L’Ennui (1809)
Librairie française et étrangère de Galignani (tome IIp. 158-171).


CHAPITRE XIII.


Malheureusement pour moi, la révolte d’Irlande fut bientôt apaisée ; les attroupemens nocturnes cessèrent, le petit peuple rentra dans le devoir et se tint dans ses habitations, tous ces misérables et ignorans insurgés furent dépouillés de leur dangereuse influence. Les choses et les personnes reprirent leur équilibre naturel. Une utile prépondérance fut rendue aux hommes distingués par leur rang, leur richesse ou leur éducation. L’esprit de parti une fois étouffé, mes voisins ouvrirent les yeux comme au sortir d’un rêve, et s’étonnèrent de l’injustice avec laquelle ils m’avoient traité. Ceux qui auparavant avoient été mes ennemis, maintenant divisés entr’eux, s’empressoient de m’assurer que personnellement ils m’avoient toujours aimé, mais qu’ils avoient été forcés de dissimuler leurs sentimens. Chacun se disculpoit et rejetoit la faute sur un autre. On cherchoit à se rapprocher de moi, on professoit pour ma personne un entier dévouement. Ma popularité, mon pouvoir, ma prospérité étoient au comble : malheureusement pour moi, mes revers n’avoient pas duré assez long-temps pour former et pour mûrir mon caractère. Un mélange d’orgueil et de générosité m’avoit stimulé un moment ; mon esprit étant dépourvu de culture, j’avois cédé à la noble impulsion du moment bien plus qu’aux conseils de la raison, et cependant c’est la raison seule qui peut mettre de la suite dans nos actions. Une fois que l’urgence de l’occasion eut cessé d’agir sur moi, je retombai dans ma première apathie. Les grands intérêts, les passions fortes qui m’avoient excité, une fois disparus, tout me sembla nul, insignifiant et indigne de mon attention. La tranquillité dont je pouvois jouir étoit pour moi sans charmes, et ce calme insipide me jetoit dans une noire mélancolie et dans une tristesse affreuse.

N’étant ni père ni époux, rien ne pouvoit me rendre agréable l’intérieur de ma maison. Les malheurs de mon premier mariage me détournoient de l’idée d’un second ; d’ailleurs l’échec que j’avois éprouvé auprès de lady Géraldine étoit encore tout récent. L’amour du pouvoir avoit peu d’empire sur moi depuis que le pouvoir ne m’étoit plus disputé. La manière dont M. M’Léod s’étoit conduit dans la dernière élection, avoit entièrement dissipé ma jalousie et mes soupçons. Je vis qu’il n’avoit aucune ambition cachée, et qu’il ne se mêloit de mes affaires qu’autant que je lui en témoignois le désir. Ma confiance en lui devint absolue, et ce fut réellement un malheur pour moi, car il ne me laissoit rien à faire. J’abandonnai toute espèce de travail ; je redevins languissant, triste, et mes maux de nerfs me reprirent. Je n’avois pas eu la prudence de prévoir que ce nouveau genre de vie augmenteroit mon mal. Le docteur Cullen observe avec sagesse que :

« Quelle que soit la répugnance qu’éprouvent les hypocondriaques pour toute espèce d’occupations, rien n’est cependant plus pernicieux pour eux que le désœuvrement et une complète oisiveté. Si nous voyons de nos jours tant de personnes attaquées de l’hypocondrie, il faut l’attribuer aux grandes richesses qui produisent l’indolence et donnent la facilité de rechercher de vaines et dangereuses jouissances qui ne laissent après elle que le vide et l’épuisement. »

Je crus que le changement d’air et de lieu me procureroit quelque soulagement ; et comme la saison étoit fort belle, je projetai différentes parties de plaisir. La Chaussée des Géans et le lac de Killarney étoient les seules curiosités de l’Irlande que j’eusse entendu citer comme dignes d’être vues. Je me laissai donc transporter dans le comté d’Antrim, et je vis la Chaussée des Géans. Le lecteur, en parcourant la description qu’a donnée le docteur Hamilton de ces merveilles de la nature, pourra juger du plaisir et de l’étonnement qu’elles auroient dû me procurer.

Sur le promontoire de Bengore, vu de la mer, vous apercevez une colonnade gigantesque de basaltes soutenant une masse noirâtre de rochers irréguliers, d’où s’élève un autre rang de pilastres jusqu’à la hauteur de cent soixante-dix pieds. Couvert, à sa base de rocailles et de gazon, le promontoire s’étend de deux cents pieds dans la mer : le tout forme une masse de près de quatre cents pieds de haut, qui, pour la beauté et la variété des couleurs, pour l’élégance et l’originalité de l’arrangement, efface tout ce qu’on lui voudroit comparer.

L’envie de bâiller me prit cependant, tandis que de mon bateau j’admirois ce sublime spectacle. Je tirai ma montre et je fis observer que nous arriverions tard pour dîner ; qu’il étoit temps de partir, non que la faim me pressât, mais j’avois besoin de changer de place. Mon goût n’étoit point exercé, aucune instruction ne dirigeoit ma curiosité ; je ne vis rien qui me fît plaisir ou qui excitât mon attention. Mon seul amusement, durant cette excursion, se borna à regarder une paille qui étoit entraînée par le reflux.

Cependant lady Ormsby m’avoit assuré que je serois enchanté de la vue du lac de Killarney. Le voyage en fut arrangé par cette dame qui m’ayant vu l’été précédent captivé par lady Géraldine, eut pitié de mon revers et forma le dessein obligeant de me dédommager, en me faisant épuser une de ses proches parentes. Comme la vivacité de lady Géraldine m’avoit charmé, elle pensa que la pétulance de lady Jocunda Lauwler m’enchanteroit à son tour. La pensée du mariage étoit si éloignée de mon esprit, que je vis avec douleur qu’une jeune demoiselle seroit introduite dans notre compagnie ; je prévoyois qu’elle me deviendroit importune. Aussi je pris la résolution de rester absolument inactif dans les circonstances mêmes, où quelques attentions envers le beau sexe sont une espèce de devoir. J’étois bien décidé à n’offrir ni ma main, ni mon bras, ni aucune autre espèce de service ; j’éprouvois réellement cette indifférence que quelques jeunes gens du bel air affectent à l’égard des femmes. D’ailleurs on fait peu d’attention à une jeune personne, et cette mode me convenoit tout-à-fait. Mais on ne me laissa pas jouir long-temps de cette précieuse indolence. Lady Jocunda étoit une de ces femmes dont la gaîté n’a ni règle ni mesure. Elle employa mille moyens pour attirer mon attention ; mais la voix haute, les éclats de rire, les plaisanteries forcées de Lady Jocunda, me fatiguèrent au-delà de toute expression. Plus d’une fois pendant mon voyage je regrettai de n’être pas à dormir dans mon château. Arrivée à Killarney, j’étois étourdi du bruit des cors de chasse, harassé d’être promené en bateau, de regarder des points de vue, d’entendre les explications des guides qui vous avertissent de ce que vous devez admirer. Que d’exclamations il fallut subir ! Sur combien de rocs il fallut grimper. J’étois harassé de promenades et de discours. J’aurois de bon cœur envoyé à tous les diables les rochers, les bois, les chûtes d’eau, les lacs, et la montagne de pourpre, et le nid de l’aigle, et le grand turc, et les ombres et les échos, et par-dessus tout lady Jocunda.

Un gentilhomme des environs eut la politesse de nous inviter à voir chasser le cerf sur l’eau. J’avois lu la description de cet amusement dans le Guide des lacs[1], et je n’en pouvois que bien augurer. Je consentis à rester un jour de plus, et ce jour là je fus vraiment frappé d’un spectacle nouveau. Le beau et le sublime n’avoient point de charmes pour moi. L’aspect des choses nouvelles pouvoit seul me tirer de ma léthargie. Les Romains n’avoient-ils pas recours aux combats de gladiateurs et de bêtes féroces pour chasser leur ennui ? Au reste, une matinée entière, ma curiosité fut tenue éveillée, quoique je ne puisse pas dire que mon extase fût allée jusqu’à me faire courir le risque de m’élancer hors du bateau.

Je ne me rappelle rien de ce qui m’arriva pendant mon retour de Killarney, si ce n’est la fatigue continuelle que me procuroient la bruyante gaîté et les espiègleries interminables de lady Jocunda. Quand elle s’adressoit à moi, mes réponses étoient aussi laconiques que possible ; et comme on me l’a dit depuis, à la fin des courtes phrases qu’elle m’arrachoit, je semblois ajouter comme la prophétesse d’Odin,

Laisse, laisse ma lèvre close,
Ne m’interroge plus, souffre que je repose.

Elle ne m’accorda pas cette permission jusqu’au moment où nous nous séparâmes, mais alors je manifestai une joie si visible, que lady Ormsby désespéra de moi. Arrivé dans mon château je me jetai sur le lit, dans un état d’épuisement complet. Pendant une semaine entière, je crus nécessaire d’ajouter un supplément de trois heures de sommeil à ma dose ordinaire, pour rétablir mes forces et délasser mes nerfs après tout ce qu’ils avoient eu à souffrir de la pétulante vivacité de lady Jocunda.


  1. « Le cerf est lancé du fond des bois qui bordent la montagne de Glenaa où se trouvent un grand nombre d’animaux de cette espèce vivant en pleine liberté. Les montagnes environnantes sont aussi tapissées de forêts, et la pente en est si longue et si rapide, qu’aucun cheval ne pourroit les gravir ni les descendre. On ne sauroit donc suivre la chasse sur terre. Le spectateur est placé sur le lac où les aboiemens des chiens, répercutés par les différentes collines, les cris de joie d’une foule de gens qui couvrent les vallées et les montagnes, multipliés par de nombreux échos procurent un plaisir plus vif qu’on ne pourroit l’espérer de la chasse. Le véritable chasseur ne ressent nulle part cet enthousiasme, ces transports à un plus haut degré qu’à la poursuite du cerf sur le lac de Killarney. Cependant on est exposé à un véritable péril, c’est que dans la vivacité de son extase, on peut s’oublier au point de s’élancer hors du bateau. Quand le cerf se voit chaudement poursuivi et qu’il est fatigué par la difficulté toujours renaissante de frayer une route à son bois rameux à travers les branchages, et que d’ailleurs il est épouvanté par les cris de ses bruyans ennemis, tout près de l’atteindre, il tourne tantôt ses regards vers le lac comme vers sa dernière ressource ; tantôt il fait une pause, et regarde les hauteurs ; mais les hauteurs sont inaccessibles, et les bois lui refusent un asyle. Les chiens redoublent leur ardeur et leur cris à l’aspect de la victime. Alors il se précipite dans le lac, mais il n’échappe un instant à la fureur d’un ennemi impitoyable, que pour tomber dans les mains d’un autre plus cruel. Poussant d’affreuses clameurs, les bateliers entourent leur proie. Des cordes enveloppent cette majestueuse ramure, il est entraîné sur le rivage et honteusement suspendu. De grosses larmes coulent de ses yeux, ses côtés haletant annoncent son agonie ; le fer cruel est trempé dans son sang et des barbares font éclater leur joie à l’aspect de sa mort. »