L’Ennui (Edgeworth)/2
CHAPITRE II.
Le jeu m’arracha à cette monotone
langueur dont j’étois accablé. L’intérêt
s’empara de moi, il me tint en agitation.
Il m offrit un motif d’activité
et je m’y livrai tout entier. Je me passionnai
pour un exercice qui me procuroit
de nouvelles sensations. Ma vie
se consumoit auprès d’une table de
jeu. Je me souviens qu’une fois je
passai trois jours et trois nuits consécutifs
dans une maison bien connue
de Saint-James ; les jalousies étoient
baissées, les rideaux soigneusement
fermés, et pendant tout ce temps nous
eûmes des bougies ; les chambres attenantes
à celle où nous étions rassemblés étoient également éclairées
de peur qu’en ouvrant la porte pour
nous apporter des rafraîchissemens,
un rayon du soleil ne fût venu nous
avertir qu’il étoit temps de s’arracher
à cet aimable séjour. J’ignore comment
nous pûmes supporter tant de fatigue.
À peine consentions-nous à faire
une pause pour accorder à notre corps
un peu de nourriture. À la fin un des
garçons qui avoit assisté nos plaisirs
pendant toute la séance, déclara qu’il
n’y tenoit plus et qu’il alloit dormir.
C’est avec beaucoup de peine qu’il
obtint une trève d’une heure ; il n’étoit
pas sorti de la chambre que le
sommeil l’engourdit sur le seuil même
de la porte. Selon les règlemens de
la maison, il avoit droit à un trentième
sur chaque coup, et durant
ces trois jours il avoit prélevé au-delà de trois cents livres sterlings. L’avarice
et le sommeil avoient lutté
pendant long-temps ; mais selon l’usage
le dernier l’avoit emporté. Les joueurs
étoient tous éveillés. Je n’oublierai
jamais la figure d’un de mes nobles
compagnons qui, les yeux fixés sur
sa montre, s’écrioit à chaque minute :
Cette heure ne finira donc pas ! Il
regardoit ensuite si sa montre n’étoit
pas arrêtée ; il maudissoit ce misérable
garçon, qui s’étoit laissé prendre
par le sommeil, et juroit, pour
sa part, qu’une autre fois il ne consentiroit
jamais à une pareille perte
de temps. La soixantième minute
sonnée, il fit brusquement réveiller
le traître, et l’on se remit à l’ouvrage.
Dans cette séance l’on perdit
trente-cinq mille livres. Je m’en tirai
assez bien ; je ne perdis qu’une bagatelle, dix mille livres ; mais je ne
pouvois pas me flatter d’être toujours
aussi heureux. Mon histoire devint
bientôt celle de tous les hommes
ruinés par le jeu. L’usurier anglais,
qui avoit ma pratique, déclara qu’il
ne lui étoit plus possible de me
prêter de l’argent. Mon agent irlandais,
sur lequel j’avois tiré des lettres
de change avec une infatigable assiduité,
suspendit également ses avances,
et abdiqua sa fonction, après avoir
fait sa fortune à mes dépens. Je m’emportai,
mais la colère ne paie pas des
dettes d’honneur. Je maudis mon
grand-père, qui m’avoit lié les mains
impitoyablement ; je ne pouvois ni
vendre ni engager mes terres ; mes
domaines d’Irlande auroient été mis en
vente à l’instant même, s’ils n’eussent
pas été substitués à un M. Delamère. Je me dédommageai un peu en déclamant
contre cet homme que je
ne connoissois point, que je n’avois
jamais vu, mais qui avoit l’horrible
qualité d’être mon héritier. Il mourut,
et ne laissa qu’une fille encore
enfant. L’espoir de posséder mon bien
comme un fief simple augmenta ; je
profitai de cette chance heureuse pour
obtenir quelques avances, que je perdis
au jeu. Miss Delamère, peu de
temps après, fut attaquée de la petite-vérole ;
nouvelle espérance sur
laquelle je fis des paris importans.
La jeune personne s’en tira heureusement. Alors plus de spéculation à faire de ce côté, et mes dettes me restoient. Dans cet embarras, je me rappelai que j’avois eu un tuteur, et que j’avois des comptes à régler avec lui. Crawley, qui continuoit d’être mon factotum et mon flatteur ordinaire et extraordinaire, m’avertit que j’avois un argent immense à réclamer de mon tuteur ; mais que pour l’obtenir il falloit avoir recours à des voies judiciaires. J’adoptai ce parti, et ce genre d’occupation auroit pu me tenir lieu du jeu ; mais comme Crawley géroit toutes mes affaires, je le priai de ne me parler de rien jusqu’à ce que la sentence eût été prononcée.
Elle le fut contre moi. Il fut prouvé en pleine cour sur la déposition des témoins produits par moi-même, que j’étois un extravagant ; mais comme aucun juge, jury ou chancelier ne pouvoit se faire une idée de ma folie et de mon insouciance au point où je les avois portées, mon tuteur fut absous par la cour d’équité, tout en laissant de lui l’idée d’un consommé fripon. Que devenir alors ? je me prononçai à moi-même mon arrêt. Comme un brigand se dit que tôt ou tard il faut finir par être envoyé au gibet, et règle sa conduite en conséquence, de même un jeune écervelé du bon ton sait qu’il faut après tout en finir par le mariage. Je sentois une horreur invincible pour cette catastrophe ; mais pouvois-je m’opposer à ma destinée ? je m’étois formé une opinion sur les femmes d’après les plaisanteries bannales de mes camarades, et d’après mes liaisons avec quelques femmes les moins estimables de leur sexe. N’ayant jamais éprouvé le sentiment de l’amour, je me figurois bien que quelque chose de semblable avoit pu exister dans les âges reculés, mais je n’en croyois pas l’existence possible au temps où je vivois, du moins parmi les gens du bel usage. Je partageois les femmes en deux classes : celles que l’on achète et celles qui sont assez riches pour choisir. Quoique la différence entre ces deux classes fût marquée par quelques égards, quelque cérémonie extérieure, je ne regardois pas cette différence comme très-grande. Quant à ce qui me concernoit personnellement, j’étois ennuyé des premières ; les secondes me faisoient peur, oui, réellement peur ; c’étoit avec ces opinions et ces sentimens, que j’allois me choisir une épouse. Pour me décider dans mon choix, je consultai une table de numération : unité, dixaine, centaine, mille, dixaine de mille, centaine de mille. J’étois enchanté de conduire à l’autel de l’hymen, pour parler le langage des gazettes, une beauté quelconque, mais dont la fortune figurât dans la sixième colonne. Mes dispositions ne furent pas plutôt connues, que les amis d’une héritière qui n’étoit pas fâchée d’acheter une couronne de comte, décidèrent un engagement entre nous. Ma femme eut dans son trousseau cent robes toutes plus belles les unes que les autres, et auxquelles avoient travaillé les plus habiles faiseuses de l’Angleterre et de la France réunies. La plus simple de ces robes, si je m’en souviens bien, coûtait cinquante guinées. On en admira une, surtout, estimée cinq cents livres sterling ; les juges compétens assuroient qu’elle étoit achetée à très-bon marché, puisque la dentelle en étoit si magnifique qu’aucune femme de Nabab n’en avoit promené une pareille, dans la poussière de Londres. On alla pendant plusieurs jours la considérer comme une curiosité chez la marchande qui assura qu’elle avoit veillé plusieurs nuits pour parvenir à former ce brillant assortiment, cette réunion parfaite de richesse et d’élégance. Les joailliers sollicitèrent aussi et obtinrent la permission d’exposer en public, les différentes parures de lady Glenthorn, qui étoient si nombreuses, qu’elle-même ne les connoissoit pas toutes. Peu de temps après notre mariage, quelqu’un lui demandoit à la cour, où elle avoit acheté de si beaux diamans ; je n’en sais en vérité rien dit-elle, j’en ai un si grand assortiment ! Je ne sais si ceux-là viennent de Paris, de Hambourg ou de Londres.
La pauvre créature ! je crois que son premier bonheur en m’épousant, fut de posséder de magnifiques joyaux et le titre de comtesse. C’étoit la seule espérance qu’elle pût réaliser en me prenant pour son mari. Je pensai qu’il étoit du bon ton et de la dignité de lui témoigner de l’indifférence, sinon du mépris ; je la considérois comme un embarras qui accompagnoit nécessairement sa fortune ; outre les idées désagréables, qui, dans mon esprit se joignoient à cette qualité d’épouse, j’avois des raisons particulières de ne point aimer lady Glenthorn. Ses amis, avant de me laisser entrer en possession de ses biens, avoient arraché de moi la promesse solennelle de ne plus jouer. Je fus obligé de renoncer non-seulement aux jeux de hasard, mais aux courses de chevaux, seule occupation qui donnât encore quelque mouvement à mon existence. Je soupçonnois ma femme d’avoir eu la barbarie d’exiger de moi ce fatal serment, aussi je conçus pour elle une haine plus forte que ne l’éprouvent communément les hommes qui font des mariages d’intérêt. Cette aversion pourtant s’adoucit. Lady Glenthorn n’étoit qu’une enfant, et moi j’avois un caractère facile. Je la trouvois bien ridicule, mais quel ennui de le lui répéter sans cesse ! j’en laissai passer toutes les occasions ; je ne pensai plus à elle, que lorsqu’elle se trouvoit précisément sur ma route. Elle étoit trop légère pour inspirer de la haine ; d’ailleurs ce sentiment eût été bien fatigant pour un esprit comme le mien. L’ennui habituel dont j’étois la proie, étoit plus fort que toutes mes passions ensemble.