe étoit aussi par trop silencieux.

« Pour l’honneur de mon pays, ajouta lady Géraldine, il faudra que je vienne à bout de faire parler cet homme, et de savoir ce qu’il pense de nous, pauvres sauvages de l’Irlande. S’il vouloit ouvrir la bouche, on lui répondroit ; s’il daignoit accuser, on se défendroit ; s’il lui plaisoit de rire, on pourroit rire avec lui. Mais il vient chez de bonnes gens qui le reçoivent à cœur ouvert ; il mange aussi bien qu’il le pourroit faire en Angleterre ; il reçoit toutes nos politesses sans un mot ou un geste de remercîment, et la plupart du temps, il semble dire : Tout ce monde-là est fait pour me servir et m’obliger. Regardez-le maintenant ; le voilà qui se promène dans le parc, avec ses tablettes à la main ; il est occupé à dresser un registre de nos fautes et à les classer dans le meilleur ordre possible. Je crois en vérité que son projet est d’écrire un livre, un gros livre sur l’Irlande. »

Lady Kilrush dit qu’elle croyoit en effet qu’il avoit le dessein de publier un Voyage d’Irlande, un Essai sur ce pays, ou quelqu’autre chose de cette espèce.

— Et comment s’y prend-il pour obtenir quelque renseignement ? Il court de châteaux en châteaux. Connoîtra-t-il rien des mœurs du peuple ? Il ne voit que la noblesse, qui est la même en Angleterre et en Irlande. Quant aux basses classes, daigne-t-il leur adresser la parole ? Comprend-il leur langage, comprendroient-elles le sien ? lorsqu’il s’informe d’un fait, je le défie d’obtenir la vérité si on a quelqu’intérêt à la lui cacher ; et il y a toujours dix contre un à parier qu’un Irlandais interrogé par un Anglais ne voudra point lui répondre franchement. Il n’y a pas ici une femme, un enfant qui n’aient l’art de faire croire à Milord tout ce qu’ils voudront. Ainsi, mon cher cousin, après avoir battu l’Irlande dans tous les sens, la connoîtra à-peu-près comme le badaud de Londres, qui n’est de sa vie sorti de sa chère ville natale, et qui n’a vu d’Irlandais que sur le théâtre, où les représentations sont exactes comme celles que nous donnent les Chinois, des lions qu’ils peignent d’après des ouï-dire.

Voyez, voyez, Milord ! s’écria miss Bland, il a encore en main son livre de notes.

Gare à nous ! dit miss Callwell, il ne cesse pas d’écrire.

Oui, oui, écris, mon cher cousin, reprit lady Géraldine ; que le petit livre grossisse et devienne bientôt un solide in-quarto. Je veux en avoir un exemplaire relié en maroquin, de la part de l’auteur, et je le mériterai en lui fournissant de précieux documens. Vous verrez, mes amis, comme je vais bien mériter de mon pays, si vous me promettez de suivre mes avis et de garder votre sérieux.

Dans ce moment, entra milord Craiglethorpe, d’un pas grave et solennel, et tenant en main le précieux livre de notes.

« Venez, Milord, rouvrez votre livre, j’ai une excellente balourdise à vous communiquer. »

L’ayant disposé à la bonne humeur par cette offre gracieuse, lady Géraldine et ses associés se mirent à raconter tous les faits ridicules, toutes les niaiseries usées dont on charge les Irlandais depuis des siècles ; et mon Milord recueilloit tout ce fatras avec une gravité, une importance dont on ne pouvoit s’empêcher de rire. Quelquefois il s’arrêtoit pour dire : « Voilà une anecdote capitale ! voilà un fait curieux ! Pourrai-je citer mon autorité ? me permettrez-vous de vous nommer ? » Oui, répondoit lady Géraldine, à condition que vous me ferez un petit compliment dans votre préface ; mais vous devriez monter un instant dans votre chambre, il y a de l’encre et des plumes ; vous pourriez tout de suite rédiger vos précieux matériaux.

S’étant ainsi débarrassée de l’illustre écrivain, elle se mit à rire de tout son cœur. Vous figurez-vous, dit-elle, de graves Anglais, s’instruisant dans le livre de mon cousin, et avalant toutes les sottises qu’il contiendra ?

Lord Kilrush, lui représenta qu’il y avoit de la cruauté, d’induire ainsi en erreur, et l’écrivain et le public. Mais elle n’en rit que plus fort. Croyez-vous, dit-elle, que je veuille tromper ni l’un ni l’autre ? Je me propose de leur rendre service à tous deux. Quand mon cousin sera sur le point de nous quitter, quand il aura emballé son précieux livre, je lui découvrirai la vérité ; je lui dirai que tout ce qu’il a ramassé sur l’Irlande, est un tas de rêveries, et je lui démontrerai qu’il est tout-à-fait incapable d’écrire un mot sur tout ce qui nous concerne. N’est-ce pas là, rendre un grand service à mon pays et à mon cher cousin ?

Lord Kilrush eut beau faire ; ses remontrances ne purent modérer la raillerie piquante et l’intarissable gaîté de lady Géraldine.

Tandis qu’elle traitoit ainsi le véritable milord Craiglethorpe, miss Tracey faisoit de délicieuses promenades avec M. Gabbitt, dont elle étoit charmée. C’étoit plus que lady Géraldine n’en avoit désiré, et elle auroit eu la bonté de rompre l’enchantement, si elle n’eût été choquée de l’entremise de lord Kilrush, et de la sensibilité affectée de miss Clémentine Ormsby qui, pour donner une haute idée de sa délicatesse, intercéda vivement en faveur de la pauvre miss Tracey.

— Mais, ma chère Géraldine, cela commence à me faire de la peine ; cela va aussi trop loin. Si son cœur alloit s’engager ! Je ne puis vraiment pas en rire ; en vérité, je crains qu’elle ne soit éprise de cet odieux arpenteur !

— Mais, ma chère Clémentine, ce qui me fait de la peine à moi, c’est de vous entendre dire des choses si puériles. Un cœur engagé ! Une femme éprise ! Vous parlez de l’amour comme si c’étoit le plus grand malheur du monde. La grande chute que feroit là miss Tracey ! elle ne peut pas être toujours dans les nues comme vous. Soyez sûre que de nos jours, peu de femmes habitent cette région ; et la raison en est bonne, c’est que l’on n’y rencontre point d’hommes. Ainsi, ma chère, descendez un peu vers la terre, tandis que vous êtes jeune, sauf à remonter vers le ciel, quand l’âge vous y forcera. Croyez-moi ; des malheurs auxquels est exposée actuellement une femme, le moins imminent est à coup sûr de devenir amoureuse.

Je vis que les yeux de lady Kildangan se fixoient sur moi, au moment où sa fille prononçoit ces dernières paroles.

Elle lui dit ensuite : Géraldine, vous parlez là bien légèrement ; votre temps peut arriver. Il ne faut pas être si présomptueuse. Il est toujours dangereux de défier l’amour.

Après avoir dit ces mots, lady Kildangan se leva d’un air satisfait, et quitta le salon où étoient rassemblés les jeunes gens. Sa fille parut fort mécontente, et comme, dans ces occasions, elle ne faisoit point de quartier, « Tout le monde, dit-elle, soutient que ma mère est fort adroite ; et je le croirois, si tout le monde ne me l’assuroit. Si elle étoit plus adroite, on en parleroit moins. »

Elle reprit avec moi son air dédaigneux. Je n’en comprenois pas la raison. Étoit-ce orgueil, étoit-ce coquetterie ? Elle avoit rougi d’une manière frappante, quand sa mère avoit dit : Géraldine, votre temps viendra.

Après une semaine de séjour au château d’Ormsby, je résolus de prendre congé. Quand j’annonçai cette résolution, on me fit les instances les plus aimables. Lady Ormsby et sir Harry, me pressèrent vivement de rester encore quelques jours ; chacun sembloit le désirer, à l’exception de lady Géraldine ; elle montra là-dessus une indifférence complète, et ne daigna pas même témoigner le désir, vrai ou faux, de me voir bientôt partir. Curieux de voir si son indifférence se soutiendroit jusqu’au bout, je persistai dans mon projet de départ, et je me réjouis de montrer une froideur égale à la sienne. Comme le Tasse le dit d’une femme qu’il rencontra dans un carnaval à Mantoue, je courus quelque risque de devenir amoureux. Mon apathie habituelle avoit été tellement excitée, que je commençois à faire un peu réflexion. En retournant chez moi, je me disois à moi-même : Il y a cependant entre les femmes d’autres différences que celles qui naissent du rang, de la richesse et de la figure. Je crois que c’est à lady Géraldine, que je dus mon premier goût pour les qualités de l’esprit ; c’est elle qui m’apprit qu’une femme pouvoit être une compagne aimable. Je comparai cette sémillante irlandaise, avec les poupées et les perroquets que j’avois fréquentés jusqu’alors ; et je soupçonnai que la conversation d’une femme aimable, pouvoit être un remède contre l’ennui. Mon nouveau penchant pour la réflexion, ne m’empêcha pas de dormir toute la matinée, et j’arrivai chez moi, sans avoir rien rêvé qui méritât d’être retenu.

Je trouvai à la porte de mon château, Ellinor qui filoit à son rouet. Je me remis à penser à mes affaires domestiques, et je me retrouvai dans la situation où j’avois été huit jours auparavant.



CHAPITRE X.


Ce fut en vain que j’essayai après mon retour de prendre quelque intérêt à mes affaires domestiques ; le silence et la solitude de mon château me parurent insupportables, en comparaison du mouvement qui animoit la brillante habitation d’Ormsby. Il y eut dans ma vie un vide complet pendant une semaine entière, durant laquelle je ne fis, ne pensai, ou ne dis rien dont je puisse me souvenir, si ce n’est cependant une promenade où, par politesse, j’accompagnai M. M’Léod. Il vint me voir avec le même extérieur et avec les mêmes idées dont il m’avoit déjà tant fatigué avant mon départ pour le château d’Ormsby. Il commença par me parler de mes projets pour l’amélioration du sort de mes vassaux ; il me dit que, selon le désir que je lui en avois témoigné, il alloit m’exposer son plan pour l’éducation des pauvres de l’Irlande, le plus succinctement qu’il lui seroit possible. Ces derniers mots furent les seuls que j’entendis avec quelque plaisir ; néanmoins je le remerciai affectueusement ; je serai charmé, lui dis-je, de connoître les opinions et les sentimens de M. M’Léod. Je ne rapporterai pas ce qu’il me dit ; car il n’eut pas plutôt ouvert la bouche, que je me livrai à je ne sais quelle rêverie. Je me rappelle pourtant qu’il m’en tira en me proposant d’aller avec lui jusqu’à une école qu’il avoit fondée lui-même dans une petite terre qui lui appartenoit ; car il vaut mieux, me dit-il, vous montrer ce que l’on a déjà fait de ce peuple, que de vous parler de ce qu’on en peut faire.

Cela est très-vrai, lui répondis-je, pressé de terminer une conversation qui m’accabloit, et désirant me délasser un peu en faisant un tour de promenade. La soirée étoit charmante, et vraiment j’éprouvai une grande satisfaction à voir l’état de la propriété de M. M’Léod. Dans une situation peu favorable, ayant à combattre toutes sortes de difficultés, il étoit venu à bout d’établir un véritable paradis. Dans tout ce que je voyois autour de moi, il n’y avoit rien, à la vérité qui fût extraordinaire, mais il régnoit un tel air de propreté et de bien-être parmi ces paysans que je me crus en Angleterre, et que je m’écriai : Est-ce bien en Irlande que je vois tant de prospérité ?

Nous avons réussi, me répondit M. M’Léod, avec du temps et de la patience. Nous n’avons pas entrepris trop à-la-fois. Nous commençons par montrer la possibilité de quelques légères améliorations, et l’espérance du succès décide promptement à faire quelques tentatives. Ma femme et moi nous vivons beaucoup au milieu des paysans, nous prenons intérêt à tout ce qui les regarde, ils voient la manière dont nous faisons chaque chose, et quand ils sont bien convaincus que nos procédés sont préférables aux leurs, ils sont portés à nous imiter ; c’est ainsi que nous les conduisons à notre but, et que nous leur inspirons graduellement le désir et l’espérance de mener une vie plus commode et plus heureuse. Notre tâche est alors très-avancée ; du moment que nous avons éveillé en eux de l’émulation et de l’activité, le goût du travail s’empare d’eux ; et d’ailleurs nous ne les aidons dans leurs entreprises qu’à proportion du zèle et de la bonne volonté qu’ils montrent. Peut-être est-ce un avantage pour eux comme pour nous, que nous ne soyons pas riches, car nous ne sommes pas tentés de nous jeter dans de vastes plans que nous ne pourrions pas exécuter. Voilà, me dit M. M’Léod, l’endroit qui rend tout le reste facile. — Il me montra en même temps une cabane proprement bâtie, à côté de laquelle étoit un assez beau jardin où travailloient un grand nombre d’enfans. C’étoit là que se tenoit l’école. — Nous ne pouvions pas espérer beaucoup des hommes faits dont les habitudes étoient formées, et il nous a même fallu beaucoup de temps pour qu’ils nous permissent de donner des notions plus saines à leurs enfans. Voilà vingt-six ans que nous sommes à ce travail, et si nous avons eu quelque succès, c’est uniquement parce que nous avons commencé par la jeunesse. Nous voyons croître actuellement une génération qui prospère par nos soins et dont le bonheur fait en grande partie le nôtre.

M. M’Léod qui étoit habituellement grave et silencieux, me parut ce jour-là très-animé et fort communicatif. Mais je suis persuadé qu’aucun sentiment d’ostentation ou de vanité ne l’agitoit, car je ne l’entendis jamais parler du bien qu’il avoit fait, ou le rappeler en aucune manière. Je suis convaincu que son motif étoit de m’engager à persévérer dans mes projets bienveillans, en me démontrant la facilité de leur exécution. Il étoit si préoccupé de ses propres idées qu’il ne s’apercevoit pas de l’ennui qu’elles me procuroient. Au reste il recherchoit si peu les applaudissemens, qu’il ne lui échappoit jamais une de ces expressions de civilité prévenante qui semblent en provoquer le retour.

La religion, poursuivit-il, est la grande difficulté de ce pays. La variété dans les croyances n’est point un obstacle à l’admission dans notre école. Le prêtre catholique vient le samedi matin, et le ministre protestant le samedi soir, pour faire réciter aux enfans le catéchisme et les instruire chacun dans les principes de sa foi. Comme nous avons donné notre parole, et que nous y sommes fidèles, de n’entreprendre aucune conversion et de ne point nous mêler des opinions religieuses, les prêtres catholiques voyent avec plaisir que nous donnons aux enfans des instructions qui peuvent leur être utiles pour leurs intérêts temporels.

Il m’invita ensuite à entrer dans l’école, et à y jeter un coup-d’œil. Passant un jour sur cette route, dit-il, je vis une foule d’enfans oisifs, rassemblés sous l’inspection d’un prétendu maître, qui du plus loin qu’il m’aperçut, cria à ses élèves : Repassez, repassez ; voici du monde. Alors, chacun s’empare de son livre, et se met, en débitant sa leçon de toute sa force, à donner une idée de son zèle et de sa diligence. Ici, milord, vous ne verrez pas de représentation pareille, cette misérable charlatanerie n’est pas de mon goût. Entrez, s’il vous plaît.

J’entrai donc, mais je l’avouerai à ma honte, tout ce que je remarquai, ce fut que les meubles avoient l’air d’avoir servi depuis long temps, sans être détériorés. Chacun continua son travail, avec attention et simplicité ; mais ce tableau ne me frappa que médiocrement. Le goût du perfectionnement s’étoit fort refroidi en moi, et quoique réjoui un moment du spectacle que m’offroit cette réunion d’enfans heureux, ces idées sortirent de mon esprit, en retournant chez moi. Je résolus cependant, de surpasser un jour, tout ce qu’avoit fait M. M’Léod, et certes, mes moyens étoient plus grands que les siens. La jalousie avoit encore plus de part dans cette résolution, que la générosité.

Avant que j’eusse arrangé seulement, dans mon imagination, ce dernier plan, un matin, je reçus la visite du jeune Ormsby, qui vint me presser d’aller passer de nouveau quelques jours, dans son château. Je cédai à une invitation qui s’accordoit avec mes désirs. Quand j’arrivai, les dames étoient à leur toilette, à l’exception de miss Bland qui, chargée de faire les honneurs, me reçut, ainsi que d’autres hommes, dans la bibliothèque, avec son éternel sourire. Partout où alloit miss Bland, elle devenoit tout de suite l’amie de la maison, et l’on se reposoit volontiers sur elle, du soin de recevoir les hôtes. Comme représentant lady Ormsby, elle me parla poliment de tous les riens du jour, et des changemens qui s’étoient opérés sur la scène, toujours mouvante, du château qu’elle habitoit. Deux brigadiers, et deux aides-de-camp étoient partis, mais en échange, étoit venu un autre aide-de-camp, le capitaine Andrews ; et milord O’Toole étoit arrivé. Suivit une conversation entre miss Bland et un des étrangers, sur la joie et le chagrin que l’arrivée de Milord feroit naître dans le cœur de deux dames qui, autant que je pus le deviner, étoient lady Hauton, et lady O’Toole. Comme je n’étois point au fait des intrigues, et des caquetages de Dublin, cela piqua très-médiocrement ma curiosité. Miss Bland, qui voulut absolument persister à me parler, m’apprit que milord O’Toole avoit amené avec lui, M. Cécil Devereux, bel-esprit et poëte, un des jeunes gens les plus aimables, et les plus galans de Dublin. Je me décidai sur-le-champ, à ne point l’aimer. J’ai toujours détesté ces annonces solennelles. On paroît toujours à son désavantage, quand on est précédé d’une renommée si bruyante. À peine l’éloge finissoit-il, que M. Devereux entra. Ce n’étoit point l’homme que je m’attendois à voir. Quoique agréable de sa personne, et distingué par le ton de la bonne compagnie, il n’y avoit en lui aucune fatuité ; au contraire, il sembloit si peu occupé de lui-même, il étoit si prévenant, que malgré le préjugé qui m’avoit décidé à ne point l’aimer, je fus enchanté de lui, après avoir été dix minutes dans sa société. Milord Kilrush, me le présenta avec grand appareil, comme un homme de mérite, à qui lui et son frère O’Toole, s’intéressoient particulièrement. Cet air de patronage ne plaisoit pas beaucoup à M. Devereux qui, peu flatté d’être ainsi montré, détourna la conversation de lui-même et de ses poëmes, sur des objets généraux. Il me fit quelques questions sur une caverne curieuse, ou espèce de chemin souterrain qui, d’un côté donnoit sur le bord de la mer, et de l’autre, aboutissoit à une vieille abbaye située derrière le château de Glenthorn. M. Devereux dit qu’autrefois en Irlande ces cavernes avoient servi de greniers. Mais un habitant du voisinage, ayant remarqué que ce souterrain servoit, depuis long-temps, de retraite aux contrebandiers, lord Kilrush entreprit une dissertation dans les formes, sur la contrebande, sur les importations et exportations, et sur les lois et la balance du commerce. Je ne compris pas un mot de ce qu’il me dit, et j’ignore si ce grand orateur se comprenoit lui-même ; mais il crut avoir parfaitement réussi à me donner une haute idée de son instruction, et de sa profonde sagesse. Son frère O’Toole vint ensuite ; il ne me parut pas porté vers la galanterie, comme la conversation de miss Bland, me l’avoit fait supposer ; sa seigneurie étoit entièrement dévouée à l’ambition ; il parla si fort et si long-temps des hommes et des affaires d’état, des intrigues de la cour, des promotions, que je commençai à me croire un homme de l’autre monde, car j’étois complètement étranger aux choses, dont il nous avoit entretenus. J’étois ennuyé de l’entendre, mais cependant, humilié de ne pouvoir parler aussi exactement, et avec cet air d’assurance et d’autorité ; j’éprouvai le desir de devenir aussi quelque chose à la cour. Les soucis, les inquiétudes de l’homme ambitieux, si opposés à mon caractère paresseux et indolent, ne furent plus rien pour mon esprit infatué de l’amour du pouvoir. Dans un moment l’ambition fit de moi son esclave.

M. Devereux me guérit de cette maladie avant qu’elle eût fait de grands progrès. Il resta avec moi un quart d’heure pendant que les autres hommes étoient allés s’habiller. Quoique peu disposé à parler avec un inconnu, je fus séduit par l’amabilité de ses manières. Il me parla de la société de l’Angleterre, comme d’un sujet qui devoit m’être familier ; à mon tour je lui parlai de celle d’Irlande. Nous nous entretînmes de milord O’Toole, ce qui conduisit à parler de la cour de Dublin ; je lui témoignai le regret de n’avoir pas cherché à figurer plutôt dans la carrière politique. L’ambition, lui dis-je, peut tenir l’esprit d’un homme, attentif et éveillé. Les plaisirs vulgaires n’ont plus d’empire sur moi, ils ne sont vraiment plus capables de m’émouvoir.

Milord, me dit M. Devereux, vous feriez mieux de rester toute votre vie immobile ou endormi que de vous occuper de si futiles objets.

Funeste ambition ! sombre enfer des vivans,
S’il ne les a sentis, qui peindra tes tourmens ?

Vous vous rappelez sûrement, milord, la description que Spencer a faite de cet enfer.

Pas exactement, lui répondis-je, ne voulant point détruire l’idée favorable que cet honnête Irlandais avoit conçue de ma littérature. Il prit les œuvres de Spencer, me les offrit, et je me levai pour lire le passage en question ; quels efforts ne feroit pas le plus paresseux des mortels pour conserver l’estime même exagérée, qu’il croit avoir inspirée ; je parvins à lire sans bâiller les dix vers suivans :

Funeste ambition ! sombre enfer des vivans,
S’il ne les a sentis, qui peindra tes tourmens ?
À poursuivre un objet qui s’éloigne sans cesse
On use les beaux jours de sa belle jeunesse ;
On abreuve ses nuits d’amertume et de pleurs,
Qu’attendent au réveil de plus vives douleurs ;
Agité par l’espoir, tourmenté par la crainte,
Ayant pour tout réfuge une inutile plainte,
Après des cris, des pas, des travaux superflus,
La fin de tant de peine est de n’espérer plus.

C’est plein de force, m’écriai-je, du ton d’un homme très-accoutumé à juger la poésie.

— « Cela devient plus remarquable encore milord, quand nous pensons que ces vers ont été faits par un homme qui avoit été secrétaire d’un lord lieutenant. »

Je sentis mourir ma naissante ambition ; je reconnus qu’il valoit mieux passer une vie tranquille. Ma résolution fut fortifiée par l’apparition de Lady Géraldine. L’amour et l’ambition sont, comme on le sait, deux passions incompatibles ; aucune d’elles n’étoit à la vérité encore maîtresse de mon cœur ; mais l’amour et lady Géraldine avoient déjà pris le dessus sur l’ambition et sur lord O’Toole. Lady Géraldine parut très-gaie ; et quoique peu présomptueux, je ne pus m’empêcher de croire, que mon retour au château d’Ormsby avoit contribué à sa gaîté. Je ne goûtai ce plaisir qu’avec discrétion et réserve, tandis que je vis qu’il étoit vivement senti par sa mère. Miss Bland, pour faire sa cour à lady Kildangan, observa que Lady Géraldine étoit encore plus aimable que de coutume. Celle-ci, à ces mots donna des signes non-équivoques de son mécontentement. C’est la seule fois que je lui vis faire la moindre attention aux paroles de sa docile amie. Pour détourner la conversation, je demandai à la belle offensée des nouvelles de Miss Tracey et de M. Gabbitt.

M. Gabbitt, me répondit-elle, en reprenant toute sa gaîté, est maintenant l’homme le plus heureux de l’Irlande ; il est parti avec l’espérance de devenir intendant des terres de Milord O’Toole. Je m’étais engagée d’honneur à lui procurer cette place pour le dédommager de la plaisanterie que nous lui avons fait subir. Vous savez que dans les contes arabes, Barmécide finit par donner un bon dîner au pauvre Shakabac, après s’être joué long-temps de sa crédulité.

— Et pour Miss Tracey que pourrez-vous faire ?

— J’ai persuadé à sa mère que la pauvre enfant alloit tomber en atrophie. Aussi sa mère va-t-elle la mener promptement aux eaux, pour y rétablir sa santé, et y guérir son cœur malade. Clémentine ! ma chère, ne me regardez pas avec des yeux si sévères ; dans le fond de l’ame vous savez bien qu’on ne peut pas faire un plus grand plaisir à une jeune demoiselle que de lui procurer une occasion plausible pour s’absenter un peu de sa maison.

Je craignis un instant que lady Géraldine ne perdît dans Miss Tracey un précieux moyen d’amusement ; mais le capitaine Andrews la remplaça bien vîte ; et après lui eurent leur tour les lords Kilrush et son frère O’Toole. Tout graves et importants qu’étoient ces deux personnages accoutumés à se voir traiter plus que respectueusement, lady Géraldine les trouvoit très-propres à être plaisantés, et elle ne s’en faisoit aucun scrupule.

Milord, me dit-elle, peut-être vous ne connoissez pas lord O’Toole ?

— J’ai eu l’honneur de lui être présenté aujourd’hui.

— À la bonne heure ; car il regarde comme un être inconnu celui qui n’a pas l’honneur d’être connu de lui ; mais comme vous êtes nouvellement arrivé dans ce pays vous seriez excusable, et je vous ferai faire une plus ample connoissance. Nous avons en Irlande une ancienne et respectable famille du nom de Toole ; mais celui-ci n’est qu’un misérable politique, un homme qui pour tout talent sait faire patte de velours. Les deux frères ont un manège qui est très-propre à conserver leur crédit ; l’un a la manie d’être toujours sur la scène, et l’autre de rester toujours caché derrière la toile. Ces deux mortels forment, avec le capitaine Andrews, le trio le plus divertissant. Milord O’Toole est tout artifice sans art ; milord Kilrush, c’est l’importance sans pouvoir, et le capitaine Andrews c’est la souplesse même sans aisance. Ce pauvre Andrews, c’est un animal sans défense, à moins qu’il ne se retire en lui-même. Donnez-lui le temps, me disoit quelqu’un, en me montrant une tortue de terre, de mettre sa tête sous son écaille, et une pesante voiture lui passera sur le corps sans l’offenser. Milord Glenthorn, avez-vous jamais remarqué la manière de converser du capitaine Andrews ?

— Non, je ne l’ai jamais entendu converser.

— Ce n’est pas là ce que je veux dire ; l’avez-vous jamais entendu parler ?

— Je lui ai entendu dire, vraiment et sans doute.

— Lord Glenthorn est un peu sévère ce soir, dit madame O’Connor.

— Si vous avez remarqué, poursuivit lady Géraldine, l’étonnante économie de mots du capitaine Andrews, savez-vous d’où elle provient ? Vous croyez peut-être que c’est de la conscience de sa nullité ?

— Oh ! je ne lui soupçonne pas tant de modestie.

— Encore ! dit madame O’Connor, avec un air d’étonnement insultant pour moi, lord Glenthorn a vraiment bien de l’esprit ce soir.

Lady Géraldine témoigna, par un signe, combien elle étoit choquée du compliment que je venois de recevoir, et me dit : vous vous trompez, Milord, si vous croyez que ce soit par timidité ou par orgueil que le capitaine Andrews est si bref dans ses discours. Vous n’avez pas deviné la raison pour laquelle il ne donne jamais sur chaque chose que la moitié d’une opinion.

« C’est à l’école des diplomates qu’il a puisé ce talent, » dit M. Devereux.

Lady Géraldine. — Il faut que vous sachiez que le capitaine Andrews ne sert en qualité d’aide-de-camp que jusqu’à ce qu’on lui ait trouvé un poste dans la diplomatie. Il faut lui rendre justice, il est tellement propre à ce métier, que sur aucun sujet du monde il ne hasardera une assertion. Il n’est sûr de rien, pas même de son existence.

M. Devereux. — Il manque du moins de la seule preuve de l’existence que voulût admettre Descartes ; je pense, donc je suis.

Lady Géraldine. — Il a une telle peur de se compromettre, que si on lui faisoit cette question : Le soleil s’est-il levé ce matin ? Il répondroit en souriant avec douceur : On m’a dit qu’oui ; j’ai lieu de croire…

Je vous demande bien pardon, dit M. Devereux, ce style est trop affirmatif. En diplomatie, il faut toujours préférer les verbes impersonnels aux verbes actifs ou passifs. Cette expression on m’a dit expose à de dangereuses recherches. Qui vous a dit ? qui vous a fait savoir ? Alors on est forcé de citer ses autorités ; ce danger n’est pas à craindre, lorsqu’on s’est contenté de cette tournure on dit, on assure.

Que je voudrois entendre la conversation de deux diplomates accomplis ! s’écria lady Géraldine.

Cela est impossible, dit M. Devereux ; en politique comme en géométrie, il y a des lignes qui font un continuel effort pour s’approcher, sans pouvoir se rencontrer jamais.

Les railleries de lady Géraldine m’auroient peut-être bientôt ennuyé comme toute autre chose ; mais il y avoit une inconcevable variété dans sa plaisanterie. D’abord je l’avois jugée superficielle, et ne songeant qu’à ses plaisirs ; mais je lui trouvai un fonds de connoissances qu’on n’avoit pas lieu d’attendre d’un esprit aussi dissipé ; une profondeur de réflexion, qui contrastoit singulièrement avec sa vivacité naturelle ; une horreur et un énergique dégoût pour le vice et la bassesse, qui étonnoient ses compagnes, tristement condamnées à une imitation servile.

J’ai fait mention d’une dame Norton, et d’une dame Hauton, qui se trouvoient alors au château d’Ormsby. Ces deux Anglaises, que je n’avois rencontrées dans aucun des cercles de Londres, faisoient une grande sensation en Irlande, et tournoient la moitié des têtes de Dublin, par l’extravagance de leurs parures, l’impertinence de leurs airs, et l’audace de leur conduite. Leur renommée partout les précédoit, et avant qu’elles arrivassent au château d’Ormsby, tout le monde y étoit préparé à admirer ces élégantes célèbres. Quand elles étoient présentes, chacun les exaltoit ; absentes, chacun les déchiroit, excepté lady Géraldine, qui ne partageoit ni les adorations, ni les dénigremens. Un matin, ces deux dames étoient entourées chacune, de leurs admirateurs. Un groupe se pressoit vers lady Hauton, pour obtenir d’elle des modèles d’habillemens ; on considéroit sa parure, avec des yeux d’étonnement et d’envie. Un autre groupe étoit formé autour de lady Norton qui racontoit à voix basse, les détails d’un procès en divorce, qui occupoit alors beaucoup l’attention du beau monde. Lady Norton avoit reçu des lettres curieuses de ses correspondans de Londres, et on la prioit de les communiquer. Lady Norton sortit pour aller chercher ses lettres ; lady Hauton, pour aller commander, je ne sais quels patrons de modes ; elles n’eurent pas plutôt tourné le dos, que d’une voix unanime, on critiqua leurs discours, leurs vêtemens, et toute leur personne. Lady Géraldine qui s’étoit tenue à l’écart, examinant des gravures, dans ce moment ferma son livre, et jetant un regard d’indignation sur toute la société, elle s’avance jusqu’auprès d’une des graces de Swadlinbar, et lui dit d’un ton ironique :

Je vois, ma chère Thérèse, que vous êtes honteuse de n’être pas tout-à-fait nue ; et vous, ma chère Betty, vous serez bientôt fâchée d’avoir la réputation d’une femme modeste. Courage, mes amies, allez en avant et prospérez ; empruntez les patrons des modes les plus folles, et les exemples des actions les plus immorales. Qu’on se dépêche ; le vice et la folie, n’entreront jamais assez tôt dans notre île. Nous autres Irlandais, nous aurions pu vivre encore cinquante ans dans l’innocence, si vous n’aviez point hâté les progrès de la corruption, si, sans en exiger de quarantaine, vous n’aviez pas reçu à bras ouverts, tout étranger suspect, si vous n’aviez pas encouragé l’importation de tous les colifichets, de toutes les pernicieuses bagatelles, qui répandent la contagion sur la surface entière de notre pays.

Miss Ormsby — Oh ! que vous êtes sévère, et cela, parce que j’ai demandé un patron.

Madame O’Connor. — Mais vous savez que lady Géraldine est trop fière pour prendre modèle sur personne.

— Eh bien ? si je suis trop fière, je vais me corriger ; je vais aller à l’école de lady Hauton, et de lady Norton, pour apprendre d’elles à augmenter mes charmes, et à sauver ma réputation. Il faut que je commence par me défaire de la mauvaise habitude de rougir, n’est-ce pas, madame O’Connor ? car j’ai remarqué que vous aviez été surprise de me voir rougir d’un discours tenu hier à table, par une de ces belles parleuses. Il faudra aussi réformer mon langage, apeler avec intrigue, un arrangement, un procès scandaleux, une petite discussion. Quant à l’adultère, c’est un mot odieux qui ne se trouve plus que dans les livres de prières, un mot fait pour nos grand’mères.

« Nous sommes trop polis pour parler de l’enfer.

Que nous serons vertueux, quand nous n’aurons plus même de noms pour les vices ! Mais suspendons nos sermons. Apprenons plutôt de lady Hauton, comment, avec du courage et force présence d’esprit, on peut toujours côtoyer l’abîme, sans jamais y tomber. Apprenons de lady Norton, que la gloire des femmes à la mode, est tantôt de passer pour plus mauvaises qu’elles ne le sont, et tantôt d’être plus corrompues qu’elles ne le paroissent.

Ici, un cri général interrompit lady Géraldine ; les uns attaquoient, les autres défendoient les illustres étrangères.

— Lady Géraldine ! Je vous assure que malgré ce qu’on a dit de madame Norton, et du général ***, il ne s’est rien passé de répréhensible.

— Oui, ma chère Géraldine, quoique madame Hauton ait été long-temps en coquetterie avec certain Lord, on n’y peut rien trouver à redire. Elle avoit seulement envie de rendre sa femme jalouse, car vous savez bien que ce Lord n’est pas un homme dont on puisse devenir amoureuse.

— Ainsi, vous pardonnez à cette femme, parce qu’elle est conduite par la haine, plutôt que par l’amour ; parce que son seul motif, est de rendre une pauvre femme malheureuse, et de mettre le trouble dans une famille. Pour moi, je pense que celle qui cède au sentiment de l’amour, mérite plus d’indulgence qu’une femme que la haine dirige.

Miss Bland soutint, que lady Hauton étoit la moins estimable des deux, et les partisans de l’une ou de l’autre se mirent à soutenir chacun leur opinion.

Lady Géraldine. — « Que nous importe cette question ? Irons-nous vérifier ou répéter leurs histoires scandaleuses ? Ce ne sont pas les personnes, mais les vices que nous devons détester. Mes chers compatriotes, ne nous laissons pas prendre d’admiration pour ces graces, ces folies, et ces modes étrangères, et ayons le courage d’être nous-mêmes. »

Mes yeux restèrent fixés sur la physionomie animée de lady Géraldine tandis qu’elle prononçoit ces paroles, Madame O’Connor s’en aperçut et le fit remarquer. Miss Bland expliqua mon embarras, en l’attribuant à ce qu’avoit dit lady Géraldine, sur l’histoire scandaleuse d’un procès en divorce. Je le devinai par un geste des femmes qui m’entouroient. Mais lady Géraldine étoit trop bien élevée, pour croire que j’eusse pu la soupçonner d’avoir voulu faire allusion à mes chagrins domestiques ; avec une franchise et une douceur que je n’oublierai de ma vie, elle s’approcha de moi, et d’un regard, dissipa jusqu’à la moindre inquiétude que j’aurois pu avoir ; et reprenant la parole :

« Dites-nous, Milord, vous qui avez beaucoup vécu dans le grand monde de Londres, si je me trompe sur le compte de ces deux dames, qui produisent tant d’effet en Irlande ; mais je parie qu’elles ne sont peut-être pas connues en Angleterre. »

Je confirmai son opinion, par mon témoignage, et j’opérai sur-le-champ une révolution dans les esprits. Tout-à-coup, l’empire de mesdames Norton et Hauton fut ébranlé jusques dans ses fondemens, et je ne sache pas qu’il ait jamais repris aucune consistance.

La chaleur des expressions de lady Géraldine, dans cette occasion, et dans beaucoup d’autres, réveilla dans mon cœur, des sentimens assoupis ; je fus averti de ma dignité d’homme, et je commençai à croire que je valois mieux que ces méprisables automates, parmi lesquels j’avois été jusqu’alors rangé.

Un jour, lady Kilrush avec ce ton composé, moitié des minauderies d’une jolie femme, moitié de l’affectation d’un bel esprit, parloit de M. Devereux, qu’elle prétendoit protéger et produire.

Ici Devereux ! dit-elle, Cécil Devereux ! À quoi pensez-vous donc, c’est à vous que je parle. Voici l’épitaphe de la belle Laure, par François Ier ; j’en rafolle, il faut absolument me la traduire : personne ne peut le faire mieux que vous ; moi, je n’en ai pas le temps, mais je ne dormirai pas cette nuit, si je ne l’ai pas. Allons, vous avez tant de facilité ; asseyez-vous une minute, et travaillez, tandis que j’irai faire ma toilette. Vous ne savez peut-être pas que je m’appelle Laure, dit-elle, en quittant la chambre, d’un air tout-à-fait sentimental.

Que vais-je devenir ? dit M. Devereux. Jamais pareille tâche fut-elle imposée ? J’aimerois cent fois mieux traduire un conte persan ou arabe. Lisez cela, Milord, et voyez s’il est aisé de faire de lady Kilrush la Laure de Pétrarque.

Lady Géraldine, après avoir lu le sonnet nous dit : sans doute il n’est pas si facile à traduire qu’on voudroit le persuader ;[9] mais aussi vous vous êtes attiré vous-même cette difficulté, Devereux. Pourquoi allez-vous montrer ce sonnet à une amateur de la force de lady Kilrush ? vous deviez bien penser que lors même qu’il eût été détestable, le nom de François I, votre gracieuse approbation, et la douce conformité du nom de lady Kilrush avec celui de la belle Laure, devoient la remplir d’enthousiasme et la faire pâmer d’affectation.

M. Devereux, leur dis-je, n’a qu’à citer les trois derniers vers pour excuser son silence.

« Qui te pourra louer qu’en se taisant ?
« Car la parole est toujours réprimée
« Quand le sujet surmonte le disant. »

M. Devereux — « Non il n’y a pas d’excuse valable pour me tirer d’affaire ; » et il s’assit d’un air triste comme pour se mettre au travail. Bientôt après il se leva et quitta l’appartement, disant qu’il avoit la mauvaise habitude de ne pouvoir travailler en compagnie.

Alors lady Géraldine s’éleva contre les prétentions de ces riches amateurs, qui accordent une protection insolente et dédaigneuse au génie et croyent l’honorer beaucoup.

« Quel ridicule orgueil ! on m’accuse d’en avoir moi-même, mais je pense qu’il est d’une autre sorte. J’espère qu’il ne ressemble pas à celui de ces Mécènes grossières qui regardent les hommes de talens comme des histrions faits pour les amuser, mais des histrions qu’il est même inutile de payer et qui sont assez récompensés s’ils obtiennent quelques louanges. Ils se croyent même en état de conseiller, de diriger le génie et de l’employer selon leurs petites vues et pour leurs stupides plaisirs ; comme ce Pierre de Médicis qui n’eut pas honte, un jour, d’envoyer Michel-Ange lui faire une statue de neige. Milord, auriez-vous jamais lu les mémoires de Mad. Staal ?

— Non ; je ne croyois pas qu’ils fussent publiés.

— Vous vous trompez ; je veux parler de mademoiselle de Launay qui vécut sous Louis XIV et le Régent.

— Je n’en avois jamais entendu parler, et je rougis de mon ignorance.

— Moi-même je ne les connois que d’hier. J’ai été frappée de la peinture de la duchesse de la Ferté qui possédoit à un haut degré ce ton de protection ignorante. Elle mérite que vous y jetiez un coup d’œil, Milord ; le livre est là sur la table. Voici le passage : La duchesse de la Ferté dans ce moment montre à la duchesse de Noailles la jeune demoiselle de Launay, comme on montreroit une marionette ou un singe.

« Allons, mademoiselle, parlez. — Madame, vous allez voir comme elle parle. — Elle vit que j’hésitois à répondre, et pensa qu’il falloit m’aider comme une chanteuse qui prélude, à qui l’on indique l’air qu’on désire d’entendre. — Parlez un peu de religion, vous direz ensuite autre chose. »

Ce discours est devenu proverbe dans Paris, à ce que m’a dit M. Devereux, et on le cite souvent lorsqu’on rencontre des protecteurs dans le genre de la duchesse de la Ferté.

L’ignorance, dis-je à mon tour, quand elle est jointe à la présomption produit des effets bizarres dans les rangs subalternes, comme dans les rangs élevés. Un homme de ma connoissance alla dernièrement acheter des rasoirs chez M. Pakwood. Madame étoit seule visible. L’acheteur lui ayant fait compliment sur l’élégance du style de ses avertissemens, elle répondit : « Eh ! Monsieur croyez-vous que mon mari ait le temps de faire de ces choses là ; nous avons à nos ordres un poëte qui est chargé de toutes ces bagatelles. »

Quoique lady Géraldine ne parlât qu’en termes généraux des protecteurs et des hommes à talens, la chaleur qu’elle y mettoit me fit penser qu’elle y avoit quelque intérêt personnel. Je crus découvrir qu’elle avoit un cœur et que M. Devereux en savoit quelque chose. Un incident confirma le soir même ce soupçon.

Tandis que nous prenions le café, lady Géraldine et M. Devereux se tenoient dans l’embrasure d’une fenêtre ; le charme de leur conversation avoit attiré du monde autour d’eux, et animés l’un par l’autre, ils se livroient à toute la vivacité de leur esprit.

Une petite fille de six ans qui jouoit auprès d’eux, se mit à leur dire : Puisque vous êtes là à chanter comme deux rossignols, je vais vous mettre en cage. Et elle tira sur eux les rideaux de la croisée. — Voulez-vous rester en cage ? dites, petits oiseaux !

Lady Géraldine. (Feignant de lutter avec l’enfant qui la tenoit enfermée dans le rideau). Non, non ; il y a des oiseaux qui ne peuvent pas vivre en cage.

Madame O’Connor. — Il me semble que M. Devereux ne se trouve pas mal de sa captivité.

Je ne puis pas sortir ; je ne puis pas sortir, dit M. Devereux, en imitant le son mélancolique du sansonet dans le Voyage Sentimental.

Qu’est-ce que cela, dit lady Kildangan, en se précipitant vers la fenêtre.

Ce sont deux oiseaux, répond la petite fille.

Des oiseaux chanteurs, reprit lady Géraldine, en prenant dans ses bras l’enfant pour qu’elle n’en dît pas davantage, en se mettant à chanter en effet d’une voix ravissante.

Lady Kildangan ne comprit rien de ce qui s’étoit passé, et retourna à sa place. Pour moi je sentis la justesse de mes soupçons ; j’éprouvai quelque contrariété, mais moins grande cependant que si j’eusse été profondément amoureux.

Je suis bien heureux, me dis-je, que le mal ne soit pas plus grand. Que serois-je devenu si je m’étois épris d’une femme qui a déjà donné son cœur ? mais l’a-t-elle effectivement donné ? je me suis déjà mépris une fois : examinons la chose de plus près. Voici donc un motif qui va tenir mon attention éveillée.



CHAPITRE XI.


Pour continuer mon histoire, sans fatiguer le lecteur du détail des différens voyages que je fis au château d’Ormsby, je vais rassembler ici toutes les observations que j’eus lieu d’y faire pendant le cours de l’été.

Après l’aventure des deux oiseaux en cage, ma pénétration fut quelque temps en défaut. Je ne remarquai plus aucun signe d’intelligence entre les deux parties ; au contraire, toute communication sembloit avoir brusquement cessé. Comme ma sagacité dans ces sortes d’affaires n’étoit pas très-grande, cette froideur apparente calma tous mes soupçons, et je commençai à croire que je m’étois complètement trompé. M. Devereux passoit ses journées entières enfermé dans son appartement, où il se livroit, je crois, à l’étude de la langue persanne. Il ne me parloit que de l’espoir qu’il avoit d’être placé dans l’Inde par la protection de milord O’Toole. Le temps qu’il ne donnoit pas à l’étude, il l’employoit à parler botanique ou minéralogie avec le chapelain de milord. Je ne pouvois lui envier ce nouveau genre de vie ; lady Géraldine sembloit n’y pas faire attention. Quand ils se rencontroient, ce qui étoit fort rare, elle lui montroit une froideur mêlée de fierté, à laquelle il répondoit par des manières calmes et respectueuses ; elle étoit d’une gaîté vive, mais inégale et quelquefois forcée ; il étoit plus sérieux, mais aussi d’une humeur plus soutenue. Elle se conduisoit à mon égard, sans coquetterie, mais avec une douce prévenance. Par les discours qu’elle m’adressoit, elle me témoignoit qu’elle avoit de moi une idée supérieure à celle que je lui avois d’abord inspirée, et que je m’étois formée de moi-même.

M. Devereux, quoiqu’avec un peu d’effort, me traitoit avec distinction, et témoignoit un grand désir de cultiver mon amitié. Il ne laissoit échapper aucune occasion de m’inspirer l’estime de moi-même, et de faire naître en moi le désir de cultiver mon esprit. Un jour que je soutenois que le naturel est tout, et que jamais on ne parvient par l’étude, à égaler les facultés d’un homme qui nous est supérieur ; sans faire semblant de s’apercevoir que je plaidois la cause de ma paresse, il me répondit en termes généraux :

Il est difficile de bien juger la force des qualités d’un esprit quelconque ; il se montre si différent dans les différentes circonstances ! on ne peut pas plus connoître un homme plongé dans l’ignorance, qu’une plante cachée dans les ténèbres. Un naturaliste de mes amis me dit qu’un jour il avoit cru découvrir une plante nouvelle qui croissoit au fond d’une mine. C’étoit la sauge commune, mais tellement altérée et dégénérée qu’elle en étoit méconnoissable. Il la planta en pleine terre et au soleil, et bientôt elle reprit sa véritable forme et son vrai caractère.

M. Devereux excitoit mon esprit sans le fatiguer, et je n’étois pas assez amoureux pour être jaloux. Je me décidai cependant à le sonder sur le compte de lady Géraldine. J’attendis l’occasion favorable, et je crus un jour l’avoir trouvée. Nous regardions les gravures de l’Éléonore de Burguer et il me cita sur ce poëte une anecdote qu’il tenoit depuis peu d’un baron allemand.

Burguer fut charmé d’un sonnet qu’une beauté inconnue lui avoit adressé en l’honneur de sa poésie. Il répondit sur le même ton ; et après quelques louanges réciproques, ils se persuadèrent qu’ils étoient amoureux l’un de l’autre. Sans s’être vus, ils résolurent de s’épouser ; à la première vue le mariage fut conclu, et ils se séparèrent bientôt après. En d’autres mots le poëte fut terriblement trompé par la belle étrangère, et celle-ci se consola dans les bras d’un autre époux. L’imprudence de ce couple de beaux-esprits nous conduisit à quelques réflexions sur l’amour en général. Évitant de faire aucune allusion à lady Géraldine, je plaisantai M. Devereux sur la belle Clémentine, qui étoit romanesquement éprise de lui.

Qui voudroit, excepté Cupidon, changer sa liberté contre un papillon ? me dit-il : et Cupidon étoit un enfant. Les hommes de nos jours sont trop sages pour s’enchaîner aux genoux des femmes. Celles-ci permettent à l’amour d’occuper une grande place dans leur vie, mais il n’en occupe que fort peu dans celle des hommes. Ils savent qu’ils ont quelque chose de mieux à faire que de chanter des romances dolentes pour attendrir une maîtresse. Quant au mariage, c’est une affaire si terrible, que je le croirois inventé pour nous aider à faire notre salut.

Mon cher Devereux, lui dis-je, en vérité vous parlez là comme un cynique ou comme un vieux garçon, et vous n’êtes ni l’un ni l’autre ; c’est vraiment ridicule.

— Il faut savoir quelquefois être ridicule, et souffrir qu’on vous regarde comme tel. Un homme qui ne sait pas se mettre au-dessus de la raillerie ne sera jamais un homme distingué.

M. Devereux sortit en chantant :

Ambition sois ma folie,
Et guéris-moi de mon amour.

Je ne savois que penser de tout ceci. Je fus tenté de croire que l’ambition étoit sa passion dominante, malgré la description de l’enfer qu’il m’avoit montrée dans Spenser. Cependant, à en juger par sa conduite à l’égard du lord qui le protégeoit, il étoit difficile de le prendre pour un homme qui fût très-occupé de sa fortune.

Je me souviens que lord O’Toole accusa un jour vivement un des amis de monsieur Devereux, en lui donnant avec humeur l’épithète de philosophe. Monsieur Devereux répondit qu’il ne voyoit pas que ce terme fût un terme de reproche ; que lorsqu’on vouloit parler d’un faux ou prétendu philosophe, il falloit employer une autre expression telle que le mot italien filosofastro usité en pareil cas.

Lord O’Toole ne voulut point absolument admettre ce mot italien, ni faire aucune distinction. Il soutint que les philosophes étoient tous dangereux et les ennemis déclarés de l’état.

Dites des hommes d’état, répartit monsieur Devereux qui persista dans la défense de son ami. Mais milord O’Toole se fâcha, milord Craiglethorpe sourit avec une supériorité marquée, de cette bévue politique, et lady Géraldine rougit d’une généreuse indignation.

M. Devereux en parlant de milord O’Toole, me dit : Sa classification des hommes est aussi bornée que celle que les sauvages font des animaux. Il divise les hommes en deux classes : les sots et les fripons ; et quand il rencontre un honnête homme, il ne sait plus dans quelle classe le faire entrer.

Plus j’observois monsieur Devereux, et plus il m’inspiroit d’estime. Sa conduite à l’égard de Géraldine étoit particulièrement honorable. Plus elle lui témoignoit d’estime, de prévenance, plus il se renfermoit dans les bornes étroites de respect et de politesse dont il s’étoit promis de ne point sortir. Je crus enfin l’avoir parfaitement deviné. Il étoit clair qu’il aimoit lady Géraldine ; mais il se défendoit d’aspirer à une possession qu’il ne pouvoit raisonnablement espérer. Il s’apercevoit des dispositions de cette jeune personne pour lui, mais loin d’en tirer vanité, il se refusoit même de jouir des charmes de sa conversation, pour ne pas mettre d’obstacle aux prétentions plus hautes qu’elle avoit droit de former. Il me parla souvent d’elle dans les termes de la plus vive admiration. « Tout le monde, dit-il, vante sa beauté, ses talens ; mais j’ai eu l’occasion de la connoître de plus près et dans les détails de la vie domestique ; avec toute sa vivacité, elle a un cœur formé pour la tendresse ; une haute idée de ses devoirs, ce qui est le garant le plus sûr de la conduite d’une femme, et un caractère plein de noblesse et de magnanimité. Je ne connois personne qui lui soit supérieur ; et je ne vis jamais une femme plus faite pour rendre heureux un homme raisonnable. »

Je ne pus m’empêcher de sourire et de demander à monsieur Devereux comment ce langage s’accordoit avec l’aversion qu’il professoit pour le mariage.

— « Cette aversion est bien sincère. Ce seroit un malheur pour moi de m’unir à une femme de la classe inférieure, et ma fortune ne me permet pas de me marier selon mon désir. Je ne puis penser à lady Géraldine sans un abus de confiance dont vous me croyez sans doute incapable. Sa mère qui me traite avec toutes sortes d’égards, me regarde non-seulement comme un parent, mais comme un ami de sa famille. Je ne suis pas amoureux de lady Géraldine, je l’admire, je l’estime, et je désire qu’elle s’unisse à l’homme, s’il en existe, qui sera digne d’elle. Vous me comprenez maintenant, milord, je vous prie de ne plus traiter ce sujet. » Il me parla avec chaleur, mais avec dignité, et me laissa pénétré de sentimens qui étoient tout nouveaux pour moi.

Tout en admirant sa conduite, je ne savois comment régler la mienne : mon dégoût pour un second mariage n’avoit pas encore cessé ; j’étois enchanté, captivé même par lady Géraldine, mais je ne pouvois me résoudre à lui faire une proposition formelle. Milord Craiglethorpe n’avoit pas habituellement plus peur de se compromettre, que je ne le craignois moi-même dans cette occasion. Pour gagner du temps, je crus que je devois vérifier tous les éloges que M. Devereux avoit prodigués à cette beauté. Le mot de magnanimité me paroissoit nouveau, surtout appliqué à une femme. Cependant en observant celle-ci de plus près, je crus découvrir ce que M. Devereux avoit voulu dire. Lady Géraldine dédaignoit tous les petits moyens, toutes les manœuvres qu’on employe si souvent pour attirer l’attention. Elle ne savoit pas dissimuler même pour vaincre. Elle prétendoit aux hommages des hommes comme à une attention due à sa personne et surtout à son sexe ; elle ne s’abaissoit jamais à les demander ou à en remercier comme d’une faveur ; s’ils lui étoient refusés elle ne voyoit dans cet oubli qu’une impolitesse, et non point un outrage. Sans jamais se choquer des préférences accordées à d’autres femmes, elle se permettoit quelquefois de rire du mauvais goût de certains hommes, et voyoit avec une indifférence mêlée de pitié, les vœux qu’ils adressoient à des êtres qui n’en étoient pas dignes. Indulgente envers ses compagnes, elle suportoit leurs petites prétentions sans les partager ou les combattre, et ne montroit jamais sa supériorité, que lorsqu’il étoit question de tonner contre le vice ou la bassesse. C’étoit une jouissance flatteuse pour mon amour-propre de me voir distingué par une femme de ce mérite et dont la fierté étoit justifiée par de si honorables raisons. Elle ne me donna jamais aucun encouragement direct ; mais aussi je ne m’avançai jamais assez pour mériter d’être encouragé, bien moins encore de me voir repoussé. Quelquefois j’observois ou je croyois voir qu’elle me traitoit avec un peu plus de faveur quand M. Devereux étoit présent, peut-être pour aiguillonner sa froideur ; et puis elle n’étoit pas un ange, elle étoit femme sur ce point. Il supportoit tout avec une constance admirable ; cependant la langueur s’emparoit de son ame, et sa santé déclinoit visiblement.

Lady Géraldine lui dit un soir de la manière la plus aimable : M. Devereux, ne seroit-ce pas abuser trop de votre précieux temps que de vous prier de nous lire quelqu’un de ces beaux poëmes de sir William Jones ?

Il y avoit une place à côté d’elle sur le sofa. Le livre fut présenté par la plus belle main du monde.

Allons, dit-elle, ne prenez pas un air si malheureux ; si vous avez quelque chose à faire, convenez-en ; et si vous ne pouvez pas parler, inclinez-vous. Vous savez qu’une révérence est une réponse universelle. Voici milord Glenthorn qui pourra vous remplacer. Ne devenez pas mon prisonnier une seconde fois, pour dire encore : je ne puis pas sortir.

M. Devereux ne fit pas d’autre effort pour s’échapper ; il s’arma du livre, et s’assit malgré le danger du voisinage. Il passa, contre son ordinaire, la soirée entière avec nous. Ensuite comme s’il eût senti le besoin de s’excuser du plaisir qu’il s’étoit permis, Il me dit :

Peut-être, Milord, tout autre à ma place et avec ma manière de voir, penseroit à assurer sa retraite et ne trouveroit d’autre moyen pour cela que la fuite, mais la fuite est indigne de qui peut combattre et vaincre. L’homme qui est sûr de lui-même ne doit pas tourner le dos au péril, mais, armé de son honnêteté, il ne doit pas craindre d’aller à sa rencontre.

Cette confiance trop grande dans la force et la pureté de son caractère, étoit la seule faute de M. Devereux ; il ne formoit point de vœux pour éloigner de lui la tentation, tant il se croyoit assuré de la victoire. Sans connoître combien sa situation étoit critique, chaque jour il en bravoit les inconvéniens. Il croyoit ne jamais franchir les bornes de la pure amitié ; il se l’étoit persuadé, et cela lui suffisoit. Il alla même jusqu’à me dire qu’il verroit de sang-froid et même avec plaisir lady Géraldine devenir mon épouse. Plein de l’idée que la fuite pour lui seroit une honte, il ne redoutoit pas de s’exposer à toutes les séductions de l’amour. Il passoit ses journées presqu’entières avec nous ; et lady Géraldine étoit plus aimable que jamais. Elle alloit partir dans une semaine, et j’étois toujours indécis. Elle devoit passer l’hiver suivant à Dublin, et je ne doutois pas qu’elle n’y rencontrât de nouveaux adorateurs parmi lesquels un heureux pourroit se trouver, si M. Devereux ne réussissoit pas. Cette pensée étoit allarmante : j’allois me décider à la fatale déclaration, quand une réflexion m’arrêta. Je puis, me dis-je, aller aussi passer l’hiver à Dublin, et si l’automne n’a point amorti ma passion, il sera temps encore de la faire connoître. Ce fut à ce dernier parti que je m’arrêtai. Délivré des tourmens de l’incertitude, j’attendis avec tranquillité ce jour si redouté des amans, le jour de la séparation. Je sentois que l’habitude de vivre avec cette femme aimable avoit presqu’identifié ma manière de penser et la sienne, et je trouvois la force de mon intelligence accrue et fortifiée. Je craignois bien moins le départ de lady Géraldine que le retour de l’ennui.

Dans cette disposition d’esprit, je parcourois un matin les bosquets du château avec lady Géraldine, lorsqu’un léger incident, me fit agir d’une manière toute contraire à mes résolutions, aussi bien qu’à mon caractère. Mais l’homme est ainsi fait, et j’étois destiné à me conduire comme un fou dans le temple même de Minerve. Parmi les fabriques qui ornoient le parc d’Ormsby, il y avoit un édifice consacré à cette déesse ; une foule de jeunes demoiselles folâtres, conduites par madame O’Connor et Lady Kilrush nous y appelèrent, comme pour nous montrer une charmante découverte qu’elles venoient d’y faire. Nous entrons donc, suivis de cette troupe joyeuse. Tout ce que nous voyons dans le temple, c’est une inscription en vers, de la façon de lady Kilrush, qu’on avoit pompeusement gravée sur une table du plus fin marbre. Nous lûmes ces vers, avec toute l’attention qu’on a coutume de donner aux ouvrages d’une dame en présence de leur auteur. Lady Géraldine et moi nous nous tournions vers la poëtesse, pour lui adresser notre compliment, lorsque nous nous aperçûmes qu’elle, et toute la compagnie s’en étoient allées.

Ils sont tous partis, s’écria lady Géraldine, et les voilà qui se dirigent vers le temple de la folie. Lady Kilrush, comme vous le savez, est trop modeste pour rester exposée à nos éloges. Mais j’aime à rire de l’affectation. Milord, rappelez-la, et vous verrez la timide personne, au milieu de tous les embarras de sa feinte modestie, se laisser dire qu’elle est une dixième Muse. Mais courez vîte, Milord, ou vous ne pourrez plus les atteindre.

Dans aucune circonstance, je crois qu’on ne m’avoit vu courir ; mais pour obéir à lady Géraldine, j’allai le plus vîte que je le pus vers la porte, et à mon grand étonnement, je la trouvai fermée.

Elle est bien réellement fermée, dis-je, c’est un trait d’esprit de madame O’Connor, ou un tour de l’espiègle miss Callwells.

Que je hais ces mauvaises plaisanteries, s’écria ma compagne de prison ! Mais patience, peut-être elles vont revenir. Puisque les mistifications sont à la mode, et que ces demoiselles veulent la suivre, elles devroient bien inventer quelque chose de neuf. Cette manière d’enfermer son monde, est si usée ! Je sais que des gens du bon ton, se sont quelquefois amusés de la sorte, et avec succès ; mais la tourbe des imitateurs ne sait jamais distinguer les occasions. Soyons donc tranquilles, et prenons patience.

Elle s’assit pour relire l’inscription ; je ne l’avois jamais trouvée si belle. La dignité de son maintien me charma ; elle ressembloit si peu à ces femmes dont l’affectation m’avoit tant fatigué ; je me rappelai l’exemple auquel elle venoit de faire allusion. Une plaisanterie semblable à celle dont nous étions l’objet, avoit fini par un mariage. J’étois frappé de cette idée ; et lady Géraldine dut trouver que je répondois avec beaucoup de distraction, à ses observations sur les vers que nous venions de lire.

« Milord, pourquoi êtes-vous si sérieux ; d’où vient cet air rêveur ? Je vous assure que je ne vous soupçonne point d’avoir trempé dans cette sotte plaisanterie. Après avoir été acquitté si honorablement, ne conservez pas plus long-temps l’apparence d’un criminel. »

Je ne puis pas dire positivement ce qui me décida dans cette conjoncture ; je ne sais si ce fut la singularité de ma position, ou le charme extraordinaire des manières de cette femme, mais toutes mes incertitudes se dissipèrent, toute ma prudence s’évanouit. Sans réfléchir à ce que je disois, je répondis : « Vous me rendez justice, en m’acquittant de la sorte ; mais si je n’ai point eu de part au complot, j’éprouve le besoin irrésistible de profiter de cette circonstance, pour vous déclarer mes véritables sentimens ». J’étois aux pieds de lady Géraldine, lui parlant de mon amour, sans penser à ce que je faisois. Je ne saurois me rappeler la diffuse déclaration que je débitai dans ce moment ; mais je me souviens parfaitement qu’on me répliqua :

Milord, je puis vous certifier que vous ne savez, ni ce que vous dites, ni ce que vous faites. Tout ceci n’est qu’une méprise, et vous-même en serez convaincu dans une demi-heure. Je ne serai, ni assez vaine, ni assez cruelle, pour supposer que vous ayez parlé sérieusement.

— Comment ! personne ne fut jamais plus sérieux, que je ne le suis actuellement.

— Non, non, cela n’est pas.

Je fis de nouvelles protestations.

— Levez-vous, Milord, je vous en prie ; et quittez cet air héroïque, bien que votre démarche soit vraiment celle d’un héros. Je ne puis deviner comment vous y avez été entraîné, mais rassurez-vous ; vous voilà en sûreté, vous en êtes quitte pour la peur. Que cela ne vous encourage pas, cependant, à vous conduire encore une fois si follement. Je connois très-peu de jeunes femmes, à qui le comte de Glenthorn puisse s’offrir avec quelqu’espoir de se voir refuser. Ainsi, tenez-vous sur vos gardes, et craignez de ne pas rencontrer une autre fois quelqu’un de si déraisonnable.

— Non, jamais je ne rencontrerai d’être aussi séduisant que vous. Ceci fut un nouveau texte pour un nouveau discours. Il seroit inutile, et fort peu amusant, de le rapporter, quand même il me seroit resté dans la mémoire.

Lady Géraldine m’écouta et me répondit avec beaucoup de sang-froid :

« En supposant, milord, que vous pensiez dans ce moment tout ce que vous dites ; et dans cette supposition il entre autant d’amour-propre que de reconnoissance, permettez-moi de vous dire que ce n’est point là de l’amour, c’est de l’imagination pure. Vous n’êtes pas aussi malade que vous le croyez. Cette fois-ci vous n’en mourrez pas ; je garantis votre vie. Sautez donc par la fenêtre, et allez ouvrir la porte. Sautez ; ne craignez pas de vous faire du mal ; je vous l’ai dit votre vie est assurée. Allons faites le saut de Leucade et délivrez-vous de votre passion. »

La tristesse se peignit sur tous mes traits.

Ce n’est qu’un léger nuage, me dit-elle, il va se dissiper.

Je devins plus passionné que jamais. Pour connoître la nature de mes sentimens, il falloit qu’ils fussent contrariés ; alors ils acqueroient un degré de force extraordinaire.

Lady Géraldine poursuivit avec un ton de plaisanterie qui me désoloit. « Vous ne savez pas de quel délicieux plaisir vous me privez, milord ; du vif plaisir de la coquetterie, qui dans certaines circonstances, est très-légitime, comme je l’apprends dans un grave auteur moral. Ce grave auteur nous enseigne donc qu’il est une occasion où une femme peut en sûreté de conscience jouir du charme de la coquetterie dans toute sa latitude ; c’est lorsqu’un homme, de propos délibéré, diffère de présenter ses hommages jusqu’au moment où il se croit sûr, en les présentant, de les voir acceptés. Si vous en aviez agi de la sorte, milord, avec quel empressement je me serois livrée au plaisir que vous m’auriez si naturellement présenté. Mais hélas ! il faut y renoncer, vous avez été si franc avec moi, que je me vois obligée à vous payer de la même sincérité, sous peine de perdre ma propre estime à laquelle je tiens bien plus qu’à l’admiration même que je pourrois inspirer. »

Elle se tut quelque temps, et changeant tout-à-coup de manières, elle poursuivit avec un accent très-énergique.

« Oui, je dois être sincère et je le serai quoiqu’il doive m’en coûter. Je vous le dis donc franchement, milord, je ne serai jamais à vous. L’effort que cet aveu me coûte, vous forcera d’y croire. » Sa voix chancela et la rougeur couvrit son visage. « Mon cœur ne m’appartient plus ; j’en aime un autre. J’ignore si jamais les circonstances me permettront de m’unir à l’homme de mon choix. Cela est plus que douteux. Mais ce qui ne l’est pas, c’est qu’avec le sentiment dont je suis occupée, il ne m’est plus possible d’entendre parler de propositions de mariage de quelque part qu’elles me soient adressées. »

Je lui objectai que malgré le mérite de celui qui lui avoit inspiré une si vive affection, puisque son union avec lui étoit encore fort douteuse, d’après ses propres aveux, peut-être la constance et le profond dévouement d’un homme qui s’efforceroit de se rendre digne d’elle, pourroient avec le temps…

« Non, non, s’écria-t-elle, ne vous trompez pas vous-même. De mon côté je ne ferai rien pour entretenir votre erreur. Je connois mon cœur, il est incapable de changer. Mon amour a pour base une estime réfléchie ; l’homme auquel je suis attachée ne doit mes sentimens qu’à la parfaite connoissance que j’ai de sa conduite et de ses principes. Aucun autre, quelles que soient d’ailleurs ses qualités, n’aura cet avantage à mes yeux. Et quand je dis que je n’ai que peu d’espoir de me voir unie à lui, je ne prétends pas assurer que tout changement qui pourroit rendre mon penchant et mon devoir compatibles, soit absolument hors de probabilité. Je sais que sans espérance l’amour ne peut pas long-temps durer. Le langage que je vous parle n’a rien de romanesque. Tout ce que vous dites de l’effet du temps et des assiduités d’un autre prétendant me seroit parfaitement applicable, si mon attachement étoit le fruit d’un caprice passager, ou la première inclination d’une enfant irréfléchie. Mais je ne suis plus une enfant, et quoique j’aime pour la première fois, croyez que mon goût n’a rien de léger ni de frivole. Je ne vous dirai pas que l’être que j’adore est un ange ; qu’on ne vit jamais ici bas rien d’aussi parfait ; je me fais au contraire un plaisir de rendre justice à vos éminentes qualités. Quoique bien persuadée que vous êtes susceptible d’un attachement réel, et que l’amour, s’il s’emparoit de votre ame, pourroit développer en vous de nombreuses vertus qui y restent comme ensevelies ; je croirois vous tromper d’une manière impardonnable et qui seroit funeste à jamais à mon repos et peut-être au vôtre, si je vous laissois espérer que votre affection pour moi puisse obtenir quelque retour. Je vous en ai trop dit pour vous cacher rien désormais. J’aime… monsieur Devereux et c’est pour toute la vie.

Certainement il en est digne, m’écriai-je, d’une voix étouffée ; c’est plus que vous n’en pouviez attendre d’un rival.

— Mais non pas plus que je n’en attendois d’un homme tel que vous.

— Ne disiez-vous pas qu’il vous seroit difficile d’accorder votre inclination et votre devoir ? Obtiendrez-vous jamais le consentement de lady Kildangan ?

Elle parut extrêmement troublée.

« Non certainement, à moins que… Milord O’Toole a promis… Je ne me fie pas trop à la parole des courtisans ; mais milord O’Toole est notre parent, et il a promis d’obtenir une place dans l’Inde pour monsieur Devereux. Celui-ci dès-lors jouiroit dans le monde d’un peu plus de considération, et ma mère deviendroit peut-être plus favorable. Milord, la franchise avec laquelle je vous parle est la plus forte preuve, que je vous puisse donner de mon estime. Il n’y a que peu de mois que j’ai eu l’honneur de faire votre connoissance, mais sans me glorifier de mon propre discernement, j’ai pu m’en rapporter à celui de M. Devereux, et son exemple m’a appris à mettre en vous ma confiance tout entière. Je suis sûre que vous justifierez la haute estime que vous m’avez inspirée, en respectant mon secret, et que vous deviendrez digne de toute ma reconnoissance, en vous désistant d’une poursuite que vous devez regarder comme inutile ; je m’en repose entièrement sur vous.

J’étois si touché, que je ne pus répondre.

— Milord, M. Devereux a raison ; je vois que vous avez une ame sensible.

« On se baise les mains, » se mit à crier une voix aiguë. Nous nous tournons du côté de la fenêtre, et nous y apercevons madame O’Connor, et un groupe de curieuses, qui regardent en riant. « Comment ! se baiser les mains, après un tête-à-tête d’une heure. » Venez vîte, madame Kildangan, venez vîte, dit madame O’Connor, avant que lady Géraldine soit remise de son embarras.

Madame O’Connor, lui dis-je, vous surprend-on souvent à être embarrassée ? Il me semble que c’est un crime, auquel vous n’êtes pas sujette.

— Jamais, répond-elle, on ne m’a trouvée enfermée avec un si beau cavalier.

Lady Géraldine un peu remise : La seule chose qui blesseroit votre conscience en pareil cas, ce seroit d’être surprise ; on voit que vous tenez à la famille des Surfaces[10].

« Enfermée ! surprise ! Que signifie tout cela ? s’écrie lady Kildangan, qui arrive tout essoufflée : quelle honte ! quel scandale ! Puis cachant la satisfaction que lui procuroit le spectacle qu’elle venoit de découvrir : « Allons, ouvre la porte, ne te fâche pas, ma chère Géraldine ; madame O’Connor, pourquoi faire aussi de mauvaises plaisanteries ? Mais il ne faut pas se piquer, nous devons rester tous bons amis. »

La porte s’ouvrit, et quand nous fûmes sortis, lady Géraldine me dit tout bas :

Au nom de Dieu, Milord, ne déchirez pas le cœur de ma pauvre mère ! que jamais elle ne sache que j’ai eu à ma disposition le titre de comtesse ; et que je l’ai laissé échapper.

Lady Kildangan étoit si agréablement émue de l’espérance d’accomplir ses desseins, qu’il me fut impossible de la détromper pour le moment. Lorsque j’annonçai à sir Harry Ormsby qu’une affaire particulière m’obligeoit à retourner chez moi, certainement elle pensa que c’étoit pour aller faire les dispositions nécessaires à mon mariage. Lorsque j’étois sur le point de monter à cheval, M. Devereux perça la foule qui étoit rassemblée dans la salle basse du château, et me présenta la main, en me regardant d’un air qui sembloit dire : êtes-vous assez généreux pour me continuer votre amitié ? Je connois, lui dis-je, le prix d’un ami tel que vous, et chaque jour de ma vie, j’espère en devenir plus digne.

Je fus récompensé de l’effort que j’avois fait sur moi-même ; lady Géraldine qui, dans ce moment étoit retirée derrière ses compagnes, s’approcha de moi, et me témoigna sa reconnoissance, par un souris rempli de grace et de dignité. Ce fut le dernier regard que j’obtins de cette charmante femme ; je ne l’ai pas revue depuis ce moment.

Arrivé chez moi, je restai deux jours sans me faire la barbe, et presque sans parler. J’aurois volontiers gardé le lit, mais je savois qu’en me disant malade, il me seroit impossible d’empêcher ma nourrice Ellinor de venir se lamenter auprès de moi ; je n’étois pas disposé à entendre de nouveau les histoires de Barbe-Noire, ou du Spectre du roi O’Donoghoe, et jamais je n’aurois eu le courage de repousser les marques ingénues de son affection, quelqu’importunes qu’elles eussent pu être pour moi. Au lieu de me mettre au lit, je restai constamment étendu sur un sofa, et je me livrai à la douceur et à l’amertume de mes pensées, après avoir défendu qu’on me dérangeât pour quelque sujet que ce fût. Tandis que j’étois plongé dans mes rêveries, un de mes domestiques, Irlandais à moitié fou, et qui pour cela, s’arrogeoit plus de liberté que ses camarades, se présente brusquement à moi, et me dit :

« Milord, ne vous en déplaise, mais malgré tous les gens qui sont là-bas, j’ai cru qu’il était de mon devoir de vous avertir des nouvelles qui courent le pays. Tout est sens-dessus-dessous dans le château d’Ormsby ; ils ne s’entendent plus l’un l’autre, c’est une confusion. Ils disent que c’est à l’occasion d’une parole qui a été rapportée par miss Clemmy Ormsby, et qui a mis en fureur milord O’Toole, que lady Géraldine a traité de patte de velours. Lord O’Toole en présence de lady kildangan, de lady Géraldine et de milord Craiglethorpe, a dit quelque chose qui a fâché lady Géraldine et M. Devereux. Celui-ci a dit des choses qui ont fâché lord O’Toole, qui a disgracié M. Devereux, et qui ne veut plus lui procurer la place dans l’Inde, qu’il lui avoit promise. Lady Géraldine en est furieuse, et il se trouve qu’elle aime M. Devereux, ce qui a rendu sa mère plus furieuse encore, et ce qui la fait crier nuit et jour. Elle ne peut pas concevoir comment sa fille a refusé la main du premier comte du royaume, de vous, Milord, pour lui préférer un homme de rien, qui est aussi pauvre qu’un habitant de Connaught, c’est M. Cécil Devereux ; et elle lui a défendu de voir sa fille, et elle a défendu à sa fille, de jamais penser à lui sous peine d’être mise au pain et à l’eau. Aussi l’on a commandé les chevaux, et tout le monde est parti à la pointe du jour pour Dublin, et c’est la vérité pure, Milord, et il n’y a pas un mot de mensonge. »

D’abord je ne voulus pas croire une histoire si burlesquement racontée ; mais après des informations, je la trouvai vraie dans tous ses points. J’avois encore présens les derniers mots de monsieur Devereux et les derniers regards de lady Géraldine ; je résolus de les étonner par la promptitude de mon obligeance et de mériter à jamais leur estime et leur gratitude. Le poste qu’espéroit monsieur Devereux n’étoit pas encore donné ; la flotte alloit partir dans peu de jours. Je me lève de mon sofa, je demande ma voiture, je me rase, j’envoye au courier retenir des chevaux à chaque poste, je pars pour Dublin, et je trouve milord O’Toole qui venoit d’y arriver. Quoique peu accoutumé au langage et aux formes diplomatiques, j’en connoissois à-peu-près la marche et les ressorts. J’abordai franchement la question et je prouvai à ma partie qu’il étoit de son intérêt d’appointer ma requête. En témoignant le désir que les bourgs sur lesquels j’avois de l’influence, prêtassent la main au gouvernement sur une question où la majorité étoit souhaitée, j’obtins pour mon ami la faveur qu’il méritoit. Avant que je quittasse milord O’Toole, le capitaine Andrews son aide-de-camp avoit reçu l’ordre d’annoncer à monsieur Devereux sa nomination. J’ai sous les yeux une copie de la première lettre de refus, elle étoit écrite dans toute la pureté du style diplomatique.

CONFIDENTIELLE.

Milord O’Toole est bien fâché d’apprendre à monsieur Devereux que, dans les circonstances actuelles, il lui est absolument impossible de l’engager à donner aucune suite à la dernière conversation que lui milord a eu l’honneur d’avoir avec monsieur Devereux.

À Cécil Devereux, écuyer.

Jeudi —.

La lettre que j’obtins et dont j’ai également copie, est ainsi conçue.

CONFIDENTIELLE.

Milord O’Toole est charmé de pouvoir apprendre à monsieur Devereux que les représentations qu’il a faites relativement à leur dernière conversation, ont été jugées suffisantes, et que monsieur Devereux recevra sa nomination officielle à l’emploi qu’il désiroit dans l’Inde.

Le capitaine Andrews a l’honneur de présenter ses félicitations.

À Cécil Devereux, écuyer.

Jeudi —.

Ayant terminé mes démarches avec une rapidité qui surprit ceux qu’elles concernoient beaucoup moins que moi-même, j’allai chez monsieur Devereux, je remis la lettre à son domestique et je quittai la ville. Je ne pus me décider à voir ni monsieur Devereux, ni lady Géraldine. J’eus le plaisir d’apprendre que le service que je leur avois rendu venoit de décider lady Kildangan à consentir à leur mariage. Arrivé au château de Glenthorn, je reçus une lettre de remercîmens de la part de monsieur Devereux ; à cette lettre étoit joint un post-scriptum de lady Géraldine qui me témoignoit le plaisir qu’elle ressentoit à voir justifier l’opinion qu’elle avoit toujours eue de moi. Elle n’en éprouvoit, disoit-elle, aucune surprise ; car elle et son ami étoient depuis long-temps persuadés qu’il ne manquoit que l’occasion et un motif au lord Glenthorn, pour lui faire révéler ses grandes qualités au monde, et ce qui étoit plus difficile, à lui-même. Quelques jours après, ils quittèrent l’Irlande et partirent pour l’Inde.

Je me sentis plus digne de ma propre estime ; je me complaisois dans l’opinion satisfaisante que j’avois de moi-même ; mais quand je n’eus plus rien de nouveau à faire ou à dire ; quand la première chaleur de l’action, le premier élan de la générosité furent apaisés ; quand mon enthousiasme fut refroidi, je sentis que si d’importans motifs avoient pu inspirer une vigueur passagère à mon esprit, je n’en allois pas moins redevenir la proie de l’indolence, et que j’étois près de retomber dans mon apathie accoutumée.



CHAPITRE XII.


Jai entendu dans l’épilogue d’une tragédie, comparer l’amour et la pitié à un fleuve abondant dont les eaux croissantes fertilisent le champ de l’ame. Ce fleuve peut sans doute déposer les germes d’une fertilité future, mais il faut du temps pour qu’ils se développent ; au moment qu’il se retire, la plage n’offre qu’un aspect triste et désolé. L’aiguillon qui m’avoit fait sortir de moi-même cessant une fois de me stimuler, je tombai dans une tristesse voisine de la stupidité. Alors éclata la rebellion dans l’Irlande ; les premières nouvelles que j’en appris ne m’émurent nullement, mais mes domestiques anglais en furent tellement alarmés, qu’ils me quittèrent tous à la fois ; rien ne put les déterminer à prolonger leur séjour en Irlande. Je fus même privé de mon valet de chambre, et cette perte eût été sensible pour moi qui savois si peu me servir moi-même, si ce valet n’eût été remplacé par un Irlandais à moitié fou, appelé Joe Kelly qui s’impatronisa auprès de moi par un mélange de gaieté et de simplicité, et par la complaisance avec laquelle il souffroit qu’on se moquât de lui ; car à l’imitation de lady Géraldine, il me fallut aussi un plastron. Je me souviens qu’il se fit remarquer de moi, pour la première fois, par une réponse fort étrange à une question des plus simples. « N’entends-je pas quelque bruit ? lui dis-je. Oh ! ce n’est qu’un bourdonnement que j’ai dans les oreilles ; voilà déjà six mois que cela dure. » Une autre fois je lui reprochois un mensonge qu’il m’avoit fait. « Oh ! milord, je vous réponds que je mens le moins que je puis. » Il étoit fils d’un faiseur de tuiles, et avoit d’abord été destiné à la prêtrise ; on l’avoit envoyé en conséquence faire ses études au collége de Maynooth. Malheureusement les charmes d’une Héloïse irlandaise se placèrent entre l’autel et lui. Il vécut quelque temps dans la cabane de l’amour, mais bientôt las de sa maîtresse enfumée il se décida pour le métier de valet, auquel il apportoit de grandes dispositions, vu qu’il jouoit de la flûte, et qu’il avoit appris à brosser les habits en s’exerçant sur ceux des supérieurs du collége de Maynooth. Joe Kelly, tout en permettant qu’on le raillât, savoit rendre la pareille. Il répandoit abondamment le ridicule sur les domestiques anglais qui avoient quitté mon service ; il les appeloit des renégats. Selon lui, « il n’y avoit pas l’apparence de danger ; mais certains hommes ont peur de leur ombre, et d’autres étoient bien aises d’avoir une occasion de parler, de prendre des résolutions vigoureuses et de figurer dans les tribunes et dans les assemblées. »

Ne cherchant que le repos, je croyois facilement tout ce qui tendoit à le prolonger. Je ne voulois pas prendre la peine de lire les papiers publics, et lorsqu’on m’en lisoit quelqu’un, je n’ajoutois foi à rien de ce qui contrarioit mon opinion. On ne pouvoit me réveiller. Un jour que j’étois à bâiller étendu sur mon sofa, M. M’Léod entreprit de m’éclairer sur les dangers de mon pays, mais je lui répondis :

« Croyez, mon cher monsieur, qu’il n’y a point de danger ; non point du tout. De grace, parlez-moi de quelque chose de plus amusant, si vous ne voulez pas que je m’endorme. C’est toujours assez tôt de parler de ces inconvéniens lorsqu’ils sont près de nous. »

Les maux qui ne me touchoient pas immédiatement n’avoient aucun pouvoir sur mon imagination. Mes vassaux n’avoient pas encore été atteints de cette épidémie qui se manifesta, bientôt après, avec une violence capable de bouleverser la société civile. Ayant toujours vécu en Angleterre, je ne connoissois ni les causes, ni les progrès du désordre ; je ne me faisois pas une idée des périls qui me menaçoient. Tout ce que je savois, c’est qu’on avoit enlevé les armes de certaines maisons, et qu’il y avoit une poignée de bandits désespérés qui s’appeloient défenseurs. Mais j’étois fatigué seulement de l’attention qu’on daignoit faire à eux. Accoutumé aux formes légales et régulières de la justice en Angleterre, j’étois plus choqué des mesures brusques et extraordinaires que le danger avoit fait prendre à mes voisins, qu’effrayé des symptômes de l’insurrection. Au milieu de cette tranquillité, je reçus un outrage indirect qui blessa ma fierté, et choqua vivement l’idée que je m’étois faite de ma propre importance. La forge de mon frère de lait fut fouillée, pour voir si elle contenoit des armes, on en coupa les soufflets et on bouleversa son lit comme s’ils eussent pu servir de magasin. Soit par accident soit par suite d’une méchanceté, il reçut un coup de feu au bras, et quoiqu’on n’eût pas trouvé le moindre renseignement contre sa personne, la seule consolation qu’on lui donna, fut de ne pas l’enfermer comme défenseur. Sans m’occuper de la crise où se trouvoit le pays, mon indignation fut poussée au comble par l’aspect des souffrances de mon frère de lait ; les larmes de sa mère, les fanfaronades de M. Hardcastle devenu capitaine, tout concourut à éveiller et à exciter les facultés de mon corps et de mon esprit. Le malheureux qui étoit l’objet de cette contestation, montroit les meilleures dispositions possibles ; il me remercioit des peines que je prenois pour lui faire rendre justice ; mais quand il vit l’orage que j’allois susciter contre moi, il me conjura instamment de me désister de toute poursuite.

« Laissez tomber tout cela, milord, ne vous faites pas des ennemis pour un homme comme moi. Qu’est-ce que c’est qu’une blessure au bras ? avant les prochaines assises, je m’en servirai tout comme auparavant. » Puis faisant semblant de remuer son bras sans douleur, ces soufflets nouveaux dont vous avez bien voulu me faire présent, quel plaisir n’ai-je pas à les voir ! Comme je vais m’en servir dans quelque temps ! ainsi, milord, laissez tomber tout cela ; ne vous donnez plus la peine d’y penser. »

Ellinor qui sembloit partagée entre sa tendresse pour son fils et ses inquiétudes pour moi, répétoit à peu près les mêmes expressions. « Comme ils ont traité mon pauvre Christy ! mais le mal est fait, il ne faut pas l’augmenter. Ainsi, comme Christy le dit lui-même, n’en parlons plus ; vous ne connoissez pas la nature de ce peuple. Vous êtes trop innocent pour eux. Je ne sais pas moi-même quel mal ils sont capables de vous faire. »

Christy ajoutoit : « Je voudrois, pour la plus belle vache que j’aie jamais vue, que milord n’eût jamais entendu parler de mon bras. Est-ce que des gens comme nous s’occupent du moindre petit accident ? Ainsi, n’y pensons plus et je dormirai cette nuit, ce que je n’ai pas pu faire de la semaine, quand je penserai que vous n’avez plus d’inquiétude. »

Les discours de ce généreux forgeron produisirent sur mon esprit un effet tout différent de celui qu’il attendoit ; mon orgueil, mes sentimens, tout en moi étoit intéressé à sa cause. J’exigeai qu’il se présentât devant M. M’Léod qui étoit juge de paix. Celui-ci se comporta avec autant de courage que d’impartialité ; et dans un moment aussi critique, lorsque c’étoit une espèce de honte de paroître mon ami, il défendit ma conduite en public et en particulier ; et, par une sentence courte, mais non équivoque, il prononça en faveur de mon vassal. Les procédés de M. M’Léod m’auroient inspiré beaucoup de respect pour lui, si je ne l’eusse soupçonné de désirer les voix d’un de mes bourgs pour l’élection suivante. Il entreprit de nouveau, avec sa bonté accoutumée, de me convaincre du péril qui menaçoit notre pays. Enfin, je fus forcé d’ouvrir les yeux, et de reconnoître qu’il falloit absolument que je prisse une part active aux affaires, pour justifier de ma loyauté, et dissiper les préjugés qui régnoient sur mon compte. Quoique je persistasse toujours dans mon incrédulité relativement à la grandeur du péril, je me mis en mesure de défendre mon caractère plutôt que les intérêts de ma nation. Combien peu d’hommes agissent d’après des motifs purs et vraiment patriotiques ! À cette époque je me mis donc en mouvement, et mon énergie me guérit de l’ennui. Contre cette dernière maladie, je ne connois pas de meilleure recette que l’esprit de parti, et c’est sans doute une des raisons pour laquelle tant de gens s’y livrent avec fureur. Toutes mes passions étoient exaltées ; mon corps et mon esprit tenus dans une activité constante. J’étois toujours à galopper, à haranguer, à craindre, à espérer ou à me battre ; je ne dormis jamais mieux que dans le temps où l’on croyoit impossible que je dormisse, et je ne mangeai jamais de si bon appétit que lorsque j’étois sans cesse exposé à n’avoir rien à manger. Les rebelles s’étoient montrés, les rebelles avoient été battus, et l’infatigable vivacité du comte de Glenthorn, son courage, son éloquence, étoient un sujet continuel d’éloges de la part de mes convives et de mes vassaux. Mais malheureusement toute mon activité ne parvint pas à dissiper les soupçons de mes violens voisins : on m’accusa de trahir mon parti ou du moins de n’être sincèrement dévoué à aucun. Je fus, de plus, exposé à un inconvénient dont mon ignorance totale des lieux ne me permettoit pas de me garantir. Les mécontens eux-mêmes, ayant vu que je n’avois aucune tendance à tourmenter les pauvres, crurent réellement que je devois favoriser les rebelles. Tout ce que je fis même pour faire punir les assassins de Christy, n’avoit été, suivant eux, qu’un moyen de colorer la chose, jusqu’à ce que le moment de me déclarer fût venu. Je n’avois pas la moindre idée d’une manière de juger si perverse et si absurde, et je ne fis qu’en rire lorsqu’on m’en parla. La légèreté avec laquelle je traitois la chose, confirma les soupçons des deux partis. Dans ce temps-là les préventions faisoient envisager tous les événemens sous un point de vue si faux, qu’un spectateur dépourvu d’expérience, comme moi, ne pouvoit rien juger sainement. Personne n’imaginoit que mon inertie habituelle fût la cause qui me rendoit quelquefois encore si lent et si indécis.

Tandis que ces préjugés politiques étoient dans toute leur force, le temps important dans l’Irlande, le temps des assises arriva. La cause de mon frère de lait ou, comme on disait généralement, la cause du comte de Glenthorn alloit être jugée. Je n’épargnai ni dépenses, ni démarches. Je choisis le meilleur avocat, et non content de lui faire exposer la cause par un avoué, je la lui expliquai moi-même dans le plus grand détail. Un des hommes de loi qui m’avoit vu aux eaux dans mon ancien état de torpeur, ne pouvoit revenir de l’étonnement que lui causoit la révolution opérée en moi. Il ne pouvoit croire que je fusse ce même Glenthorn dont l’indolence et l’ennui l’avoient tant frappé autrefois.

Hélas ! toute mon activité, toute mon énergie furent inutiles dans cette circonstance. Après une multitude de faux sermens, le jury se déclara suffisamment éclairé, et il acquitta d’emblée les assassins de Christy. Cette injustice ne fut pas la seule mortification que j’eus à essuyer ; la populace m’insulta un jour que je passois près d’un village où le capitaine Hardcastle étoit à boire avec ses dignes amis. Je fus hué, assailli, et je m’en tirai difficilement avec la vie sauve, moi qui, quelques mois plutôt, me croyois revêtu d’un incontestable pouvoir. Mais l’opinion avoit bien changé ! À moins qu’on ne possède une rare éloquence, jointe à une grande intrépidité, comment résister à une populace qui n’est conduite que par des préjugés !

Tel fut le résultat de mes premiers travaux ; et cependant jamais je ne fus plus content de moi-même. D’abord je pouvois me flatter d’avoir agi avec courage et générosité ; et puis les alarmes que nous causoient les rebelles, les Français et les loyalistes ; les courses, les évolutions militaires, les querelles, l’agitation continuelle où je fus tant que mon honneur et ma vie coururent quelque danger, tout cela me délivra effectivement de l’insupportable fardeau de mon ennui.



CHAPITRE XIII.


Malheureusement pour moi, la révolte d’Irlande fut bientôt apaisée ; les attroupemens nocturnes cessèrent, le petit peuple rentra dans le devoir et se tint dans ses habitations, tous ces misérables et ignorans insurgés furent dépouillés de leur dangereuse influence. Les choses et les personnes reprirent leur équilibre naturel. Une utile prépondérance fut rendue aux hommes distingués par leur rang, leur richesse ou leur éducation. L’esprit de parti une fois étouffé, mes voisins ouvrirent les yeux comme au sortir d’un rêve, et s’étonnèrent de l’injustice avec laquelle ils m’avoient traité. Ceux qui auparavant avoient été mes ennemis, maintenant divisés entr’eux, s’empressoient de m’assurer que personnellement ils m’avoient toujours aimé, mais qu’ils avoient été forcés de dissimuler leurs sentimens. Chacun se disculpoit et rejetoit la faute sur un autre. On cherchoit à se rapprocher de moi, on professoit pour ma personne un entier dévouement. Ma popularité, mon pouvoir, ma prospérité étoient au comble : malheureusement pour moi, mes revers n’avoient pas duré assez long-temps pour former et pour mûrir mon caractère. Un mélange d’orgueil et de générosité m’avoit stimulé un moment ; mon esprit étant dépourvu de culture, j’avois cédé à la noble impulsion du moment bien plus qu’aux conseils de la raison, et cependant c’est la raison seule qui peut mettre de la suite dans nos actions. Une fois que l’urgence de l’occasion eut cessé d’agir sur moi, je retombai dans ma première apathie. Les grands intérêts, les passions fortes qui m’avoient excité, une fois disparus, tout me sembla nul, insignifiant et indigne de mon attention. La tranquillité dont je pouvois jouir étoit pour moi sans charmes, et ce calme insipide me jetoit dans une noire mélancolie et dans une tristesse affreuse.

N’étant ni père ni époux, rien ne pouvoit me rendre agréable l’intérieur de ma maison. Les malheurs de mon premier mariage me détournoient de l’idée d’un second ; d’ailleurs l’échec que j’avois éprouvé auprès de lady Géraldine étoit encore tout récent. L’amour du pouvoir avoit peu d’empire sur moi depuis que le pouvoir ne m’étoit plus disputé. La manière dont M. M’Léod s’étoit conduit dans la dernière élection, avoit entièrement dissipé ma jalousie et mes soupçons. Je vis qu’il n’avoit aucune ambition cachée, et qu’il ne se mêloit de mes affaires qu’autant que je lui en témoignois le désir. Ma confiance en lui devint absolue, et ce fut réellement un malheur pour moi, car il ne me laissoit rien à faire. J’abandonnai toute espèce de travail ; je redevins languissant, triste, et mes maux de nerfs me reprirent. Je n’avois pas eu la prudence de prévoir que ce nouveau genre de vie augmenteroit mon mal. Le docteur Cullen observe avec sagesse que :

« Quelle que soit la répugnance qu’éprouvent les hypocondriaques pour toute espèce d’occupations, rien n’est cependant plus pernicieux pour eux que le désœuvrement et une complète oisiveté. Si nous voyons de nos jours tant de personnes attaquées de l’hypocondrie, il faut l’attribuer aux grandes richesses qui produisent l’indolence et donnent la facilité de rechercher de vaines et dangereuses jouissances qui ne laissent après elle que le vide et l’épuisement. »

Je crus que le changement d’air et de lieu me procureroit quelque soulagement ; et comme la saison étoit fort belle, je projetai différentes parties de plaisir. La Chaussée des Géans et le lac de Killarney étoient les seules curiosités de l’Irlande que j’eusse entendu citer comme dignes d’être vues. Je me laissai donc transporter dans le comté d’Antrim, et je vis la Chaussée des Géans. Le lecteur, en parcourant la description qu’a donnée le docteur Hamilton de ces merveilles de la nature, pourra juger du plaisir et de l’étonnement qu’elles auroient dû me procurer.

Sur le promontoire de Bengore, vu de la mer, vous apercevez une colonnade gigantesque de basaltes soutenant une masse noirâtre de rochers irréguliers, d’où s’élève un autre rang de pilastres jusqu’à la hauteur de cent soixante-dix pieds. Couvert, à sa base de rocailles et de gazon, le promontoire s’étend de deux cents pieds dans la mer : le tout forme une masse de près de quatre cents pieds de haut, qui, pour la beauté et la variété des couleurs, pour l’élégance et l’originalité de l’arrangement, efface tout ce qu’on lui voudroit comparer.

L’envie de bâiller me prit cependant, tandis que de mon bateau j’admirois ce sublime spectacle. Je tirai ma montre et je fis observer que nous arriverions tard pour dîner ; qu’il étoit temps de partir, non que la faim me pressât, mais j’avois besoin de changer de place. Mon goût n’étoit point exercé, aucune instruction ne dirigeoit ma curiosité ; je ne vis rien qui me fît plaisir ou qui excitât mon attention. Mon seul amusement, durant cette excursion, se borna à regarder une paille qui étoit entraînée par le reflux.

Cependant lady Ormsby m’avoit assuré que je serois enchanté de la vue du lac de Killarney. Le voyage en fut arrangé par cette dame qui m’ayant vu l’été précédent captivé par lady Géraldine, eut pitié de mon revers et forma le dessein obligeant de me dédommager, en me faisant épuser une de ses proches parentes. Comme la vivacité de lady Géraldine m’avoit charmé, elle pensa que la pétulance de lady Jocunda Lauwler m’enchanteroit à son tour. La pensée du mariage étoit si éloignée de mon esprit, que je vis avec douleur qu’une jeune demoiselle seroit introduite dans notre compagnie ; je prévoyois qu’elle me deviendroit importune. Aussi je pris la résolution de rester absolument inactif dans les circonstances mêmes, où quelques attentions envers le beau sexe sont une espèce de devoir. J’étois bien décidé à n’offrir ni ma main, ni mon bras, ni aucune autre espèce de service ; j’éprouvois réellement cette indifférence que quelques jeunes gens du bel air affectent à l’égard des femmes. D’ailleurs on fait peu d’attention à une jeune personne, et cette mode me convenoit tout-à-fait. Mais on ne me laissa pas jouir long-temps de cette précieuse indolence. Lady Jocunda étoit une de ces femmes dont la gaîté n’a ni règle ni mesure. Elle employa mille moyens pour attirer mon attention ; mais la voix haute, les éclats de rire, les plaisanteries forcées de Lady Jocunda, me fatiguèrent au-delà de toute expression. Plus d’une fois pendant mon voyage je regrettai de n’être pas à dormir dans mon château. Arrivée à Killarney, j’étois étourdi du bruit des cors de chasse, harassé d’être promené en bateau, de regarder des points de vue, d’entendre les explications des guides qui vous avertissent de ce que vous devez admirer. Que d’exclamations il fallut subir ! Sur combien de rocs il fallut grimper. J’étois harassé de promenades et de discours. J’aurois de bon cœur envoyé à tous les diables les rochers, les bois, les chûtes d’eau, les lacs, et la montagne de pourpre, et le nid de l’aigle, et le grand turc, et les ombres et les échos, et par-dessus tout lady Jocunda.

Un gentilhomme des environs eut la politesse de nous inviter à voir chasser le cerf sur l’eau. J’avois lu la description de cet amusement dans le Guide des lacs[11], et je n’en pouvois que bien augurer. Je consentis à rester un jour de plus, et ce jour là je fus vraiment frappé d’un spectacle nouveau. Le beau et le sublime n’avoient point de charmes pour moi. L’aspect des choses nouvelles pouvoit seul me tirer de ma léthargie. Les Romains n’avoient-ils pas recours aux combats de gladiateurs et de bêtes féroces pour chasser leur ennui ? Au reste, une matinée entière, ma curiosité fut tenue éveillée, quoique je ne puisse pas dire que mon extase fût allée jusqu’à me faire courir le risque de m’élancer hors du bateau.

Je ne me rappelle rien de ce qui m’arriva pendant mon retour de Killarney, si ce n’est la fatigue continuelle que me procuroient la bruyante gaîté et les espiègleries interminables de lady Jocunda. Quand elle s’adressoit à moi, mes réponses étoient aussi laconiques que possible ; et comme on me l’a dit depuis, à la fin des courtes phrases qu’elle m’arrachoit, je semblois ajouter comme la prophétesse d’Odin,

Laisse, laisse ma lèvre close,
Ne m’interroge plus, souffre que je repose.

Elle ne m’accorda pas cette permission jusqu’au moment où nous nous séparâmes, mais alors je manifestai une joie si visible, que lady Ormsby désespéra de moi. Arrivé dans mon château je me jetai sur le lit, dans un état d’épuisement complet. Pendant une semaine entière, je crus nécessaire d’ajouter un supplément de trois heures de sommeil à ma dose ordinaire, pour rétablir mes forces et délasser mes nerfs après tout ce qu’ils avoient eu à souffrir de la pétulante vivacité de lady Jocunda.



CHAPITRE XIV.


Je pouvois me vanter d’avoir parcouru l’Irlande du nord au sud, mais dans le fait, je n’en connoissois ni le territoire ni les habitans. Tout étoit prévu, dans ces commodes parties de plaisir, pour lever le moindre des obstacles qui auroit pû tenir mes facultés en éveil. Accoutumé dès lors au ton des Irlandais, je pensois en connoître parfaitement le caractère ; une fois que je fus familiarisé avec les expressions comiques des gens de la dernière classe, je ne m’en amusai plus. Je me rappelle cependant une observation que je fis durant ce voyage, où je ris beaucoup d’un usage que je prenois pour une plaisanterie. Un jour qu’il faisoit très-chaud, nous vîmes des ouvriers qui travailloient dans un marais, ayant près d’eux un feu allumé. Quelque temps après, j’en parlai à monsieur M’Léod comme d’une absurdité, mais il me dit que les ouvriers Irlandais allumoient ces feux pour que la fumée chassât les myriades d’insectes appelés midges dont ils sont tellement tourmentés que, sans cet expédient, ils seroient dans les étés chauds et humides, obligés de renoncer à leur travail. Si j’avois été assez actif durant mon voyage pour en tenir le journal, sans faire plus de recherches, je n’eusse pas manqué d’y noter que les Irlandais pendant les plus fortes chaleurs, tiennent toujours du feu près d’eux, pour s’y chauffer, et j’eusse augmenté le nombre de ces voyageurs étourdis, qui donnent en spectacle leur propre ignorance, en cherchant à ridiculiser des usages dont ils ignorent la cause et dont ils ne soupçonnent pas l’utilité.

Un étranger qui dernièrement a publié des lettres sur l’Angleterre, a fourni un risible exemple de cette facilité à se méprendre.

J’avois, dit-il, beaucoup entendu parler de la vénalité du parlement anglais, mais une scène qui s’est passée sous mes yeux, m’a fait voir à quel point elle étoit portée. Au moment où le ministre entra dans la chambre, tous les membres allèrent à sa rencontre, en criant : places ! places ! ce qui veut dire donnez-nous des places.

Heureusement mon indolence me préserva des bévues de ces voyageurs écervelés. Je ne courois pas le risque de dire ce que je n’avois pas vu.

Pour ce qui regarde la manière de vivre des Irlandais, les jouissances et les peines de leur vie domestique ; leur désir plus ou moins vif d’améliorer leur condition ; la proportion donnée entre la population et la quantité de terre cultivée ; la différence existante entre les bénéfices de l’agriculteur et ceux de l’artisan ; le rapport du prix de la journée avec celui des denrées : toutes ces questions étoient étrangères à mes idées, et, à cette époque de ma vie, absolument au-dessus de la sphère de mon intelligence. J’avois voyagé en Angleterre, sans y faire une seule remarque relative aux différens degrés d’industrie et de civilisation que me présentoit ce royaume. En effet, il ne m’étoit jamais venu dans l’esprit qu’il convînt à un noble Breton de connoître la situation générale d’un empire, à la législation duquel il avoit part ; je ne soupçonnois pas que l’étude de l’économie politique pût être de quelque utilité à un homme de mon rang. Satisfait d’avoir vu les curiosités de l’Irlande, la Chaussée des Géans et le lac de Killarney, je brûlois de retourner en Angleterre. Durant la rébellion, l’honneur ne me permettoit pas d’abandonner mon poste ; mais maintenant que la tranquillité paroissoit rétablie, j’étois décidé à quitter un pays qui, pour le peu que je le connoissois, ne m’avoit pas été agréable. Ma résolution jeta Ellinor dans le désespoir, et elle employa toute son éloquence pour me dissuader de partir. Je fus surpris de la peine que lui causoit ce dessein, je ne croyois pas qu’un être pût en aimer un autre à ce point, et j’enviai cette sensibilité. Joe Kelly, mon nouveau valet de chambre, paroissoit également effrayé de l’idée de sortir de son pays natal, et ce sentiment le réconcilioit un peu avec Ellinor qui d’ailleurs, ne pouvoit lui pardonner d’être un Kelly de Bally-Muddy.

Certainement, disoit-elle, un jour en ma présence, tous ces Kelly de Bally-Muddy sont une mauvaise race. Joe ! est-ce que l’oncle de ton propre frère n’est pas maintenant dans la prison de ***, pour avoir assassiné une femme ? Eh bien ! répondit Joe, s’il a été assez malheureux pour être enfermé, ce que l’on n’a pas au reste exécuté facilement, ne vaut-il pas bien mieux qu’il le soit pour un meurtre que pour un vol ; je vous le demande ? Cette manière de classifier les crimes me surprit beaucoup, mais Joe ne faisoit qu’énoncer une opinion partagée alors par la plupart de ses compatriotes.

Cet homme, à force de petites attentions, me persuada de la sincérité de son attachement : en professant une entière dépendance de ma volonté, il acquit de l’empire sur mon amour-propre ; et il se concilia tout à fait mon indolence, en m’épargnant la plus légère peine. Je n’ai vu personne contrefaire le fou avec plus d’art ; il sembloit trop simple pour me tromper, et étoit assez fin et assez spirituel pour me divertir. J’aimois à l’avoir auprès de moi, comme certains princes grossiers avoient des fous attitrés. On dit qu’un de nos anciens monarques donna trois paroisses à celui qui jouoit ce rôle auprès de sa personne ; je ne donnai que trois fermes au mien. Je ressentois un ridicule plaisir à faire de mon favori un objet d’envie ; de plus, je tombai dans une méprise que ne savent guères éviter les grands, quand ils sont dépourvus d’expérience ; je crus que l’attachement se pouvoit acheter, et que, par des bienfaits disproportionnés aux services, on enchaînoit la reconnoissance. Joe Kelly, par plusieurs manœuvres trop minutieuses pour que je les rapporte ici, parvint à me faire différer de jour en jour les préparatifs de mon départ. Je le remis enfin jusques vers le milieu de l’automne. Alors Kelly n’ayant plus de prétexte, me dit que je ferois bien d’attendre la réponse de mon intendant anglais à qui j’avois écrit, pour savoir si je trouverois tout prêt en arrivant. Durant cet intervalle, je ne vis personne excepté Joe Kelly, et je courus le risque de devenir misanthrope par pure indolence. Je ne haïssois point mes semblables, mais je redoutois la peine de leur parler. Mon seul amusement à cette époque, étoit d’errer sur le bord de la mer. Ordinairement je m’asseyois au pied d’un rocher, et là je contemplois le mouvement des flots. Il y avoit quelque chose dans ce spectacle qui m’enchantoit. Je pouvois passer des heures entières, immobile sur le rivage de l’océan ; car sans sortir de mon inaction, je voyois une grande opération de la nature ; le bruit des flots et leur agitation également monotones me plongeoient insensiblement dans une douce rêverie.

Un soir que j’étois assis à ma place ordinaire, mon attention fut légèrement distraite par l’aspect d’un homme qui descendoit du rocher d’une manière fort périlleuse. Il se laissa couler ayant une corde attachée par un bout autour de ses reins et fixée par l’autre à un pieu enfoncé sur le sommet du roc. Un pied posé sur une saillie du rocher, et tenant d’une main sa corde, il étoit comme suspendu dans les airs ; et il me parut que dans des crevasses, il cherchoit des œufs d’oiseaux de mer. J’avois déjà vu plusieurs fois sur la côte pratiquer cet exercice périlleux, de sorte que je n’y eusse pas pris garde si, de temps en temps, cet homme ne se fût pas tourné de mon côté comme pour m’observer. Quand il vit qu’il avoit attiré mon attention, il jeta une pierre blanche qui vint tomber à mes pieds. Je me baissai pour l’examiner. L’homme attendit jusqu’à ce que je l’eusse dans les mains ; alors il remonta par le moyen de sa corde jusqu’au sommet du rocher, et il disparut. À la pierre étoit attaché un papier sur lequel je lus ces mots écrits d’une main contrefaite.

« Votre réputation et votre vie courent également des risques. Ne vous promenez plus ici le soir, près de ces souterrains, ni près de la vieille abbaye. — Ne vous fiez plus à Joe Kelly, — quittez l’Irlande ; le vent vous favorise.

« Tels sont les vœux de votre véritable ami.

« P. S. Partez de votre château demain, et ne dites rien de ceci à Joe Kelly, où vous pourriez vous en repentir quand il n’en seroit plus temps. »

D’abord cette lettre me surprit un peu, mais une demi-heure après, je retombai dans mon apathie. Plusieurs personnes en Irlande avoient reçu des lettres anonymes, et j’étois las d’en avoir entendu parler durant la révolte. Ceci pouvoit n’être qu’une attrape, ou un tour combiné par ceux qui désiroient que je quittasse l’Irlande. Je m’ennuyai bientôt d’y penser ; de retour chez moi, je brûlai la lettre, bien résolu de ne plus m’en occuper. Le lendemain arriva d’Angleterre la réponse de mon intendant ; Kelly ne fit plus de difficulté, quand je lui ordonnai de se tenir prêt à partir dans trois jours. Cela me confirma dans l’idée que cette lettre n’étoit qu’une malice ou une plaisanterie. M. M’Léod étant venu me faire ses adieux, je lui en parlai légèrement et en termes vagues ; il devient très-sérieux, et me dit :

« Toutes ces choses en elles-mêmes sont peu importantes ; mais on doit les observer comme des indices de l’agitation qui règne encore parmi le peuple. C’est la paille qui nous montre d’où vient le vent. Je crains que nous n’ayons encore un hiver orageux, quoique l’été se soit passé tranquillement. Le peuple qui nous entoure est trop calme, et trop prudent ; cela n’est pas dans son caractère, il se trame quelque chose dans son sein. On voit bien moins de disputes, de batailles ; l’ivrognerie devient de jour en jour plus rare ; ce changement n’est pas sans quelque motif bon ou mauvais ; cela est difficile à décider. Milord, quand nous réfléchissons sur la situation de ce peuple, et sur les causes… »

Oh ! pour l’amour de Dieu, lui répondis-je en bâillant, laissons-là toutes ces réflexions. À quoi peuvent-elles me servir, maintenant que je suis sur mon départ ? Quand je ne serai plus ici, vous M. M’Léod, en qui j’ai une confiance entière, vous en agirez comme vous avez coutume, et de votre mieux.

— Milord, c’est bien ce que je ferai, puisque c’est mon devoir ; et, vu la confiance que vous me témoignez, ce sera pour moi un plaisir. Je vous souhaite donc une bonne nuit et un bon voyage.

— Je ne partirai pas demain ; mon voyage est retardé de deux jours. J’ai été si ennuyé aujourd’hui, on m’a fatigué de tant de choses ! Il y a un si grand nombre de petits détails à traiter, avant qu’on puisse se mettre en route. D’ailleurs, ce Joe Kelly n’a pas de tête.

— Craignez qu’il n’en ait trop, comme vous l’a insinué votre correspondant anonyme. — Il pourroit bien avoir raison. D’abord, je ne pourrois vous garantir la probité de ce Kelly ; et comment placer toute sa confiance dans un homme de la probité duquel on n’est pas sûr ?

— Oh ! quant à cela, ils sont tous fripons. Où en trouver d’honnêtes ? Irai-je me tourmenter jusqu’à ce que j’aie trouvé un domestique parfaitement fidèle ? Joe, sur ce point, vaut ses voisins : il m’amuse, qu’en puis-je désirer de plus ? Comme tous les gens riches, il faut bien me résigner à être volé plus ou moins.

M. M’Léod écouta patiemment et me répondit : « Si vous regardez comme un mal nécessaire l’infidélité des gens qui vous entourent, je ne vous ferai aucune objection ; seulement, si quelque vol vient à ma connoissance, je prendrai la liberté de m’y opposer, ou du moins je résignerai ma fonction à un de ces hommes qui saura mieux jouer le rôle du chien qui prétend garder le dîner de son maître. »

La sévère intégrité de cet homme, son obstination à défendre mes intérêts me donnèrent à la fois de l’humeur et commandèrent mon estime. Après deux minutes de silence je le rappelai au moment où il alloit sortir.

« Eh bien ! que dois-je faire, M. M’Léod ? Que me conseillez-vous ? Ne me faites pas une de ces réponses laconiques, mais parlez-moi en ami ; vous savez bien que je ne puis vous refuser ma confiance. »

Il me fit une inclination extrêmement froide.

Je suis glorieux, milord, de la confiance que vous pensez ne pouvoir me refuser. Quant à votre amitié, je ne me croyois pas en droit d’y prétendre. Maintenant que vous me faites l’honneur de me demander mon avis, je vous le donnerai en toute liberté. Renvoyez dès ce soir Joe Kelly, que vous restiez ou que vous partiez, c’est le parti le plus sûr. Ce Joe est un méchant, incapable d’aucun bien, et très-capable de faire du mal.

— Êtes-vous réellement effrayé de cette lettre anonyme ?

— Un homme prudent ne peut-il prendre des précautions sans avoir peur ?

— Mais avez-vous quelque raison particulière de croire ou de supposer que ma vie soit en péril ?

— Aucune raison particulière, milord ; mais les raisons générales que je vous ai fait connoître, les symptômes que j’ai observés, me donnent lieu d’appréhender qu’il n’y ait quelque nouveau mouvement de la part du peuple ; et alors votre haut rang et votre grande fortune vous exposent plus qu’un autre. Le capitaine Hardcastle dit savoir que des rassemblemens séditieux ont eu lieu ; mais comme c’est un homme à préventions, je ne m’en rapporterois pas entièrement à ce qu’il dit.

— Oh ! certainement non : pour ma part, je n’en croirai pas un mot ; et comme il pense que le peuple est mal disposé, j’adopterois volontiers l’opinion toute contraire.

— Cette manière de juger ne me paroîtroit pas la meilleure ; elle vous exposeroit à devenir l’esclave de la folie d’un autre.

— Je ne vous comprends pas. De quelque manière que je juge, l’opinion du capitaine Hardcastle ne dirigera jamais la mienne. Je vous ai demandé votre sentiment, parce que je respecte votre intelligence ; mais il n’en est pas de même de M. Hardcastle. Me voilà persuadé que le peuple des environs est dans d’excellentes dispositions ; et quant à cette lettre anonyme, croyez-moi, c’est une pure vétille. Je suis étonné qu’un homme comme vous soit la dupe de si peu de chose ; et je serois tenté de croire que cette lettre a été écrite par le capitaine Hardcastle ou quelqu’un de son bord.

— Je ne le croirois pas.

— Et sur quoi vous décidez-vous si promptement ? N’ai-je pas les mêmes moyens de juger que vous ; à moins qu’il ne vous soit parvenu quelque renseignement dont je suis privé. (Alors, me levant à demi du sofa où j’étois étendu, et comme enchanté de l’heureuse idée qui m’étoit venue :) Peut-être c’est vous, M. M’Léod, qui avez écrit cette lettre pour badiner. Est-ce vous ?

La rougeur lui monta au visage, et prenant son chapeau brusquement, je vous prie, « milord, me dit-il, de me dispenser de répondre à une pareille question. Et faisant retentir l’accent écossais dans toute sa rudesse, il ajouta : Si mon égal m’en adressoit une semblable, bientôt il s’en repentiroit. Un M’Léod, milord, en plaisantant ou sérieusement, rougiroit d’écrire une lettre à laquelle il ne voudroit pas mettre son nom. Il se garderoit encore avec plus de soin, de dire ou d’écrire quelque chose qu’il ne pourroit pas avouer. Votre très-humble serviteur milord Glenthorn. » Il fit une humble révérence et partit.

Je l’appelai, je le suivis jusqu’à l’escalier. Je voulus m’expliquer et m’excuser ; mais vainement, c’étoit la première fois que je l’avois vu fâché.

— C’est fort bien, milord, c’est fort bien ; puisque vous m’assurez que vous n’avez pas eu l’intention de m’offenser, je n’ai plus rien à dire ; ainsi dormons là-dessus, avant d’en reparler. Je suis un peu plus animé que je ne le voudrois, et vous avez sur moi l’avantage d’être parfaitement de sang-froid. Un homme comme moi, s’échauffe aisément quand son honneur est blessé ; et quand on est échauffé, il est prudent de se taire.

— Mon cher ami, lui dis-je, en lui prenant la main, lorsqu’il boutonnoit son habit, cette chaleur même, fait que je vous aime davantage. Mais ne vous couchez pas sur votre colère, et donnez-moi la main avant de sortir.

— « Volontiers, milord, car on ne peut résister à tant de franchise. Et pour vous parler franchement à mon tour, je suis fâché d’avoir été si vif, et je vous en demande pardon ; c’est une réparation qui ne me coûte jamais rien quand j’ai eu quelque tort. »

Il me donna la main et nous nous quittâmes meilleurs amis qu’auparavant. Je dis l’exacte vérité quand j’affirme que je l’en aimai mieux pour s’être un peu fâché ; sa colère me réveilla, et l’émotion que j’éprouvai fut suivie de réflexions salutaires. Joe Kelly se présenta ensuite devant moi de l’air le plus simple, et me demanda quelle résolution j’avois prise relativement à mon voyage ?

— « Je l’ai remis à trois jours. Éclaire-moi pour me mettre au lit.

Il obéit et me fit observer « que si mon départ étoit retardé, ce n’étoit pas de sa faute ; que de son côté il étoit tout prêt, et qu’au premier mot il me suivroit au bout du monde comme c’étoit son devoir, sans compter son inclination ; car ce seroit très-mal de me quitter, et quoiqu’il lui en coûtât d’abandonner son pays, il aimoit mieux s’en séparer que de moi. »

Sans prolonger davantage ces démonstrations d’attachement, il reprit sa gaîté, et, par ses plaisanteries, m’amusa jusqu’à ce que je fusse couché et endormi.



CHAPITRE XV.


Aussitôt que les premiers rayons du jour commencèrent à éclairer les objets, je m’aperçus qu’on entr’ouvroit ma porte avec beaucoup de précaution. J’étois pleinement éveillé, je regardai avec attention, la porte s’ouvrit très-lentement ; et comme j’avois la tête remplie de visions, je m’attendois à voir apparoître quelque spectre. Mais non, ce n’étoit qu’Ellinor.

Ellinor ! lui dis-je, est-ce bien vous ? Quoi de si grand matin ! — Paix, paix me répondit-elle, en fermant la porte avec la plus grande précaution : elle s’avance jusqu’auprès de mon lit sur la pointe du pied : « Au nom de Dieu parlez bas, et ne réveillez pas ceux qui dorment près et beaucoup trop près de vous. Personne ne sait que je suis venue ici. Quand là-bas on sera réveillé, je n’aurai peut être plus la facilité de vous parler, et l’on pourroit voir dans mes regards que je suis instruite de quelque chose. »

La terreur étoit peinte dans ses yeux ; l’impatience et l’étonnement s’étoient emparés de moi. Avant de vouloir dire un mot, elle visita les cabinets voisins, regarda derrière la tapisserie pour s’assurer que personne ne pouvoit l’entendre. Enfin sûre que nous étions seuls, elle me dit, mais d’un ton de voix si bas que j’avois besoin de toute mon attention pour la suivre.

« Si vous tenez à la vie, n’allez jamais vous promener le soir sur ce rivage solitaire. Il est étonnant que vous en soyez échappé, mais si vous y retournez, vous n’en reviendrez pas vivant ; car jamais ces misérables ne pourront obtenir de vous ce qu’ils veulent ; jamais ils ne pourront vous rendre semblable à eux.

— Qui donc ? De qui parlez-vous, je ne vous comprends pas, êtes-vous bien dans votre bon sens ?

— Certainement, et plût à Dieu que vous y fussiez aussi bien que moi. Mais grace au ciel, rien n’est encore perdu. De qui je veux parler ? De ces trois cents qui ont juré de vous avoir pour capitaine, ou de vous tuer cette nuit. De qui je veux parler ? Du plus scélérat de tous, qui vit dans la même habitation que vous et qui dort actuellement presque à vos côtés.

— Joe Kelly ?

— Lui-même : Depuis qu’il est dans le château, je l’aurois pris en aversion, si ce n’est que c’est lui qui a retardé votre départ pour l’Angleterre. Cela m’a aveuglée, car autrement je n’ai jamais pu le souffrir, et depuis long-temps je l’aurois surpris en faute.

— Et qu’avez-vous découvert sur ce qui le concerne ?

— C’est un révolté qui cherche à recommencer les troubles. Ils tiennent leurs assemblées dans la caverne où se cachoient autrefois les contrebandiers, sous le grand rocher, vis-à-vis la vieille abbaye. — Et de-là à l’abbaye il y a un chemin où vous aimez tant à vous promener.

— Juste ciel ! Cela est-il bien vrai ?

— Mon cher enfant, cela n’est que trop vrai.

— Mais Ellinor, comment avez-vous pu le découvrir ?

— Oh ! ce n’est pas moi ; jamais de pareilles choses ne me seroient venues dans l’esprit. Mais il a plû à Dieu que tout fût découvert par mon petit fils, par ce garçon à qui vous avez donné il y a long-temps un fusil pour tuer des lapins. Hier il chassoit un lièvre qui se dirigea vers la montagne, et se réfugia dans la caverne ; le garçon, le suivit, et comme il étoit à chercher, il trouva une vieille redingote qu’il apporta à la maison. Il nous la montra à son père et à moi, tandis que je faisois cuire des patates pour le dîner ; ayant fouillé dans une des poches, nous y trouvâmes un fer de pique brisé, et dans l’autre un papier tout écrit. Grace au ciel, je ne pus pas lire ces choses abominables ; ni le petit garçon non plus qui n’est jamais allé à l’école ; autrement tout le pays le sauroit déjà.

— Mais enfin que contenoit ce papier ? Est-ce que personne n’a pu le lire ?

— Pardonnez-moi, Christy l’a lu, mais Christy tout seul ; il n’a pas voulu nous dire ce qu’il y avoit dedans. Il nous a dit que cela n’en valoit pas la peine, et qu’il ne vouloit pas perdre son temps à lire de vieilles chansons. Nous n’y avons plus pensé, et aussitôt que nous avons eu mangé les patates, il a envoyé le garçon au château pour porter le mémoire des ouvrages de serrurerie ; et moi, comme un enfant, je n’ai pas pensé qu’il y eût le moindre mal. Le soir, Christy nous a averti qu’il alloit aux funérailles d’un voisin, et qu’il ne reviendroit que le lendemain matin de bonne heure. Il n’y a pas maintenant deux heures qu’il est de retour ; il n’étoit pas allé aux funérailles, mais dans la caverne où l’habit avoit été trouvé. Il y a remis l’habit avec le fer de pique, et le papier dans les poches tout comme ils y étoient. Le papier, c’étoit la liste des scélérats qui se rassemblent là, et une lettre disant qu’ils vouloient mettre milord Glenthorn à leur tête ou le tuer. Voici ce qu’a fait Christy pour en apprendre davantage. Il s’est caché dans un trou sur un des côtés de la caverne, et s’est recouvert de décombres, de manière à n’avoir juste de place que pour respirer. Il s’est tenu là jusqu’à la fin du jour, et même jusqu’à minuit ; les scélérats remplissoient presque toute la caverne. Il falloit qu’il eût bon courage, mais, grâce au ciel, il n’en a jamais manqué ; il a tout vu et tout entendu, et voici ce qu’ils disoient :

D’abord l’un déclara qu’ils ne devoient plus tarder à se montrer. Qu’il falloit faire une insurrection dans le pays ; il nomma ceux qui, dans d’autres endroits étoient disposés à se joindre à eux ; cette fois-ci on ne les dissiperoit pas aussi aisément que la première, car ils auroient de bons chefs. Quelques-uns vous donnoient de grands éloges, assurant qu’au fond du cœur vous étiez pour eux ; qu’on l’avoit bien vu par les sentimens que vous avez montrés lors de la dernière insurrection. D’autres soutenoient que l’on ne pourroit jamais rien faire de vous ; que vous étiez trop doux, que vous n’aviez point de caractère, et que vous n’étiez ni chair, ni poisson. Ceux qui étoient pour vous répondoient que vous vous montreriez bientôt ; les autres répliquoient qu’il falloit le faire tout de suite ou jamais ; que si vous ne vous mettiez pas à leur tête, on devoit vous fouler aux pieds ainsi que les autres, qu’il étoit inutile d’en parler davantage et de se laisser plus long-temps amuser par Joe Kelly ; qu’il étoit étonnant que lui-même ne fût pas présent à l’assemblée. Ils parlèrent ensuite de votre départ pour l’Angleterre. Si vous veniez à l’exécuter, que deviendroient-ils quand ils auroient affaire à cet Écossais de M’Léod qui étoit bien un autre homme que vous, qui ne dormoit jamais, qui seroit toujours à leurs trousses lui et les siens, et contre qui personne n’oseroit lever la tête. Pour ne pas vous ennuyer trop de tout ce qu’ils dirent, leur capitaine, ou quelque chose d’approchant, leur imposa silence. « Vous parlez de ce que vous ne connoissez pas. Joe Kelly et moi, nous avons tout réglé, il n’ira point en Angleterre, il trompe son maître, et quand celui-ci viendra se promener demain soir sur le bord de la mer ou du côté de l’Abbaye, Joe et moi nous le saisirons, nous le ferons entrer dans la caverne par la trape, et là il faudra qu’il promette de se mettre à notre tête, sinon nous le jetons dans la mer, et il ne sera plus question de lui ; nous dirons qu’il s’est noyé lui-même dans un accès de mélancolie, personne n’en doutera ; et on le prouvera en faisant trouver ses gants et son chapeau sur le rivage. » Mon Dieu ! Comment pouvez-vous rire, quand tout cela est vrai, puisque Kelly lui-même doit retrouver le corps après avoir fait semblant de chercher pendant long-temps. Voulez-vous maintenant leur promettre ce qu’ils demandent, vous mettre à leur tête et obéir à toutes leurs volontés ? Dès le premier jour ils entreront en querelle avec vous, parceque comme capitaine, vous ne voudrez pas vous laisser conduire, ils vous tueront d’un coup de pique ou d’un coup de fusil, ils donneront le château à Joe Kelly, et mettront tout le reste au pillage. C’est comme cela que tout est arrêté ; demain soir ils s’assembleront dans la caverne, ils feront semblant de conduire un enterrement à l’Abbaye. Maintenant que vous connoissez toute la vérité, que Dieu vous protège ? Mais qu’allez-vous faire ? Ma pauvre tête n’est pas plus en état de penser à cela que celle d’un enfant, et je tremble à chaque moment qu’on ne puisse deviner sur ma figure ce que je sais. Oh ! qu’allez-vous devenir maintenant, il est bien sûr qu’ils vous assassineront, quelque chose que vous fassiez ?

Quant Ellinor eut cessé de parler, elle fut encore long-temps dans une agitation extrême ; elle sanglottoit et s’écrioit : « Que faut-il faire ? que faut-il faire ? De quelque manière qu’on s’y prenne, vous serez certainement tué. » Quant à moi, l’imminence du péril à la fin m’éveilla. Je me levai à l’instant ; j’écrivis à M. M’Léod un billet, par lequel je le priois de me venir voir sur le champ pour affaire particulière. Craignant que mon billet ne fût intercepté ou décacheté, je n’y employai que les termes les plus vagues ; j’y disois même à M. M’Léod d’apporter l’état de ses derniers comptes ; de sorte qu’on eût supposé que je n’avois à l’entretenir que d’intérêts pécuniaires. Ma tranquillité extérieure calma peu à peu la pauvre Ellinor : je lui assurai que nous allions prendre les mesures nécessaires pour prévenir tout malheur ; je la remerciai de l’avertissement opportun qu’elle m’avoit donné, et, en la priant de retourner chez elle avant qu’elle pût être observée, je lui recommandai fortement de ne pas dire un mot, dans la journée, de tout ce qui s’étoit passé. Nous convînmes qu’aussitôt qu’elle verroit arriver M. M’Léod elle enverroit Christy, se faire payer son mémoire. Par ce moyen je pouvois, sans exciter de soupçons, lui parler en particulier et apprendre de lui-même ce qu’il avoit vu et entendu dans la caverne.

Ellinor retourna chez elle, après m’avoir promis d’obéir ponctuellement à mes recommandations, particulièrement pour ce qui regardoit le secret. Afin d’être plus sûre d’elle-même, elle me dit qu’elle alloit se mettre au lit tout le jour, comme si elle avoit le rhumatisme, et qu’ainsi elle ne parleroit à personne. Un de mes domestiques porta ma lettre à M. M’Léod, et rien ne m’empêcha plus de faire mon somme du matin.

Joe Kelly entra dans ma chambre à l’heure ordinaire. Je détournai la tête et je lui dis d’un ton fort calme : j’ai passé une mauvaise nuit ; c’est dans mon appartement que je déjeûnerai.

Quelque temps après arriva M. M’Léod. D’un air fier il me présenta ses comptes, et je l’en laissai parler jusqu’à ce que le domestique qui étoit près de nous fût sorti ; alors je lui expliquai la raison pour laquelle je l’avois mandé si précipitamment. La tranquillité qu’il conserva, nonobstant mon étrange narration, me piqua un peu, je l’avoue. Il me répondit du ton le plus calme :

« Nous sommes heureux d’avoir du temps devant nous ; notre premier soin doit être de nous assurer du silence d’Ellinor. »

— Je vous le garantis, lui dis-je.

— Eh bien ! en second lieu, c’est à moi, qui suis magistrat, d’interroger son fils et de lui faire confirmer ses dépositions par serment.

Christy fut appelé devant nous. Il vint avec son mémoire de forgeron à la main ; de sorte que les domestiques ne purent en deviner davantage. Il fut examiné dans quelques minutes. Son rapport étoit si direct et si clair, qu’il n’y avoit pas moyen de douter. La seule différence entre le compte qu’il nous rendit, et celui qui avoit été rendu par sa mère, étoit relative au nombre des conjurés. Des treize qui avoient été vus dans la caverne, Ellinor en avoit fait trois-cents.

Christy nous assura qu’en effet il ne s’en étoit trouvé que treize à l’assemblée, mais que trois-cents autres devoient se joindre à eux.

Vous êtes un brave homme, dis-je à Christy, d’avoir osé vous enfermer dans la caverne avec ces brigands ; s’ils vous avoient découvert, certainement ils n’eussent pas épargné vos jours.

Cela est vrai, répondit Christy ; mais ne faut-il pas mourir tôt ou tard, et pouvois-je mourir d’une manière plus honorable ? Puis-je oublier votre conduite envers moi lorsque je fus blessé ? Que n’avez-vous pas souffert alors ? Quelle honte pour moi si je fusse resté en repos et qu’on vous eût assassiné. Non, non, Christy O’Donoghoe en est incapable. J’espère, Milord, que si l’occasion se présente où il faille se battre, vous voudrez bien m’armer, et que j’aurai l’honneur d’exposer mes jours pour vous.

Nous n’en sommes pas encore là, lui répond le méthodique M. M’Léod. Si vous allez si vite en besogne, mon ami, vous perdrez tout. Retournez à votre forge, travaillez-y comme de coutume, et reposez-vous du reste sur nous ; s’il y a quelque bataille, je vous promets que vous en prendrez votre part.

Christy n’obéit qu’avec peine. Alors M. M’Léod rédigea sagement notre plan de campagne. J’avois, à quelque distance, une petite maison de pêche avec un bateau. M. M’Léod devoit s’y rendre comme pour s’amuser à pêcher avec son neveu, jeune homme qui aimoit beaucoup ce genre de divertissement. Ils meneroient avec eux quelques miliciens, comme pour les aider, et d’autres encore viendroient les rejoindre, sous le prétexte d’y dîner. Dans le pavillon de la pêche il y avoit une pièce de quatre qu’on avoit tirée fréquemment dans les réjouissances publiques. Une victoire navale que venoient d’annoncer les gazettes, offroit un prétexte pour la mettre en évidence. Nous savions que les rebelles seroient sur leurs gardes et nous évitâmes avec le plus grand soin de leur laisser entrevoir que nous eussions deviné quelque chose. Nos pêcheurs devoient laisser passer tranquillement leurs feintes funérailles, faire quelques questions insignifiantes, et donner aux rebelles quelques pièces de monnoie pour avoir des pipes et du tabac. Vers le soir le bateau, armé du petit canon, devoit s’approcher du rivage et, à un signal donné par moi, se mettre en station vis-à-vis de l’entrée de la caverne.

Au même signal, un homme sûr avertiroit une troupe cachée dans l’abbaye, de fermer la trape qui s’ouvroit vers le haut. C’étoit le moment où je présenterois le pistolet au chef des rebelles qui vouloit se saisir de moi à mon retour de la promenade du soir. D’abord M. M’Léod s’opposoit à ce que je me rencontrasse avec cet homme ; mais je persistai dans ce projet ; j’étois bien aise de donner une preuve publique de ma loyauté et de mon courage personnel. Quant à Joe Kelly, je me chargeai du soin de son individu.

M. M’Léod me quitta pour aller s’occuper de sa partie de pêche ; aussitôt je fis dire à Joe Kelly de venir me jouer de la flûte. Je surveillai mes paroles et mes regards de manière à ce qu’il ne se crût pas découvert ; cela me fut aisé, il étoit si occupé de son projet ! pour le déguiser mieux, il affecta une grande gaieté, et m’amusa beaucoup par les airs de sa flûte et par ses plaisantes histoires. Je ne lui permis pas de me quitter de toute la journée. Vers le soir, je parlai de mon départ pour l’Angleterre ; je proposai de le fixer au lendemain matin, et j’envoyai Kelly chercher quelque chose dans un cabinet, dont la porte étoit très-solide, et dont les fenêtres étoient garnies de barreaux de fer ; c’étoit une prison dont on ne pouvoit s’échapper. Tandis qu’il étoit penché devant un tiroir, je fermai la porte sur lui, et je mis la clef dans ma poche. En sortant du château, je dis à ceux de mes domestiques que je rencontrai : je viens d’enfermer Joe Kelly dans le cabinet ; s’il appelle, que personne ne lui réponde, il ne sortira qu’à mon retour ; c’est une plaisanterie que je lui dois. Les domestiques crurent en effet que j’avois voulu m’amuser, et je sortis avec mes pistolets chargés. Je me promenai quelque temps sur le bord de la mer sans apercevoir personne. Enfin je découvris le bateau pêcheur qui s’approchoit du rivage. Je craignois que mes gens ne s’impatientant, ne vinssent trop tôt à l’embouchure de la caverne, et par là ne se fissent voir ; s’ils n’avoient pas eu M. M’Léod à leur tête, cela fût infailliblement arrivé, comme je l’ai su depuis ; mais il étoit si calme, si ponctuel, qu’il contint leur impatience, en déclarant que, dût-il attendre même passé minuit, il resteroit jusqu’à ce que le signal convenu fût donné. Enfin je vis sortir un homme de la caverne ; je m’assis à ma place accoutumée, et je me mis à bâiller le plus naturellement que je pus. Selon mon usage, je traçai des figures sur le sable avec le bout de ma canne, observant du coin de l’œil l’ombre de l’homme, qui se dessinoit sur l’eau à mesure qu’il avançoit. Il étoit enveloppé d’une grande redingotte de laine, il passa derrière moi et alla jusqu’au détour de la route, regardant comme un homme qui cherche quelqu’un ! je savois parfaitement bien quel étoit celui qu’il cherchoit. Ne rencontrant point Joe Kelly, il revint à moi quelques minutes après, j’avois la main dans ma poche sur un de mes pistolets.

Vous êtes sûrement le comte de Glenthorn ? me dit-il.

— C’est moi-même.

— En ce cas-là, vous allez avoir la bonté de me suivre.

Alors le saisissant d’une main par le collet, et de l’autre lui présentant le pistolet ; « ne résiste pas ou je te tue. » L’indignation me donnoit de la force ; je l’entraîne à l’endroit convenu pour le signal. Le bateau se plaça vis-à-vis de l’ouverture de la caverne ; tout répondit à mon attente.

« Vois, dis-je à mon prisonnier en lui montrant le bateau, vois là bas mes amis sous les armes ; ils ont une pièce de canon ; la mêche est allumée et votre complot est découvert. Va rejoindre tes complices dans la caverne, et dis-leur que nous sommes maîtres de la trape, ils ne peuvent échapper ; qu’ils se rendent ; s’ils essaient de s’enfuir, nous tirons sur eux, et ils sont morts.

Mon capitaine rebelle ne montra pas autant de courage que je l’aurois désiré pour l’honneur de ma victoire. La surprise le déconcerta : je le sentis trembler sous ma main. Il obéit à mes ordres, et alla dans la caverne engager ses camarades à se rendre. Son entrevue ne produisit pas cependant un effet subit. Je suppose qu’il y avoit dans la troupe quelque homme déterminé qui conseilloit la guerre ouverte. En même temps nos braves débarquèrent et entourèrent si bien la caverne qu’il n’y eut plus de possibilité d’en échapper. Enfin les conjurés se rendirent prisonniers. Je suis fâché de n’avoir pas à raconter une bataille bien sanglante pour ceux de mes lecteurs qui les aiment ; mais il n’y eut pas une goutte de sang répandue, pas une amorce brûlée. Nous les fîmes sortir de leur retraite un à un, en nous assurant qu’ils n’avoient pas sur eux d’armes cachées. Quand ils nous eurent remis toutes celles qu’ils avoient amassées dans la grotte, la question fut de savoir ce qu’on feroit d’eux. Comme il étoit trop tard pour les examiner et les confier légalement à la prison du comté, M. M’Léod opina pour qu’on leur fît passer la nuit dans l’endroit qu’ils avoient choisi eux-mêmes. En conséquence nous les replaçâmes dans leur souterrain, après avoir apposé des gardes à chaque issue. Nous retournâmes au château, et je m’arrêtai pour dire à Christy et à Ellinor que j’étois sain et sauf. Ils veilloient tous deux en attendant de nos nouvelles. Dès qu’Ellinor m’aperçut, elle leva les mains au ciel sans pouvoir proférer une parole. Christy m’accabloit de félicitations, mais au milieu de sa joie, il me reprocha de ne pas lui avoir donné un fusil pour qu’il eût le plaisir de se battre un peu. Sur ma parole, lui dis-je, il n’y a pas eu de bataille, ou bien vous en auriez été.

Oh ! ne le fatiguez pas davantage ; ne le faites pas parler plus long-temps, dit Ellinor ; voyez comme il est las ! Il a chaud. Il faut qu’il aille se mettre au lit : c’est moi-même qui le bassinerai ; je ne veux pas m’en reposer sur un autre.

Elle ne voulut pas croire que je ne désirois pas qu’on bassinât mon lit ; mais, par un chemin plus court, elle alla devant nous. En entrant dans le château je la trouvai la bassinoire à la main, entourée des domestiques qui l’accabloient de questions et qui écoutoient ses rapports, qui n’étoient pas fort intelligibles.

Je demandai du pain et de l’eau pour mon prisonnier, et j’entendis que l’on disoit autour de moi :

« Cela est-il bien vrai ? N’est-ce pas un conte ? Comment, Joe étoit dans le complot !

— Je n’ai jamais aimé ce Kelly ; j’ai toujours dit que c’étoit un mauvais sujet.

— Et moi aussi ; et moi aussi.

— La semaine dernière je le disois encore ; et moi pas plus tard qu’hier. »

Je passai au milieu de tous ces discoureurs, portant de l’eau et du pain au détenu. M. M’Léod me vit et me suivit.

Milord, je veux vous escorter ; un rat enfermé est un animal dangereux.

Je le remerciai et j’y consentis. Mais la précaution étoit inutile. Quand nous ouvrîmes la porte, nous vîmes le coupable abîmé dans les remords ; il se précipita sur ses genoux et nous demanda grâce de la manière la plus abjecte. De la fenêtre de sa prison, qui donnoit sur la cour, il en avoit assez entendu pour deviner ce qui étoit arrivé. Son aspect me causa du dégoût. Quand je lui eus remis sa nourriture, il m’embrassa les genoux en poussant des hurlemens lamentables, M. M’Léod indigné m’en débarrassa en le repoussant, et ferma la porte sur lui.

La perfidie et la lâcheté, dit-il, marchent communément ensemble.

Ainsi que le courage et la franchise, lui répondis-je à mon tour. Mais maintenant, mes chers amis, allons souper ; je présume que vous ayez aussi faim que moi.

Jamais je ne mangeai d’aussi bon apétit.

C’est dommage, Milord, me dit M. M’Léod, qu’il n’y ait pas chaque jour une conspiration tramée contre vous ; je crois que cela vous feroit grand bien.




L’ENNUI,


OU


MÉMOIRES


DU COMTE DE GLENTHORN





L’ENNUI,


OU


MÉMOIRES


DU COMTE DE GLENTHORN ;


TRADUIT DE L’ANGLAIS


de Mlle. EDGEWORTH.



―――――――――――――
TOME TROISIÈME.
―――――――――――――




PARIS,

À la librairie Française et Étrangère de
GALIGNANI, rue Vivienne, no 17.


~~~~~~~~


1812.





CHAPITRE XVI.


Eh bien ! quels nouveaux malheurs, dis-je à Ellinor qui, d’un air consterné, se présenta devant moi le matin au moment où j’allois descendre pour déjeûner.

Le plus grand qui pût m’arriver, s’écria-t-elle, en se tordant les mains, le plus grand ! — Je serai donc la cause de la mort de mon propre fils. Oh ! sauvez le pour l’amour de Dieu, sauvez-le. Si vous le laissez mourir, ce sera moi qui l’aurai tué.

Son désespoir étoit tel qu’elle resta plusieurs minutes sans pouvoir s’exprimer.

« Et c’est moi qui vous les ai tous dénoncés. Mais pouvois-je penser qu’Odi fût parmi eux ? mon fils ! mon propre fils, ô créature infortunée ! je croyois qu’il étoit sorti pour aller avec les miliciens. Et comment aurois-je eu l’idée qu’Odi pût tremper dans un complot de cette espèce ? »

Mais, lui dis-je, je ne l’ai point vu la nuit dernière.

— Oh ! il y étoit. Un de ses amis, un des militaires qui étoient sous vos ordres, l’a reconnu parmi les prisonniers, et il est vite accouru pour me le dire. Qu’Odi ait pu commettre un crime semblable ! que lui étoit-il arrivé ? Oh ! sans doute il avoit perdu la raison ; et surtout qu’il ait comploté contre vous ; je ne le croirois jamais quand même je l’entendrois de sa bouche. Mais il est parmi ceux qu’on a arrêtés cette nuit, et le verrai-je conduire en prison ? — Le verrai-je ? non dussé-je mourir plutôt mille fois. Puis se précipitant à mes pieds, ayez pitié de moi, et ne souffrez pas que le sang de mon fils empoisonne mes derniers momens.

Que voulez-vous que je fasse, Ellinor, lui répondis-je, ému par l’excès de sa douleur.

Il n’y a qu’une chose à faire : laissez-le échapper. Certainement un mot de vous suffira aux soldats à qui sa garde est confiée. M. M’Léod ne l’a pas encore vu. Une fois qu’il sera parti, il ne sera plus question de lui. Je vous réponds qu’il fuira loin de son pays, le malheureux ! et qu’il ne vous causera plus de peine. Voilà tout ce que je vous demande, et sûrement vous ne le refuserez pas à votre Ellinor, à votre vieille nourrice qui vous a porté dans ses bras, qui vous a abreuvé de son lait, qui a veillé sur vous pendant de si longues nuits, qui vous a tant aimé ; non jamais personne ne vous aima, ou ne vous aime autant que moi.

— J’en suis bien persuadé, et croyez que j’en suis reconnoissant ; mais, Ellinor, ce que vous désirez est impossible, je ne puis pas le laisser échapper, mais je ferai tout ce qui est en mon pouvoir.

— Certainement rien ne le sauvera, si vous ne le sauvez pas sur-le-champ. Et pourquoi ne voulez-vous donc pas le laisser échapper ?

— Je me déshonorerois, je perdrois ma réputation. Vous savez que déjà l’on m’a accusé de favoriser les rebelles. Vous avez vu ce qui m’est arrivé pour avoir protégé votre autre fils, quoiqu’il eût été offensé injustement et qu’il fût d’une probité reconnue.

— Christy ! ah ! cela est bien vrai ; mais Ody, tout égaré qu’il a été, a bien d’autres droits sur vous.

Comment cela ? Est-ce que Christy n’a pas, avant lui, la qualité d’être mon frère de lait ?

— Vous avez raison.

— Et n’ai-je pas des preuves de son attachement et de son dévouement pour moi ?

— Oui ; mais Ody est naturellement plus porté à vous aimer, je vous en réponds bien.

— Comment ? lorsqu’on vient de le surprendre conspirant contre ma vie.

— C’est ce que je ne croirai jamais. Qu’on ait pu l’égarer et l’entraîner dans la rebellion, en lui faisant espérer que vous seriez son chef, cela est possible, parce qu’il a toujours été étourdi ; mais qu’il ait conspiré contre vous, je jurerois sur ma tête que cela n’est pas.

Elle se précipita une seconde fois à mes genoux et s’y tint étroitement attachée.

« Si vous desirez rencontrer de la pitié pour vous-même dans ce monde et dans l’autre, montrez-en quelqu’une maintenant, et ne soyez pas assez cruel pour causer la mort du fils et de la mère. »

Ses regards supplians, son attitude soumise, ses larmes, ses paroles m’émurent au point que j’allois céder ; mais me rappelant ce que je devois à la justice et à mon propre caractère, ma vertu fit effort sur elle-même et m’inspira cette réponse :

« Ne me pressez pas davantage, ma chère Ellinor ; ce que vous demandez est impossible ; demandez tout ce qui dépend de moi, vous l’obtiendrez, mais ceci n’en dépend plus. »

Tout en lui parlant je tâchois de la relever, mais elle me résista avec une opiniâtreté extrême.

« Non, je ne me releverai pas, s’écria-t-elle ; laissez-moi mourir ici, et brisez mon cœur à force de cruauté. Votre sentence tombe sur moi, et il est juste que j’en porte le poids tout entier. Mais vous le sentirez aussi, malgré l’insensibilité de votre ame. Oui, vous êtes plus dur, plus froid que le marbre ; la nature n’a point d’empire sur vous, car votre mère s’est jetée à vos pieds et vous avez rejeté sa prière. »

— Ma mère !

— Et que vous demandoit-elle ? De sauver la vie de votre frère.

— Mon frère, juste ciel ! Que viens-je d’entendre ?

— Vous avez entendu la vérité. Je suis votre mère légitime et vous êtes mon fils. Vous m’avez arraché le secret que je comptois porter jusqu’au tombeau. Maintenant vous connoissez tout ; vous connoissez à quel point j’ai été coupable, et cela pour vous, pour vous qui m’avez refusé la seule chose que je vous aie jamais demandée, dans le moment le plus désastreux de ma vie, quand la douleur me déchiroit le cœur. Et ce pauvre Christy que j’ai si maltraité, que j’ai dépouillé pour vous de l’héritage auquel il avoit droit, Christy s’est toujours conduit à mon égard comme un fils respectueux ; il ne m’a jamais rien refusé de ce que je lui ai demandé, tandis qu’en vous je ne trouve pas la moindre tendresse. Il faut donc que je vous dise et que je vous répète que celui qui travaille actuellement à la forge comme un esclave pour me donner le prix de ses sueurs ; celui qui tous les jours se contente, pour sa nourriture, de quelques patates et d’un peu de sel ; celui qui a le visage et les mains tellement noircis par la fumée que vous lui demandiez l’autre jour si jamais il les avoit lavés depuis qu’il étoit né ; celui-là, enfin, devroit loger dans le château, être couché sur ce lit somptueux et commander en maître : il est le véritable comte de Glenthorn, et c’est une vérité que je révélerai au monde entier. Maintenant, tremblez, pâlissez, c’est votre tour ; je suis venue à bout de vous toucher, mais c’est trop tard ; à la face du jour je confesserai la faute que j’ai commise, et je vous forcerai à rendre au véritable propriétaire les biens qui lui appartiennent de droit.

Ellinor s’arrêta brusquement, parce qu’un de mes domestiques entra dans ma chambre.

« Milord, M. M’Léod m’a chargé de vous dire que la garde avoit amené les prisonniers ; on va les conduire en prison ; il seroit bien aise de savoir si vous désirez les voir auparavant. »

Accablé par tout ce que je venois d’entendre, j’eus à peine la force de lui répondre que j’allois sortir à l’instant. Ellinor courut devant le domestique en criant : « Sont-ils là ? Où est-ce que je pourrai les voir ? » Je restai quelques minutes seul, pour penser à ce que j’allois dire et faire. Pendant ce court moment il passa dans mon esprit plus d’idées que je n’en avois eu pendant une année entière. Comme je descendois le grand escalier avec beaucoup de lenteur, je rencontre Ellinor qui accourt au-devant de moi et qui me dit :

« C’étoit une méprise ; on m’avoit trompée ; que j’ai mal fait de croire ce qu’on me disoit. Certainement Ody n’étoit pas parmi eux, il n’y a jamais été. Je les ai tous vus face à face et mon fils n’y étoit pas. J’ai été une insensée depuis le commencement jusqu’à la fin. Je vous en demande bien pardon, (et me parlant à l’oreille). J’avois perdu la raison en pensant à ce que mon fils alloit souffrir, et que moi sa mère j’en serois la cause. Pardonnez-moi tout ce que j’ai dit dans l’accès de ma douleur, mon cher nourrisson, vous avez toujours été bon et tendre envers moi ; soyez toujours le même. Je n’en ouvrirai plus la bouche à qui que ce soit, ce secret mourra avec moi. Certainement quand j’ai eu la force de le porter jusqu’à ce jour, je l’aurai bien encore pour l’amour de vous ; comme je n’ai pas long-temps à vivre, la chose me deviendra facile. Mais voilà qu’on vous cherche. Descendez auprès de M. M’Léod dans le grand parloir et ne pensez plus qu’à la joie. Mon fils n’est pas du nombre des rebelles. Je vais rejoindre Christy à sa forge, et je lui annoncerai cette heureuse nouvelle.

Ellinor me quitta, contente d’elle, de moi et du monde entier. Elle croyoit me laisser dans une semblable situation d’esprit, et que j’allois suivant son conseil ne plus penser qu’à la joie. Je n’ai qu’un souvenir très-confus de ce qui se passa dans le grand parloir et à la confrontation des prisonniers. Je me souviens que M. M’Léod fut étonné de me voir si indifférent sur un sujet qui me touchoit de près. Il fut obligé de tout faire lui-même. Les coupables furent à ce que je crois, mis en prison, et Joe Kelly devint leur dénonciateur. Mais quant aux particularités, je ne me les rapelle pas plus que si tout cela n’eût été qu’un rêve. J’avois l’esprit entièrement absorbé par les révélations que venoit de me faire Ellinor.



CHAPITRE XVII.


Le vrai n’est pas toujours vraisemblable, a dit un profond observateur des choses de ce monde. Les événemens réels de la vie vont au-delà de ceux qu’on lit dans les romans ; il y a des faits vrais que peu d’auteurs oseroient rapporter comme tels, de même qu’il y a des ciels que peu de peintres oseroient transporter dans leurs tableaux.

La première réflexion que je fis quand je fus rendu à moi-même, c’est que je n’avois d’autre preuve de la vérité de la narration d’Ellinor, que son propre témoignage. Je l’envoyai chercher pour l’examiner avec plus d’attention. Craignant par un air de sévérité d’effrayer son imagination, et de n’en pouvoir plus rien obtenir de vrai, j’affectai un air plus calme encore que de coutume. Je la reçus, nonchalamment étendu sur un sofa, et je la questionnai comme pour satisfaire uniquement mon oisive curiosité.

Je vous ai avoué, me répondit-elle, la vérité tout entière pour procurer à votre esprit la tranquillité que n’a plus eue le mien depuis le moment où mon projet m’est entré dans la tête jusqu’à ce jour. Vous vous souvenez du coup que vous reçûtes à la tête, non pas vous, mais le petit Lord, Christy qui est là-bas. Le coup étoit terrible, l’enfant tomba sur un garde-feu, des mains d’une nourrice qui étoit ivre ; il n’avoit encore que trois jours.

— « Je me souviens d’avoir entendu mon père parler d’un accident de cette espèce, qui m’arriva quand j’étois enfant. »

— « Ce fut cet accident qui le décida à retirer son fils des mains de la nourrice de Dublin et de ceux qui entouroient Lady Glenthorn, car ils la soignèrent si mal, qu’ils furent la cause de sa mort. Il dit qu’il vouloit que son fils unique et son héritier fût nourri par une femme saine dans une chaumière, et d’une manière très-simple comme lui son père et toute sa famille l’avoient été. Il m’envoya chercher, et lui-même il me mit dans les mains le petit lord qui étoit dans ce moment d’une délicatesse extrême ; car il sortoit à peine des mains des chirurgiens ; sa tête commençoit à guérir et à se cicatriser, et Milord dit que les médecins n’en approcheroient plus. Ainsi je le pris, c’est-à-dire, Christy et vous dans une maison proche de la mer à cause des bains, et je lui donnai tous mes soins. Milord venoit le voir souvent quand il étoit à la campagne. Il retourna ensuite à Dublin, j’étois seule dans une maison où il ne venoit personne, et l’enfant étoit très-malade, et vous, vous étiez aussi fort et aussi bien portant qu’enfant qu’on ait jamais vu, et je crus, une nuit, qu’il alloit mourir dans mes bras. Il étoit bien mal, bien mal ; je le balançois pour apaiser ses souffrances ; et je pensois que ce seroit pitié si ce jeune seigneur, fils unique et héritier, venoit à mourir ; que la fortune de son père iroit on ne sait où, et quelle peine Milord ressentiroit en apprenant sa mort. Je me disois qu’il seroit bien heureux s’il avoit un enfant aussi fort et aussi beau que vous l’étiez ; et que vous seriez bien heureux aussi si vous étiez à la place du petit Lord. Une idée me vint tout-à-coup dans la tête ; quel mal y auroit-il de vous échanger ? Je croyois que le vrai Milord alloit mourir ; et quel avantage ne seroit-ce pas pour nous tous, si l’enfant mort étoit enterré comme le fils de la pauvre Ellinor O’Donoghoe, et que personne n’en sût rien. Si c’étoit une mauvaise action, ce fut certainement le démon qui me l’inspira ; sans lui je n’aurois jamais pensé à une chose pareille, car j’ai toujours été une pauvre femme qui n’entend rien aux affaires du monde. Mais dans une minute le démon me conseilla et me montra comment je devois faire. Vos yeux, vos cheveux étoient de la même couleur ; quant au reste il n’est pas nécessaire de vous dire combien cela change vîte à cet âge. Milord ne devoit pas venir sitôt de Dublin, et comme il n’étoit pas probable que le vrai Lord vécût, cela tranquillisa ma conscience, et d’ailleurs je croyois qu’il valoit mieux que le père eût un enfant quelconque, que de n’en point avoir du tout. Aussi quand milord vint, l’enfant que je lui présentai ce fut vous. Il me donna de grands éloges sur le soin que j’avois eu de son fils ; il vous trouva charmant ; je ne vis de mes jours un père plus content ; ç’auroit été un meurtre de lui dire la vérité, après que mon mensonge l’avoit rendu si heureux. J’avois une grande peur qu’il ne voulût vous ôter votre bonnet pour voir la cicatrice ; je ne voulus pas permettre qu’il vous touchât la tête d’aucune manière ; je lui dis que vous étiez trop sensible et trop tendre depuis votre chûte et qu’il vous feroit crier s’il vous touchoit ; ce qui arriva, car, Dieu me le pardonne, quand il voulut approcher sa main de votre tête, je serrai fortement le cordon qui étoit sous votre cou, et je vous fis pousser les hauts cris. Ainsi il n’en fut plus question, je vous eus avec moi à la maison ; et en peu de temps votre chevelure poussa et s’épaissit. Je n’eus plus aucune inquiétude, car tout arriva comme je l’avois prévu, si ce n’est que le jeune lord ne mourut point, et c’est bien étonnant, car on ne vit jamais un enfant si souvent malade, si languissant ; et tout le monde disoit : il est impossible que cet enfant parvienne jamais à l’age d’homme. Cela me tranquillisa beaucoup sur ce que j’avois fait : car ne valoit-il pas bien mieux qu’une grande famille eût un héritier que de n’en point avoir, et supposé que personne ne le sache, je faisois son bonheur et le vôtre. Ainsi donc, je me chargeai de Christy comme on l’appelle maintenant, je l’aimai comme mon propre enfant, non qu’il fût aussi aimable qu’Ody ou mes autres enfans, mais je n’ai jamais mis de différence entr’eux. Il ne pourra jamais dire que j’aie été pour lui une mauvaise mère, je ne lui ai jamais fait tort qu’une fois en le changeant en nourrice, mais il n’en sait et n’en saura jamais rien. Ainsi, mon cher, tout va bien, ayez l’esprit tranquille. Voilà toute la vérité de l’histoire que vous m’avez demandée. »

« Mais enfin, Ellinor, elle est étrange cette histoire, pour la croire je n’ai que votre parole, et peut-être abusez-vous de la confiance que j’ai en vous pour me faire ajouter foi à vos discours. »

Plaît-il Milord, me dit-elle en s’avançant comme si elle ne m’eût pas entendu ou qu’elle ne m’eût pas compris.

— Ellinor, je vous dis qu’après tout, je n’ai que votre parole pour preuve de l’histoire que vous m’avez racontée.

— Et n’est-ce pas assez ; est-ce qu’il est nécessaire d’en donner une autre ? Au reste, si vous en voulez une, il n’est pas besoin d’aller bien loin ; il suffit de vérifier la cicatrice ; si Christy demain étoit rasé, vous la verriez aisément, elle est assez profonde ; mais portez vous-même la main à votre tête vous n’y trouverez pas la moindre marque, et l’on n’en verroit aucune si l’on vous coupoit les cheveux dans le moment. Mais voulez-vous une autre preuve ? le chirurgien qui a soigné la blessure de l’enfant avant qu’on me l’envoyât, ne l’a sûrement pas oublié, et il vous dira tout. Ainsi, pour éclaircir vos doutes voyez-le mon cher ; mais ne lui permettez pas de vous toucher la tête, car ne trouvant pas la cicatrice, la question que vous lui adresserez pourroit lui faire naître des soupçons.

— Où demeure-t-il ?

— À douze milles d’ici.

— Il est encore vivant ?

— Oui, à moins qu’il ne soit mort depuis la chandeleur.

D’abord je voulus lui écrire, mais craignant par-là de me compromettre, j’allai le trouver. Il avoit renoncé à sa profession, et jouissoit tranquillement du fruit de ses travaux sur la fin de ses jours. C’étoit un caractère singulier ; il avoit conservé de son premier état du goût pour l’anatomie, et formoit un cabinet de curiosités. Je le trouvai qui venoit de pêcher dans un lac des cornes de renne, dont il avoit besoin pour compléter un squelette de cet animal. Je me présentai à lui en témoignant le désir de voir son muséum ; je lui parlai d’un os de géant qui avoit été trouvé dans mon voisinage, et par suite de cette conversation, je lui rappelai la merveilleuse cure qu’il avoit opérée sur ma tête lorsque j’étois enfant.

« Un coup à la tête, Milord, je m’en souviens parfaitement. C’étoit une terrible blessure, surtout pour un enfant ; je suis charmé d’apprendre qu’elle n’ait point eu pour vous de suites fâcheuses. Vous devez en avoir conservé la cicatrice. Onze pieds de haut, dites-vous, et le squelette de ce géant est dans votre voisinage. »

Je me prêtai à sa fantaisie, et il me donna successivement tous les renseignemens dont j’avois besoin, sans soupçonner mon secret motif. Il me décrivit la longueur, la largeur, la profondeur de la blessure ; il me montra la place précise où elle étoit, et me dit que la marque devoit en être très-sensible, mais qu’elle étoit cachée par ma belle chevelure. Quand il paroissoit disposé à me porter la main à la tête, je déclinois son attaque en lui parlant de l’os du géant ; pour obtenir des éclaircissemens plus décisifs encore, je feignis de croire qu’il n’avoit pas été payé de son honoraire ; mais il m’assura qu’il ne lui étoit rien dû, et me montra ses livres pour le prouver. J’en examinai la date, et je vis qu’elle s’accordoit parfaitement avec celle indiquée par Ellinor. De retour chez moi, mon premier soin fut de donner une belle perruque à Christy ; j’étois sûr que ce présent le décideroit à se faire raser les cheveux ; car les gens du bas peuple en Irlande ont cela de commun avec les élégantes, et les belles de Londres et de Paris, qu’ils préfèrent des cheveux d’emprunt à leur chevelure naturelle. Ellinor me dit que je risquois d’autant moins à le laisser tondre, qu’il portoit sur son crâne les cicatrices d’un grand nombre de coups reçus aux foires des environs ; et qu’une de plus ou de moins n’y seroit pas remarquée. Aussitôt que Christy fut rasé et qu’il eut arboré la perruque, je m’arrêtai en passant devant sa boutique pour y faire ferrer mon cheval, et tandis qu’il y travailloit, je lui parlai de ce nouvel ornement et de la manière dont il lui alloit. Lui, aussitôt prenant sa perruque et la plaçant sur son marteau l’apostropha en ces termes :

« Certainement, tu es une belle perruque ; Dieu bénisse celui qui m’a fait ce présent ; elle me va aussi bien que si l’on avoit pris la mesure de ma tête. »

Il paroît, lui dis-je, Christy, que vous avez reçu bien des coups sur la tête, si j’en juge par le nombre des cicatrices.

— Oh ! Milord, c’est une bagatelle ; cela m’est arrivé quand j’étois étourdi et que je me battois avec les garçons de Shrawd-na-Scoob…

Tandis qu’il me racontoit ses campagnes, j’examinai sa tête à loisir, et j’en étudiai toutes les sinuosités. La position, la forme de la cicatrice décrite par Ellinor et le chirurgien étoient si exactes, que je ne pus pas douter davantage que Christy ne fût le fils de lord et de lady Glenthorn. Cette conviction, quelques jours après, se renforça encore dans mon esprit. Je me souvins d’avoir vu plusieurs tableaux de famille entassés dans une des chambres du château ; je les examinai pour voir si je n’en rencontrerois pas quelqu’un qui eût de la ressemblance avec Christy. Je trouvai que le portrait de mon grand-père, ou plutôt du sien, ressembloit étonnamment à Christy, lorsqu’il étoit nettoyé, et qu’il avoit mis ses habits du dimanche.

Ayant bien constaté la vérité de l’histoire que m’avoit contée Ellinor, je m’occupai de la manière dont je devois me conduire. Être ou n’être pas milord Glenthorn, en d’autres mots, être ou n’être pas un malhonnête homme, c’étoit-là toute la question. Ma conscience ne pouvoit pas se dissimuler que je ne pouvois justement garder la possession d’une fortune dont un autre étoit le légitime propriétaire. Cependant, élevé comme je l’avois été, accoutumé aux jouissances dont la richesse nous a fait un besoin ; habitué à la molesse, aux profusions, à une indolence qui m’avoit rendu célèbre parmi les plus voluptueux et les plus efféminés, pouvois-je tout-à-coup renoncer à ces habitudes, abdiquer mon rang et mon pouvoir, et m’exposer à tous les inconvéniens de la pauvreté ? Je n’étois point forcé à faire de tels sacrifices, quoiqu’Ellinor, dans un moment de désespoir, m’eût menacé de révêler le mystère de mon existence, je savois qu’elle souffriroit tout, plutôt que d’exécuter cette menace. Elle m’aimoit tant, elle étoit si fière de moi, que je pouvois compter sur sa discrétion. L’horrible idée de causer la mort d’un de ses propres fils, avoit pu balancer un instant sa tendresse pour moi ; mais il étoit peu probable qu’une pareille épreuve eût lieu une seconde fois ; jamais ses remords ne l’eussent portée à publier une semblable découverte, toute sa vertu consistoit à être fidèle envers les objets de son affection, et aucune notion de justice ou de délicatesse ne venoit troubler son esprit ou alarmer ses sentimens. Disposée à sacrifier pour ceux qu’elle aimoit tout ce qu’elle possédoit au monde, elle ne comprenoit pas qu’on pût être égoïste ; elle appliquoit confusément la maxime : Fais comme tu voudrois qu’on te fît, et disposoit avec autant de générosité de la propriété des autres que de la sienne propre. Au pis-aller, s’il s’entamoit un procès, je savois que la possession me donnoit de grands droits devant la loi. D’une autre part, la santé d’Ellinor déclinoit de jour en jour, et mon secret devoit bientôt périr avec elle. Mais la possession de ma fortune n’avoit plus de charme pour moi, dès qu’elle étoit illégitime ; et après un combat entre mon amour pour les jouissances et mon respect pour la justice, entre mes goûts et mes principes, je me décidai pour une conduite honorable et généreuse ; et je résolus de renoncer à la propriété d’un bien qui m’auroit coûté des remords. Je fus d’autant plus porté à cet acte de justice, que je sentois qu’on ne pouvoit m’y contraindre. Le moment où je pris cette résolution vertueuse fut le plus heureux que j’eusse passé jusqu’alors ; je me sentis délivré d’un accablant fardeau ; l’avenir s’offrit à moi brillant de gloire et de prospérité ; et le sentiment de ma courageuse intégrité m’éleva tellement dans ma propre opinion, que je regardai d’un œil de dédain le rang, les titres et la fortune. J’ordonnai qu’on fît venir sur-le-champ Christy O’Donoghoe auprès de moi. Mon domestique alla le chercher aussitôt ; mais l’impatience me faisoit trouver le temps d’une longueur extrême ; je parcourois ma chambre à grands pas. Je venois de me jeter sur mon sofa, quand mon domestique, de retour, me dit :

Milord, le forgeron vous attend là.

« Faites-le entrer. » On l’avoit introduit dans l’antichambre.

« Le forgeron est à la porte, Milord ! »

« Ne m’avez-vous pas entendu ? Faites-le entrer, qu’est-ce qui l’en empêche ? »

« Mes sabots, Milord ; je n’ose pas marcher avec sur votre tapis. » En disant cela Christy s’avançoit d’un air craintif et tout surpris de se trouver dans un si bel appartement.

— Est-ce que vous n’êtes jamais entré ici ? lui dis-je.

— Jamais, Milord, excepté le jour où j’ai raccommodé la serrure.

— Cette chambre est belle, n’est-ce pas, Christy ?

— Certainement : c’est bien la plus belle que j’aie jamais vue.

— Ne seriez-vous pas bien aise d’en avoir une semblable ?

— Mais, Milord, me répondit-il en souriant, qu’est-ce que j’en ferois ?

— Seriez-vous fâché d’être le maître de ce grand château !

— « Oh ! milord, j’y ferois une pauvre figure » ; puis tournant sa tête du côté de la porte et y tenant ses yeux fixés : « j’aime bien mieux continuer de travailler à ma forge. »

— Êtes-vous bien sûr de cela, Christy ? Ne seriez-vous pas content d’avoir de quoi vivre sans rien faire, de posséder des chevaux et d’être servi par de nombreux domestiques ?

— « Que ferois-je de tout cela, Milord ? je n’y ai point été accoutumé ; tout le monde riroit de moi ; ce qui m’en reviendroit de mieux seroit de n’avoir rien à faire ; et comment passerois-je ma journée, moi qui ai été accoutumé au travail ? » Puis prenant un ton de voix plus sérieux : « Le cheval que j’ai ferré hier boîte-t-il encore ? Sûrement qu’il ne boîte plus ?

— Je pense qu’il a été très-bien ferré ; je ne l’ai pas monté depuis ce moment là.

— C’est que j’ai cru que c’étoit pour cela que Milord m’avoit envoyé chercher si vîte. Je craignois que vous ne fussiez fâché contre moi, et je serois au désespoir de vous avoir déplu. Je suis content de voir que vous vous portez si bien, après toutes les peines que vous ont données ces scélérats qui complottoient contre vous dans les ténèbres. Mais grâces à Dieu ils sont tous en prison. J’ai cru que ma mère mourroit de frayeur quand on lui a rapporté qu’Ody étoit du nombre. Je lui ai dit qu’il n’y avoit pas un mot de vrai dans ce rapport, mais elle ne vouloit pas me croire. Ce seroit une chose bien étrange et bien peu naturelle que quelqu’un de son sang conjurât contre vous. J’ai toujours dit à ma mère qu’Ody ne pouvoit pas avoir participé à ce projet, puisqu’il étoit mon frère, mais elle n’a jamais voulu m’écouter. Vous savez que lorsque les femmes sont allarmées, il est difficile de leur faire entendre raison.

— Cela est vrai ; mais pour en revenir à ce que je vous disois, ne changeriez-vous pas volontiers de place avec moi, si vous le pouviez ?

— Milord, vous êtes certainement un seigneur très-heureux ; vous êtes très-respecté, et il n’y a personne qui ne fût très-fier de vous ressembler en quelque point.

« — Je vous remercie de votre obligeance ; mais franchement, voudriez-vous être à ma place ? Voudriez-vous en changer avec moi ?

— À votre place, Milord ! Non, décidément, je ne le voudrois pas, et c’est la vérité pure ; et, je puis le dire sans vous offenser. De quoi manqué-je dans le monde ? J’ai une bonne mère, une bonne femme, des enfans que j’aime, une agréable chaumière, quelques prés pour y faire paître ma vache, du travail pour chaque jour, sans que personne me commande, par-dessus tout, la santé ; qu’aurois-je de plus si demain je devenois un lord ? Certainement ma femme ne deviendra jamais une dame, car alors que ferois-je d’elle ? J’aurois le malheur de voir qu’elle, mon garçon et moi, serions devenus la risée des gens du haut et du bas étage : cela ne me conviendroit d’aucune manière, car je n’ai jamais été de ceux qui pour s’élever voudroient bouleverser tout. Je n’ai jamais trempé dans aucun projet de cette espèce ; j’ai toujours cru que la meilleure place pour moi étoit celle où j’avois été mis. Si cependant j’avois à changer avec quelqu’un je serois fier, Milord, de changer avec vous, parce que vous êtes issu d’une famille vraiment illustre.

— Eh bien ! vous êtes effectivement ce que vous désirez d’être.

— Oh ! dit-il en riant et en remuant la tête ; vous voulez me plaisanter sur les rois d’Irlande, dont on prétend que descendent les O’Donoghoes ; mais je ne me suis jamais occupé de cela, il y a si long-temps. Il vaudroit autant remonter au père commun, Adam : à quoi cela nous avance-t-il ?

— Mais vous ne me comprenez pas. Je ne prétends pas remonter jusqu’aux rois d’Irlande ; je prétends vous dire que vous êtes né gentilhomme : écoutez ce que je vous dis, je parle très-sérieusement.

— Je vous écoute aussi, Milord, quoique vous vous railliez de moi ; je serois bien fâché de ne pas savoir prendre la plaisanterie aussi bien qu’un autre.

— Je parle très-sérieusement, je vous le répète. Vous êtes non-seulement un gentilhomme, mais un pair du royaume ; c’est à vous qu’appartiennent ce château et ces terres immenses, et la possession en sera remise entre vos mains.

Il resta stupéfait et ses grands yeux ouverts dessinèrent deux cercles blancs sur sa figure enfumée.

Ah ! dit-il, en poussant un long soupir, qu’avoit long-temps suspendu la surprise, comment cela peut-il être ?

— Votre mère vous l’expliquera mieux que moi ; votre mère vous dira tout. Vous n’êtes pas son fils ; vous êtes né de lady Glenthorn.

— Je ne comprends rien de tout cela, je vous laisse le soin de l’expliquer me dit-il, en faisant un geste, par lequel il sembloit vouloir repousser de lui l’embarras de pénétrer le sens d’une telle énigme.

— Avez-vous jamais entendu parler d’enfans changés en nourrice ?

— Oui Milord ; mais ma mère étoit incapable d’une action semblable ; je réponds bien pour elle. Ceux qui ont pu dire une pareille chose sur son compte ne méritent pas qu’on les croie.

— Mais c’est d’Ellinor elle-même que je tiens le secret.

— Comment ? oh elle rêvoit dans ce moment-là, elle a toujours été une trop bonne mère pour m’avoir joué ce tour-. Puis se frottant le front comme pour éclaircir ses idées, « vous dites qu’elle n’est pas ma mère, et qui est donc son fils ? Ce n’est pas vous ; il est impossible qu’avec l’air que vous avez, un grand seigneur comme vous soit fils de mon père Johnny Donoghoe. »

Il se frappa de nouveau le front, et je ne pus m’empêcher de rire de ses incertitudes, quoique le sujet en fût très-sérieux. Quand il eut complètement connu notre position réciproque et qu’il y eut ajouté foi ; il ne parut pas énorgueilli par ce changement de fortune ; il continua à me regarder comme un homme plus considérable que lui.

Après avoir profondément réfléchi pendant un moment : « voici ce qu’il nous faut faire, me dit-il ; continuons de vivre comme par le passé, et ne disons rien à personne. Qu’il ne soit question d’aucune restitution entre nous ; j’en parlerai à ma mère, c’est-à-dire, à Ellinor O’Donoghoe, et cela sera réglé une fois pour toutes. Milord, je vous souhaite le bon jour et je m’en vais ferrer la jument. »

— Réfléchissez donc à ce que vous faites, vous pourriez vous repentir d’une détermination trop précipitée. Prenez vingt-quatre heures pour y penser ; non, c’est trop peu, prenez un mois entier, après lequel vous me ferez connoître votre décision.

— Oh ! dans un mois, Milord, je vous répondrai tout comme aujourd’hui. Il faudroit que je fusse bien ingrat pour vous causer encore de la peine après tout ce que vous avez déjà fait pour moi et les miens. Pourrois-je oublier jamais que vous avez exposé votre vie dans le temps de l’insurection. Non, jamais je ne me résoudrai à vous dépouiller de votre fortune.

— Ne pensez point à la reconnoissance que vous me devez. Je suis loin de vouloir abuser des nobles dispositions de votre cœur. Je ne dois point vous considérer comme mon obligé, et quand je vous ai rendu justice je n’ai fait que remplir un devoir.

— Certainement, Milord, vous méritiez bien de naître homme de qualité.

— Au moins, j’en ai reçu l’éducation. Mais ne nous revoyons pas avant un mois. Adieu.

Vous ne me reverrez pas, Milord, à cette époque… ou plutôt…… oui vous me reverrez. Mais de peur qu’on ne soupçonne quelque chose, je m’en vais, de toute manière, vite ferrer la jument.



CHAPITRE XVIII.


La philosophie que nous puisons dans les livres fait peu d’impression sur nous en comparaison de celle que nous inculque l’expérience ; et souvent, dans la pratique, nous sommes surpris de voir se vérifier les maximes de morale que la lecture nous avoit enseignées. Après avoir eu pendant plusieurs années la faculté d’apprécier au juste les richesses, quand je vins à réfléchir sur ma vie passée, je vis que leur influence sur le bonheur est vraiment aussi limitée que le soutiennent quelques poëtes philosophes. Je vis que les rafinemens du luxe le plus varié et le plus recherché se bornoient au bout du compte à quelques plaisirs élémentaires qui ne sont point inaccessibles aux pauvres ; s’il ne leur en échoit qu’une légère portion, ils la savourent avec une vivacité que ne connut jamais l’opulence blâsée. Ces vérités, toutes triviales qu’elles sont, me parurent nouvelles, quand ma propre expérience me les fit apercevoir.

Pendant tout le mois que j’avois donné à mon frère de lait pour faire ses réflexions, j’eus le loisir de philosopher, et mon intelligence fit de rapides progrès. Je prévoyois que Christy se décideroit à devenir comte de Glenthorn, quoique le bon sens lui eût démontré, qu’avec ses habitudes et son éducation, il seroit plus heureux en travaillant à sa forge qu’en faisant le seigneur dans un château. L’idée de perdre mon rang et ma fortune ne m’effrayoit point ; la générosité de ma conduite me procuroit une secrète satisfaction ; et les plaisirs que me faisoit goûter ma conscience étoient plus vifs que tous ceux que j’avois jamais dus à mes richesses.

Le jour fixé pour la détermination de Christy arriva. Je devinai, au premier mouvement de son épaule, quel étoit le parti qu’il avoit adopté.

« Eh bien Christy ; je vois que vous voulez devenir Comte de Glenthorn. Vous êtes bien aise maintenant que je ne vous aie pas pris au mot et que je vous aie donné un mois de répit. »

« Milord, vous avez toujours été très-prudent ; » mais ajouta-t-il en se balançant gauchement sur ses jambes : « si j’ai changé d’avis, ce n’est sûrement pas pour moi ; c’est en considération de mon fils Johnny. »

— « Mon cher ami, vous n’avez besoin d’aucune excuse ; je serois bien injuste si j’étois offensé de votre décision, et bien méprisable, si, après les déclarations que je vous ai faites, je pouvois un instant hésiter de vous restituer une propriété que vous avez le droit et la volonté de réclamer. »

Christy me fit une salutation profonde, et me parut fort embarrassé de ce qu’il alloit dire.

— J’espère, Christy, que vous serez aussi heureux comme Comte de Glenthorn, que vous l’avez été comme fils d’Ellinor O’Donoghoe.

« Il est possible que non, Milord, mais mon enfant sera plus heureux par la suite, et c’est à lui, ainsi qu’à ma femme, que j’ai pensé quand je me suis décidé. Il est cependant bien dur de vous voir privé de la fortune à laquelle vous étiez habitué, et cette considération seroit capable de m’arrêter. Si vous daigniez, Milord, continuer de vivre ici, et partager avec nous ! — Mais je vois que cette proposition ne vous agrée pas ; c’est ma femme qui a eu cette idée ; je n’aurois pas dû vous en parler. Faites-moi donc le plaisir de me spécifier la somme qui vous plaira ; car vous avez le droit de vivre en gentilhomme comme vous avez toujours fait, et personne ne le sait mieux que moi. Veuillez donc écrire sur un morceau de papier ce que vous désirez toucher, et personne ne le touchera que vous ; je ne regarderois plus comme mon fils celui qui seroit capable de vous priver de cette somme. Je vais descendre, et j’attendrai que vous écriviez votre volonté là-dessus. »

Je fus profondément touché de la générosité de cet homme. J’acceptai par an trois cents livres sterling ; je demandai que l’on continuât de payer à l’infortunée lady Glenthorn sa pension annuelle ; que la maison que j’avois bâtie pour Ellinor, et les terres environnantes lui fussent assurées pour sa vie, et que l’on acquittât toutes les dettes que je pouvois avoir contractées. Je recommandai, dans les termes les plus forts, M. M’Léod, comme un agent dont le talent et la probité seroient d’une très-grande utilité pour Christy.

Quand je présentai à ce dernier les demandes que j’avois rédigées par écrit, il prit une plume et alloit signer sans rien lire, mais je m’y opposai formellement.

Eh bien, dit-il, je vais prendre le papier, je le porterai chez moi, et je l’examinerai selon votre désir. J’espère que vous ne me croyez pas capable de changer de sentiment sur ce point.

Le jour suivant, il vint me dire que c’étoit lui témoigner peu d’estime que de n’avoir demande que trois cents livres sterling, il m’en proposa trois mille, ce que je refusai.

« Je compte du moins, Milord, que vous n’aurez rien à objecter à une proposition que je vais vous faire. En Angleterre, il y a une maison de ville à Londres et une de campagne ; et ni moi, ni les miens, nous ne vivrons dans ce pays, ou du moins nous n’occuperons pas les deux maisons en même temps ; si vous vouliez me faire l’honneur d’en accepter une, vous me rendriez en même-temps un grand service ; car tout n’en iroit que mieux ; au lieu que je serai obligé d’employer un agent dont je serai très-éloigné ; et je n’ai point l’habitude de gouverner une grande fortune. J’espère, Milord, que vous ne me refuserez pas, quand ce ne seroit que pour me montrer que je n’ai pas perdu vos bonnes graces. »

Il me fit cette offre avec tant d’instance et de délicatesse que je ne pus, dans le moment même, le refuser ; quoiqu’une de ces magnifiques habitations me fût fort inutile avec le mince revenu qui m’étoit alloué.

Christy ajouta : « Quant à votre pension, elle vous sera payée aussi exactement que possible. Monsieur M’Léod en sera chargé ; il faut que l’acte en soit dressé par des hommes de loi, sur du papier timbré, en cas que je vienne à mourir. Pour Ellinor, elle est toujours ma mère, et je ne saurois l’envisager autrement ; elle a toujours été extrêmement tendre envers moi. La seule chose que je pourrois lui reprocher, seroit de m’avoir changé en nourrice ; et quoique cette action soit condamnable, elle étoit si naturelle ! Qui ne l’excuseroit d’avoir donné la préférence à son propre sang ! Mais on ne peut pas être plus affligée qu’elle. Elle est à la maison qui pousse des cris déchirans. La douleur lui brise le cœur. J’ai beau lui dire qu’il est inutile de se repentir d’une chose une fois qu’elle est faite, et que puisque je lui pardonne, personne n’a rien à lui reprocher ! Certainement elle gardera sa ferme et sa maison, et ne manquera jamais de rien. J’espère que vous serez tranquille sur cet article, et que vous serez persuadé de mon exactitude à remplir soigneusement toutes vos volontés. »

C’est avec plaisir que je recueille ici toutes les preuves de la bonté du cœur de Christy ; la singularité de son langage et la bizarrerie de ses raisonnemens n’empêchoient pas que je n’eusse un grand plaisir à l’entendre, et peut-être aurai-je fait partager quelque chose de ce plaisir à mes lecteurs.

Je me préparai ensuite à quitter pour jamais le château de Glenthorn. Afin de m’épargner une mortification inutile, Christy garda le secret avec une telle exactitude, qu’il ne fut soupçonné par qui que ce soit dans les environs, pas même par les gens de la maison. Comme je parlois depuis long-temps de retourner en Angleterre, les préparatifs de mon départ n’étonnèrent personne. Tout se passa autour de moi selon l’ordre accoutumé, si ce n’est que Christy, au lieu de se tenir à sa forge, étoit presque tous les jours au cabaret.

Je crus qu’il étoit à propos que je parlasse clairement de mes affaires à M. M’Léod ; il étoit le seul qui pût me fournir une liste exacte de mes dettes. De plus, je désirois le recommander en qualité d’agent au nouveau comte, qui ignoroit tout à fait le monde et les affaires, et qui, devenu très-opulent, alloit être entouré d’un troupeau des plus grossiers flatteurs.

Quoique peu disposé à l’étonnement, M. M’Léod ne put s’empêcher d’en témoigner, quand il apprit que Christy O’Donoghoe étoit le vrai comte de Glenthorn. Mais je n’acheverois pas cette histoire si je voulois décrire toutes les surprises qu’occasionna mon changement.

Il fut statué que M. M’Léod seroit maintenu dans sa fonction d’intendant, et, pour son honneur, je dois faire observer que dès qu’il eut connoissance de la perte que je venois de faire, il me traita avec plus d’égard et de respect que lorsqu’il ne devoit se considérer que comme mon subordonné. Nos comptes furent bientôt réglés. Quand ils eurent été arrêtés et signés définitivement, M. M’Léod s’approcha de moi, et me dit d’une voix basse, mais très-émue :

« Je fais peu de protestations, mais quand une fois j’ai professé de l’amitié pour un homme, il peut compter sur moi pour la vie. La noble conduite que vous avez tenue me remplit pour vous d’estime et d’admiration. »

Pendant qu’il prononçoit ces paroles, M. M’Léod me tenoit la main serrée dans la sienne, et des larmes couloient de ses yeux. Il falloit qu’il fût profondément touché pour me donner cette preuve honorable de sa considération ; mais ce ne fut que long-temps après, que je connus tout le prix de son amitié et la solidité de ses affections. Le jour suivant il partit pour l’Écosse où sa mère étoit mourante ; et malheureusement je le perdis de vue pendant un assez long intervalle.

Je fis un abandon légal de toutes mes prétentions sur le comté héréditaire de Glenthorn et je disposai tout pour mon voyage. Pendant ce temps la pauvre Ellinor ne se montra pas une seule fois au château. J’allai la voir pour la consoler de mon départ. Mais silencieuse et tranquille au dehors, elle ne voulut point être consolée.

« J’ai assez de quoi m’affliger, dit-elle ; je sais bien comment tout cela finira ; je le sais comme si vous me le disiez. On ne peut rien cacher à une mère, non, il est inutile de vouloir me tranquilliser. » Tout ce que j’essayai de lui dire ne faisoit que l’accabler davantage.

La veille du jour fixé pour mon départ j’allai pour tâcher de la voir. J’avois souvent témoigné ce désir, mais de jour en jour elle me répondoit qu’elle étoit mal, et que le lendemain elle se leveroit. Enfin elle vint ; et quoique je l’eusse vue depuis peu de jours, elle me parut si changée, que j’en fus douloureusement frappé.

— Vous ne semblez pas vous bien porter, Ellinor ? Asseyez-vous.

— « Qu’importe que je sois assise ou debout ; je n’ai pas long-temps à rester dans le monde ; je mourrai dès que vous serez parti. Voilà toute ma consolation. »

Ses yeux étoient fixes et elle ne pleuroit pas : une morne tranquillité régnoit sur toute sa personne.

« Ils sont là-bas à faire des paquets ; je les ai vus corder une malle en passant dans l’antichambre. Je leur ai demandé si je pouvois être bonne à quelque chose ; ils m’ont dit que non, et c’est vrai ; je n’ai pas plus de force qu’un enfant. Il y a eu vingt-sept ans à la Saint-Jean que je vous ai tenu dans mes bras pour la première fois. J’étois forte alors, et vous, vous étiez si petit ! Aurois-je prévu alors tout ce qui se passe aujourd’hui ? Mais c’est fini : j’ai commis une grande faute ; mais je tâcherai de voir le père Murphy, et d’obtenir l’absolution avant ma mort. »

Elle poussa un profond soupir, et poursuivit d’un ton plus animé :

« Mais je ne puis rien faire jusqu’à ce que vous soyez parti. À quelle heure du matin, mon cher, comptez-vous partir ? Il vaut mieux que ce soit de bonne heure. Sera-ce avec votre voiture ? Je la vois dans la cour ; mais je croyois que vous la laisseriez, avec le reste, au légitime héritier. Je n’ai pas des idées bien claires là-dessus, et puis qu’est-ce que cela fait ? »

Ses idées confuses erroient d’un objet sur un autre. En vain je cherchai à rappeler sa raison, en lui parlant de ses intérêts personnels ; de la maison dont la jouissance lui étoit assurée pour sa vie, et de la promesse qui m’avoit été faite que toujours elle seroit traitée avec tendresse, et que jamais elle ne manqueroit de rien. Elle paroissoit m’écouter, mais elle montroit par ses réponses qu’elle ne m’avoit pas compris, et chaque fois que je cessois de parler, elle faisoit la même question :

« Mon cher, à quelle heure de la matinée comptez-vous partir ? »

Enfin je réveillai en elle l’intelligence et le sentiment, en lui demandant si elle vouloit m’accompagner le lendemain.

« Ah ! si je le veux, s’écria-t-elle ; je vous suivrai jusqu’au bout du monde. »

Elle se mit à pleurer, et sanglotta long-temps.

« Ah ! dit-elle, maintenant je vois les choses clairement ; j’avois besoin de pleurer ; mais je ne l’ai pas pu depuis plusieurs jours, depuis que l’on m’a dit que vous deviez partir et que tout étoit perdu. »

Je lui assurois que j’espérois maintenant être plus heureux que jamais je ne l’avois été.

« Vous n’avez donc jamais été heureux pendant tout ce temps ? Quel délire m’a portée à commettre une mauvaise action ? Toute ma consolation étoit de croire que vous étiez heureux ; et maintenant qu’allez-vous devenir ? Est-ce à pieds que vous partirez ? »

Ses idées s’égarèrent de nouveau.

« Quelque part que j’aille, lui dis-je, vous viendrez avec moi. Vous êtes ma mère, et maintenant que votre fils a fait ce qu’il jugeoit honnête et équitable, il prospérera dans le monde, et sera vraiment heureux. Vous serez heureuse aussi, puisque vous n’avez plus rien à cacher. »

« Il est trop tard, me répondit-elle, il est trop tard ; j’ai souvent dit à Christy que je mourrois avant votre départ, et vous verrez que cela arrivera. Que Dieu vous bénisse ! priez-le de me pardonner. Aucune des mères qui connoîtront ma conduite ne sera tentée de m’imiter, quand même elle auroit un fils qui vous ressemblât, ce qui seroit difficile à trouver. Dieu vous bénisse ! mon enfant ; je ne vous reverrai plus ; la main de la mort est étendue sur moi. »

Elle expira la nuit suivante, et je perdis en elle le seul être qui m’eût constamment aimé d’un amour vif et désintéressé. Sa mort retarda de quelques jours mon départ. Je restai pour assister à ses funérailles, elles furent suivies par une grande multitude de peuple. En cela, les uns ne faisoient que satisfaire une habitude familière à ce pays, les autres prétendoient me faire leur cour, en honorant la mémoire de ma nourrice.

Quand on eut cessé de réciter des prières autour du corps de la défunte ; que la fosse fut fermée, et que la multitude fut sur le point de se retirer, je me plaçai sur un monument appartenant à la famille de Glenthorn. Il se fit un silence profond dès que l’on s’aperçut que je m’apprêtois à parler. Chacun tourna vers moi des regards où se peignoit la plus vive attente. C’étoit la première fois de ma vie que j’allois porter la parole en public ; mais comme je sentois que j’avois quelque chose à dire, et que j’étois indifférent sur la manière dont je le dirois, je trouvai mes expressions sans peine. L’étonnement fut universel au moment où je déclarai que j’étois le fils de cette pauvre femme que nous venions d’enterrer. Et lorsque, me tournant vers le vrai comte de Glenthorn, j’annonçai que je lui abandonnois et mon titre héréditaire et ma légitime propriété, mes auditeurs portèrent leurs yeux alternativement sur mon frère de lait et sur moi ; ils sembloient regarder comme une chose impossible qu’un homme, dont le visage et les mains étoient habituellement aussi noirs que ceux de Christy, pût devenir un homme de qualité.

Ma narration finie, le silence se prolongeoit encore. Chacun paroissoit plongé dans la rêverie et dans l’étonnement.

« Maintenant, ajoutai-je, mes bons amis recevez mes adieux ; probablement vous ne me reverrez plus ni n’entendrez plus parler de moi ; mais riche ou pauvre, illustre ou obscur ; tout honnête homme désire laisser après lui une bonne renommée ; en conséquence, quand je serai parti, c’est-à-dire quand je serai mort pour vous, parlez de moi, non comme d’un imposteur qui s’est arrogé un nom et qui a joui d’une opulence auxquels il n’avoit point de droit. Mais rappelez-vous, qu’élevé en qualité d’héritier d’une grande fortune, après avoir vécu vingt-huit ans dans toutes les jouissances du luxe, j’ai abandonné volontairement les biens qui étoient en ma possession, du moment que j’ai su que cette possession n’étoit pas légitime. »

« Oui, c’est ce que vous avez fait, reprit Christy, et je suis prêt à en rendre témoignage devant Dieu et devant les hommes. Que le ciel vous bénisse partout où vous irez ; et sûrement il vous bénira ; personne ne l’a mieux mérité. » (Puis s’adressant à ceux qui l’entouroient) « Sans sa générosité, je n’aurois jamais su un mot du mystère qui me concernoit ; et quand par un miracle je l’eusse découvert, quel parti en pouvois-je tirer ? Ne dépendoit-il pas de lui, s’il l’avoit ainsi voulu, de profiter de l’avantage que lui donnoit la loi, de me faire soutenir un procès qui m’eût ruiné et qui eût duré autant que ma vie ? Mais c’est un homme honnête, il s’est conduit comme bien des seigneurs ne se seroient pas conduits à sa place. Au reste, une bonne conscience vaut mieux qu’un royaume entier, et ce trésor l’accompagnera partout où il portera ses pas ; tout ce qui m’afflige, c’est qu’il nous quitte. S’il avoit voulu céder à mes prières, il seroit resté parmi nous, et nous eussions partagé également ; mais il est trop fier pour cela, et il a le droit d’avoir de la fierté, car, n’importe qui fût sa mère, il a vécu et il vivra toujours noblement. Vous voyez que chacun peut devenir lord ; mais les grandes qualités, il faut les acquérir par soi-même. Vous vous souvenez tous de la bonté qu’il nous montra quand il étoit notre seigneur ; il avoit pitié du pauvre et rendoit justice à chacun, comme il me l’a rendue à moi-même. Ne m’a-t-il pas soutenu quand j’étois persécuté, et que je n’avois personne que lui dans le monde pour me défendre, pour me protéger contre les tyrans qui alors avoient le dessus ? Quelles peines ne s’est-il pas données en courant nuit et jour, en parlant, en écrivant pour moi ? On lui reproche son goût pour la molesse, et c’est le plus grand reproche qu’on puisse lui faire ; et cependant quelles peines n’a-t-il pas prises pour un homme pauvre ? jusqu’à s’exposer à perdre la vie pour lui ; aussi, quelque part qu’il aille, il sera l’objet de mes regrets et celui des ardentes prières que j’adresserai au ciel. Priez-le aussi avec moi. » Puis, tournant vers moi ses yeux baignés de larmes : « Emportez avec vous, me dit-il, les bénédictions du pauvre ; ces bénédictions qui peuvent vous ouvrir les portes du ciel, si quelque chose en est capable. »

La foule environnante applaudit à son discours d’une voix unanime. Il a dit ce que nous pensions tous, s’écrioient-ils, en me suivant jusqu’au château au milieu des acclamations. Quand ils virent à la porte la voiture qui alloit m’entraîner, leurs acclamations cessèrent tout-à-coup. « Comment il s’en va ? mais ne pouvoit-il pas rester ? Comment ! il part tout de suite, quel malheur ! quel malheur ! »

Ils voulurent tous encore à diverses reprises prendre congé de moi, et j’eus de la peine à me frayer un passage pour partir. Ils suivirent ma voiture, ayant Christy à leur tête ; et dans une espèce de triomphe triste, à la vérité, mais bien doux pour mon cœur, je quittai le château de Glenthorn, en traversant ces domaines qui ne m’appartenoient plus. Aux confins du comté je dis un dernier adieu à mon intéressant cortége, j’ordonnai à mon cocher d’aller le plus vite possible, et je ne jetai pas un seul regard sur tout ce que je laissois derrière moi. J’étois fier d’avoir exécuté mon plan, et de sentir que mon caractère n’étoit pas aussi foible, aussi irrésolu qu’il l’avoit paru pendant long-temps. Quant à l’avenir je n’avais point d’idées arrêtées, et durant le reste de la journée mon esprit ne fut pas assez tranquille pour se livrer à la réflexion. J’étois comme plongé dans un rêve, et je pouvois à peine croire à la réalité des événemens qui s’étoient si rapidement suivis. Le soir, je m’arrêtai à une auberge où je n’étois pas connu, et n’ayant ni suivans ni un équipage assez brillant pour en imposer aux aubergistes, je sentis sur-le-champ la révolution qui s’étoit opérée dans ma fortune ; mais je n’en fus point humilié. Je me figurai que je voyageois incognito. Je me décidai à me mettre au lit sans valet de chambre, et je dormis profondément, car une grande fatigue de corps et d’esprit m’avoient rendu le sommeil fort nécessaire.



CHAPITRE XIX.


Le matin, je me réveillai avec l’idée confuse d’un événement extraordinaire qui m’étoit arrivé, mais je fus quelque temps à me recueillir assez pour sentir parfaitement à quel point mon existence venoit d’être bouleversée. Une auberge ne semble pas le lieu le plus propre à la méditation, surtout lorsqu’on y a une chambre située près de la cour où roulent perpétuellement les voitures, et où jurent à chaque minute les valets d’écurie. Quoique placé de la sorte, je me mis à réfléchir si profondément dans mon lit, que je n’entendis ni le bruit des roues, ni les cris des valets. J’examinai ma vie passée, je regrettai amèrement le temps que ma dissipation et mes extravagances m’avoient fait perdre ; j’observai combien peu ma richesse avoit servi à mon bonheur ainsi qu’à celui de mes semblables ; combien peu d’avantages j’avois retirés de mon éducation et de la facilité que j’avois eue d’acquérir des connoissances. J’aurois pu fréquenter en Angleterre la société des hommes les plus instruits et les plus remarquables par leurs talens, et j’avois sacrifié ma jeunesse à des oisifs, des joueurs, des épicuriens, et je savois qu’il ne restoit pas la moindre trace de mon existence dans l’esprit de ces égoïstes qui se disoient autrefois mes amis. Je désirois de pouvoir recommencer ma vie, et je sentois que si cette faculté m’eût été accordée, je n’aurois pas dissipé mes jours aussi follement que je l’avois fait la première fois. Au milieu des reproches que je m’adressois à moi-même, une consolation cependant se présentoit à mon esprit, c’est que je ne m’étois jamais souillé d’aucune action déshonorante ; je me rappelois avec satisfaction la conduite que j’avois tenue à l’égard de lady Glenthorn au moment où j’avois découvert ses égaremens ; la reconnoissance que j’avois constamment témoignée à la pauvre Ellinor pour ses soins, et la modération avec laquelle j’avois toujours usé du pouvoir. Je ne pensois pas sans quelque orgueil à l’activité que j’avois mise dans la défense de Christy ; j’avois quelque droit de me croire du courage, quand je me souvenois de celui que j’avois montré à ceux qui avoient conspiré contre moi ; et après avoir sacrifié d’immenses possessions à un sentiment délicat de justice, mon intégrité ne pouvoit pas être mise en doute. Après cet examen général, il me restoit, malgré mes folies passées, une assez bonne opinion de moi-même ou du moins de grandes espérances pour l’avenir. Je sentois en moi plus de qualités que le monde n’y en avoit pu voir, et j’avois l’ambition de prouver que j’avois quelque mérite indépendant des avantages fortuits de la fortune et du rang. Mais comment allois-je me distinguer ?

Au moment où je me faisois cette question difficile, la fille de l’auberge interrompit ma rêverie en me criant d’une voix aigre qu’il étoit très-tard, et qu’il y avoit deux heures qu’elle m’avoit appelé pour la première fois.

« Où est mon valet de chambre ? Faites-le monter : non, rien ; je vous demande pardon. Je vous serois obligé si vous vouliez me monter un peu d’eau chaude pour que je me rase. »

C’étoit une chose toute nouvelle pour moi d’être sans domestiques ; mais quand j’y fus forcé, je vis que je faisois admirablement bien seul ce que j’avois cru jusqu’alors ne pouvoir faire qu’à l’aide de quelqu’un. Dès que j’eus voyagé deux jours sans valets, je fus étonné ensuite d’avoir pu voyager avec eux. Une fois je me surpris me gourmandant moi-même en disant : « Cet étourdi a oublié mon bonnet de nuit. » Pendant quelque temps je fus sujet à me tromper sur ma propre identité ; mes anciennes habitudes se reproduisoient au milieu de celles que j’allois contracter ; et quand je prenois le ton impérieux de l’ancien comte de Glenthorn, on me regardoit comme un fou ; et moi, de mon côté, j’étois étonné de leur surprise et choqué de l’air de familiarité qu’ils avoient en ma présence.

Arrivé à Dublin, je pris un petit logement qui m’avoit été recommandé par M. M’Léod ; il étoit parfaitement assorti à l’état modeste de mes finances, mais au premier coup-d’œil il me déplut. Cependant je mangeai de bon apétit mon souper frugal sur une petite table, couverte d’une si petite nappe que je ne pouvois m’y essuyer la bouche sans faire une profonde inclination. La maîtresse du logis, paysanne du nord, eut la complaisance de m’allumer mon feu, en me remarquant toutefois que le charbon de terre étoit un article très-cher. Elle me demanda si je voulois du feu dans ma chambre à coucher et quelle quantité de charbon il falloit y mettre ; elle me fit tant de questions sur le prix de la nourriture, sur la bière, le thé, le sucre, le beurre, les couvertures, les draps et le blanchissage, que j’en étois harassé.

« Est ce qu’il faut que je me mêle de toutes ces choses en personne, m’écriai-je d’un ton lamentable et d’un air sans doute plus déplorable encore, (car la femme ne put s’empêcher de rire), et je l’entendis qui disoit en quittant la chambre : Dieu le bénisse ! Il a l’air aussi étranger aux choses de ce monde, que s’il venoit de l’île de Sky. »

Les soucis de la vie tomboient sur moi tout à coup, et j’étois épouvanté de l’approche d’une foule de petits malheurs. Il étoit plus de minuit ; j’étois encore à rêver, les pieds appuyés sur mon garde-feu, quand mon hôtesse, qui sans doute se croyoit obligée à suppléer à mon bon sens, vint m’avertir que j’avois dans ma chambre à coucher un grand feu qui sans doute vaudroit mieux que les cendres sur lesquelles je me tenois penché. Je me laissai donc conduire dans ma chambre à coucher, et je repris auprès de ma cheminée l’attitude que je venois déjà de garder si long-temps.

« Monsieur, vous allez brûler vos bottes, me dit prudemment l’hôtesse qui, après m’avoir souhaité une bonne nuit, rentra dans la chambre, pour me recommander de bien couvrir mon feu avant de me mettre au lit. Abandonné à mes propres réflexions, j’avoue que la tristesse s’empara de moi. Je réfléchis sur mon ignorance totale des affaires les plus simples de la vie ; et mon découragement ne faisoit que s’accroître, quand je considérois combien peu j’étois propre à toute espèce de travail ou de profession. Je passai la nuit sans dormir, et regrettant vainement un temps qui ne pouvoit pas revenir.

Le matin, mon hôtesse m’apporta quelques lettres qui m’étoient renvoyées du château de Glenthorn. Mon ancienne adresse étoit effacée, et l’on avoit écrit à la place : (O’Donoghoe no. 6 Duke-street, Dublin). Je me souviens que je tins quelques temps ces lettres, ayant les yeux fixés sur l’adresse, qu’enfin je lus plusieurs fois tout haut au grand amusement de la maîtresse du logis. Ne sachant rien de mon histoire, elle paroissoit craindre que je ne fusse ou fou ou imhécile. Une de ces lettres m’étoit adressée par le lord Y***, noble irlandais avec lequel je n’étois pas lié particulièrement, mais que dans le temps même de ma dissipation, j’avois toujours honoré, à cause de son savoir et de l’amabilité de son caractère. Il m’écrivoit pour me demander des renseignemens sur un M. Lyddell qui s’étoit présenté pour être le gouverneur du fils d’un de ses amis. Ce M. Lyddell avoit été mon gouverneur favori ; c’étoit lui qui avoit si bien encouragé mon goût pour l’ignorance et la paresse. Dans la disposition actuelle de mon esprit, je n’étois pas disposé à parler favorablement de lui ; et je résolus de ne pas contribuer à placer un autre jeune homme sous sa direction. J’écrivis à ce sujet une lettre claire, remplie d’indignation, j’ose même dire d’éloquence ; mais quand il fallut signer j’eus de la répugnance pour mon nom de C. O’Donoghoe. Je pensai que comme mon histoire n’étoit pas encore publique, lord Y*** seroit dérouté par cet étrange nom, et ne comprendroit rien à ma réponse. Je résolus en conséquence d’aller voir le lord, et de lui donner mes explications en personne ; j’avois un autre motif pour faire cette visite ; c’étoit le désir de faire la connoissance d’un homme dont j’avois entendu dire tant de bien. Le portier de lord Y*** n’étoit pas aussi insolent que la plupart de ses confrères ; quoique dans un équipage fort mince, et dépourvu de laquais à livrée pour soutenir mes droits, je fus admis sur le champ. Je traversai une galerie ornée de belles statues qui me conduisit à une magnifique bibliothéque que je considérois avec ravissement, quand le maître de l’hôtel arriva ; dès ce moment, il commanda ou plutôt captiva mon attention tout entière.

Lord Y***, à cette époque, étoit déjà sur le retour de l’âge. Un air d’aisance et de dignité régnoit sur toute sa personne ; il n’avoit rien de ce que les Français appellent maniéré. Sa politesse qui ne portoit le caractère d’aucune école, avoit pour base ce goût, cette raison et cette bonté qui sont sûrs de réussir dans tous les temps et dans tous les lieux. S’il cherchoit à plaire, c’étoit par bienveillance et non par prétention. On ne trouvoit dans sa conversation ni la pesanteur de l’homme de cabinet, ni la frivolité de l’homme du monde. Son érudition étoit choisie, son esprit facile étoit animé par une imagination brillante. Ses expressions, quoique heureuses, ne sentoient point la recherche. Lui échappoit-il quelque allusion, elle étoit à la fois si juste et si délicate qu’elle enchantoit l’esprit le plus riche comme l’intelligence la moins cultivée. Aussi les charmes de sa conversation, bien que goûtée par l’homme le plus vulgaire, acquéroient-ils une valeur inappréciable pour celui qui en savoit pénétrer toute la profondeur et sentir toute la finesse. Lord Y*** dans ses entretiens n’accabloit jamais personne de sa supériorité ; au contraire la magie de sa politesse élevoit chacun jusqu’à son niveau. Au lieu d’être contraint à payer un tribut à la prééminence de son génie et de sa vertu, on sembloit invité à en partager les avantages.

On me pardonnera d’avoir suspendu la monotonie de mon insipide histoire, pour m’étendre un peu sur le caractère d’un ami que la mort m’a enlevé. Je regarde comme le plus grand honneur que j’aie reçu de ma vie, la permission qu’il m’a accordée de l’appeler mon ami. Mais mettons de l’ordre dans ma narration.

Lord Y***, pendant la première demi-heure de notre conversation, crut parler effectivement au comte de Glenthorn. Il me remercia des avis que je lui avois donnés sur le caractère de M. Lyddell. Il eut la bonté de me remercier aussi de l’avoir mis à même d’apprécier mon propre caractère, et de se convaincre que j’avois été mal jugé par ceux qui prétendoient que mon seul mérite se bornoit à de la richesse et à des titres. Ce compliment me fit plus de plaisir qu’il ne pût s’imaginer.

« Mon caractère, lui dis-je, puisque vous m’encouragez à parler librement de moi-même, mon caractère a été fort changé et, je crois, amélioré par les circonstances. Et quoiqu’en apparence elles ne soient pas heureuses, elles me deviendront très-utiles en me forçant à sortir de mon inertie. Milord, vous ne saisissez pas l’allusion que je fais (poursuivis-je en prenant les papiers publics sur la table), ma singulière histoire n’a pas encore été insérée dans les gazettes ; peut-être ne serez-vous pas fâché de l’apprendre de ma bouche. »

Lord Y*** écouta avec une attention polie et bienveillante, le récit que je lui fis du changement soudain de ma fortune. Quand je lui racontai la manière dont je m’étois conduit, après que j’eus découvert le secret de ma naissance, des larmes généreuses remplirent ses yeux, il me prit la main et me dit :

« Quelque perte que vous ayez faite, vous avez gagné un ami. Ne soyez pas surpris de la promptitude de cette déclaration ; avant que je vous visse, je connoissois mieux votre caractère que vous ne le croyez. Il m’avoit été révélé par un ami intime, M. Cecil Devereux, homme dont j’estime infiniment les talens et les hautes qualités. Je le vis, immédiatement après son mariage avec lady Géraldine, la veille de leur départ de l’Irlande ; entre les amis qu’ils regrettoient de ne plus voir, peut-être pendant plusieurs années, ils vous citoient avec une affection et une estime toute particulière. Ils vous nommoient leur bienfaiteur, et me firent connoître les droits que vous aviez à ce titre… — titre qui ne peut jamais se perdre. Mais M. Devereux m’assura bien que la reconnoissance qu’il vous devoit ne l’aveugloit nullement sur l’opinion qu’il avoit des talens de son bienfaiteur. Il me répéta souvent, et lady Géraldine comme lui et avec sa grâce et son énergie ordinaires, que lord Glenthorn étoit fait pour réussir dans tout ce qu’il entreprendroit. Tout ce qu’ils dirent de la supériorité de votre esprit et de la beauté de votre caractère m’inspira un vif désir de cultiver votre connoissance, et ce désir s’est fort augmenté depuis quelques instans. Puis-je me flatter que cette rapidité irlandaise avec laquelle je suis passé tout-à-coup à l’amitié à l’égard d’une simple connoissance, ne choquera pas un peu la réserve d’un Anglais ? Et puis-je me flatter que vous ne douterez pas de la sincérité d’un homme qui, sans aucune formalité et sans cérémonie préalable a osé se déclarer tout-à-coup votre ami ? »

Je fus tellement touché de cette bonté à laquelle je n’avois pas le droit de m’attendre, que malgré le plus vif désir de témoigner ma reconnoissance, je ne sus répondre que par une profonde salutation, et je me retirai le plutôt possible. Le lendemain lord Y*** au grand étonnement de mon hôtesse, vint me voir, et mon estime ainsi que mon respect pour lui ne firent qu’augmenter. Il me montra combien il s’intéressoit à tout ce qui pouvoit me regarder, me demanda la permission de me parler avec toute la franchise de l’amitié, et m’encouragea à lui exposer les plans que j’avois formés pour l’avenir. Je n’en avois encore effectivement arrêté aucun ; mais par ses judicieuses insinuations, il dirigea mes idées sans me faire sentir l’autorité de ses conseils. Je me fis un point d’honneur de me rendre digne de son amitié, et de justifier ses prédictions. Il m’engagea de diriger mes études vers les lois, et m’annonça que si pendant cinq ans je voulois me livrer aux travaux préparatoires, je me distinguerois plus au barreau que je ne l’avois fait en ma qualité de comte de Glenthorn. Cinq années d’une application soutenue ! Il y avoit de quoi alarmer, mais non de quoi abattre mon imagination. Cependant pour ne pas s’appesantir trop sur ce chapitre lord Y*** changea tout-à-coup de conversation, et me dit d’un ton rempli de gaieté : avant que vous vous plongiez dans la méditation, je réclame pour moi une portion de votre temps. Permettez-moi de vous emmener à l’instant même pour vous présenter à deux dames de ma connoissance, l’une prudente et vieille, si toutefois une femme peut jamais se résoudre à l’être ; l’autre, jeune, belle, gracieuse, spirituelle, sage et raisonnable. Une de ces dames est fortement prévenue en votre faveur, l’autre n’est pas à beaucoup près aussi bien disposée ; la raison en est simple, c’est qu’elle ne vous connoît pas.

J’acceptai l’invitation de lord Y***. Je n’étois pas médiocrement curieux de savoir si c’étoit la dame vieille et prudente, ou l’autre qui étoit prévenue en ma faveur ; malgré mon indifférence habituelle pour les dames réputées très-aimables, j’essayai de me faire d’avance une idée de cette femme parfaite que j’allois voir.



CHAPITRE XX.


En entrant à l’hôtel Y*** je trouvai dans le salon deux dames qui parloient assez vivement avec lady Y***. Leur extérieur étoit assez conforme à ce que m’avoit dit mon ami, si ce n’est pourtant que je trouvai la beauté de la plus jeune bien au-dessus de ce que je m’étois imaginé. L’élégance de sa taille, la charmante expression de tous ses traits me remplirent d’une délicieuse surprise qui fit bientôt place à la plus pénible sensation.

« Lady Y***, permettez-moi de vous présenter M. O’Donoghoe. »

Choqué d’entendre prononcer mon propre nom, je faillis à reculer de honte. La plus âgée de ces dames détourna les yeux de dessus moi avec cette indifférence que l’on éprouve pour un étranger insignifiant. La jeune sembla touchée de ma confusion, car bien qu’accoutumée depuis long-temps au mouvement des grandes sociétés, j’étois déconcerté par une situation si neuve pour moi. Ah ! me dis-je intérieurement, combien je serois mieux reçu si j’étois encore le comte de Glenthorn !

J’étois un peu mécontent de ce que Lord Y*** ne me présentoit pas à cette charmante femme, comme il me l’avoit promis, et cependant j’eusse éprouvé, une seconde fois, la mortification de m’entendre appeler par mon vrai nom. Enfin, je fus injuste et je ressentis une impatience et une humeur qui n’étoient pas d’accord avec mon caractère. Lady Y*** m’adressa quelques mots obligeans, et je fis de mon mieux pour y répondre ; bientôt elle s’éloigna de moi, et j’entendis une conversation qui s’entamoit à l’extrémité de la chambre entr’elle et la dame plus âgée.

« Ma chère Lady Y***, savez-vous la nouvelle extraordinaire ; la plus incroyable dont j’aie jamais entendu parler ? Pour ma part, je n’y crois pas, quoiqu’elle m’ait été annoncée de bonne source. Lord Glenthorn, c’est-à-dire celui que nous avons toujours appelé ainsi, se trouve être le fils de… dieu sait qui ; personne n’a pu me dire son nom. »

À ces mots j’aurois voulu me cacher sous terre ; Lord Y*** me prit par le bras et me conduisit dans la chambre voisine. J’ai, me dit-il, quelques camées qui passent pour beaux, ne seriez-vous pas curieux de les voir ?

« Concevez-vous, poursuivit la vieille dame dont j’entendois encore la voix, la porte étoit entr’ouverte, concevez-vous qu’il ait été changé en nourrice ? On lit de ces choses-là dans les romans, mais on ne les rencontre jamais dans le monde, aussi je ne puis y croire. En voici cependant les détails dans une lettre que m’a écrite lady Ormsby ; un forgeron se trouve être le vrai Comte de Glenthorn, et, en cette qualité, il entre en possession du château de Glenthorn et des vastes domaines qui l’entourent. Et cet homme est marié, comme de juste, à une femme de son espèce. Il a un fils, il en peut avoir cinquante. Et voilà où aboutissent nos espérances ; et tous mes projets pour Cécilia s’évanouissent. »

Je sentis que mes traits se décomposoient : « Ne pourrois-je pas me dispenser d’entendre cela, dis-je à Lord Y*** ; si vous permettez, je vais fermer la porte ? »

« Non, me dit-il en souriant et en m’arrêtant, il faut que vous entendiez tout, et cela vous fera grand bien. Vous savez que je suis votre ami, votre guide et votre maître de philosophie. Ainsi donnez-moi liberté entière ; et si l’on parle mal de vous, supportez-le patiemment ; ne voilà-t-il pas un beau buste de Socrate ? »

Ces paroles de Milord me firent perdre quelque chose de la conversation qui avoit lieu dans l’appartement voisin ; les derniers mots que j’entendis, étoient :

« Mais, ma chère, Lady Y***, regardez donc Cécilia. Toute autre à sa place seroit malheureuse et abattue ; point du tout, je ne lui ai jamais vu l’air si satisfait ».

« Oui répondit Lady Y***. Jamais elle ne parut si contente ; mais nous ne devons pas juger d’elle d’après ce qui se passeroit dans l’esprit d’une autre, car qui peut être comparée à mademoiselle Delamère ?

« Mademoiselle Delamère, dis-je à lord Y***, est-ce celle à qui est substitué…

« Le comté de Glenthorn. Justement ; mais, ajouta-t-il en riant, ne laissez pas tomber de vos mains cette tête de Socrate. »

Je perdis encore quelque chose de ce qui se disoit à peu de distance de nous, mais la vieille dame continuant de parler :

« Je veux seulement vous dire, ma chère, que si cet homme eût été tel qu’on le dépeignoit, vous n’auriez pas pu faire un meilleur choix. »

« Ma chère mère, répondit la plus douce voix que j’eusse jamais entendue, j’espère que vous n’avez jamais pensé sérieusement à ce mariage. Vous ne désireriez pas de me voir unie à un homme tel qu’on nous a représenté lord Glenthorn. »

« Pourquoi ? Qu’est-ce qu’on lui a reproché ? Un peu de dissipation et de légèreté. Et s’il avoit assez de fortune pour fournir à ses profusions ; qu’importe ? Les jeunes gens de nos jours sont si extravagans ! Il faut prendre le monde comme il est. »

« Celle qui a épousé lord Glenthorn s’est sûrement conduite d’après ces principes, et vous en avez connu les résultats. »

« Oh ! ma chère, quant à cette femme-là, c’étoit dans le sang. Quelque personne qu’elle eût épousée, elle se fût conduite de la même manière, et l’on m’a assuré que lord Glenthorn étoit un excellent mari. Un de ses cousins m’a conté qu’un jour sa femme, désirant avoir une chaîne d’or pour mettre autour de son cou ou dans ses cheveux, je ne sais plus lequel, à l’instant lord Glenthorn en fit acheter cent aunes, et l’aune valoit trois guinées. Une autre fois elle avoit envie d’avoir un cachemire, le jour suivant il lui en offrit trois douzaines des plus beaux. Voilà Cécilia un époux comme il vous en faut un. »

« Non, ma mère, répondit Cécilia en riant. »

« Vous êtes une fille étrange ; avec vos idées romanesques, je crains bien que vous ne vous mariiez jamais. »

« Du moins, ma mère, ne sera-ce pas à un fou. »

Lady Y***. — Mademoiselle Delamère avouera du moins qu’un homme peut avoir ses travers sans être tout à fait un fou et sans perdre tous ses droits à l’estime ; autrement elle priveroit d’espérance une portion considérable du genre humain.

Madame Delamère. — Quant à lord Glenthorn, je vous assure que ce n’étoit rien moins qu’un fou : n’a-t-il pas vécu pendant trois ans avec une sagesse exemplaire ? Il y a bien long-temps que nous n’avons entendu parler de ses landaus extraordinaires.

Cécilia. — Mais j’ai entendu dire qu’il étoit entièrement dépourvu d’instruction, sans goût pour l’étude, incapable du moindre travail, et qu’il se mouroit d’ennui. Qu’une femme seroit malheureuse avec un pareil époux !

Lady Y***. — Mais que pouvoit-on attendre d’un jeune homme élevé comme l’a été lord Glenthorn ?

Cécilia. — Rien ; et c’est pourquoi je n’ai jamais désiré de le voir.

Lady Y***. — Peut-être mademoiselle Delamère changeroit-elle d’opinion si elle le voyoit.

Madame Delamère. — Il passe pour être très-bel homme. Lady Jocunda Lawler me l’a dit dans une de ses lettres ; elle a été bien près de l’épouser, car le comte en étoit fort épris.

Cécilia. — Preuve certaine que je ne lui aurois jamais plu, car le même homme ne peut pas aimer deux femmes si différentes.

Madame Delamère. — Vous n’y entendez rien, ma fille ; je suis persuadée que si vous eussiez connu le comte de Glenthorn, vous en auriez été amoureuse.

Cécilia. — Cela est possible, si j’eusse trouvé en lui tout le contraire de ce que l’on m’en a dit.

Dans ce moment arriva la compagnie. Lord Y*** fut appelé pour la recevoir ; je le suivis, enchanté de ne pas être le lord Glenthorn. À dîner, la conversation roula sur des sujets généraux ; et lord Y***, avec une politesse amicale et attentive, s’occupa de me faire valoir, sans laisser deviner le soin qu’il y mettoit.

J’eus le plaisir de voir que Cécilia Delamère ne me prenoit pas pour un sot : jamais je n’avois fait tant d’efforts pour ne pas déplaire à lady Géraldine quand j’en étois épris.

Quand toute la société, excepté madame et mademoiselle Delamère, fut partie, lord Y*** me prit à part et me dit :

« Vous me pardonnerez les moyens que j’ai pris pour vous convaincre que vous êtes bien supérieur à l’idée qu’on s’est faite en général du lord Glenthorn. Vous ne trouverez pas mauvais que je vous aie démontré que, lorsqu’un homme est doué d’assez de force d’esprit pour se reposer sur lui-même, et d’assez d’énergie pour tirer parti de ses talens, il devient indépendant des opinions et des discours du vulgaire ; il obtient les suffrages des juges les plus éclairés ; et ce sont eux qui à la longue dirigent le reste du monde. Voulez-vous me permettre de vous mettre en face de votre amie prudente et de votre belle ennemie ? »

« Madame et mademoiselle Delamère, j’ai l’honneur de vous présenter l’ancien comte de Glenthorn. »

Je n’ai qu’un souvenir confus de l’étonnement que montra madame Delamère, mais je n’oublierai jamais la vive rougeur qui anima aussitôt la figure céleste de sa fille. Celle-ci resta dans un silence profond ; mais sa mère s’écria, avec une volubilité toujours croissante :

« Juste ciel ! le lord Glenthorn. J’ai dit…… mais il n’étoit pas dans la chambre. » Ces dames se lancèrent mutuellement des regards dont le sens étoit certainement : Il faut espérer qu’il n’a pas entendu notre conversation.

« Mon cher milord Y***, pourquoi ne pas nous avertir d’avance ? Si par hasard nous eussions parlé mal à propos, vous en auriez été responsable. »

« Certainement, mesdames, répondit lord Y***. »

« Mais sérieusement, dit madame Delamère, est-ce à lord Glenthorn, oui ou non, que j’ai le plaisir de parler ? Je crois que tout à l’heure j’avois commencé à raconter une bisarre histoire qu’on m’avoit apprise ; mais peut-être elle est controuvée et mes correspondans ont voulu s’amuser de ma crédulité. Je vous certifie que je n’ai pas été dupe ; je n’ai jamais cru la moitié de cette histoire. »

« Vous pouvez la croire tout entière, lui répondis-je ; l’histoire est vraie en tous ses points. »

« Oh ! mon cher Monsieur, que je suis fâchée d’apprendre que ce n’est pas une imposture ; et le forgeron est réellement Comte de Glenthorn ; et il a pris possession du château ; il est marié et il a un fils ! Que vous êtes malheureux ! tout ce que je puis vous dire, c’est que je voudrois de tout mon cœur que vous fussiez encore Comte de Glenthorn. »

Madame Delamère ayant appris de Lord Y*** les circonstances de ce qu’il vouloit bien appeler ma belle conduite, trouva que j’avois certainement agi avec beaucoup de générosité ; que peu de personnes à ma place eussent cédé une fortune dont je m’étois vu si long-temps légitime propriétaire. Posséder et garder sont tout un devant la loi ; et elle ne pouvoit s’empêcher de penser que j’avois agi au moins imprudemment, en ne portant pas l’affaire devant les tribunaux.

Je fus consolé des reproches qui sortoient de la bouche de madame Delamère par l’air de satisfaction qui se manifesta dans les yeux de sa fille. Après cette visite, Lord Y*** m’invita une fois pour toutes à fréquenter sa maison ; j’y rencontrai souvent mademoiselle Delamère et j’eus beaucoup d’occasions de la comparer avec l’image qui m’étoit restée de Lady Géraldine ***. Cécilia Delamère n’étoit pas aussi amusante que Lady Géraldine, mais elle intéressoit davantage. L’esprit de cette dernière étoit toujours vif et piquant, mais il blessoit quelquefois. Celui de Cécilia quoiqu’aussi brillant, jetoit un éclat plus agréable et plus doux ; ses saillies s’exerçoient plus sur les choses que sur les personnes ; elle n’avoit pas le talent de Lady Géraldine pour la caricature, mais elle excelloit dans les peintures gracieuses. L’une possédoit au plus haut degré l’art comique de l’imitation, et le génie de la satire ; l’autre avoit peut être moins d’étendue dans ses pensées ; mais ses observations générales sur la société et les mœurs annonçoient plus d’impartialité et un jugement plus exquis. Avec autant de générosité que lady Géraldine en pouvoit mettre dans les choses importantes, elle montroit plus d’indulgence et des attentions plus délicates dans les moindres détails de la vie. La fierté de celle-là devenoit quelquefois offensante, Cécilia en avoit peut être davantage, mais elle ne la laissoit voir que lorsqu’elle étoit attaquée. Avec une égale pureté d’intention, lady Géraldine se mettoit plus souvent dans la nécessité de justifier la sienne. Sans doute Cécilia étoit moins séduisante, mais elle attachoit bien autrement. Le monde admiroit dans l’une le pouvoir si recherché de paroître avec avantage en public ; les vœux plus sages de l’autre n’aspiroient qu’au bonheur domestique. J’admirai long-temps l’une avant de l’aimer ; pour Cécilia je ne l’avois point admirée encore que je l’aimois déjà.

Tant qu’il me fut possible, je cherchai à me persuader à moi-même que je ne sentois que de l’estime pour mademoiselle Delamère ; mais dès qu’une fois je me vis forcé de m’avouer que je l’aimois, je pris la résolution de fuir ses charmes dangereux. Que je serois heureux, me dis-je, si je possédois encore la fortune que j’ai perdue ! Mais dans ma situation présente qu’ai-je à espérer ! certainement, mon ami, lord Y*** n’en a pas agi avec sa prudence ordinaire en m’exposant à une tentation semblable ; mais il croyoit sans doute que l’impossibilité où je me trouve d’obtenir mademoiselle Delamère m’empêcheroit d’y songer, ou bien il a compté sur l’insouciance et l’apathie de mon caractère. Malheureusement pour moi en devenant pauvre je suis devenu plus sensible ; pendant plusieurs années, lorsque j’étois dans l’opulence et que je pouvois trouver aisément à me marier, je n’en ai jamais eu le désir, me voilà tombé dans l’égarement d’un amour sans espoir.

J’examinai ma situation avec plus d’attention encore. Trois cents livres sterlings par an étoient tout ce que je possédois au monde, et Cécilia, quoique peu riche, avoit été accoutumée à la dépense, car sa mère n’avoit jamais perdu de vue le comté de Glenthorn, dont elle la regardoit comme l’héritière assurée. Cependant le propriétaire actuel jouissoit d’une santé excellente, il avoit un fils également fort et bien portant, et comme il n’y avoit pas d’apparence que madame Delamère décidât sa fille à épouser le jeune lord, héritier présomptif, il falloit bien qu’elle tournât ses regards d’un autre côté, pour lui trouver un époux sortable. Cette dame regardoit une grande fortune comme indispensable pour le bonheur. Les idées de Cécilia étoient plus modérées ; mais quoique désintéressée et généreuse, elle n’étoit ni assez romanesque, ni assez simple pour faire un établissement qui ne lui donneroit pas les moyens de tenir son rang parmi ses égaux ; quand je me serois cru assez d’influence sur mademoiselle Delamère pour la décider à un mariage imprudent et mal assorti, je n’aurois pas voulu abuser de la confiance que m’avoit montré lord Y*** pour détruire le bonheur d’une jeune personne à qui il prenoit le plus vif intérêt. Je résolus de ne plus la voir, et pendant quelques semaines, fidèle à ma destination, je m’abstins de fréquenter la maison de lord Y***. Je regarde cette action comme la plus vertueuse dont je puisse me flatter ; c’est certainement le sacrifice le plus pénible que m’ait arraché le sentiment du devoir. Enfin, lord Y*** vint me voir un matin, et après m’avoir reproché ma disparition de la manière la plus amicale, il me déclara qu’il ne se contenteroit point des excuses bannales dont se payent les simples connoissances ; que son désir ardent de me voir heureux lui donnoit le droit d’exiger de moi une franchise parfaite. Je me sentis soulagé par ses encouragemens ; j’avouai clairement le motif de ma conduite. Il m’écouta sans étonnement et me dit :

« Il est agréable pour moi de voir que je ne me suis trompé ni dans le jugement que j’ai porté sur votre goût, ni dans celui que j’ai porté sur votre délicatesse ; permettez-moi de vous assurer que vous avez senti et agi précisément comme je l’avois prévu. Il est de certains présages moraux qu’un homme expérimenté interprête toujours avec justesse, et d’après lesquels on peut faire des prédictions assurées sur la conduite, et par conséquent sur la destinée des individus. Je suis convaincu que c’est de nous que dépend notre fortune. Les dieux privent d’abord d’intelligence celui dont ils ont résolu la perte ; mais ils accordent la probité, la raison et l’activité à celui qu’ils veulent rendre heureux. N’avez-vous déjà pas fait preuve de la plus scrupuleuse probité, et votre activité ne se réveillera-t-elle pas bientôt ? Oui, cette molesse de caractère que vous vous reprochez à vous-même, n’est venue que du manque d’occasion ; mais maintenant le plus puissant des motifs va vous aiguillonner et vous allez réussir à proportion de votre activité. Vous savez que dans notre patrie les talens et la persévérance mènent à tout : un homme habile et appliqué peut aisément y arriver à la réputation et affermir son indépendance. Le temps et le travail sont nécessaires pour vous préparer à la profession dans laquelle vous devez vous distinguer, et sans doute vous serez laborieux et patient.

L’industrie et le temps par leur double puissance,
De l’objet de ses vœux rapprochent l’espérance.

Quant à la probabilité de votre succès futur, je n’en puis juger que par la connoissance que j’ai des vues et du caractère de la femme que vous aimez. Je sais qu’à l’égard de la fortune ses désirs sont modérés, et je suis certain que dans le choix d’un époux, son excellent jugement sera décidé par les qualités essentielles et non par quelques avantages fortuits que pourroient posséder ceux qui prétendent à sa main. L’influence de sa mère finira sûrement par céder à la supériorité de sa raison. Cécilia jouit sur elle, non-seulement du pouvoir que les esprits fermes ont toujours sur les foibles, mais elle exerce de plus le doux empire de l’amabilité et des graces qui sont toujours si puissans sur les femmes, même les plus altières. Sans doute mademoiselle Delamère, en formant une union, doit y apporter toutes les précautions qu’indique la prudence, mais cette prudence ne la dominera pas tyranniquement, et ses parens pourront aisément lever les obstacles qui naîtroient d’embarras pécuniaires, si elle se décidoit pour un homme disposé à se contenter de l’honnête nécessaire, et qui eût prouvé d’avance qu’il est en état, par son travail, de garantir l’indépendance de sa femme. J’appuie avec force sur cette dernière condition, parce qu’elle est indispensable, et que je suis convaincu que sans elle on n’obtiendra jamais le consentement de Cécilia, lors même que sa majorité lui permettra de mettre plus de liberté dans son choix. Vous voyez les raisons qui vous excitent au travail : est-il un plus doux espoir et une plus belle perspective à présenter à un esprit aussi mâle que généreux ! Adieu ; de la persévérance et du succès. »

Tel fut le discours que me tint lord Y***. Il fit sur mon esprit une telle impression, que je crois l’avoir rapporté ici textuellement. De ce jour je date le commencement d’une existence nouvelle. Échauffé par la noble ambition de me distinguer aux yeux de mes semblables, soutenu par le désir de plaire à la plus aimable des femmes, je sentis s’éveiller toutes les facultés de mon ame ; mon activité se développa et ne fit que s’accroître. Le charme de l’indolence fut rompu et le démon de l’ennui expulsé pour jamais.



CHAPITRE XXI.


Si parmi les lecteurs qui seront tentés de parcourir ces mémoires, il se trouvoit des amateurs exclusifs d’aventures romanesques, je leur conseille de laisser le livre dès le commencement de ce chapitre, car je n’ai plus à raconter d’événemens surprenans ; il ne sera plus question d’enfans changés en nourrice ni de soudains revers de fortune. Me voilà devenu un travailleur pensif qui reste collé sur les livres de lois, du matin jusqu’au soir, et qui mène la vie du monde la plus monotone. Cependant l’occupation, l’espérance d’approcher graduellement de mon but me rendoient ce genre d’existence, tout pénible qu’il soit en apparence, plus agréable que ces jours de fausse prospérité, où j’avois plus de temps et d’argent que je n’en pouvois consommer. Je poursuivis donc mes études avec assiduité.

Environ un mois après mon arrivée à Dublin, je vis s’arrêter devant la porte de mon logement, une demi-douzaine de chariots chargés de caisses sur lesquelles je vis mon adresse écrite d’une main que je reconnus pour être la même qui m’avoit souvent fourni des mémoires de maréchal. Cette adresse étoit :

À Christophe O’Donoghoe, écuyer. — Dessus de la caisse — prenez garde à l’humidité.

Un des chartiers chercha long-temps dans ses poches et en tira enfin un billet en assez mauvais état, dont voici le contenu :

« Mon cher et honorable frère de lait, ayant appris de M. M’Léod que vous vous adonnez à l’étude, je vous envoie par le présent voiturier qui ne prendra rien pour le port, tous les livres de la bibliothèque du château ; comme ils ne me sont pas aussi utiles que je le voudrois, j’espère que vous me ferez l’honneur de les accepter.

Agréez les sentimens respectueux de votre affectionné frère de lait, et de votre serviteur humble et reconnoissant.

Tout prêt à vous servir.

P. S. Il est inutile que je signe, car vous reconnoîtrez bien l’écriture.

Le présent de cet excellent homme me fut aussi agréable qu’utile.

Parmi le petit nombre de plaisirs qui diversifioient un peu à cette époque l’uniformité de ma vie studieuse, je dois mentionner les lettres assez fréquentes que je recevois de Lady Géraldine et de son époux qui étoient toujours dans l’Inde. Monsieur Devereux étoit lié avec la plupart des hommes distingués dans le barreau de l’Écosse ; ces hommes joignoient au savoir de leur profession, beaucoup de connoissances littéraires, et une grande élégance de mœurs. Il écrivit à ces amis d’une manière si pressante en ma faveur, qu’au lieu de me trouver étranger dans la capitale de l’Irlande, je n’eus qu’à me garantir d’un trop grand nombre d’invitations qui auroient pu me distraire de mes travaux.

Ces hommes de loi m’honorèrent d’une attention toute particulière, et leur société me fut aussi agréable qu’utile. Ils m’indiquèrent les moyens les plus sûrs et les plus abrégés pour me préparer à l’état que je voulois embrasser ; ils me firent part de ce que l’expérience leur avoit appris sur l’art de distinguer parmi tant d’exemples et de lois anciennes ce qu’il y avoit de bon et d’inutile ; ils m’instruisirent dans la méthode ainsi que dans l’analyse ; ils me procurèrent enfin tous les avantages dont manquent les étudians solitaires, et dont la privation fait si souvent regarder la jurisprudence comme un abyme sans fond. Quand je me vis entouré de livres, étudiant la nuit et le jour, je ne pus pas croire que je fusse le même homme ; j’avois de la peine à m’imaginer que peu de mois auparavant, une demi-heure d’application m’accabloit ; et que je consumois mes journées mollement étendu sur un sofa. Telle est l’influence des motifs qui nous dirigent ! Pendant tout le temps que je poursuivis mes études, et que je fréquentai mes cours en Irlande, le seul délassement que je me permis, fut de fréquenter à Dublin la maison de Lord Y*** et durant les vacances, de faire avec lui quelques excursions à la campagne. Lord Y*** y avoit deux charmantes maisons, l’une située dans le comté de Wicklow, l’autre dans le Queen’s County. Comme le spectacle des champs me sembloit différent alors ! Quelles sensations différentes m’inspiroient alors les objets dont j’étois entouré !

« Jamais plus doux parfum n’embauma la nature,
« Tant de fleurs n’ont jamais émaillé la verdure,
« Les plaisirs ravissans que m’offre ce beau jour,
« Ces transports inconnus, les devrois-je à l’amour ?

Non, ce n’étoit point à l’amour que je devois ces délices nouvelles, car Cécilia n’étoit point dans ces lieux, mais j’avois acquis le goût de l’observation ; et la retraite ainsi que l’application auxquelles je m’étois dévoué, me faisoient goûter davantage le repos, la liberté, la fraîcheur de l’air et les beautés de la nature champêtre. Tant il est vrai que les plaisirs sont insipides s’ils ne sont achetés. Quand je vis sur les possessions de lord Y***, et sur d’autres que j’eus l’occasion de visiter avec lui, des chaumières proprement tenues, des cultures florissantes, un air d’abondance, d’activité, de bonheur répandu sur les gens même des dernières classes ; je me persuadai que le bonheur des fermiers dépendoit en grande partie de leurs maîtres. Ce tableau me causa un mélange de plaisir et de peine ; de peine, car je pensois au peu de bien que j’avois fait, quoique j’eusse eu les moyens d’en faire davantage à un grand nombre d’hommes. Les services très-légers que j’avois rendus à quelques-uns de mes propres vassaux, m’étoient payés par la plus vive reconnoissance, et je fus surpris d’en recevoir des preuves, après mon changement de fortune, de la part de ce bon peuple dont je me ressouvenois à peine. Quelque grossier qu’il puisse paroître, je citerai un exemple de cette gratitude qui me fut témoignée par un pauvre Irlandais.

Un jour, j’étois en visite à Dublin, chez lord Y***, du fond de sa bibliothéque nous entendons du bruit dans une cour intérieure, nous regardons, et voyons un paysan portant un paquet sous son bras, qui disputoit avec le portier et deux valets.

« Il est ici ; je suis sûr qu’il y est, et je le verrai quoique vous en disiez. »

« Je vous réponds que milord n’est pas à l’hôtel, » dit le portier.

Lord Y*** ouvrant sa fenêtre. — Qu’est-ce qu’il y a là ?

Un valet. — Tenez, voilà milord lui-même à la croisée, n’avez-vous pas honte maintenant ?

— Et pourquoi aurois-je honte, puisque je ne dis point de mensonge, et que je ne fais de mal à personne, dit le villageois en levant la tête vers nous si brusquement que son chapeau tomba. Je reconnus bien sa figure, mais je ne pus me rappeler son nom.

« Oh ! le voilà, c’est lui-même, je l’ai trouvé, et je demande pardon de ma hardiesse ; mais c’est que je n’ai fait hier et aujourd’hui que vous chercher dans tous les quartiers de Dublin. Et quand votre hôtesse m’a certifié que vous étiez ici, je n’ai pas voulu quitter la ville sans m’acquitter de ma commission qui n’est pas autre chose qu’un fromage que ma femme a fait elle-même ; et elle m’a bien juré qu’elle ne me reverroit pas si je ne vous le remettois pas en mains propres.

Laissez-le venir, dit lord Y*** ; et, se tournant vers moi, « il me rappelle, dit-il, Henri IV et le paysan béarnais avec ses fromages de bœuf. »

Mais, lui répondis-je, notre concitoyen présente le sien à un monarque détrôné.

Ce pauvre villageois me donna le fromage de sa femme d’aussi bonne grace qu’un courtisan eût pu présenter son offrande. Ses manières et ses expressions, qui n’avoient rien d’embarrassé, me témoignèrent agréablement la reconnoissance de son cœur. Il m’assura que sa femme et lui formoient le ménage le plus heureux de l’Irlande ; qu’il espéroit que je serois heureux aussi un jour avec mon épouse, comme je le méritois, après avoir fait le bonheur des autres. Il ajouta qu’il n’étoit pas le seul qui se ressouvînt de tout le bien que j’avois produit pendant mon administration.

Ensuite, s’approchant de moi, il me dit à basse voix : « Je suis Jimmy Riley qui ai épousé la fille du vieux Noonan, et maintenant que tout est fini, il faut que je vous confie le secret qui me donnoit une si grande envie de vous voir ; je ne peux le dire qu’à vous seul. Que cela n’offense pas ce milord, à qui je le dirois aussi bien qu’à vous-même, parce que je vois que vous êtes très-amis. Voici la chose. Vous souvenez-vous de ce garçon qui avoit une corde autour des reins et qui cherchoit dans un rocher des œufs d’oiseaux, et qui vous jeta une lettre anonyme ? C’est moi qui l’avois écrite, et le garçon qui la jeta étoit mon cousin que j’avois envoyé afin que personne, pas même vous, ne pût le connoître ; et la manière dont j’avois reçu les informations, je ne la dirai jamais qu’à ma mort, et encore au prêtre seul, car j’ai juré de n’en jamais parler. Mais ne pensez pas pour cela que je fusse du complot ; personne, grâce à dieu, n’a le droit de m’accuser en rien. Ainsi, maintenant que je vous ai vu en bonne santé, je vous souhaite le bon soir, de longs jours et une fin heureuse quand elle arrivera. »

Vers ce temps-là je recevois des présens considérables en objets qui m’étoient d’une grande utilité ; mais aucune indication ne me faisoit connoître à qui j’en étois redevable ; enfin à l’aide de mon hôtesse, qui étoit écossaise, je sus qu’ils venoient de M. M’Léod. Sa bonté avoit quelque chose de si franc, et même de si impérieux, qu’il ne vouloit ni de refus ni de remercîmens ; il ne me fut point pénible d’avoir des obligations à un homme que j’estimois tant. Une des plus grandes preuves d’amitié qu’il me donna, c’est qu’il n’étoit point avare envers moi de la chose qu’il estimoit le plus, de son temps. Chaque fois qu’il venoit à Dublin, où il étoit amené par des affaires qui lui permettoient à peine de se livrer au sommeil ou de prendre ses repas, il ne manquoit jamais de me visiter dans mon humble logement. Quand il étoit à la campagne, quoiqu’il n’aimât pas à écrire d’autres lettres que des lettres d’affaires, il m’informoit régulièrement de toutes les choses qui pouvoient m’intéresser. Il me peignit le château de Glenthorn comme le séjour de la plus ridicule débauche et de la plus grossière extravagance. Mon pauvre frère de lait, le meilleur et le plus généreux des humains, n’avoit ni assez de prudence ni assez de force pour conduire sa propre famille. Sa femme remplit sa nouvelle habitation d’une multitude de ses vagabondes connoissances ; elle se décida à choisir ses ancêtres parmi les anciens rois de l’Irlande, et quiconque étoit décidé à reconnoître cette noble descendance et à briguer l’honneur d’être son parent, étoit sûr d’être bien venu et de participer aux joies barbares et magnifiques du château de Glenthorn. Chaque fois qu’elle entendoit parler de quelque extravagance de lady Glenthorn ou de moi, et malheureusement il y avoit matière, elle se disposoit à la surpasser. Ses diamans, ses perles, sa parure auroient excité la jalousie du Russe le plus gâté par la fortune. Vêtue de la manière la plus ridicule, cette descendante de rois savouroit les plaisirs de la table jusqu’à ce que, devenue incapable de porter le diadême, elle fût transportée dans sa couche par quelqu’un de ses plus humbles sujets. Les vols qui avoient lieu durant ces interrègnes étoient considérables, mais les joyaux de la couronne étoient remplacés aussitôt que dérobés. Pendant ce temps-là, on regardoit le pauvre Christy comme un misérable qui n’avoit pas le talent de vivre en prince ; et tandis que sa femme, escortée de ses nombreux amis, menoit cette joyeuse vie, on ne daignoit pas le considérer comme le maître de la maison. L’hiver il vivoit au coin du feu sans qu’on prît garde à lui, l’été il le passoit dans le jardin où il s’occupoit à cueillir le fruit. Un jour, par forme d’amusement, il essaya de raccommoder la serrure de sa propre porte ; il fut pris sur le fait, et tellement ridiculisé par les suivantes de madame, qu’il quitta son ouvrage, et dit en soupirant à M. M’Léod : N’est-ce pas un grand malheur pour un homme comme moi de n’avoir rien à faire, et qu’on ne me permette pas de m’occuper ? Si ce n’eût été par considération pour mon fils, Johnny, jamais je n’aurois quitté ma forge. On dissipe tout en gaspillage, et Johnny ne gagnera rien à la fin à ce que je sois devenu lord. Ce qui me fâche plus que tout le reste, c’est que ma femme est si avare qu’elle ne me laisse pas une guinée dont je puisse disposer ; je ne puis plus même comme je faisois quelquefois envoyer à mon frère de lait, qui est à Dublin, quelques témoignages de mon amitié. Maintenant qu’il va passer la mer pour aller en Angleterre embrasser la profession d’homme de loi, quels amis trouvera-t-il, s’il est tout-à-fait sans argent ? Depuis que vous m’avez dit qu’il alloit quitter l’Irlande j’avois pensé à l’aller voir à Dublin pour lui faire mes adieux ; je comptois lui porter une petite somme que j’avois amassée à l’insu de ma femme, mais la nuit dernière elle l’a découverte dans le tiroir où je l’avois cachée ; et maintenant qu’elle a mis la main dessus, il est bien sûr que ni mon frère ni moi n’en verrons jamais rien ; voilà ce qui me fait le plus de peine, et ce qui me déchire le cœur. »

Quand M. M’Léod m’eut rapporté les lamentations de Christy, je lui écrivis pour le tranquilliser, que je n’avois aucunement besoin d’argent, et que trois cents livres par an me suffiroient pour vivre décemment et dans l’indépendance, tandis que je me ferois recevoir homme de loi à Londres. Je lui répétai que j’étois tellement convaincu de ses bonnes dispositions pour moi qu’il étoit absolument inutile de me le prouver par aucun présent. J’ajoutai quelques mots d’avis relativement à sa femme et à ses enfans, et ces avis, comme tant d’autres, furent parfaitement inutiles.

Quoique mon extrême économie m’eût délivré de tout souci d’argent, j’en éprouvois un d’une autre espèce, en abandonnant l’Irlande. Je laissois mademoiselle Delamère entourée d’admirateurs, et auprès d’une mère qui employoit toute son influence et tout son art pour la décider à faire choix de l’un d’eux qui étoit aussi distingué par son rang que par sa richesse. J’avois été témoin de tous ses efforts ; mais l’honneur m’obligeoit à rester passif, à ne point découvrir mes sentimens, et à ne rien faire pour gagner les affections de celle qui étoit le but de tous mes vœux et de tous mes travaux. Le dernier soir que je la vis chez lord Y***, avant mon départ pour l’Angleterre, je souffris plus que je ne puis le dire, au moment surtout où je fis mes adieux et où je pris congé d’elle avec toute la froideur d’une simple connoissance. Cependant, Cécilia en partant, en présence de lady ***, et de sa nièce me dit avec un souris charmant et une douce rougeur :

« Monsieur, je vous souhaite bien sincèrement tout le succès que votre persévérance mérite. »

Le souvenir de ces mots égaya souvent la solitude de mon humble logement, et souvent, après une journée entière d’études pénibles, il suffisoit de me les répéter à moi-même pour dissiper comme par un charme toutes mes fatigues, et pour ranimer mes esprits abattus. Il faut l’avouer, il y avoit des momens où le découragement ne me permettoit pas de voir les choses en beau, le soir surtout lorsque mon feu presqu’éteint et ma lampe presque consumée redoubloient en quelque sorte mon isolement, j’étois disposé à donner une interprétation défavorable aux paroles de Cécilia, et je m’imaginois qu’elles avoient eu pour but de m’avertir que je ne devois pas nourrir plus long-temps de fausses espérances ; qu’il faudroit tôt ou tard qu’elle cédât à l’autorité de sa mère, ou peut-être à l’inclination qui l’entraîneroit vers quelqu’un de ses riches et brillans admirateurs. Cette idée m’eût plongé dans le découragement, et en perdant l’espoir, j’aurois perdu toute mon activité, si je n’avois eu à opposer à mes craintes l’air de satisfaction qui s’étoit peint sur la figure de lord Y*** au moment où Cécilia m’avoit parlé. Il falloit certainement qu’il eût entendu ces paroles dans un sens favorable, autrement, son amitié pour moi en eût souffert, et jamais il n’auroit contribué à nourrir en moi des espérances trompeuses. Ranimé par cette considération, je persévérai, car la persévérance seule pouvoit me conduire au succès.

Ce fut un bonheur pour moi d’avoir été poussé par un grand motif à consacrer tout mon temps et toutes mes pensées à l’étude ; autrement en retournant à Londres, j’y eusse trop senti l’abandon et le refroidissement de tous les amis que j’avois eus dans le grand monde ; de cette foule de complaisans qui, autrefois me prodiguoient leur loisir, et partageoient les délices de ma table ainsi que les plaisirs de ma maison. Quelques-uns que je rencontrai par hasard dans la rue à mon arrivée, jugèrent à propos de me reconnoître au moins une fois, pour satisfaire leur curiosité sur les paragraphes qu’ils avoient lus dans les papiers, et sur tout ce qu’ils avoient entendu dire de relatif à mon changement extraordinaire de fortune. Mais ils ne se furent pas plutôt assurés que tout ce qu’on avoit rapporté étoit effectivement vrai, que leur intérêt pour moi cessa tout-à-coup. Dès qu’ils apprirent qu’au lieu d’être encore le comte de Glenthorn et le propriétaire d’une vaste fortune je n’étois plus qu’un étudiant en lois, logé dans une petite chambre au Temple, avec un revenu de trois cents livres par an ; ils ne me jugèrent plus digne de leurs regards. Selon leurs différentes manières de voir, les uns me montrèrent de la compassion pour mon malheur, les autres blâmèrent la facilité avec laquelle j’avois abandonné ma fortune ; mais ils furent tous également étonnés de me voir dévouer à une profession active. Ils déclarèrent que je ne pourrois jamais supporter le travail que comporte l’état auquel je me destinois. Leurs prophéties ne me découragèrent point. Je savois qu’ils ne me connoissoient pas, et je me sentois des moyens et un caractère qu’ils étoient incapables d’apprécier ; leur mépris servit plutôt à relever mon esprit qu’à l’abattre, et je payai leur pitié d’une pitié plus sincère que celle dont ils me gratifioient. Leur genre de vie m’étoit connu, leurs peines et leurs plaisirs ne m’étoient pas étrangers ; je pouvois comparer l’ennui dont j’avois été accablé durant mon brillant vagabondage avec la douce satisfaction que je goûtois au sein de mes honorables et intéressantes études. Dans certains momens, il est vrai, j’eus la foiblesse d’accuser trop sévèrement la nature humaine, pour ce que j’appelois la trahison et l’ingratitude de mes anciens flatteurs, et je ne pouvois m’empêcher de comparer l’abandon et la solitude de ma vie présente, dans une ville où j’avois dissipé des richesses immenses, avec la douce et facile hospitalité dont j’avois eu à me louer à Dublin, ville où je n’avois rien à dépenser. Peu-à-peu, cependant, je devins plus raisonnable et plus juste, car je vis bien que je ne devois m’en prendre, si j’éprouvois des mortifications, qu’au peu de discernement avec lequel j’avois choisi pour amis des hommes tout à fait incapables de l’être. À Londres, j’avois vécu avec la plus mauvaise compagnie, à Dublin avec la meilleure, toutes deux m’avoient traité comme je le méritois. Mais laissons l’histoire de mes sentimens et reprenons la suite des faits.

Un soir après avoir dîné avec un Irlandais ami de Lord Y*** à l’extrémité occidentale de la ville, comme je rentrois un peu tard chez moi, je fus arrêté pendant quelque temps par une suite de voitures rassemblées dans une des rues les plus fréquentées. Je vis qu’il y avoit un bal masqué dans la maison d’une femme avec qui j’avois été lié intimement. Les clameurs de la populace empressée à regarder les déguisemens de ceux qui sortoient de leurs voitures ; l’aspect bisarre de ces figures que j’apercevois à la clarté des flambeaux ; ce bruit, cette confusion me rappellèrent des nuits semblables que j’avois passées autrefois ; ce fut pour moi comme un songe, ou comme le souvenir confus d’une autre manière d’exister. Je trouvai ma situation présente bien préférable ; et sans arrêter long-temps mes regards sur ces scènes de vanité ou de plaisir, comme on les nomme, je passai aussitôt que la foule me le permit, et je pris ma route par une petite rue fort étroite qui devoit me conduire plus directement dans ma paisible demeure. Le bruit des équipages, les juremens des valets, et les cris de la multitude retentissoient encore dans mes oreilles ; le spectacle des masques étoit encore devant mes yeux, lorsqu’à la lueur de quelques misérables lampes, je vis sortir lentement un convoi funèbre d’une maison de peu d’apparence. Ce contraste me frappa, je m’arrêtai pour laisser passer le cercueil, et j’entendis une personne qui disoit « n’importe comment elle sera ensevelie, que ce soit le moins cher possible, car il n’en paiera jamais rien. » Je reconnus cette voix pour ne m’être pas étrangère, et comme un des hommes qui portoient la bière éleva son fanal, je reconnus également les traits de la femme qui venoit de parler. Qui va-t-on enterrer, lui dis-je ; — c’est une madame Crawley, autrefois lady Glenthorn, me répondit-elle. Je n’en entendis pas davantage, je fus saisi au point que je serois tombé, je crois, dans la rue, si je n’avois été soutenu par quelqu’un qui se trouva près de moi. En reprenant mes sens, je vis que le convoi étoit avancé de quelques pas, et que la personne de qui j’avois reçu du secours étoit un prêtre. D’une voix affectueuse, il me dit que son devoir l’obligeoit pour le moment à se séparer de moi, mais que si je voulois lui indiquer où il pourroit me trouver le matin, il viendroit me donner tous les renseignemens qui étoient en son pouvoir, car il s’étoit aperçu que je prenois intérêt au sort de cette femme infortunée. Je le remerciai en lui remettant mon adresse, et je gagnai mon logement comme je pus. Le matin je vis arriver ce digne prêtre, cet homme bienveillant, ignoré du monde, mais connu de tous ceux à qui son consolant ministère pouvoit être utile. Il me traça la déplorable histoire des derniers jours de cette femme, dont j’avois vu passer les funérailles. Je lui dis qui j’étois et ce qu’elle avoit été pour moi. Il m’assura que jusqu’à son dernier soupir, elle avoit parlé avec attendrissement de ce qu’elle appeloit ma générosité envers elle, et avec repentir de ses fautes envers moi. Elle étoit morte dans une pauvreté et un dénûment extrêmes, n’ayant plus personne qui s’intéressât à elle qu’une seule femme de chambre (celle dont j’avois reconnu la voix) et dont elle ne pouvoit plus à la fin récompenser les services qu’en lui abandonnant le peu de vêtemens qui lui restoient après la ruine totale de sa fortune. Crawley, à ce qu’il paroît, avoit traité sa victime de la manière la plus barbare. Après avoir différé l’exécution de la promesse qu’il avoit faite de l’épouser, il déclara qu’il ne regarderoit jamais que comme sa maîtresse une femme divorcée ; elle, malheureuse, consentit à vivre avec lui de quelque manière que ce fût, mais lui, entraîné par ses penchans et ses intérêts vers d’autres objets, il la chassa sans pitié et sans même payer les dettes qu’elle avoit contractées, tandis qu’elle portoit son nom. Il refusa même de payer ses funérailles, quoiqu’elle eût constamment partagé avec lui et sa pension et tout ce qu’elle possédoit. Je satisfis aux dépenses de sa sépulture ; j’acquitai quelques restes de gages dûs à sa femme de chambre, et quelques autres dettes que je jugeai contractées légitimement. La sévère économie avec laquelle j’avois vécu pendant trois ans, et la vente d’une montre et de quelques bijoux trop brillans pour ma position actuelle, me mirent à même de faire face à ces frais sans me déranger sensiblement, et cette action me procura une douce jouissance. Le bon ecclésiastique qui se mêla de ces petits détails se lia de plus en plus avec moi, et prit un vif intérêt à ma situation. Quand il sut que j’étudiois les lois, il me demanda la permission de me présenter à son frère, qui, après avoir été un des avocats les plus distingués de Londres, se disposoit à donner des leçons à un haut prix aux jeunes gens qui se préparoient pour le barreau. J’avois de la répugnance à accepter sa proposition, parce que je ne me sentois pas assez riche pour recevoir les leçons d’un tel maître ; mais l’ecclésiastique devina le motif qui me retenoit, et il me dit que son frère l’avoit chargé de dissiper cette objection. Mon frère et moi, me dit-il, quoique de professions différentes, nous n’avons effectivement qu’un même esprit ; il a su par moi les événemens de votre vie, ils l’ont intéressé tellement qu’il désire franchement vous être aussi utile qu’il le pourra.

Cette offre étoit faite de bon cœur ; et quand je lui aurois payé le plus fort honoraire, je n’aurois pas pu être instruit avec plus d’attention, plus de zèle et de bonté que je ne l’étois par le nouveau maître, devenu mon ami. Il eut même l’obligeance de rassurer ma délicatesse en me disant qu’aussitôt que ma profession deviendroit lucrative pour moi, il consentiroit à recevoir une rétribution. Je ferai avec vous, ajouta-t-il, le même marché que celui qui fut passé jadis entre le fameux sophiste Protagoras et son élève Evathlus ; je toucherai le salaire de la première cause que vous gagnerez ; et je suis bien persuadé que, comme ce disciple perfide, vous n’employerez pas les premières armes de votre éloquence contre moi pour échapper à l’accomplissement de votre promesse. Cet avocat distingué n’étoit pas un homme noyé dans les formalités et les arguties de la loi ; il savoit le pourquoi des formes dont il faisoit usage ; il avoit des affaires non une connoissance routinière, mais raisonnée ; et, ce qui est plus rare, il avoit le talent d’enseigner ce qu’il avoit appris. Il ne me laissoit point couché sur un bureau, remuer des parchemins, et m’engourdir dans cette opération stupide ; il ne me traitoit point comme une machine à copier, qui doit se mettre en mouvement depuis le matin jusqu’à quatre heures, et le soir jusqu’à dix. Mon maître étoit un homme d’une autre espèce. Dès que cela étoit possible, il me donnoit le fil qui pouvoit me conduire dans le dédale des lois ; et quand le motif d’une loi ne se présentoit pas naturellement à l’esprit, il ne cherchoit pas à donner d’explication de ce qui n’en admettoit aucune ; il n’exigeoit pas de moi la soumission complète de toutes mes facultés, il me permettoit d’appeler des sotises des sotises ; et sur-tout, ce qui mérite ma reconnoissance, lorsque j’avois passé deux ou trois heures à écrire, selon que le cas l’exigeoit, il ne m’empêchoit pas de bâiller un peu, d’étendre les bras, de me plaindre, et de maudire les inutiles redites des hommes de loi.

D’autres fois, il me ranimoit lui-même quand il me voyoit succombant sous l’amas des déclarations, des répliques, des appels, des actes dilatoires, etc.

Ô Cécilia que de peines je pris pour obtenir votre suffrage ! Cependant, pour dire la vérité toute entière, je dois avouer que mes travaux les plus pénibles l’étoient moins que l’ennui dont j’avois précédemment tant souffert. Enfin mon noviciat étoit fini ; je m’échappai de la poussière du cabinet ; et après avoir dit adieu aux parchemins et à ma cellule du temple, je retournai à Dublin, comme le capitaine du paquebot le prétendoit, « contre les dents et la face du vent ».

La promptitude de mon départ ne doit pas me faire oublier, ne fût-ce que pour la justice poétique, qu’en quittant l’Angleterre j’appris que l’infâme Crawley avoit été atteint par un châtiment trop long-temps différé. Il fut convaincu d’avoir escroqué des sommes considérables à un gentilhomme du Cheshire, dont il avoit été l’agent. En passant par Chester, je le vis conduire en prison, au milieu des imprécations de la populace irritée contre lui.



CHAPITRE XXII.


À ce voyage-ci, je n’étois pas, comme autrefois, endormi dans ma voiture sur le tillac ; quand nous fûmes en vue des côtes de l’Irlande, je saluai avec délices la belle baie de Dublin. Dès que nous fûmes débarqués, au lieu de prendre de l’humeur contre tout ce qui m’environnoit à l’hôtel de la Marine, j’allai directement chez mon ami lord Y***. Je sortis de cet hôtel si brusquement, qu’un valet fut obligé de me poursuivre long-temps dans la rue avant de pouvoir m’atteindre, pour me remettre une lettre qui, depuis la veille, avoit été apportée pour moi par le paquebot d’Holyhead. C’étoit une méprise ; la lettre n’étoit point venue de-là. C’étoit de la part de Monsieur M’Léod, qui me félicitoit sur mon retour en Irlande, et qui m’avertissoit qu’il m’avoit retenu un logement commode ; il me donnoit en même temps un détail de ce qui se passoit au château de Glenthorn. Les extravagances de Mylady avoient épuisé les revenus, et elle ni son époux ne pouvoient emprunter sur leurs terres, ni les vendre, car elles étoient substituées à leur fils. Le pauvre Christy avoit, à ce qu’il paroît, fait d’inutiles efforts pour restreindre les folles profusions de sa femme, et pour décider Johnny à tâcher de prendre d’autres manières ; il l’engageoit inutilement à boire plutôt du Bordeaux que de l’eau-de-vie pure : le jeune homme s’appuyoit de l’exemple de ses parens, disant qu’il étoit fils unique ; que son père n’avoit la propriété que de son vivant, et qu’il espéroit qu’on auroit pour lui des égards ; il répétoit toujours, en parlant de sa vie, qu’il la désiroit courte et bonne. Monsieur M’Léod concluoit sa lettre en disant « qu’il ne connoissoit rien d’aussi ridiculement insensé que ce garçon ; que le château de Glenthorn offroit un spectacle si dégoûtant d’orgies et de crapule, qu’il ne pouvoit s’y souffrir un instant. » Je fus fâché de ces détails à cause de mon pauvre frère de lait, mais ils m’eussent fait une plus forte impression dans toute autre circonstance. J’avoue qu’en frappant à la porte de Lord Y*** j’avois oublié et la lettre et tous les gens dont elle me parloit.

Lord Y*** me reçut à bras ouverts ; et avec tout l’empressement de l’amitié, il prévint les questions que je brûlois et que je craignois de lui adresser.

« Cécilia Delamère n’est point encore mariée. Contentez-vous de ces mots pour le moment ; le reste, à ce que je crois, est en votre pouvoir ».

— En mon pouvoir ! délicieuse pensée ! Mais que cette espérance est éloignée ! Après tous mes travaux, j’allois seulement entrer au barreau ; j’avois à peine la perspective, pendant les premières années, de gagner quelques guinées, bien loin de faire fortune. Beaucoup de nos plus célèbres avocats avoient travaillé pendant dix ou douze ans avant de se faire un revenu de cent livres par leur profession, et j’étois alors âgé de trente-quatre ans. J’avouai à milord Y*** que ces réflexions m’alarmoient et me jetoient dans le découragement, mais il me ranima par cette réponse :

« Persévérez, rendez-vous digne du succès, et pour le reste reposez-vous-en non sur la fortune, mais sur vos amis. On n’exige pas de vous que dans un temps donné vous vous fassiez tel ou tel revenu ; mais prouvez que vous avez surmonté les habitudes de votre longue indolence. Donnez des marques de votre intelligence et de votre énergie. Quand vous m’aurez démontré que vous avez les connoissances et l’assiduité nécessaires pour réussir au barreau, je saurai alors qu’il ne vous manquera que du temps pour acquérir la fortune nécessaire à l’établissement de ma jeune et belle pupille. Quand ce temps sera venu, mon cher ami, je pourrai vous en dire davantage. J’ai promis à madame Delamère que jusqu’à ce moment vous ne feriez aucune tentative pour voir sa fille ; elle m’a déjà blâmée de vous avoir laissé trop de facilité pour vous voir mutuellement quand vous séjournâtes il y a quatre ans en Irlande. Peut-être j’agis en effet imprudemment, mais votre conduite m’a sauvé de mes propres reproches, qui sont les seuls que je redoute. Je vous répète ce que j’ai déjà dit de la persévérance, et puisse le succès qu’elle mérite la couronner un jour ! Si j’ai bonne mémoire, ce sont là les paroles expresses de mademoiselle Delamère le jour où elle vous fit ses adieux. »

Effectivement je ne les avois pas oubliées, et la voix encourageante de mon ami qui me les répétoit, fit dès ce moment évanouir de devant mes yeux toutes les difficultés et toutes les craintes que m’offroit l’avenir. Je fis ma première tournée ; je gagnai douze guinées et fus content puisque lord Y*** l’étoit. Mais quoique mes bénéfices n’eussent pas été considérables, j’acquis parmi mes confrères la réputation d’un homme instruit et éclairé. Ils avoient pu me juger par ma conversation et par les remarques que j’avois faites sur les procès que j’avois vu plaider. Les plus âgés d’entr’eux avoient été prévenus en ma faveur d’abord par M. Devereux, ensuite par ma docilité à suivre leurs conseils pendant mes études à Dublin. Ils s’aperçurent que je n’avois pas perdu mon temps à Londres et que mon jugement s’étoit formé. Tous ils me prédirent que du moment où je pourrois me montrer, ma réputation feroit de rapides progrès ; l’occasion, disoient-ils, est tout ce qui vous manque, et il faut l’attendre patiemment. Je l’attendis en effet avec résignation. Les amis ne me manquoient pas ; j’en avois parmi les juges, et surtout dans la classe plus puissante des avoués. Je devois les uns à M. Devereux et à lady Géraldine, les autres à lord Y***, et, j’ose le dire, quelques uns à moi-même. Cependant, les efforts réunis de protecteurs plus puissans et plus nombreux que les miens n’avoient pas réussi à faire parvenir plusieurs hommes de loi plus anciens que moi. Dans cette profession, le patronage ne sert que médiocrement au candidat. Quand il s’agit d’affaires, chacun place sa confiance en celui qui lui paroît le plus habile. Ce qu’un tribunal peut faire de mieux pour un débutant, c’est de lui fournir l’occasion de se distinguer : c’étoit là tout mon espoir, et il ne fut pas trompé. En effet un procès très-important que j’avois suivi avec beaucoup d’attention dans une des tournées de notre arrondissement, fut porté, par appel, devant la cour supérieure de Dublin. Heureusement j’avois pris l’habitude d’assister à toutes les audiences des assises. L’avocat chargé spécialement de cette affaire tomba subitement malade, de sorte qu’il ne put la poursuivre. Le juge me désigna : les avoués et les autres conseils applaudirent à ce choix, parce qu’ils savoient que j’étois au fait de la question et que je la pouvois traiter. C’étoit le lendemain même que cette cause devoit être jugée en dernier ressort. Je passai toute la nuit à me pénétrer de la teneur de mes documens et à bien préparer mes moyens. Aurois-je prévu, dix ans plutôt, que je dusse jamais passer mes nuits de la sorte ?

La cause est appelée : je me lève pour prendre la parole. Que je fus heureux de ne pas savoir que lord Y*** fût présent à l’audience ! Certes, je n’aurois pu prononcer trois phrases si mes yeux l’eussent aperçu dès l’exorde de ce premier plaidoyer. Tout homme sensible (et quel autre pourroit devenir orateur !) sait qu’il est plus difficile de parler devant un seul ami d’un goût délicat et qui tremble pour vos succès, que devant des milliers d’auditeurs inconnus ou indifférens. Ignorant quel personnage fixoit son attention et son plus vif intérêt sur moi, je parlai avec confiance et facilité, car je traitois un sujet dont j’étois pleinement maître, et j’en étois tellement rempli que je m’occupais peu de la manière dont je m’exprimerois. Cette assurance et le bon droit de ma cause décidèrent mon succès. J’entendis autour de moi le murmure flatteur de la reconnoissance et de l’éloge : la sentence nous fut favorable. Dans cet instant, je me ressouvins de mon traité avec mon maître, et de la dette que j’avois contractée envers lui. Mais dans un clin-d’œil j’oubliai et traité, et dettes et maître, car la foule s’ouvre, lord Y*** apparoît devant moi, et me saisit par la main ; en me félicitant, il répand des larmes de joie, me mène à sa voiture et ordonne à son cocher de nous conduire au plus vîte à son hôtel.

« Maintenant, me dit-il, je suis satisfait ; vous avez gagné votre procès, vous m’avez convaincu de votre talent et de votre constance. Puissent les espérances de l’amour être accomplies comme celles de l’amitié l’ont été. Je consens de tout mon cœur à ce que vous adressiez des hommages à ma pupille, à ma parente Cécilia. Sa mère vous fera peut-être quelques difficultés ; mais elles ne seront pas au-dessus des forces d’un habile et savant avocat. Elle sait que comme mes biens ne sont grevés d’aucune substitution, et que je n’ai qu’un fils, je puis pourvoir à l’établissement de sa fille, comme si elle étoit la mienne. J’ai toujours été dans l’intention d’en agir de la sorte ; mais si vous épousez Cécilia, vous jugerez sans doute convenable de continuer votre profession, pour vous mettre à même de la maintenir dans l’aisance qui convient à son rang ; d’ailleurs les premières jouissances de la victoire doivent vous faire envisager le travail comme une source de bonheur de plus. D’après ce que j’ai entendu aujourd’hui, je suis persuadé qu’en peu d’années cet état vous mènera non-seulement à l’aisance, mais à la richesse et aux honneurs. Des honneurs dûs à vous-même ! Sentez-vous combien ils sont supérieurs à des titres héréditaires ! »

Arrivé chez Lady Y***, il me présenta à Cécilia que je revis pour la première fois depuis mon retour en Irlande. C’est de cette heure-là que je puis dater le vrai bonheur de ma vie. Qu’elle ressembla peu à cette vie de plaisirs que j’avois si follement appelée heureuse ! Lord Y*** employa sa puissante influence à plaider ma cause devant Madame Delamère, qui, bien que d’assez mauvaise grâce, finit par donner son consentement.

« Cécilia, dit-elle, a maintenant vingt-trois ans ; elle est en âge de juger par elle-même ; et la manière favorable dont Lord Y*** juge Monsieur O’Donoghoe, est certainement un argument bien fort. Il n’est pas douteux que Monsieur O’Donoghoe ne parvienne dans le monde, puisqu’il a déjà brillé au barreau. Enfin je ne puis pas m’opposer aux vœux de ma fille ni à ceux de Lord Y***, puisqu’ils sont si prononcés. Mais cependant c’est une terrible chose d’avoir une fille qui s’appelle Madame O’Donoghoe. Vous figurez-vous quand on entendra crier : Voilà la voiture de Madame O’Donoghoe ; faites avancer la voiture de Madame O’Donoghoe.

« Votre objection, répondit Lord Y***, est aussi solide, Madame, que celle d’une jeune femme de ma connoissance qui ne voulut jamais épouser un négociant du nom Sheepshanks. Il fut assez sage ou assez galant pour acheter cinq cents livres un autre nom. Je pense que votre gendre futur n’aura aucune répugnance à porter le nom et les armes de Delamère ; et j’ose me charger d’en obtenir pour lui la permission du roi. Permettez-moi de m’occuper personnellement de cette affaire. »

J’épargne au lecteur le journal détaillé des craintes et de l’espoir d’un amant. Cécilia bien convaincue par ma longue persévérance que ma vive affection pour elle ne seroit point passagère, ne me fit point subir les délais d’une coquetterie vulgaire. Elle pensoit qu’un homme capable de surmonter l’empire d’une longue indolence, n’étoit pas un homme d’un caractère foible, et qu’une femme pouvoit le rendre dépositaire de son bonheur.

On ne m’aura sans doute pas soupçonné capable d’avoir oublié dans ma prospérité celui qui, dans le malheur s’étoit constamment montré mon ami. Dès que je fus assuré de mon heureux destin, j’écrivis à M. M’Léod que ma joie seroit incomplète s’il ne venoit la partager. Certes, à ma noce, personne ne témoigna un contentement plus sincère, quoique d’une manière plus réservée. Nous sommes mariés depuis un an, et Cécilia me permet d’avancer qu’elle ne s’est pas encore repentie de son choix. On en peut, je crois, conclure que je ne suis pas retombé dans mes anciennes habitudes ; cependant j’ai constamment été dans une situation très-propre à me corrompre, car je n’ai pas formé un vœu qui n’ait été satisfait, à l’exception du vif désir que j’aurois de voir M. Devereux et Lady Géraldine venir partager le bonheur qu’ils ont les premiers préparé. Ce sont eux qui ont réveillé mon esprit affaissé, qui m’ont fait sentir que j’avois un cœur, et que j’étois digne de me donner à moi-même un caractère. La perte de ma fortune acheva mon éducation en me forçant à travailler et à chercher en moi un appui. Ma passion pour la charmante Cécilia me soutint pendant le cours de mes longs et pénibles travaux ; heureusement mon mariage m’a obligé à m’adonner aux devoirs de ma profession, et ces devoirs font une partie de mon bonheur domestique. Les riches, dit un moraliste, sont obligés de travailler, s’ils veulent être heureux et bien portans ; et ils appellent cela prendre de l’exercice.

Si la fortune venoit à me sourire de nouveau, conserverois-je assez d’activité pour me livrer aux travaux du corps et de l’esprit, je n’oserois en répondre, et je ne désire pas être mis à l’épreuve. Bornant tous mes vœux à voir continuer les avantages dont je jouis, je puis terminer ces mémoires, en assurant bien à mes lecteurs, qu’après l’expérience par laquelle je suis passé, je n’accepterois pas les domaines réunis de Sherwood et de Glenthorn, pour traîner une année de douleur comparable à ce que j’endurois, quand j’étois torturé par le supplice d’un accablant superflu.



J’allois publier ces mémoires quand j’ai reçu la lettre suivante :

À C. O’DONOGHOE, écuyer.
Mon honoré frère de lait,

Depuis le jour que vous nous avez quittés, il ne m’est arrivé que des malheurs ; car j’ai été forcé d’obéir à ma femme qui a voulu absolument faire la dame, malgré tout ce que je lui disois. Mais c’est fini, on n’y peut rien changer ; toutes les raisons n’y feroient rien changer. Le château est brûlé jusqu’aux fondemens ; mon fils Jhonny est mort, et je voudrois être à sa place. C’est l’ivrognerie qui l’a tué ; il s’y est livré parce qu’il avoit trop d’argent, et rien à faire. Hier au soir en allant se coucher un peu ivre, comment s’y prend-il ? il pose la chandelle contre le chevet de son lit, comme il le faisoit contre les murs de la chaumière où il avoit été élevé ; mais la flamme se trouvant proche des rideaux du lit, tout s’est bientôt embrasé ; et lui, malheureux, qui avoit toujours eu le sommeil dur, endormi encore plus par l’ivresse, a sans doute été suffoqué et personne n’a rien entendu jusqu’à ce que le plafond de ma chambre et une grande portion de la corniche de bois tombèrent et m’éveillèrent par un horrible fracas. Autour de moi tout étoit flamme et fumée. Je prends ma femme sur mon dos, et me précipite de l’escalier qui s’écroule cinq minutes après. Elle poussoit des cris affreux, ainsi que la foule de ses parens qui l’environnoient ; chacun couroit pour son propre intérêt ; personne ne s’occupoit d’éteindre l’incendie. Il n’y avoit pas un domestique dans son bon sens. Après bien des difficultés, je m’empare à la fin d’une échelle ; me voilà dans la chambre de Jhonny, et quel spectacle pour moi ! un cadavre ! et comment le retirer des décombres ? Je n’en savois rien, j’étois hors de moi-même, et je ne sais pas comment on s’y prit pour me faire descendre. En revenant à moi, je me trouvai couché sur le pavé de la cour ; autour de moi tout étoit pleurs et confusion, et les flammes s’élevoient plus haut que jamais. Mais à quoi bon raconter tout cela ? En deux mots, il ne reste du château que des pierres ; et je m’en consolerois bien vîte, si l’on me rendoit mon Jhonny, tel qu’il étoit dans notre bon temps. Mais puisqu’il est mort, c’est fait de moi. Comme vous avez épousé mademoiselle Delamère, ce dont je vous félicite, et qu’elle est héritière par substitution, je vous invite à prendre possession sans délai, car s’est tout comme si j’étois mort, et aucun obstacle ne peut venir de moi. Je retournerai à ma forge, et, avec l’aide de Dieu en travaillant, j’oublierai tout ce qui s’est passé. Quant à ma femme, elle n’a qu’à retourner dans sa famille, si elle refuse de demeurer avec moi. Au reste je ne la gênerai pas long-temps. M. M’Léod est un excellent homme qui suivra toutes les instructions que vous enverrez. Puisse la bénédiction du ciel vous accompagner quand vous viendrez nous gouverner de nouveau, et vous me trouverez comme autrefois votre loyal frère de lait,

Christy Donoghoe.

On rebâtit actuellement le château de Glenthorn ; quand il sera achevé, et que j’y retournerai, je donnerai à mes amis, s’ils le désirent, l’historique fidèle de mes sentimens. J’espère ne plus retomber dans mon inertie ; mon intelligence a été cultivée ; j’ai conçu du goût pour l’étude, et l’exemple de lord Y*** me prouve qu’on peut être à la fois riche, noble, actif et heureux.

FIN.
ABONNEMENT DE LECTURE.

En faveur des étrangers et des habitans de la capitale qui n’aiment point faire achat de livres,

SEIZE MILLE VOLUMES

bien choisis, en Littérature, Voyages, Histoires, Romans, etc., etc., en langues française, anglaise, italienne, allemande, espagnole et autres, sont destinés pour la Lecture au-dehors.

On achète toutes les nouveautés à fur et à mesure qu’elles paroissent.

Un Catalogue imprimé pour chaque langue indique le prix et les conditions de l’abonnement.


On s’abonne à la même adresse au journal de littérature anglaise, monthly repertory, ouvrage périodique, instructif et amusant pour ceux qui aiment la langue et la littérature anglaises.


Collection des meilleurs auteurs anglais, sous le titre de british library formant 20 vol. in-12, avec vignettes et portraits, dont 11 vol. en vers et 7 en prose, imprimés avec le plus grand soin à l’Imprimerie impériale. Prix, broché,

84 fr.

On peut se procurer le Catalogue de cette charmante collection, qui se vend par parties.


Livres dernièrement publiés.
Histoire d’Irlande, depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’acte d’union avec la Grande Bretagne en 1801 ; traduit de l’anglais de Gordon, auteur de l’histoire de la rébellion, etc. 3 gros vol. in-8.o imprimés sur beau papier. 18 fr.

Nota. Tous les journaux en ont parlé avec éloge ; le journal de l’Empire s’exprime ainsi :

Une histoire aussi importante, et qui suppose dans son auteur autant de talent et de connoissances, auroit bien mérité que je fisse plusieurs articles pour en rendre compte : je sens que je n’ai pu en donner qu’une idée très-imparfaite ; mais les ouvrages nouveaux se succèdent avec une telle rapidité, que nous n’en ferions pas connoître la moitié, si nous en donnions un nombre d’extraits proportionné au nombre des volumes : l’abondance des biens nuit donc quelquefois. Je me contenterai d’assurer, autant que j’en puis juger moi-même, que cette Histoire d’Irlande est écrite avec une grande exactitude, une impartialité bien louable, beaucoup de clarté et de chaleur ; et si l’auteur, comme presque tous les écrivains anglais, ne s’appesantissoit pas quelquefois sur des détails administratifs, il ne lui manqueroit rien de ce qui peut offrir une lecture agréable et intéressante ; mais elle n’aura pas même ce défaut aux yeux des hommes qui aiment à s’instruire en lisant. Le style du traducteur mérite aussi des éloges : il est pur, clair et précis ; il a de l’élégance quand la matière qu’il traite le lui permet, et l’on s’aperçoit bien rarement que ce n’est qu’une traduction.

Vie politique, littéraire et privée de Charles-James Fox, membre du parlement d’Angleterre et secrétaire d’état, traduite de l’anglais sur la 4e, édition originale ; 1 vol. 8.o, avec portrait.

5 fr.

Vie de Georges Washington, général en chef des armées des États-Unis pendant la guerre qui a établi leur indépendance, et premier Président des États-Unis ; par Ramsay, traduite de l’anglais, 1 gros vol. in-8.o avec portrait.

6 fr.

Heureux effets du christianisme, sur la félicité temporelle du genre humain ; par le révérend docteur en théologie Beilby Porteus, lord-évêque de Londres, 1 vol. in-12.

3 fr.

Présent d’un Père. — Nouveau plan d’instruction pratique, ou petit cours encyclopédique à l’usage des enfans ; orné d’un grand nombre de figures enluminées ; traduction libre de l’allemand de Campe, 1 vol. oblong.

6 fr.

Encyclopédie des jeunes demoiselles, ou choix de conversations instructives sur différens sujets, 1 vol. in-12

2 fr. 50 c.

Introduction à la Lecture et à l’orthographie de la langue anglaise, 1 vol. in-12, en anglais et français.

2 fr. 50 c.

Analyse raisonnée des langues anglaise et française, ou grammaire comparée de ces deux langues. 2 petits vol. in-8o.

3 fr.

État actuel du Tunkin, de la Cochinchine, des royaumes de Camboge, Laos et Lac-tho ; par M. de la Bissachère, missionnaire qui a résidé dix-huit ans dans ces contrées ; traduit d’après les relations originales de ce voyageur. 2 vol. in-8.o

10 fr.


—————


Ouvrages sous presse.

Voyage à Buenos-Ayres, par Potosi et Lima ; contenant une description exacte des possessions espagnoles dans l’Amérique méridionale ; traduit de l’anglais de Helmes sur la deuxième édition. 1 vol. in-8.o, avec deux cartes.

Prix
6 fr.

Cet ouvrage intéressant paroîtra le 10 janvier 1812.

Les Veillées du Tasse, avec le texte italien en regard, précédées de Mémoires historiques et de Recherches littéraires sur sa vie. La première édition est épuisée ; la deuxième paroîtra incessamment, elle sera ornée de six jolies gravures.



Les nouveaux Catalogues de livres anglais et italiens viennent de paroître.


TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

Tome I

Tome 2

Tome 3

Suppléments
 1 à 2
 1 à 6
  1. Une analyse de cet ouvrage a paru aussi en juin 1810, dans le journal de littérature anglaise, que je publie tous les mois sous le titre de Monthly Repertory.
  2. Ce n’est pas moi cependant qui pariai que dans quinze minutes je tuerois le plus beau cheval. Au contraire, je me rends la justice de dire que je vis avec plaisir perdre cette gageure par celui qui l’avoit faite. Au bout de quatre minutes, le cheval en effet perdit haleine, mais il n’expira qu’après la quinzième.
  3. Je ne connois aucun pays, quel que soit son degré de civilisation, où les nourrices conservent pour les enfans qu’elles ont allaités un attachement plus vif que celui qu’on a toujours remarqué en Irlande.

    L’Irlandais a toujours considéré ce lien comme plus fort même que celui du sang ; les enfans sont plus chéris de leurs pères nourriciers et de toute leur parenté que de ceux même dont ils tiennent le jour ; ils en reçoivent dans toutes les circonstances les marques de l’intérêt le plus vif et du dévouement le plus infatigable.

    Davies.

    On peut lire dans l’Histoire des pairs de l’Irlande de M. Lodge des détails sur le voyage d’une nourrice irlandaise qui alla de Kerry en France, et de France à Milan pour voir lord Thomas Fitz-Maurice, et l’avertir que ses domaines avoient été envahis par l’héritier auquel ils étoient substitués. Cette nourrice, qui étoit d’un grand âge, mourut avant d’avoir revu ses foyers.

  4. Cette pièce de théâtre qui, en anglais, a pour titre High life below stairs, est du célèbre Garrick.
  5. Mirabeau, Mémoires secrets.
  6. Voyez dans les Transactions philosophiques, volume 67, 2e partie, les observations de sir Georges Shuckburgh pour fixer la hauteur des montagnes, où il trace une peinture fidèle de la cabane d’un couple de pasteurs des Alpes.
  7. Voyez Harrison.
  8. Les expressions qu’elle employa furent sawney et yawney. La première est consacrée depuis long-temps par les Anglais à ridiculiser les Écossais ; la seconde est visiblement formée du verbe to yawn, qui veut dire bâiller.
  9. En petit lieu, comprins, vous pouvez voir
    Ce qui comprend beaucoup par renommée ;
    Plume, labeur, la langue et le savoir
    Furent vaincus de l’amant par l’aimée.
    Ô gentille ame, étant tant estimée,
    Qui te pourra louer qu’en se taisant ?
    Car la parole est toujours réprimée
    Quand le sujet surmonte le disant.

  10. Tous les amateurs de littérature anglaise savent que dans la comédie de M. Sheridan, intitulée School for Scandal, un jeune hypocrite porte le nom de Joseph Surface. Cette pièce a été transportée sur le Théâtre-Français, avec le titre de Tartuffe de mœurs.
  11. « Le cerf est lancé du fond des bois qui bordent la montagne de Glenaa où se trouvent un grand nombre d’animaux de cette espèce vivant en pleine liberté. Les montagnes environnantes sont aussi tapissées de forêts, et la pente en est si longue et si rapide, qu’aucun cheval ne pourroit les gravir ni les descendre. On ne sauroit donc suivre la chasse sur terre. Le spectateur est placé sur le lac où les aboiemens des chiens, répercutés par les différentes collines, les cris de joie d’une foule de gens qui couvrent les vallées et les montagnes, multipliés par de nombreux échos procurent un plaisir plus vif qu’on ne pourroit l’espérer de la chasse. Le véritable chasseur ne ressent nulle part cet enthousiasme, ces transports à un plus haut degré qu’à la poursuite du cerf sur le lac de Killarney. Cependant on est exposé à un véritable péril, c’est que dans la vivacité de son extase, on peut s’oublier au point de s’élancer hors du bateau. Quand le cerf se voit chaudement poursuivi et qu’il est fatigué par la difficulté toujours renaissante de frayer une route à son bois rameux à travers les branchages, et que d’ailleurs il est épouvanté par les cris de ses bruyans ennemis, tout près de l’atteindre, il tourne tantôt ses regards vers le lac comme vers sa dernière ressource ; tantôt il fait une pause, et regarde les hauteurs ; mais les hauteurs sont inaccessibles, et les bois lui refusent un asyle. Les chiens redoublent leur ardeur et leur cris à l’aspect de la victime. Alors il se précipite dans le lac, mais il n’échappe un instant à la fureur d’un ennemi impitoyable, que pour tomber dans les mains d’un autre plus cruel. Poussant d’affreuses clameurs, les bateliers entourent leur proie. Des cordes enveloppent cette majestueuse ramure, il est entraîné sur le rivage et honteusement suspendu. De grosses larmes coulent de ses yeux, ses côtés haletant annoncent son agonie ; le fer cruel est trempé dans son sang et des barbares font éclater leur joie à l’aspect de sa mort. »