L’Ennui (1809)
Librairie française et étrangère de Galignani (tome Ip. 134-186).


CHAPITRE VIII.


Je venois de passer une nuit accablante ; j’avois été poursuivi dans mes rêves par les demandes et les cris de tous les importuns que j’avois vus pendant la journée précédente, lorsque je fus réveillé par le bruit de quelqu’un qui allumoit mon feu. Je crus que c’étoit Ellinor, et l’idée de ses services et de son affection désintéressés contrasta agréablement dans mon esprit avec le souvenir des demandeurs obstinés qui m’avoient fatigué la veille.

— Comment vous portez-vous, ma chère Ellinor ? Je ne vous ai pas aperçue de la semaine passée.

Ce n’est pas Ellinor, me répondit une voix inconnue.

— Et pourquoi cela ? Pourquoi Ellinor n’allume-t-elle pas mon feu ?

— Milord, je n’en sais pas la raison.

— Allez tout de suite la chercher.

— Il y a trois jours qu’elle est retournée chez elle.

— Comment ! est-elle malade ?

— Non pas, que je sache, Milord ; je ne lui connois d’autre peine, sinon qu’elle doit être jalouse de ce que c’est moi qui allume votre feu. Quand elle a vu que la femme de charge m’en avoit donné l’ordre, elle s’en est allée sans dire un mot ni en bien ni en mal.

Je me ressouvins alors de la demande que m’avoit faite la pauvre Ellinor, et je me reprochai de n’avoir pas tenu ma parole sur une affaire qui étoit sûrement plus importante pour elle que pour moi. Je résolus, dans ma tournée du matin, de me transporter chez elle et de m’excuser ; mais d’abord je voulus visiter les parcs nombreux, et les habitations qui se trouvoient sur mes terres. Une foule de paysans étoient venus me supplier de leur céder un des parcs qui se trouvoient près du bourg de Glenthorn ; je fus un peu honteux quand je vis à quels misérables coins de terre on avoit donné le beau nom de parcs. On appelle ainsi en Irlande l’étendue suffisante à la nourriture d’une seule vache.

En entendant parler des cent villages qui se trouvoient dans mon comté, je concevois une grande idée de mon opulence, et j’étois impatient de visiter mes domaines. Quand j’eus parcouru quelques-uns de ces villages, ma curiosité fut plus que satisfaite. Deux ou trois cabanes placées l’une auprès de l’autre constituent communément un village. La dénomination même de village n’est plus en beaucoup d’endroits qu’une affaire de tradition, et ce nom est encore donné à des emplacemens où il subsiste à peine une seule cabane. Dégoûté de cette population, purement historique, je tournai bride et demandai à un jeune garçon de me montrer l’habitation d’Ellinor O’donoghoe.

— Avec bien du plaisir, Milord ; vous ne pouviez mieux vous adresser, car je suis son fils.

Mon conducteur traversa un champ couvert de fougère et de lapins. Ces animaux se tenoient paisiblement à l’entrée de leurs terriers comme les vrais propriétaires du champ, et regardoient moi et mon cheval comme des intrus. Le jeune homme s’excusa sur les dégâts que faisoient ces innombrables lapins ; il n’en seroit pas ainsi, Milord, si le garde-chasse vouloit me permettre d’avoir un fusil ; et il le feroit certainement s’il savoit que cela ne déplût pas à Milord. J’eus plus d’une occasion d’admirer la présence d’esprit avec laquelle les plus jeunes garçons dans ce pays savent choisir leur temps pour demander. Il me présenta sa requête au moment où, pour me faire place, il dérangeoit une charette destinée à boucher la brèche d’une haie ; il suoit à grosses gouttes dans son travail ; je ne pouvois franchement pas lui refuser alors la permission d’avoir le fusil qu’il désiroit tant.

Nous arrivâmes à l’habitation d’Ellinor. C’étoit une chaumière basse, et construite en terre. Elle étoit étayée à une de ses extrémités par un arc-boutant de pierres mal unies, sur lequel étoit grimpée une chèvre qui tâchoit d’atteindre jusqu’à l’herbe qui croissoit sur le haut de la chaumière. Un tas de fumier s’élevoit jusqu’à la hauteur de l’unique fenêtre de cette habitation ; près de la porte croupissoit une eau bourbeuse, dans laquelle barbottoient quelques canards. À mon approche sortirent de la cabane un porc, un veau, un agneau, une chèvre, deux oies, tous attachés par la patte ; ils étoient suivis par des dindons, des poules, des coqs, un chien, un chat, deux mendians avec la pipe à la bouche, une jeune fille armée d’une fourche, et une foule d’enfans ; enfin du haut de mon cheval, mesurant la superficie de cette demeure, je n’eusse jamais cru qu’elle pût contenir toute cette population. Je demandai si Ellinor étoit à la maison ; mais les aboiemens du chien, les cris des dindons, des poules et des coqs, les importunités des mendians, ne me laissoient pas l’espérance de me faire jamais entendre. Quand la jeune fille avec sa fourche fut venue à bout de leur imposer silence, elle répondit qu’Ellinor O’donoghoe étoit sortie un moment pour aller cueillir des patates ; elle courut la chercher, après avoir averti les garçons qui étoient restés à fumer dans l’intérieur, de venir recevoir Milord. En effet, ils se baissèrent sous la porte pour pouvoir sortir, et ne furent pas plutôt relevés qu’ils me dirent combien ils étoient fiers de me voir dans mon royaume. Je leur demandai s’ils étoient tous fils d’Ellinor.

Oui, Milord, me répondit l’un d’eux.

Il n’y en a qu’un qui soit son fils ; me répondit le second.

C’est moi, me dit un troisième, ces deux autres ne sont que ses beaux-fils.

— Alors vous êtes mon frère de lait.

— Non, Milord, ce n’est pas moi ; c’est un de mes frères, mais il ne demeure pas là.

— Et où est-il donc ?

— Milord, il est là-bas à son atelier ; il est forgeron.

— Et vous, qui êtes-vous ?

— Je suis Ody, à vous servir.

— Quel est votre métier ?

— On ne m’a pas élevé pour un métier plus que pour un autre ; je m’engagerois dans la milice, le mois prochain, si ma mère y consentoit ; et je suis sûr qu’elle y consentiroit, si vous vouliez bien dire un mot au colonel, qui sur votre recommandation me nommeroit tout de suite sergent.

Tandis qu’Ody présentoit sa requête, tous ses camarades s’empressoient autour de mon cheval, et me firent leurs félicitations. Bientôt je vis venir Ellinor, la joie brilla sur son visage, sitôt qu’elle m’aperçut.

— Eh bien Ellinor, on vous a fait de la peine au château, et vous nous avez quittés avec humeur ?

— Avec humeur ! si cela m’est arrivé, je n’en suis que plus coupable ; mais je n’ai jamais d’humeur longtemps, et surtout contre vous. Mais voyez donc combien il est aimable d’être venu me voir dans ce misérable logement ?

— Je veux que votre habitation soit bientôt plus agréable. Loin d’être flattée de ma promesse, elle me répond que tout est bon pour elle. Je lui proposai de venir vivre dans mon château, en attendant qu’on lui bâtît une autre demeure ; mais elle parut préférer sa chaumière ; je lui assurai qu’elle pourroit allumer mon feu tout à son aise.

— Non dit-elle : il vaut mieux que je n’y aille pas, si cela fait de la peine à quelqu’un.

Je lui dis qu’elle seroit libre de faire ce qu’elle voudroit, et en m’en retournant, je choisis auprès de la loge de mon concierge un emplacement pour lui construire une maison agréable. Je me complaisois dans l’idée de témoigner ma reconnoissance à cette pauvre femme. Avant de me coucher, j’écrivis en faveur d’Ody une lettre qui lui procura l’honneur de devenir sergent dans la milice ; et Ellinor éblouie par cette gloire militaire, se sépara avec moins de regrets d’Ody, pour qui elle avoit une tendresse toute particulière.

Qu’il me quitte donc, dit-elle, je ne veux pas m’opposer à sa fortune ; qui m’eût dit que je verrois Ody sergent ! Allons, mon cher Ody, te voilà le protecteur de ta famille ; fais honneur à la recommandation de Milord ; que le seigneur le bénisse en récompense ; car la première fois que je l’ai vu, je me suis bien aperçu qu’il avoit un cœur compatissant.

Je ne prétends pas que ce fût une très-bonne action de procurer un poste de sergent à un homme à qui je ne connoissois d’autre mérite que celui d’être le fils de ma nourrice. Je ne pouvois cependant m’empêcher de penser avec quelque satisfaction à cet acte de bienveillance. Quoique fort peu accoutumé à réfléchir sur mes sensations, je commençai à soupçonner que le plaisir de faire du bien valoit celui que procure la possession des chevaux, des équipages, des parcs, des châteaux, et même celle du pouvoir. Cette idée pourtant n’étoit pas encore bien claire dans mon esprit. Ma générosité étoit accompagnée d’une grande impatience. Je croyois qu’avec de l’argent, comme avec la lampe d’Aladin, on devoit satisfaire sur-le-champ tous ses désirs ; je voulois que dans un clin d’œil la maison d’Ellinor fût bâtie ; mais les ministres de la lampe d’Aladin n’étoient pas Irlandais. Les lenteurs, les bévues de mes ouvriers, me donnèrent mille accès d’impatience ; un spectateur de sang-froid eût difficilement décidé lequel étoit le plus ridicule de leur engourdissement invétéré, ou de mon exigeante pétulance.

— Quand nous aurons recueilli les patates, et coupé le gazon, nous travaillerons à la maison d’Ellinor.

— Au diable les patates et la tourbe ; vous devez faire tout de suite ce que je vous ai dit.

— Milord, nous n’avons point de ciment, les pierres ne sont point encore équarries, puisque cette maison doit être en pierres. Les fondations ne sont pas encore creusées, tous nos chevaux sont occupés à porter du fumier.

Après la tourbe et les patates, venoient les funérailles et les jours de fêtes sans nombre. Les maçons restoient oisifs une semaine, en attendant le mortier ; le mortier à son tour attendoit les pierres. Ensuite, c’étoit le charpentier qui ne pouvoit lui-même rien faire sans un scieur qui étoit allé faire raccommoder ses outils. À mesure que la maison avançoit, c’étoient d’autres difficultés ; c’étoit un ouvrier absent pour un procès, ou qui étoit allé assigner son frère pour la somme importante d’un scheling. Quand après mille détails et mille obstacles, la maison fut élevée à la hauteur convenue, la toiture fut un nouveau fléau. Le couvreur et le charpentier ne pouvoient s’accorder. Enfin la charpente et la couverture de la maison s’achevèrent ; mais je ne pus attendre que les murs fussent secs pour les couvrir intérieurement de papiers, et les orner élégamment. J’imitai la manière des chaumières anglaises les mieux fournies ; car il étoit dit que l’habitation d’Ellinor devoit être la plus belle qu’on eût jamais vue dans cette partie de l’Irlande. Le jour où tout fut achevé, je fus dédommagé des nombreuses peines que j’avois essuyées ; et mon plaisir fut d’autant plus vif que je l’avois payé plus cher. Quand je vis une grande multitude de mes vassaux rassemblés à la fête champêtre que je donnai pour l’installation d’Ellinor, ma bienveillance s’étendit au-delà des moyens de la satisfaire, et j’aurois voulu rendre heureux tous ceux qui m’entouroient, pourvu toutefois que je l’eusse pu sans tant de difficultés. La manière de faire du bien qui me parut la plus facile, et que par conséquent je préférai, fut de répandre l’argent avec profusion. Je ne me donnai pas la peine d’examiner le mérite et les droits de ceux qui demandoient. Mon aveugle pitié, pour s’épargner le spectacle trop prolongé de la souffrance, se hâtoit de verser ses bienfaits peu réfléchis sur ceux qui, extérieurement, sembloient les plus misérables.

J’étois fort mécontent de M. M’Léod qui, dans aucune circonstance, ne sembloit partager ma philantropie ni applaudir à mes bienfaits ; je jugeai que c’étoit un cœur froid et insensible ; son silence m’irrita à un tel point que je ne pus m’empêcher de lui en faire quelqu’observation.

— « Milord, puisque vous voulez absolument connoître ma façon de penser, je vous dirai que ce n’est peut-être pas un bon moyen d’encourager l’industrie, que de prodiguer des récompenses à l’oisiveté. »

— Mais, paresseux ou non, ces gens sont si misérables, que je ne puis leur refuser quelque aumône. Quand il est si facile d’aider l’indigence, il me semble que c’est un devoir de le faire ; qu’en pensez-vous ?

— Je pense comme vous, Milord ; mais il y a une difficulté : il faut prendre garde de ne pas éterniser la misère, en soulageant les misérables du moment. La pitié que nous avons pour une classe nous rend quelquefois cruels envers une autre. On dit qu’il y a dans l’Inde des bramines si compatissans, qu’ils paient des mendians pour se laisser dévorer par les puces ; il me semble qu’il vaudroit mieux laisser les puces mourir de faim.

Je ne compris pas d’abord ce que M. M’Léod vouloit dire ; mais je l’appris bientôt de la foule de pauvres de toutes les espèces qui abandonnoient leur métier, leurs travaux pour venir m’importuner de leurs demandes. L’argent que je donnois étoit aussitôt dépensé chez le cabaretier, ou devenoit le sujet d’une querelle de famille, et le lendemain on revenoit à moi avec de nouveaux besoins et de nouvelles instances. Mes fermiers, découragés, me regardoient comme un prodigue insensé, et ils se réunirent pour me demander une réduction dans le prix de leurs baux ou des termes plus longs.

Leur pétition obtint quelque succès auprès de moi, et j’eus encore dans cette circonstance à subir le silence de M. M’Léod. J’avois trop d’orgueil pour lui demander son avis. Je donnai des ordres, et ils furent exécutés. J’accordai à mes fermiers de longs délais ; et après en avoir agi à ma fantaisie, je ne pus m’empêcher de chercher à connoître l’opinion de M. M’Léod.

Je doute, me dit-il, que cette mesure soit aussi avantageuse que vous l’avez imaginé ; vos fermiers sous-loueront leurs terres ; ils vivront dans l’oisiveté et en agiront avec rigueur envers les malheureux avec qui ils auront traité.

— Mais ils m’ont dit qu’ils conserveroient eux-mêmes la culture de mes domaines ; que leur intention étoit de les améliorer, et que s’ils ne l’avoient pas fait jusqu’ici, c’étoit parce que les termes de leurs baux étoient trop rapprochés.

— Je doute qu’à l’aide de cette mesure vos fermiers prennent un plus grand soin de leurs terres ; dans le comté voisin, les fermiers de lady Ormsby tiennent les leurs à dix schelings l’acre ; ils sont à l’aumône, et à la fin de leur bail ils rendront leurs fermes en plus mauvais état que lorsqu’ils y sont entrés.

Les froids raisonnemens de M. M’Léod m’accabloient, et je résolus de ne plus les provoquer. Je ne fus cependant pas ferme dans ma résolution ; toujours chancelant dans mes vues, j’étois bien aise d’obtenir son approbation, au moment même où j’étois jaloux de son entremise.

Un jour, je voulus augmenter le prix du travail. Mais M. M’Léod me dit qu’il seroit possible que le peuple travaillât moins, dès qu’il verroit qu’avec moins de peine il pourroit gagner sa vie.

Dans mon embarras, je pensai à baisser le prix des journées ; il faudra bien, dis-je, que ces fainéans travaillent ou qu’ils meurent de faim. L’impatientant M. M’Léod me répondit : il vaudroit peut-être mieux laisser les choses comme elles sont.

Je dotai les filles de mes fermiers ; j’accordai des primes à ceux qui avoient une famille nombreuse, car j’avois toujours entendu dire que les législateurs devoient favoriser la population.

Je n’obtins pas même sur ce point l’approbation de mon censeur. Il me fit observer que mes domaines étoient tellement populeux, que dans chaque maison on se plaignoit de n’avoir pas des terres en proportion des bras. Si une ferme peut nourrir dix individus, il n’est pas démontré qu’il soit sage d’encourager la naissance de vingt. Il vaut peut-être mieux que dix individus vivent bien, et soient bien nourris, que si vingt ne faisoient que languir et végéter.

Pour encourager les manufactures dans le village de Glenthorn, je proposai d’insérer dans mes baux, une clause qui obligeroit mes vassaux à établir à Glenthorn, et non ailleurs, des fabriques de toiles et d’étoffes. L’obstiné contradicteur me demanda :

Si ce ne seroit pas encourager les habitans de Glenthorn, à faire de mauvais draps et de mauvaises toiles, une fois qu’ils seroient assurés de débiter leurs produits sans craindre de concurrence ?

Enfin, je m’imaginai que mes vassaux deviendroient tous riches et indépendans, s’ils pouvoient fabriquer chez eux, tout ce dont ils avoient besoin.

M. M’Léod répondit : il seroit possible qu’un homme fît mieux d’acheter des souliers, que de les fabriquer lui-même, s’ils lui reviennent à meilleur prix de la première manière. Il ajouta quelques réflexions sur la division du travail ; il me cita la Richesse des Nations de Smith ; mais je lui répondis que Smith étoit un Écossais.

Je ne puis exprimer à quel point je redoutois les peut être, et les il seroit possible de M. M’Léod.

La société de M. Hardcastle, m’épargna bientôt la peine du doute et la fatigue du travail ; aussi j’encourageai ses visites par la réception la plus gracieuse. M. Hardcastle étoit l’intendant de la douairière Ormsby, qui avoit de vastes possessions dans mon voisinage. Cet homme étoit dans sa démarche et dans sa conversation, l’antipode de M. M’Léod : parleur tranchant et décisif, il ne savoit pas ce que c’est que douter ; il regardoit le doute comme une preuve d’ignorance, de foiblesse d’esprit et même de lâcheté. Il est certain, étoit le commencement de toutes ses phrases. Littérature, morale, politique, économie, législation ; affaires civiles, ecclésiastiques, militaires, il décidoit tout du ton le plus tranchant. Lui ! il ne lisoit rien ; il n’avoit rien à faire avec les livres : il ne consultoit que ses yeux et ses oreilles ; le sens commun étoit son guide universel. Quant à la théorie, il n’en faisoit aucun cas ; la pratique, l’expérience, voilà les règles auxquelles il en appeloit ; et son expérience se bornoit à ce qu’il avoit vu dans le village de Hardcastle.

D’abord je le pris pour un très-habile homme, et je me réjouis cordialement de voir mon sceptique réduit au silence. Après le dîner, à chaque décision qu’il donnoit, j’avois coutume de lui dire, très-bien ; c’est cela même ; quoique je le comprisse aussi peu qu’il se comprenoit lui-même. Mais c’étoit un soulagement pour moi d’être tiré de toute incertitude. Je remplissois mon verre d’un air de triomphe, en voyant que M. M’Léod ne répondoit rien à mes assertions ni aux argumens de mon docteur, cependant il avoit dans son silence même une apparence de satisfaction tranquille qui me surprenoit et me contrarioit à l’excès.

Un jour que Hardcastle, avec son ton dictatorial, prodiguoit ses décisions sur différens points ; et qu’il nous racontoit la manière dont il gouvernoit son monde, et entretenoit l’ordre dans ses affaires, je ne voulus pas laisser jouir M’Léod du plaisir de ne rien dire, et je le pressai de nous faire connoître son opinion sur les moyens d’améliorer le sort des pauvres Irlandais.

Je doute, dit-il, qu’on puisse leur faire réellement du bien, jusqu’à ce qu’on ait perfectionné leur éducation.

Hardcastle. — Ah ! l’éducation ; voilà bien nos savans modernes ; y a-t-il quelqu’un au fait des affaires de ce pays, qui ne soit assuré que le peuple n’y est déjà que trop éclairé ? Il n’y a que trop de gens ici qui savent lire écrire et chiffrer ; car je présume que c’est là tout ce que vous entendez par éducation.

M’Léod. — Pas tout-à-fait ; une bonne éducation comprend quelque chose de mieux.

Hardcastle. — Le mieux est le pire. Je connois le peuple de cette contrée ; j’ai quelque droit d’en parler ; j’en puis parler avec assurance, car c’est ici que je suis né, et je vous certifie en toute humilité, avec ma foible expérience, que le moyen le plus sûr pour ruiner les Irlandais seroit de les élever avec plus de soin. Voyez tous ces savans, comme ils s’appellent eux-mêmes, c’est une troupe de vagabonds qui errent avec un livre sous le bras, plutôt que de manier la bêche. Qu’arrive-t-il de-là, c’est qu’ils sont toujours les plus turbulens, les moins disposés à obéir dans chaque commune, aussi je n’en souffre pas un seul dans mon arrondissement de Hardcastle. Je les ai tous bannis ; aussi, montrez-moi un peuple plus soumis, plus tranquille que le mien. Je parle d’après l’expérience, et c’est elle seule que l’on doit consulter. Venez voir Hardcastle, et si ce spectacle ne vous persuade pas ; rien n’est capable de le faire.

Je ne suis jamais allé à Hardcastle, dit M. M’Léod.

— J’espère que vous me ferez bientôt cet honneur ; mais, permettez-moi de vous le dire, que sert-il à un pauvre homme de savoir lire et écrire, à moins qu’il n’espère devenir bailli, ou entrer dans les douanes ? Tous les livres de la terre enseigneront-ils à un paysan à labourer sa terre, à faire venir des patates et à couper sa tourbe ? Voulez-vous que les Irlandais soient tranquilles et soumis ? tenez-les dans l’ignorance ; ils ne sont que trop remuans et trop indisciplinés. Apprenez-leur à tous à lire et à écrire, et ce sera mettre de la paille près du feu. Enseignez-leur quelque chose, et tout sera bientôt sens-dessus-dessus. Tenez-les dans l’abaissement, si vous ne voulez pas avoir la gorge coupée. De l’éducation ! eh ! ils n’en ont déjà que trop, beaucoup trop ; et c’est ce qui les rend si revêches et si difficiles à conduire. Je ne veux citer que Hardcastle, pour prouver tout ce que j’avance. Oui, ajouta-t-il d’un air de triomphe, l’éducation est nécessaire au riche ; mais dites-moi, je vous en prie, de quelle utilité elle peut-être pour le pauvre ?

— La même que pour le riche. L’éducation bien entendue nous enseigne à connoître nos vrais intérêts, et à nous en occuper avec sagesse. Cette définition comprend, selon moi, toute la morale.

— Mais cette morale n’est pas applicable aux pauvres Irlandais.

— Pourquoi pas ? ne sont-ce pas des hommes ?

— Oui, ce sont des hommes, mais non pas comme ceux de l’Écosse. L’Irlandais ne connoît pas ses vrais intérêts ; et quant à de la moralité, il n’en est pas question dans ce pays-ci ; non, Monsieur, il n’en est pas question.

— Eh ! c’est justement ce dont je me plains ; ils ne savent rien de tout cela, parce qu’ils n’en ont rien appris.

— On ne peut rien leur enseigner, vous dis-je.

— Mais l’a-t-on jamais essayé ?

— Comment ? pas plus tard que la semaine dernière. Je trouvai dans un de mes champs un drôle qui me voloit, et au lieu de l’envoyer en prison, je lui dis avec beaucoup de douceur : Mon ami, ne connoissez-vous pas le huitième commandement qui défend de voler ? Oui, me dit-il, mais je ne savois pas que ce fût le huitième. Je le lui montrai moi-même, je le lui fis lire, et je lui donnai pour punition d’apprendre le catéchisme tout entier. La semaine suivante, je le surprends encore en flagrant délit, et quand je veux le réprimander, il me répond que le prêtre n’a pas voulu lui enseigner ce catéchisme, parce que c’étoit un catéchisme protestant. Vous voyez donc bien, Monsieur, qu’il est de toute impossibilité de donner de l’éducation à ces gens-là.

M. M’Léod sourit, dit quelque chose sur le pouvoir du temps et de la patience, et observa que d’une seule expérience on ne pouvoit rien conclure contre une nation entière. Mais M. Hardcastle ne comprenoit rien à tout ce qui pouvoit ressembler à un argument général. Il connoissoit jusqu’au dernier brin d’herbe dans son arrondissement ; mais il ne falloit pas lui en demander davantage. Tout appel à l’humanité et aux sentimens généreux étoit sans pouvoir sur lui ; il étoit si franc dans son égoïsme, qu’il ne prenoit pas la moindre peine pour le déguiser. Par son air distrait et moqueur il montra, tant que parla son adversaire, qu’il n’étoit pas plus curieux d’écouter que de lire. Mais dès que M. M’Léod eut cessé de parler il reprit :

— Tout ce que vous dites-là peut être vrai ; mais j’ai pris mon pli. Puis répétant ses assertions d’une voix de plus en plus forte, il finissoit par dire d’un ton provoquant et interrogatif :

— Qu’avez-vous maintenant à me répondre ? Est-il homme vivant qui doute de la vérité de ces faits ?

M. M’Léod persista dans son silence habituel. La compagnie se retira, et quand je fus seul avec lui, je lui demandai malicieusement pourquoi, lui, qui savoit si bien se défendre, s’étoit laissé ainsi réduire ? Il me répéta les paroles de Molière : « Qu’est-ce que la raison avec un filet de voix contre une gueule comme celle-là ? » Dans tout autre moment, ajouta-t-il, le peu que je puis savoir est entièrement à votre disposition.

Les indolens aiment les personnes tranchantes quand ils partagent leurs opinions ; cela leur évite la peine de développer leurs pensées ou de soutenir leurs assertions. Mais cette amitié cesse dès qu’il s’établit la moindre contrariété dans leur manière de voir. L’indolent alors déteste un adversaire opiniâtre dans celui qui lui avoit d’abord fourni un auxiliaire utile. C’est ce qui arriva entre M. Hardcastle et moi. Il fut mon favori aussi long-temps que son langage fut d’accord avec le mien ; mais un événement qui établit entre nous une rivalité de pouvoir, me fit trouver sa manière de raisonner et son ignorance présomptueuse également insupportables.

Voici ce qui donna lieu à notre démêlé. Lorsque j’étois encore dans mon premier accès de générosité, je m’en revenois un soir à cheval, après avoir dîné avec M. Hardcastle. Je fus frappé de l’aspect d’une des plus misérables cabanes que j’eusse jamais vues. La pâle clarté d’une lampe qui brûloit intérieurement, m’en révéla l’horrible misère.

Est-il possible que quelqu’un vive dans cette chaumière ? m’écriai-je.

Oui, Milord, me répondit un homme qui passoit sur la route ; c’est là que demeurent les Noonans. — Les Noonans ! mais c’est ainsi que s’appeloit le boxeur que j’ai vu mourir à Londres, celui qui, en expirant, me chargea de porter à son frère et à sa sœur, une demi-guinée et un mouchoir de soie, qui étoient tout son avoir. Je descendis de cheval, et je demandai à l’homme que j’avois rencontré, si le fils de ce Noonan n’étoit pas mort en Angleterre.

— « Il avoit effectivement un fils en Angleterre, Mick Noonan, qui lui envoyoit de temps en temps quelques guinées. C’étoit un fils très-attaché à son père, mais il étoit un peu dérangé ; il y a long-temps qu’on n’en a entendu parler ; mais le vieillard a un autre fils, un garçon fort sage, l’espoir de la famille, qui est maintenant dans l’armée aux Indes Orientales. Ce vieillard, quoique pauvre et estropié, est peut-être l’homme le plus heureux des trois royaumes. Il n’y a qu’un moment que j’ai rencontré Jemmy Riley, l’amoureux de la fille qui portoit une lettre. — Quelle nouvelle y a-t-il ? — De grandes, m’a-t-il dit : Voici une lettre de Tom Noonan à son père, et je cours pour lui en faire lecture ».

Tandis qu’on me donnoit ces informations, nous arrivâmes à la porte de la cabane : qui se fût attendu à voir le sourire du contentement, et à entendre les accens de l’allégresse dans une telle demeure ?

Je trouvai le vieillard les mains levées vers le ciel, qu’il sembloit remercier de son bonheur, et portant sur tous ses traits l’expression du plus parfait contentement. Sa fille, jeune personne d’une figure charmante, à genoux à côté de lui, tenoit une lumière pour éclairer le jeune homme qui lisoit la lettre de son frère. Je fus vraiment fâché de les interrompre.

Soyez le bien-venu, me dit le vieillard, en faisant effort pour se lever.

— Je vous en prie, ne vous dérangez pas.

— Nous étions là occupés à lire une lettre de mon fils qui est au-delà des mers. C’est bien le meilleur fils qui soit sur la terre. Voyez ce qu’il m’envoie. Une lettre-de-change de dix guinées ! cependant il n’a qu’une petite paye Oh ! certainement Dieu le bénira.

Après quelques minutes de conversation, le cœur de ce bon vieillard s’épanouit tellement avec moi, qu’il me parla avec autant de liberté que s’il m’eût connu depuis plusieurs années. Je le mis sur le chapitre de son autre fils Michel dont il étoit parlé dans la lettre comme d’un assez mauvais sujet. Ah ! Milord, me dit-il, voilà ce qui me déchire le cœur, et ce qui m’affligera jusqu’au jour de ma mort ; que ce Michel, qui sûrement n’existe plus depuis un an, ne m’ait jamais écrit une ligne de l’Angleterre, et n’ait jamais donné à sa sœur une seule marque de souvenir.

S’il nous eût donné une seule fois de ses nouvelles, nous aurions été contens, dit sa sœur en s’essuyant les yeux. Mais hélas ! nous ne savons pas seulement de quelle manière il est mort.

Je saisis ce moment pour raconter les circonstances de la mort de Michel Noonan ; et quand je parlai de la dernière demande qu’il m’avoit adressée relativement à la demi-guinée et au mouchoir de soie, ils en furent tous tellement touchés qu’ils oublièrent entièrement la lettre-de-change de dix guinées que j’aperçus dans la poussière sous les pieds du vieillard, qui, les yeux fixés sur le don touchant de son pauvre Michel, s’écrioit : Le cher enfant ! c’est là tout ce qu’il possédoit sur la terre. Que Dieu le bénisse ! il étoit bien étourdi ! mais personne n’aima mieux ses parens que lui.

Je n’ai vu nulle part la tendresse filiale poussée à un plus haut point qu’en Irlande. Un Irlandais a beau s’éloigner de son pays, quelque chose qui lui arrive, il n’oublie jamais la maison paternelle ; il écrit constamment les lettres les plus affectionnées à ses parens, et leur fait toujours partager les bienfaits que la fortune lui envoie.

Quand je demandai à la fille de Noonan pourquoi elle n’étoit pas mariée ? C’est de sa faute, me répondit Noonan, si toutefois c’est une faute de se sacrifier pour son vieux père. Elle consume ici sa jeunesse, comme vous le voyez, en prenant soin d’un homme auquel personne ne penseroit.

— Oh ! vous laisser seule, dit la jeune fille avec un sourire plein de tendresse ; je suis trop pauvre pour songer à me marier sitôt ! ainsi, mon père, vous ne me gênez en aucune manière. Je sais aussi bien que Jemmy que voilà, que c’est un péché, et un grand crime, comme le disoit ma mère, de se marier quand on n’a rien, et de vouloir établir un ménage ainsi qu’a fait le méchant qui vous a ruiné.

— C’est bien vrai, dit le jeune homme, en poussant un profond soupir ; mais le temps le corrigera, il faut l’espérer, avec l’aide de Dieu.

Je sortis de cette misérable chaumière, pénétré d’admiration pour la vertu de ceux qui l’habitoient. J’engageai la jeune fille à venir le lendemain chercher le mouchoir de soie, que son pauvre frère m’avoit chargé de lui remettre. À mesure que je connoissois davantage l’intérieur de cette famille, je concevois pour elle des sentimens d’une plus grande bienveillance. Le vieux Noonan avoit été autrefois un bon fermier ; mais un fripon, avec qui il s’étoit associé, avoit pris la fuite et l’avoit laisse accablé d’arrérages qui le ruinèrent. M. Hardcastle, chargé de lui faire payer ses engagemens, avoit saisi tout ce qu’il possédoit. Sa fortune entière ne suffisant pas pour faire face à ses affaires, il avoit été contraint d’abandonner sa ferme et de se retirer avec sa fille dans cette cabane où, bientôt après, une paralysie le priva de l’usage de ses membres.

Je fus tellement touché des qualités de ces bonnes gens, qu’en dépit de mon indolence accoutumée, je m’occupai le lendemain de leur chercher une habitation plus commode dans mes propres domaines. Je les logeai, à leur grand contentement, dans une petite ferme, qui fut cultivée par l’amant de la jeune fille, devenu son époux. Je fus bien surpris d’apprendre que M. Hardcastle avoit été choqué de l’intérêt que j’avois mis dans cette affaire. Il dit que je ne m’étois pas conduit en voisin délicat, que j’avois encouragé les vassaux de lady Ormsby à désobéir au réglement qu’il avoit porté lui-même contre ceux qui voudroient émigrer de sa propriété. Jemmy Riley, chose que j’ignorois totalement, étoit un paysan appartenant à lady Ormsby. Je ne comprenois rien aux plaintes de M. Hardcastle ; je cessai bientôt de lui rendre visite ; il en fit autant, mais l’affaire n’en resta pas là. Parmi les fonctions que s’étoit attribuées cet homme toujours sage et prudent, se trouvoit celle de surveiller la police des marchés du bourg d’Ormsby ; et comme, pour des raisons à lui seul connues, il prévoyoit une année de disette, il lui plut de tenir les avoines et les patates à un très bas prix. Il ne permit pas d’en vendre à un taux plus haut que celui qu’il avoit fixé. Le pauvre peuple murmura, et pour obvier à l’injustice, fit des marchés particuliers et secrets. Il en fut informé et saisit les grains de ceux qui avoient contrevenu à son ordonnance. Le jeune Riley, le gendre de Noonan, vint se plaindre à moi de la saisie qu’on avoit exercée contre lui. Je fis des représentations ; Hardcastle en fut choqué, fit attendre long-temps Riley, contre qui une condamnation fut prononcée. Le jeune homme, qui étoit d’un caractère bouillant, choqué d’attendre et d’être condamné, s’empara de ses grains, et les ramenoit en triomphe, lorsqu’il fut arrêté par le bailli d’Hardcastle. Le bailli est terrassé, et il n’est pas plutôt remis de ses contusions, qu’il intente un procès à celui qui l’a maltraité. Je fus choqué, comme j’en avois effectivement le droit, d’après la loi du pays, de ce que le magistrat avoit informé contre un de mes vassaux sans m’écrire préalablement. Il y eut un conflit entre mon juge de paix et son compétiteur. Ma paresse le céda à l’amour du pouvoir. La contestation fut portée devant le grand jury ; je gagnai, et comme de juste M. Hardcastle resta mon ennemi. Ce mot mon juge de paix peut paroître extraordinaire à des oreilles anglaises ; mais dans plusieurs contrées de l’Irlande cette expression est absolument correcte. Là, un seigneur parle avec une parfaite assurance de faire un juge de paix ; s’il est très-influent, il lui est aussi facile de faire un shériff ; le shériff fait le jury, et le jury vous fait la loi. N’oublions pas au reste que sous le règne d’Élisabeth un Anglais, membre du parlement, définissoit un juge de paix : « Un animal, qui pour une demi-douzaine de poulets dispensera de l’exécution d’un pareil nombre de lois. » Le temps est nécessaire pour donner de la force aux institutions. Mais n’anticipons pas sur des réflexions que je n’ai faites qu’à une époque plus avancée de ma vie ; je reviens à mon histoire.

Ma générosité éprouva quelques légères disgraces. La chaumière d’Ellinor, que j’avois arrangée avec tant de soin, fut pour moi une source de mortifications. Un jour, je la trouvai assise à côté de son rouet, et entourée des débris des meubles dont j’avois fourni son ménage. Elle chantoit sa chanson favorite :

D’une superbe auge d’argent
Je veux te faire le présent,
À son pourceau chéri disoit certaine femme.
Le pourceau répond en grognant :
Non, non, je n’en veux point, je n’en veux point, madame.

Elle sembloit aussi peu curieuse des agrémens que je lui avois procurés, que l’animal de sa chanson ne l’étoit de son auge d’argent. Ce que nous appelons les agrémens de la vie, n’étoit pour elle que de l’embarras ; comme elle n’en avoit aucune habitude, toute nouveauté l’importunoit, et c’étoit une espèce de cruauté, de l’engager à tenir sa maison proprement.

Des philosophes nous assurent qu’il y a dans le cœur de l’homme, un amour inné de l’ordre ; mais il n’en étoit pas ainsi chez la pauvre Ellinor. Sa maison d’abord si bien ornée, devint une scène de confusion et de malpropreté. Une cloison bâtie en tourbe fut démolie ; l’escalier fut arraché et jeté au feu, sans aucune nécessité de se chauffer de la sorte. Comme les murs avoient été couverts de papier avant qu’ils fussent secs, le papier se moisit et le plâtre tomba. Au lieu de donner plusieurs couches de peinture aux boiseries, dans l’ardeur de finir, on s’étoit contenté d’une qui bientôt disparut. Les carreaux des fenêtres, presque tous cassés, étoient remplacés par un vieux chapeau, par de la paille, ou d’une autre manière. Quelques ardoises furent enlevées une nuit par le vent ; comme le couvreur demeuroit à quelques milles de là, la pluie eut le temps de faire ses ravages, et de poursuivre de chambre en chambre Ellinor jusqu’au coin de sa cuisine et dans son lit même. Enfin, elle me demanda la permission d’enlever le reste des ardoises et d’y substituer du chaume. « Une maison couverte en ardoises n’étoit jamais aussi chaude, et puis, comme il ne fumoit pas chez elle, on y mouroit de froid. »

Jamais je n’avois ressenti tant d’humeur. Crawley ne m’en avoit pas tant donné en enlevant ma femme. Dans ma colère contre Ellinor, je la traitai de sauvage, d’ingrate et de folle Irlandaise.

Je ne sais pas si je suis sauvage, dit-elle, les larmes aux yeux, mais certainement je suis folle, et je ne suis pas ingrate. Elle rentra chez elle, et se mit au lit. Son fils bientôt après me dit qu’elle avoit un rhumatisme, dont elle avoit souffert long-temps sans se plaindre, de peur que je n’eusse à me reprocher de l’avoir fait loger dans une maison, dont les murs n’étoient pas encore secs.

Ce rhumatisme me réconcilia sur-le-champ avec elle ; je la laissai faire à sa guise, couvrir sa maison de chaume, avoir autant de fumée qu’elle voudroit, et elle guérit. Mais mon zèle fut de jour en jour plus affoibli. Après avoir formé les plus beaux plans, pour le bonheur de ceux qui m’entouroient, je me laissai décourager par les contrariétés les plus légères.

Je ne réfléchissois pas à ce mélange de paresse et d’orgueil, qui fait que les peuples peu civilisés, méprisent les jouissances des peuples qui le sont davantage. Tels sont les montagnards qui, fiers de la simplicité grossière de leurs mets, appellent ceux de la plaine, des Mange-Rôtis[1]. Les habitudes et les préjugés ne se changent pas en un clin-d’œil ; et pour jouir d’une amélioration dans son sort, il faut préalablement l’avoir désirée.

Dans la première vivacité de mon ressentiment, je décidai qu’il étoit impossible de civiliser jamais un peuple tel que les Irlandais. Je ne me rappelois pas, ou plutôt j’ignorois, que sous le règne de la reine Élisabeth, la plus grande partie des maisons de l’Angleterre étoient construites en bois, et enduites d’un limon qui en défendoit l’entrée aux vents. Les maisons les plus modernes des grands, étoient en briques ou en pierres ; on commençoit seulement alors à employer le verre pour les fenêtres[2] : de simples joncs formoient les tapis qui étoient étendus dans les appartemens du palais des Rois. Dans mon impatience, j’aurois voulu exécuter en quelques mois un ouvrage qui demandoit peut-être deux siècles, et parce que ce prodige étoit hors de mon pouvoir, je m’irritois contre une nation entière. C’est ainsi que les hommes, et surtout les riches, se découragent ! Comme si toute une population pouvoit se civiliser dans un moment, et au premier signal que daigne donner un ignorant orgueil, ou une impérieuse bienfaisance.


  1. Voyez dans les Transactions philosophiques, volume 67, 2e partie, les observations de sir Georges Shuckburgh pour fixer la hauteur des montagnes, où il trace une peinture fidèle de la cabane d’un couple de pasteurs des Alpes.
  2. Voyez Harrison.