L’Ennui (1809)
Librairie française et étrangère de Galignani (tome Ip. 1-20).


CHAPITRE PREMIER.


Élevé au sein d’une voluptueuse indolence, j’étois entouré d’amis qui sembloient n’avoir en ce monde d’autre affaire que de m’épargner le soin d’agir ou de penser par moi-même. Pour m’enraciner mieux dans mon apathie orgueilleuse, on ne cessoit de me rappeler que j’étois le fils unique et l’héritier du comte de Glenthorn. Ma mère mourut peu de temps après ma naissance, et j’étois encore fort jeune lorsque je perdis mon père. Je fus confié à la vigilance d’un tuteur, qui, dans la vue de gagner mon affection, ne contrarioit ni mes desirs, ni même mes caprices ; je changeai d’écoles et de maîtres aussi souvent que cela me plut, et en conséquence je n’appris rien ; enfin, je m’attachai à un instituteur particulier, dont la manière de voir étoit parfaitement conforme à la mienne ; il pensoit que tout ce que le jeune comte de Glenthorn ne savoit pas par la seule force de son génie, ne méritoit pas qu’il se donnât la peine de l’apprendre. Avec de l’argent, on se procuroit aisément la réputation de savant ; et d’argent, j’en étois abondamment pourvu. Mon adroit tuteur comptoit, en me laissant dissiper une partie de ma fortune, me rendre facile et coulant sur ce qu’il s’en pourroit approprier lui-même. Je compris très-bien cette convention tacite ; nous vécûmes ensemble de la meilleure intelligence, car, tout examiné, il me parut plus commode d’avoir à traiter avec lui qu’avec des usuriers de profession. Ainsi, j’étois complètement maître de ma personne et de ma fortune à un âge où les autres jeunes gens ne peuvent librement disposer ni de l’une ni de l’autre. Mes camarades étoient jaloux de mon sort ; mais cette jalousie même ne contribuoit en rien à me rendre heureux. Je n’étois encore qu’un enfant, et déjà j’éprouvois les symptômes de cette maladie morale, qui brave les ressources de la médecine, et à laquelle on ne peut procurer au prix de l’or qu’un adoucissement passager. La langue anglaise ne nous fournit point de terme précis pour qualifier ce mal. Mais hélas ! le mot propre s’est naturalisé chez nous. Dans la haute société, parmi les gens du bel-air, et du bon ton, qui ne connoît… l’ennui ? D’abord je ne comprenois rien à mon nouvel état ; je sentois un malaise que je ne pouvois définir ; les signes extérieurs n’en étoient pourtant pas équivoques. Une inquiétude continuelle agitoit mes membres, des bâillemens fréquens me coupoient la respiration, mes bras s’étendoient d’une manière convulsive ; incapable de rester un moment à la même place, je ne pouvois fixer mon esprit sur aucune pensée, arrêter mes yeux sur aucun objet ; le repos m’étoit impossible, et le travail m’étoit insupportable. Si quelque émotion imprévue ne venoit m’arracher à cette apathie, à ce vide absolu de sensations et d’idées, je languissois dans un état voisin de la stupidité. Le mauvais temps, ou quelqu’autre contrariété m’empêchoient-ils de sortir pendant une demi-heure, je parcourois ma chambre dans tous les sens avec une rapidité inconcevable. L’oiseau farouche ne bat pas plus violemment les barreaux de sa cage dans les premiers momens de sa captivité. Avec une ardeur puérile, je soupirois pour quelque objet nouveau ; et l’endroit où je me trouvois étoit toujours celui où j’aurois voulu n’être pas.

Ne sachant plus que faire de moi, mon tuteur et mon médecin me firent voyager. J’avois alors dix-huit ans ; mon précepteur favori m’accompagna dans mes voyages. D’accord sur tous les points, nous le fûmes aussi sur la manière de courir le monde. Une ville n’étoit jamais assez tôt quittée ; comment s’arrêter tant que les guinées ne manquent point, et que vos roues ne sont point cassées ? Le milord anglais arpenta ainsi la moitié du globe, sans diminuer d’un ïota son ennui. J’avois encore trois ans à languir jusqu’à ce que je fusse majeur. Que d’argent je dépensai pour prendre courage, en attendant ce moment fortuné ! plus je desirois le hâter, plus il sembloit arriver lentement : j’épuisai à-la-fois ma bourse et ma patience.

Il arriva enfin ce jour si désiré ; mes vingt et un ans révolus, je pris possession de mes biens. Les cloches carillonnèrent, on alluma des feux de joie, ce n’étoit que danses et festins, partout le vin couloit en abondance, les airs retentissoient de cris d’allégresse ; entouré de mes amis et de mes vassaux, je n’entendois que paroles flatteuses, que complimens, que félicitations. Cette agitation, ce tumulte, me tinrent éveillé quelques semaines ; le plaisir de la propriété étoit nouveau pour moi, et j’en savourai avidement les premières jouissances. À la rigueur, je ne puis pas dire que je fusse heureux ; mais la vaste étendue de mes domaines m’avoit comme dilaté l’esprit. En Angleterre, j’avois des biens considérables ; et à l’extrémité de l’Irlande, dans un des comtés voisins de la mer, j’étois seigneur de terres immenses qui entouroient l’antique château de Glenthorn. Noble monument des âges reculés, ce château seul en valoit dix de ce siècle dégénéré. Il étoit placé dans une situation vraiment romantique, du moins autant que j’en pouvois alors juger, d’après un tableau fidèle qui décoroit ma maison de Sherwood à quelque distance de Londres.

J’étois né en Irlande, et j’avois été, à ce qu’on me disoit, nourri dans une chaumière de ce pays. Mon père croyoit que ce genre d’éducation me rendroit robuste ; il me laissa jusqu’à l’âge de deux ans auprès de ma nourrice irlandaise, et depuis cette époque, ni lui ni moi nous ne revîmes plus cette contrée, pour laquelle il avoit un dégoût que je partageai. Je déclarai que je ferois toujours ma résidence en Angleterre. Le parc de Sherwood, mon séjour habituel, n’avoit qu’un défaut ; il n’y avoit plus rien à y faire. La maison bâtie dans le goût moderne étoit magnifique ; l’ameublement en étoit élégant, et de la dernière mode. Rien n’y étoit oublié, l’œil du critique le plus difficile n’y eût rien pu trouver à reprendre. L’art et la nature judicieusement combinés brilloient d’un éclat égal dans cette délicieuse habitation. De riches plantations, des arbres majestueux étendoient leur épais feuillage… Mais épargnons cette description à nos lecteurs ; je me souviens que je tombai de sommeil en écoutant la lecture d’une ode qu’un poëte avoit composée sur les beautés de mon parc de Sherwood. Mes yeux se familiarisèrent bientôt avec ces beautés, et le plaisir d’être propriétaire de ces lieux enchanteurs fut bientôt émoussé. Les passans, les étrangers, les gens du peuple, qui, une fois par semaine, venoient se promener dans mes jardins, en jouissoient sans comparaison plus que moi. Deux mois après mon arrivée dans ma demeure de Sherwood, fatigué des soi-disant amis qui abondoient dans ma maison, je me retirai un soir dans une allée solitaire, pour y goûter à loisir le charme d’une promenade tranquille. Voyant venir de loin un groupe d’étrangers qui visitoient les beautés de mon parc, je me retirai à l’écart pour n’être point rencontré par eux ; et pour me soustraire à leurs regards, je me cachai sous les branches d’un arbre qui pendoient jusqu’à terre. Ainsi posté, je fus tiré de mon assoupissement habituel par ces paroles que j’entendis prononcer à un des étrangers : « Que le propriétaire de cette habitation doit être heureux ! manque-t-il de rien ? peut-il avoir le moindre souci ? »

Oui, certes, j’aurois pu être heureux, si j’eusse connu l’art de jouir des biens de la vie ; mais le défaut d’occupation, ma haine pour toute espèce de travail, me rendoient un des hommes les plus infortunés de la terre. Je m’imaginois toujours que mon malheur ne provenoit que de quelque circonstance extérieure. Depuis que j’avois atteint la majorité, mille affaires exigeoient mon attention, il falloit signer des papiers, affermer des terres ; tout cela me paroissoit d’une difficulté accablante. Le ministre d’état qui tremble à l’aspect de son secrétaire, armé d’un immense porte-feuille, n’éprouva jamais de si accablantes angoisses que moi, lorsque mon intendant me parloit de l’administration de mes biens. Dans un accès de ma perverse indolence, je déclarai que le plaisir de la propriété ne valoit pas toutes les peines qu’il entraînoit à sa suite. Le capitaine Crawley, une manière d’ami à moi, se trouva présent quand cette déclaration m’échappa. C’étoit un de ces flatteurs intrépides qui ne rougissent jamais des éloges qu’ils prodiguent, qui vous louent de tout, et en toute circonstance : il m’offrit de m’épargner l’embarras dont il me voyoit accablé ; je ne me fis pas prier pour accepter son offre.

Eh bien, capitaine, lui répondis-je, voyez, et traitez avec tous ces gens-là.

Je n’avois aucune confiance dans ce délégué sur lequel je me déchargeois de tout le poids de mes affaires ; mais je me tranquillisai en me disant : dès que j’aurai un moment de loisir, rien ne me sera plus facile que de choisir un agent sur lequel je puisse entièrement me reposer.

Il y avoit déjà deux mortels mois que j’étois à ma maison de Sherwood : pouvoit-on rester décemment tout ce temps-là dans un même endroit ? Je brûlois d’en partir. Mon intendant, qui ne me voyoit point avec plaisir passer l’été chez moi, ne trouva rien de plus simple que de me persuader que l’eau qu’on y buvoit étoit malsaine et avoit une qualité saumâtre. L’homme qui m’annonça cette fâcheuse nouvelle n’en avoit pas bu d’autre toute sa vie, et il jouissoit d’une parfaite santé. Mais c’eût été une tâche trop pénible pour mon intelligence, que de comparer le rapport de mes différens sens ; et je trouvai tout simple de croire ce qu’on me disoit, quoique cela fût en parfaite opposition avec ce que me disoient mes yeux. J’allai donc à cinquante lieues de là prendre les eaux, d’après l’exemple de plusieurs de mes nobles compatriotes qui abandonnent, pendant les ardeurs de l’été, leurs charmantes habitations, et vont payer un prix excessif, pour occuper une chambre incommode et étroite dans des hôtels garnis. Je tuai mon temps à Brighton, maudissant la chaleur étouffante de la saison. L’hiver vint : mêmes imprécations contre le froid. Pouvois-je passer l’hiver ailleurs qu’à Londres ?

Le jeune comte de Glenthorn une fois arrivé dans la capitale, on ne parla bientôt plus que de ses équipages, de ses amusemens, de ses folies ; les gazettes en étoient remplies. On y lisoit le prix excessif des fruits qui avoient brillé sur ma table ; on cherchoit à calculer combien avoient pu coûter les énormes bouquets de fleurs que portoit habituellement le laquais qui se tenoit derrière ma voiture ; les admirateurs s’extasioient sur la quantité de bougies qui se consumoient journellement dans ma maison ; le comte de Glenthorn, disoient des gens bien instruits, ne brûle que de la cire, même dans ses écuries ; ses domestiques ne boivent que du Bordeaux et du Champagne ; sa livrée est plus magnifique que celle d’aucun ambassadeur ; il n’y a point de curiosité venant de la Chine, qui efface les harnois dorés qui parent ses chevaux fringans. Si le compte de mon carossier eût été communiqué au public, il ne l’eût pas moins étonné que ces mémoires excessifs que nous avons vu produire dernièrement en justice, et qui révéloient l’existence de Landaus si extraordinaires et de calèches d’un si grand prix. Je n’entrerai pas dans le détail de mille autres extravagances moins importantes ; je ne les croyois pas capables d’entamer une fortune comme la mienne. Si je dénombrois la quantité de chaînes, d’anneaux, de cachets et autres breloques dont je m’encombrai dans mes fréquentes visites chez les joailliers, on ne voudroit pas me croire. Ce sont ordinairement les hommes qui font le moins de cas de leur temps qui sont le mieux pourvus de montres, et qui sont les plus difficiles sur leur exactitude. Moi et mes répétitions nous étions toute la matinée à la merci des horlogers à la mode, que je visitois chaque jour, pour consumer les heures. Mon journal à cette époque ressembleroit beaucoup à celui de M. Musard ; mais j’en veux épargner l’insipidité à mon lecteur. Remarquons seulement, en passant, qu’un désœuvré, s’il est riche, devient de toute nécessité extravagant. J’entrois dans une boutique pour y passer un moment ; mais je ne pouvois m’empêcher d’y faire quelque emplète : je devenois la proie du marchand qui s’emparoit de mon oisiveté, et qui croyoit ma fortune inépuisable. Je n’avois effectivement de goût pour aucune dépense ; mais je suivois la volonté de tous ceux qui m’entouroient, particulièrement de mes domestiques, à qui je laissois faire ce qu’ils vouloient, pour ne pas avoir la peine de leur commander ce qu’ils auroient dû faire. Ils ne cessoient de me répéter, que lord Glenthorn devoit avoir ceci, cela ; faire telle et telle chose : et moi je me soumettois mollement à cette imaginaire nécessité.

Pendant tout ce temps, j’étois l’objet de la jalousie de toutes mes connoissances : j’étois effectivement bien plus digne de leur compassion. Sans travailler, il est vrai, sans m’imposer la moindre gêne, je possédois ce dont une foule d’autres manquoient ; mais il ne me restoit rien à desirer, rien à attendre. Propriétaire d’une immense fortune, j’y joignois des honneurs et des titres plus que suffisans. Aurois-je pu m’occuper du soin de mes vêtemens, de ma dépense journalière, de mille détails domestiques qui intéressent et remplissent la vie d’une foule de jeunes gens d’ailleurs fort distingués, mais qui n’ont pas le malheur d’être nés avec des richesses exhorbitantes. La plupart de mes camarades avoient à se plaindre de quelque désagrément ; c’étoit un vieil oncle difficile, un père un peu trop sévère ; les difficultés attachées à leur profession : moi, je n’en avois aucun. Ils éprouvoient des craintes, des espérances : tout cela m’étoit étranger. Assis au sommet de la gloire, vers lequel se dirigeoient tous leurs vœux, tous leurs efforts, je n’avois d’autre chose à faire que de jouir de l’agrément de ma situation, et de l’immensité de l’insignifiant spectacle qui s’offroit à mes yeux.

Je compte avoir communiqué par ma narration un peu de l’ennui dont j’étois travaillé, autrement le lecteur ne pourroit concevoir la tentation violente qui me porta à devenir joueur. Je n’avois effectivement aucun vice, ni aucune des mauvaises inclinations qui peuvent y conduire ; mais l’ennui engendre des effets tout semblables à ceux qu’on a coutume d’attribuer à la fougue des passions et à des penchans déréglés.