L’Ennui (1809)
Librairie française et étrangère de Galignani (tome IIp. 172-195).


CHAPITRE XIV.


Je pouvois me vanter d’avoir parcouru l’Irlande du nord au sud, mais dans le fait, je n’en connoissois ni le territoire ni les habitans. Tout étoit prévu, dans ces commodes parties de plaisir, pour lever le moindre des obstacles qui auroit pû tenir mes facultés en éveil. Accoutumé dès lors au ton des Irlandais, je pensois en connoître parfaitement le caractère ; une fois que je fus familiarisé avec les expressions comiques des gens de la dernière classe, je ne m’en amusai plus. Je me rappelle cependant une observation que je fis durant ce voyage, où je ris beaucoup d’un usage que je prenois pour une plaisanterie. Un jour qu’il faisoit très-chaud, nous vîmes des ouvriers qui travailloient dans un marais, ayant près d’eux un feu allumé. Quelque temps après, j’en parlai à monsieur M’Léod comme d’une absurdité, mais il me dit que les ouvriers Irlandais allumoient ces feux pour que la fumée chassât les myriades d’insectes appelés midges dont ils sont tellement tourmentés que, sans cet expédient, ils seroient dans les étés chauds et humides, obligés de renoncer à leur travail. Si j’avois été assez actif durant mon voyage pour en tenir le journal, sans faire plus de recherches, je n’eusse pas manqué d’y noter que les Irlandais pendant les plus fortes chaleurs, tiennent toujours du feu près d’eux, pour s’y chauffer, et j’eusse augmenté le nombre de ces voyageurs étourdis, qui donnent en spectacle leur propre ignorance, en cherchant à ridiculiser des usages dont ils ignorent la cause et dont ils ne soupçonnent pas l’utilité.

Un étranger qui dernièrement a publié des lettres sur l’Angleterre, a fourni un risible exemple de cette facilité à se méprendre.

J’avois, dit-il, beaucoup entendu parler de la vénalité du parlement anglais, mais une scène qui s’est passée sous mes yeux, m’a fait voir à quel point elle étoit portée. Au moment où le ministre entra dans la chambre, tous les membres allèrent à sa rencontre, en criant : places ! places ! ce qui veut dire donnez-nous des places.

Heureusement mon indolence me préserva des bévues de ces voyageurs écervelés. Je ne courois pas le risque de dire ce que je n’avois pas vu.

Pour ce qui regarde la manière de vivre des Irlandais, les jouissances et les peines de leur vie domestique ; leur désir plus ou moins vif d’améliorer leur condition ; la proportion donnée entre la population et la quantité de terre cultivée ; la différence existante entre les bénéfices de l’agriculteur et ceux de l’artisan ; le rapport du prix de la journée avec celui des denrées : toutes ces questions étoient étrangères à mes idées, et, à cette époque de ma vie, absolument au-dessus de la sphère de mon intelligence. J’avois voyagé en Angleterre, sans y faire une seule remarque relative aux différens degrés d’industrie et de civilisation que me présentoit ce royaume. En effet, il ne m’étoit jamais venu dans l’esprit qu’il convînt à un noble Breton de connoître la situation générale d’un empire, à la législation duquel il avoit part ; je ne soupçonnois pas que l’étude de l’économie politique pût être de quelque utilité à un homme de mon rang. Satisfait d’avoir vu les curiosités de l’Irlande, la Chaussée des Géans et le lac de Killarney, je brûlois de retourner en Angleterre. Durant la rébellion, l’honneur ne me permettoit pas d’abandonner mon poste ; mais maintenant que la tranquillité paroissoit rétablie, j’étois décidé à quitter un pays qui, pour le peu que je le connoissois, ne m’avoit pas été agréable. Ma résolution jeta Ellinor dans le désespoir, et elle employa toute son éloquence pour me dissuader de partir. Je fus surpris de la peine que lui causoit ce dessein, je ne croyois pas qu’un être pût en aimer un autre à ce point, et j’enviai cette sensibilité. Joe Kelly, mon nouveau valet de chambre, paroissoit également effrayé de l’idée de sortir de son pays natal, et ce sentiment le réconcilioit un peu avec Ellinor qui d’ailleurs, ne pouvoit lui pardonner d’être un Kelly de Bally-Muddy.

Certainement, disoit-elle, un jour en ma présence, tous ces Kelly de Bally-Muddy sont une mauvaise race. Joe ! est-ce que l’oncle de ton propre frère n’est pas maintenant dans la prison de ***, pour avoir assassiné une femme ? Eh bien ! répondit Joe, s’il a été assez malheureux pour être enfermé, ce que l’on n’a pas au reste exécuté facilement, ne vaut-il pas bien mieux qu’il le soit pour un meurtre que pour un vol ; je vous le demande ? Cette manière de classifier les crimes me surprit beaucoup, mais Joe ne faisoit qu’énoncer une opinion partagée alors par la plupart de ses compatriotes.

Cet homme, à force de petites attentions, me persuada de la sincérité de son attachement : en professant une entière dépendance de ma volonté, il acquit de l’empire sur mon amour-propre ; et il se concilia tout à fait mon indolence, en m’épargnant la plus légère peine. Je n’ai vu personne contrefaire le fou avec plus d’art ; il sembloit trop simple pour me tromper, et étoit assez fin et assez spirituel pour me divertir. J’aimois à l’avoir auprès de moi, comme certains princes grossiers avoient des fous attitrés. On dit qu’un de nos anciens monarques donna trois paroisses à celui qui jouoit ce rôle auprès de sa personne ; je ne donnai que trois fermes au mien. Je ressentois un ridicule plaisir à faire de mon favori un objet d’envie ; de plus, je tombai dans une méprise que ne savent guères éviter les grands, quand ils sont dépourvus d’expérience ; je crus que l’attachement se pouvoit acheter, et que, par des bienfaits disproportionnés aux services, on enchaînoit la reconnoissance. Joe Kelly, par plusieurs manœuvres trop minutieuses pour que je les rapporte ici, parvint à me faire différer de jour en jour les préparatifs de mon départ. Je le remis enfin jusques vers le milieu de l’automne. Alors Kelly n’ayant plus de prétexte, me dit que je ferois bien d’attendre la réponse de mon intendant anglais à qui j’avois écrit, pour savoir si je trouverois tout prêt en arrivant. Durant cet intervalle, je ne vis personne excepté Joe Kelly, et je courus le risque de devenir misanthrope par pure indolence. Je ne haïssois point mes semblables, mais je redoutois la peine de leur parler. Mon seul amusement à cette époque, étoit d’errer sur le bord de la mer. Ordinairement je m’asseyois au pied d’un rocher, et là je contemplois le mouvement des flots. Il y avoit quelque chose dans ce spectacle qui m’enchantoit. Je pouvois passer des heures entières, immobile sur le rivage de l’océan ; car sans sortir de mon inaction, je voyois une grande opération de la nature ; le bruit des flots et leur agitation également monotones me plongeoient insensiblement dans une douce rêverie.

Un soir que j’étois assis à ma place ordinaire, mon attention fut légèrement distraite par l’aspect d’un homme qui descendoit du rocher d’une manière fort périlleuse. Il se laissa couler ayant une corde attachée par un bout autour de ses reins et fixée par l’autre à un pieu enfoncé sur le sommet du roc. Un pied posé sur une saillie du rocher, et tenant d’une main sa corde, il étoit comme suspendu dans les airs ; et il me parut que dans des crevasses, il cherchoit des œufs d’oiseaux de mer. J’avois déjà vu plusieurs fois sur la côte pratiquer cet exercice périlleux, de sorte que je n’y eusse pas pris garde si, de temps en temps, cet homme ne se fût pas tourné de mon côté comme pour m’observer. Quand il vit qu’il avoit attiré mon attention, il jeta une pierre blanche qui vint tomber à mes pieds. Je me baissai pour l’examiner. L’homme attendit jusqu’à ce que je l’eusse dans les mains ; alors il remonta par le moyen de sa corde jusqu’au sommet du rocher, et il disparut. À la pierre étoit attaché un papier sur lequel je lus ces mots écrits d’une main contrefaite.

« Votre réputation et votre vie courent également des risques. Ne vous promenez plus ici le soir, près de ces souterrains, ni près de la vieille abbaye. — Ne vous fiez plus à Joe Kelly, — quittez l’Irlande ; le vent vous favorise.

« Tels sont les vœux de votre véritable ami.

« P. S. Partez de votre château demain, et ne dites rien de ceci à Joe Kelly, où vous pourriez vous en repentir quand il n’en seroit plus temps. »

D’abord cette lettre me surprit un peu, mais une demi-heure après, je retombai dans mon apathie. Plusieurs personnes en Irlande avoient reçu des lettres anonymes, et j’étois las d’en avoir entendu parler durant la révolte. Ceci pouvoit n’être qu’une attrape, ou un tour combiné par ceux qui désiroient que je quittasse l’Irlande. Je m’ennuyai bientôt d’y penser ; de retour chez moi, je brûlai la lettre, bien résolu de ne plus m’en occuper. Le lendemain arriva d’Angleterre la réponse de mon intendant ; Kelly ne fit plus de difficulté, quand je lui ordonnai de se tenir prêt à partir dans trois jours. Cela me confirma dans l’idée que cette lettre n’étoit qu’une malice ou une plaisanterie. M. M’Léod étant venu me faire ses adieux, je lui en parlai légèrement et en termes vagues ; il devient très-sérieux, et me dit :

« Toutes ces choses en elles-mêmes sont peu importantes ; mais on doit les observer comme des indices de l’agitation qui règne encore parmi le peuple. C’est la paille qui nous montre d’où vient le vent. Je crains que nous n’ayons encore un hiver orageux, quoique l’été se soit passé tranquillement. Le peuple qui nous entoure est trop calme, et trop prudent ; cela n’est pas dans son caractère, il se trame quelque chose dans son sein. On voit bien moins de disputes, de batailles ; l’ivrognerie devient de jour en jour plus rare ; ce changement n’est pas sans quelque motif bon ou mauvais ; cela est difficile à décider. Milord, quand nous réfléchissons sur la situation de ce peuple, et sur les causes… »

Oh ! pour l’amour de Dieu, lui répondis-je en bâillant, laissons-là toutes ces réflexions. À quoi peuvent-elles me servir, maintenant que je suis sur mon départ ? Quand je ne serai plus ici, vous M. M’Léod, en qui j’ai une confiance entière, vous en agirez comme vous avez coutume, et de votre mieux.

— Milord, c’est bien ce que je ferai, puisque c’est mon devoir ; et, vu la confiance que vous me témoignez, ce sera pour moi un plaisir. Je vous souhaite donc une bonne nuit et un bon voyage.

— Je ne partirai pas demain ; mon voyage est retardé de deux jours. J’ai été si ennuyé aujourd’hui, on m’a fatigué de tant de choses ! Il y a un si grand nombre de petits détails à traiter, avant qu’on puisse se mettre en route. D’ailleurs, ce Joe Kelly n’a pas de tête.

— Craignez qu’il n’en ait trop, comme vous l’a insinué votre correspondant anonyme. — Il pourroit bien avoir raison. D’abord, je ne pourrois vous garantir la probité de ce Kelly ; et comment placer toute sa confiance dans un homme de la probité duquel on n’est pas sûr ?

— Oh ! quant à cela, ils sont tous fripons. Où en trouver d’honnêtes ? Irai-je me tourmenter jusqu’à ce que j’aie trouvé un domestique parfaitement fidèle ? Joe, sur ce point, vaut ses voisins : il m’amuse, qu’en puis-je désirer de plus ? Comme tous les gens riches, il faut bien me résigner à être volé plus ou moins.

M. M’Léod écouta patiemment et me répondit : « Si vous regardez comme un mal nécessaire l’infidélité des gens qui vous entourent, je ne vous ferai aucune objection ; seulement, si quelque vol vient à ma connoissance, je prendrai la liberté de m’y opposer, ou du moins je résignerai ma fonction à un de ces hommes qui saura mieux jouer le rôle du chien qui prétend garder le dîner de son maître. »

La sévère intégrité de cet homme, son obstination à défendre mes intérêts me donnèrent à la fois de l’humeur et commandèrent mon estime. Après deux minutes de silence je le rappelai au moment où il alloit sortir.

« Eh bien ! que dois-je faire, M. M’Léod ? Que me conseillez-vous ? Ne me faites pas une de ces réponses laconiques, mais parlez-moi en ami ; vous savez bien que je ne puis vous refuser ma confiance. »

Il me fit une inclination extrêmement froide.

Je suis glorieux, milord, de la confiance que vous pensez ne pouvoir me refuser. Quant à votre amitié, je ne me croyois pas en droit d’y prétendre. Maintenant que vous me faites l’honneur de me demander mon avis, je vous le donnerai en toute liberté. Renvoyez dès ce soir Joe Kelly, que vous restiez ou que vous partiez, c’est le parti le plus sûr. Ce Joe est un méchant, incapable d’aucun bien, et très-capable de faire du mal.

— Êtes-vous réellement effrayé de cette lettre anonyme ?

— Un homme prudent ne peut-il prendre des précautions sans avoir peur ?

— Mais avez-vous quelque raison particulière de croire ou de supposer que ma vie soit en péril ?

— Aucune raison particulière, milord ; mais les raisons générales que je vous ai fait connoître, les symptômes que j’ai observés, me donnent lieu d’appréhender qu’il n’y ait quelque nouveau mouvement de la part du peuple ; et alors votre haut rang et votre grande fortune vous exposent plus qu’un autre. Le capitaine Hardcastle dit savoir que des rassemblemens séditieux ont eu lieu ; mais comme c’est un homme à préventions, je ne m’en rapporterois pas entièrement à ce qu’il dit.

— Oh ! certainement non : pour ma part, je n’en croirai pas un mot ; et comme il pense que le peuple est mal disposé, j’adopterois volontiers l’opinion toute contraire.

— Cette manière de juger ne me paroîtroit pas la meilleure ; elle vous exposeroit à devenir l’esclave de la folie d’un autre.

— Je ne vous comprends pas. De quelque manière que je juge, l’opinion du capitaine Hardcastle ne dirigera jamais la mienne. Je vous ai demandé votre sentiment, parce que je respecte votre intelligence ; mais il n’en est pas de même de M. Hardcastle. Me voilà persuadé que le peuple des environs est dans d’excellentes dispositions ; et quant à cette lettre anonyme, croyez-moi, c’est une pure vétille. Je suis étonné qu’un homme comme vous soit la dupe de si peu de chose ; et je serois tenté de croire que cette lettre a été écrite par le capitaine Hardcastle ou quelqu’un de son bord.

— Je ne le croirois pas.

— Et sur quoi vous décidez-vous si promptement ? N’ai-je pas les mêmes moyens de juger que vous ; à moins qu’il ne vous soit parvenu quelque renseignement dont je suis privé. (Alors, me levant à demi du sofa où j’étois étendu, et comme enchanté de l’heureuse idée qui m’étoit venue :) Peut-être c’est vous, M. M’Léod, qui avez écrit cette lettre pour badiner. Est-ce vous ?

La rougeur lui monta au visage, et prenant son chapeau brusquement, je vous prie, « milord, me dit-il, de me dispenser de répondre à une pareille question. Et faisant retentir l’accent écossais dans toute sa rudesse, il ajouta : Si mon égal m’en adressoit une semblable, bientôt il s’en repentiroit. Un M’Léod, milord, en plaisantant ou sérieusement, rougiroit d’écrire une lettre à laquelle il ne voudroit pas mettre son nom. Il se garderoit encore avec plus de soin, de dire ou d’écrire quelque chose qu’il ne pourroit pas avouer. Votre très-humble serviteur milord Glenthorn. » Il fit une humble révérence et partit.

Je l’appelai, je le suivis jusqu’à l’escalier. Je voulus m’expliquer et m’excuser ; mais vainement, c’étoit la première fois que je l’avois vu fâché.

— C’est fort bien, milord, c’est fort bien ; puisque vous m’assurez que vous n’avez pas eu l’intention de m’offenser, je n’ai plus rien à dire ; ainsi dormons là-dessus, avant d’en reparler. Je suis un peu plus animé que je ne le voudrois, et vous avez sur moi l’avantage d’être parfaitement de sang-froid. Un homme comme moi, s’échauffe aisément quand son honneur est blessé ; et quand on est échauffé, il est prudent de se taire.

— Mon cher ami, lui dis-je, en lui prenant la main, lorsqu’il boutonnoit son habit, cette chaleur même, fait que je vous aime davantage. Mais ne vous couchez pas sur votre colère, et donnez-moi la main avant de sortir.

— « Volontiers, milord, car on ne peut résister à tant de franchise. Et pour vous parler franchement à mon tour, je suis fâché d’avoir été si vif, et je vous en demande pardon ; c’est une réparation qui ne me coûte jamais rien quand j’ai eu quelque tort. »

Il me donna la main et nous nous quittâmes meilleurs amis qu’auparavant. Je dis l’exacte vérité quand j’affirme que je l’en aimai mieux pour s’être un peu fâché ; sa colère me réveilla, et l’émotion que j’éprouvai fut suivie de réflexions salutaires. Joe Kelly se présenta ensuite devant moi de l’air le plus simple, et me demanda quelle résolution j’avois prise relativement à mon voyage ?

— « Je l’ai remis à trois jours. Éclaire-moi pour me mettre au lit.

Il obéit et me fit observer « que si mon départ étoit retardé, ce n’étoit pas de sa faute ; que de son côté il étoit tout prêt, et qu’au premier mot il me suivroit au bout du monde comme c’étoit son devoir, sans compter son inclination ; car ce seroit très-mal de me quitter, et quoiqu’il lui en coûtât d’abandonner son pays, il aimoit mieux s’en séparer que de moi. »

Sans prolonger davantage ces démonstrations d’attachement, il reprit sa gaîté, et, par ses plaisanteries, m’amusa jusqu’à ce que je fusse couché et endormi.