L’Ennui (1809)
Librairie française et étrangère de Galignani (tome IIIp. 229-241).


CHAPITRE XVI.


Eh bien ! quels nouveaux malheurs, dis-je à Ellinor qui, d’un air consterné, se présenta devant moi le matin au moment où j’allois descendre pour déjeûner.

Le plus grand qui pût m’arriver, s’écria-t-elle, en se tordant les mains, le plus grand ! — Je serai donc la cause de la mort de mon propre fils. Oh ! sauvez le pour l’amour de Dieu, sauvez-le. Si vous le laissez mourir, ce sera moi qui l’aurai tué.

Son désespoir étoit tel qu’elle resta plusieurs minutes sans pouvoir s’exprimer.

« Et c’est moi qui vous les ai tous dénoncés. Mais pouvois-je penser qu’Odi fût parmi eux ? mon fils ! mon propre fils, ô créature infortunée ! je croyois qu’il étoit sorti pour aller avec les miliciens. Et comment aurois-je eu l’idée qu’Odi pût tremper dans un complot de cette espèce ? »

Mais, lui dis-je, je ne l’ai point vu la nuit dernière.

— Oh ! il y étoit. Un de ses amis, un des militaires qui étoient sous vos ordres, l’a reconnu parmi les prisonniers, et il est vite accouru pour me le dire. Qu’Odi ait pu commettre un crime semblable ! que lui étoit-il arrivé ? Oh ! sans doute il avoit perdu la raison ; et surtout qu’il ait comploté contre vous ; je ne le croirois jamais quand même je l’entendrois de sa bouche. Mais il est parmi ceux qu’on a arrêtés cette nuit, et le verrai-je conduire en prison ? — Le verrai-je ? non dussé-je mourir plutôt mille fois. Puis se précipitant à mes pieds, ayez pitié de moi, et ne souffrez pas que le sang de mon fils empoisonne mes derniers momens.

Que voulez-vous que je fasse, Ellinor, lui répondis-je, ému par l’excès de sa douleur.

Il n’y a qu’une chose à faire : laissez-le échapper. Certainement un mot de vous suffira aux soldats à qui sa garde est confiée. M. M’Léod ne l’a pas encore vu. Une fois qu’il sera parti, il ne sera plus question de lui. Je vous réponds qu’il fuira loin de son pays, le malheureux ! et qu’il ne vous causera plus de peine. Voilà tout ce que je vous demande, et sûrement vous ne le refuserez pas à votre Ellinor, à votre vieille nourrice qui vous a porté dans ses bras, qui vous a abreuvé de son lait, qui a veillé sur vous pendant de si longues nuits, qui vous a tant aimé ; non jamais personne ne vous aima, ou ne vous aime autant que moi.

— J’en suis bien persuadé, et croyez que j’en suis reconnoissant ; mais, Ellinor, ce que vous désirez est impossible, je ne puis pas le laisser échapper, mais je ferai tout ce qui est en mon pouvoir.

— Certainement rien ne le sauvera, si vous ne le sauvez pas sur-le-champ. Et pourquoi ne voulez-vous donc pas le laisser échapper ?

— Je me déshonorerois, je perdrois ma réputation. Vous savez que déjà l’on m’a accusé de favoriser les rebelles. Vous avez vu ce qui m’est arrivé pour avoir protégé votre autre fils, quoiqu’il eût été offensé injustement et qu’il fût d’une probité reconnue.

— Christy ! ah ! cela est bien vrai ; mais Ody, tout égaré qu’il a été, a bien d’autres droits sur vous.

Comment cela ? Est-ce que Christy n’a pas, avant lui, la qualité d’être mon frère de lait ?

— Vous avez raison.

— Et n’ai-je pas des preuves de son attachement et de son dévouement pour moi ?

— Oui ; mais Ody est naturellement plus porté à vous aimer, je vous en réponds bien.

— Comment ? lorsqu’on vient de le surprendre conspirant contre ma vie.

— C’est ce que je ne croirai jamais. Qu’on ait pu l’égarer et l’entraîner dans la rebellion, en lui faisant espérer que vous seriez son chef, cela est possible, parce qu’il a toujours été étourdi ; mais qu’il ait conspiré contre vous, je jurerois sur ma tête que cela n’est pas.

Elle se précipita une seconde fois à mes genoux et s’y tint étroitement attachée.

« Si vous desirez rencontrer de la pitié pour vous-même dans ce monde et dans l’autre, montrez-en quelqu’une maintenant, et ne soyez pas assez cruel pour causer la mort du fils et de la mère. »

Ses regards supplians, son attitude soumise, ses larmes, ses paroles m’émurent au point que j’allois céder ; mais me rappelant ce que je devois à la justice et à mon propre caractère, ma vertu fit effort sur elle-même et m’inspira cette réponse :

« Ne me pressez pas davantage, ma chère Ellinor ; ce que vous demandez est impossible ; demandez tout ce qui dépend de moi, vous l’obtiendrez, mais ceci n’en dépend plus. »

Tout en lui parlant je tâchois de la relever, mais elle me résista avec une opiniâtreté extrême.

« Non, je ne me releverai pas, s’écria-t-elle ; laissez-moi mourir ici, et brisez mon cœur à force de cruauté. Votre sentence tombe sur moi, et il est juste que j’en porte le poids tout entier. Mais vous le sentirez aussi, malgré l’insensibilité de votre ame. Oui, vous êtes plus dur, plus froid que le marbre ; la nature n’a point d’empire sur vous, car votre mère s’est jetée à vos pieds et vous avez rejeté sa prière. »

— Ma mère !

— Et que vous demandoit-elle ? De sauver la vie de votre frère.

— Mon frère, juste ciel ! Que viens-je d’entendre ?

— Vous avez entendu la vérité. Je suis votre mère légitime et vous êtes mon fils. Vous m’avez arraché le secret que je comptois porter jusqu’au tombeau. Maintenant vous connoissez tout ; vous connoissez à quel point j’ai été coupable, et cela pour vous, pour vous qui m’avez refusé la seule chose que je vous aie jamais demandée, dans le moment le plus désastreux de ma vie, quand la douleur me déchiroit le cœur. Et ce pauvre Christy que j’ai si maltraité, que j’ai dépouillé pour vous de l’héritage auquel il avoit droit, Christy s’est toujours conduit à mon égard comme un fils respectueux ; il ne m’a jamais rien refusé de ce que je lui ai demandé, tandis qu’en vous je ne trouve pas la moindre tendresse. Il faut donc que je vous dise et que je vous répète que celui qui travaille actuellement à la forge comme un esclave pour me donner le prix de ses sueurs ; celui qui tous les jours se contente, pour sa nourriture, de quelques patates et d’un peu de sel ; celui qui a le visage et les mains tellement noircis par la fumée que vous lui demandiez l’autre jour si jamais il les avoit lavés depuis qu’il étoit né ; celui-là, enfin, devroit loger dans le château, être couché sur ce lit somptueux et commander en maître : il est le véritable comte de Glenthorn, et c’est une vérité que je révélerai au monde entier. Maintenant, tremblez, pâlissez, c’est votre tour ; je suis venue à bout de vous toucher, mais c’est trop tard ; à la face du jour je confesserai la faute que j’ai commise, et je vous forcerai à rendre au véritable propriétaire les biens qui lui appartiennent de droit.

Ellinor s’arrêta brusquement, parce qu’un de mes domestiques entra dans ma chambre.

« Milord, M. M’Léod m’a chargé de vous dire que la garde avoit amené les prisonniers ; on va les conduire en prison ; il seroit bien aise de savoir si vous désirez les voir auparavant. »

Accablé par tout ce que je venois d’entendre, j’eus à peine la force de lui répondre que j’allois sortir à l’instant. Ellinor courut devant le domestique en criant : « Sont-ils là ? Où est-ce que je pourrai les voir ? » Je restai quelques minutes seul, pour penser à ce que j’allois dire et faire. Pendant ce court moment il passa dans mon esprit plus d’idées que je n’en avois eu pendant une année entière. Comme je descendois le grand escalier avec beaucoup de lenteur, je rencontre Ellinor qui accourt au-devant de moi et qui me dit :

« C’étoit une méprise ; on m’avoit trompée ; que j’ai mal fait de croire ce qu’on me disoit. Certainement Ody n’étoit pas parmi eux, il n’y a jamais été. Je les ai tous vus face à face et mon fils n’y étoit pas. J’ai été une insensée depuis le commencement jusqu’à la fin. Je vous en demande bien pardon, (et me parlant à l’oreille). J’avois perdu la raison en pensant à ce que mon fils alloit souffrir, et que moi sa mère j’en serois la cause. Pardonnez-moi tout ce que j’ai dit dans l’accès de ma douleur, mon cher nourrisson, vous avez toujours été bon et tendre envers moi ; soyez toujours le même. Je n’en ouvrirai plus la bouche à qui que ce soit, ce secret mourra avec moi. Certainement quand j’ai eu la force de le porter jusqu’à ce jour, je l’aurai bien encore pour l’amour de vous ; comme je n’ai pas long-temps à vivre, la chose me deviendra facile. Mais voilà qu’on vous cherche. Descendez auprès de M. M’Léod dans le grand parloir et ne pensez plus qu’à la joie. Mon fils n’est pas du nombre des rebelles. Je vais rejoindre Christy à sa forge, et je lui annoncerai cette heureuse nouvelle.

Ellinor me quitta, contente d’elle, de moi et du monde entier. Elle croyoit me laisser dans une semblable situation d’esprit, et que j’allois suivant son conseil ne plus penser qu’à la joie. Je n’ai qu’un souvenir très-confus de ce qui se passa dans le grand parloir et à la confrontation des prisonniers. Je me souviens que M. M’Léod fut étonné de me voir si indifférent sur un sujet qui me touchoit de près. Il fut obligé de tout faire lui-même. Les coupables furent à ce que je crois, mis en prison, et Joe Kelly devint leur dénonciateur. Mais quant aux particularités, je ne me les rapelle pas plus que si tout cela n’eût été qu’un rêve. J’avois l’esprit entièrement absorbé par les révélations que venoit de me faire Ellinor.