L’Encyclopédie/1re édition/FIGURE

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FIGURE, s. f. (Physique.) se dit de la forme extérieure des corps ; je dis extérieure, les anciens philosophes ayant distingué par ce moyen la figure de la forme proprement dite, qui n’est autre chose que l’arrangement intérieur de leurs parties. Plusieurs philosophes modernes ont prétendu que les corps ne différoient les uns des autres, que par l’arrangement & la figure de leurs particules. Sur quoi voyez l’article Configuration. Cette question est de celles qui ne seront jamais décidées en Physique, parce qu’elle tient à d’autres qui ne le seront jamais, celles de la nature des élémens de la matiere, de la dureté, &c. Voyez Elémens, Matiere, Principe, Dureté, &c.

Figure, en Géométrie, se prend dans deux acceptions différentes.

Dans la premiere, il signifie en général un espace terminé de tous côtés, soit par des surfaces, soit par des lignes. S’il est terminé par des surfaces, c’est un solide ; s’il est terminé par des lignes, c’est une surface : dans ce sens les lignes, les angles ne sont point des figures. La ligne, soit droite, soit courbe, est plûtôt le terme & la limite d’une figure, qu’elle n’est une figure. La ligne est sans largeur, & n’existe que par une abstraction de l’esprit ; au lieu que la surface, quoique sans profondeur, existe, puisque la surface d’un corps est ce que nous en voyons à l’extérieur. Voy. Ligne, Point, Surface, Géométrie, &c. Un angle n’est point une figure, puisque ce n’est autre chose que l’ouverture de deux lignes droites, inclinées l’une à l’autre, & que ces deux lignes droites peuvent être indéfinies. L’angle n’est pas l’espace compris entre ces lignes ; car la grandeur de l’angle est indépendante de celle de l’espace dont il s’agit ; l’espace augmente quand les lignes croissent, & l’angle demeure le même.

Au reste on applique encore plus souvent, en Géométrie, le nom de figure aux surfaces qu’aux solides, qui conservent pour l’ordinaire ce dernier nom. Or une surface est un espace terminé en tout sens par des lignes droites ou courbes : ainsi on peut, suivant l’acception la plus ordinaire, définir la figure, un espace terminé en tout sens par des lignes.

Si la figure est terminée en tout sens par des lignes droites, on l’appelle surface plane : cette condition, en tout sens, est ici absolument nécessaire, car il faut que l’on puisse en tout sens appliquer une ligne droite à la figure pour qu’elle soit plane ; en effet une figure pourroit être terminée extérieurement par des lignes droites, sans être plane : telle seroit une voûte qui auroit un quarré pour base.

Si on ne peut appliquer une ligne droite en tout sens à la surface, elle se nomme figure courbe, & plus communément surface courbe. Voyez Courbe & Surface.

Si les figures planes sont terminées par des lignes droites, en ce cas on les nomme figures planes rectilignes, ou simplement figures rectilignes : tels sont le triangle, le parallélogramme, & les polygones quelconques, &c. Si les figures planes sont terminées par des lignes courbes, comme le cercle, l’ellipse, &c. on les nomme figures planes curvilignes. Voy. Courbe & Curviligne. On appelle aussi quelquefois figures curvilignes les surfaces courbes, comme le triangle sphérique. Enfin on appelle figures mixtilignes ou mixtes, celles qui sont terminées en partie par des lignes droites, & en partie par des lignes courbes.

On appelle côtés d’une figure, les lignes qui la terminent : cette dénomination a lieu sur-tout quand ces lignes sont droites. Elle n’a guere lieu pour les surfaces courbes, que dans le triangle sphérique. Figure équilatere ou équilatérale, est celle dont les côtés sont égaux. Figures équilateres sont celles dont les côtés sont égaux, chacun à son correspondant. Voyez Equilatéral. Figure équiangle, est celle dont les angles sont tous égaux entre eux. Figures équiangles entre elles, sont celles dont les angles sont égaux, chacun à son correspondant. Figure réguliere, est celle dont les côtés & les angles sont égaux. Figures semblables, sont celles qui ont leurs angles égaux & leurs côtés homologues proportionnels. Voyez Semblable. Une figure est dite inscrite dans une autre, lorsqu’elle est renfermée au-dedans, & que ses côtés aboutissent à la circonférence de la figure dans laquelle elle est inscrite : en ce cas la figure dans laquelle la proposée est inscrite, est dite circonscrite à cette même proposée.

Figure, (Géom.) pris dans la seconde acception, signifie la représentation faite sur le papier de l’objet d’un théorème, d’un problème, pour en rendre la démonstration ou la solution plus facile à concevoir. En ce sens une simple ligne, un angle, &c. sont des figures, quoiqu’elles n’en soient point dans le premier sens.

Il y a un art à bien faire les figures de Géométrie, à éviter les points d’intersection équivoques, & les points qui sont trop près l’un de l’autre, & qu’on ne peut distinguer commodément par des lettres ; à éviter aussi les positions de lignes qui peuvent induire le lecteur en erreur, comme de faire paralleles ou perpendiculaires les lignes qui ne le doivent pas être nécessairement ; à marquer par des lettres semblables les points correspondans ; à séparer en plusieurs figures, celles qui seroient trop compliquées ; à désigner par des lignes ponctuées, les lignes qui ne servent qu’à la démonstration, &c. & mille autres détails que l’usage seul peut apprendre.

La difficulté est encore plus grande, sr on a des solides ou des plans différens à représenter. La difficulté du relief & de la perspective empêche souvent que ces figures ne soient bien faites. On peut y remédier par des ombres, qui font sortir les différentes parties, & marquent différens plans : mais les ombres ont un inconvénient, c’est celui d’être souvent trop noires, & de cacher les lignes qui doivent y être tirées, & les points qui désignent ces lignes.

Les figures en bois, gravées à côté de la démonstration, & répétées à chaque page si la démonstration en a plusieurs, sont plus commodes que les figures placées à la fin du livre, même lorsque ces figures sortent entierement. Mais d’un autre côté, les figures en bois ont communément le desavantage d’être mal faites, & d’avoir peu de netteté. (O)

Figure, se dit quelquefois en Arithmétique, des chiffres qui composent un nombre. Voyez Chiffre, Caractere, &c.

Figures des Syllogismes, voyez Syllogisme, & plus bas Figure, (Gramm. & Logiq.)

Figure de la Terre, (Astron. Géog. Physiq. & Méch.) Cette importante question a fait tant de bruit dans ces derniers tems, les Savans s’en sont tellement occupés, sur-tout en France, que nous avons crû devoir en faire l’objet d’un article particulier, sans renvoyer au mot Terre, qui nous fournira d’ailleurs assez de matiere sur d’autres objets.

Nous n’entrerons point dans le détail des opinions extravagantes que les anciens ont eues, ou qu’on leur attribue sur la figure de la Terre. On peut s’en instruire dans l’Almageste de Riccioli & ailleurs. Anaximandre, dit-on, crut la terre semblable à une colonne, Leucippe à un cylindre, Cléanthe à un cone, Héraclite à un esquif, Démocrite à un disque creux, Anaximene & Empedocle à un disque plat, enfin Xenophane de Colophon s’est imaginé qu’elle avoit une racine infinie sur laquelle elle portoit. Cette derniere opinion rappelle celle des peuples indiens, qui croyent la terre portée sur quatre éléphans. Mais on nous permettra de douter que la plûpart des philosophes qu’on vient de nommer, ayent eu des idées si absurdes. L’Astronomie avoit déjà fait de leur tems de grands progrès, puisque Thales qui les précéda, avoit prédit des éclipses. Or il n’est pas vraissemblable, ce me semble, que dans des tems où l’Astronomie étoit déjà si avancée, on fût encore si ignorant sur la figure de la Terre ; car on va voir que les premieres observations astronomiques ont dû faire connoître qu’elle étoit ronde en tout sens. Aussi Aristote qui a été contemporain, ou même prédécesseur de plusieurs des philosophes nommés ci-dessus, établit & prouve la rondeur de la terre dans son second livre de cœlo, chap. xjv. par des raisons très-solides, & à-peu-près semblables à celles que nous allons en donner.

On s’apperçut d’abord que parmi les étoiles qu’on voyoit tourner autour de la terre, il y en avoit quelques-unes qui restoient toûjours dans la même place, ou à-peu-près, & que par conséquent toute la sphere des étoiles tournoit autour d’un point fixe dans le ciel ; on appella ce point le pole ; on remarqua bien-tôt après, que lorsque le soleil se trouvoit chaque jour dans sa plus grande élévation au-dessus de notre tête, il étoit constamment alors dans le plan qui passoit par le pole & par une ligne à-plomb ; on appella ce plan méridien : on observa ensuite que quand on voyageoit dans la direction du méridien, les étoiles vers lesquelles on alloit, paroissoient s’approcher du haut de la tête, & que les autres au contraire paroissoient s’en éloigner ; que de plus ces dernieres étoiles, à force de s’abaisser, disparoissoient tout-à-fait, & que d’autres commençoient à paroître vers la partie opposée. De-là il étoit aisé de conclure que la ligne à-plomb, c’est-à-dire la ligne perpendiculaire à la surface de la Terre, & passant par le sommet de notre tête, changeoit de direction à mesure qu’on avançoit sur le méridien, & ne demeuroit pas toûjours parallele à elle-même ; que par conséquent la surface de la Terre n’étoit pas plane, mais courbe dans le sens du méridien. Or les plans de tous les méridiens concourant au pole, comme on vient de le remarquer, il ne faut qu’un peu de réflexion (même sans aucune teinture de Géométrie), pour voir que la terre ne sauroit être courbe dans le sens du méridien, qu’elle ne soit courbe aussi dans le sens perpendiculaire au méridien, & que par conséquent elle est courbe dans tous les sens. D’ailleurs d’autres observations astronomiques, comme celles du lever & du coucher des astres, & de la différence des tems où il arrivoit selon le lieu de la Terre où on étoit placé, confirmoient la rondeur de la Terre dans le sens perpendiculaire au méridien. Enfin l’observation des éclipses de Lune dans lesquelles on voyoit l’ombre de la Terre avancer sur le disque de la Lune, fit connoître que cette ombre étoit non-seulement courbe, mais sensiblement circulaire ; d’où on conclut avec raison que la Terre avoit aussi à-peu-près la figure sphérique ; je dis à-peu-près, parce qu’il y a eu en effet quelques anciens qui ont crû que la Terre n’avoit pas exactement cette figure ; voyez les Mém. de l’Acad. des Belles-Lettres, t. XVIII. p. 97. Mais nonobstant cette opinion des anciens, la non-sphéricité de la Terre doit être regardée comme une découverte qui appartient absolument & uniquement à la philosophie moderne, par les raisons qui ont été exposées dans l’article Erudition, tom. V. p. 918. col. 1. Quoi qu’il en soit, il est certain du moins qu’en général les philosophes anciens attribuoient à la Terre une sphéricité parfaite ; & il étoit naturel de le croire jusqu’à ce que l’observation en eût détrompé.

Si la rondeur de la Terre avoit besoin d’une autre preuve encore plus à la portée de tout le monde, ceux qui ont souvent fait le tour de la Terre nous assûroient aussi de sa rondeur. La premiere fois qu’on en a fait le tour, ç’à été en 1519. Ce fut Ferdinand Magellan qui l’entreprit, & il employa 1124 jours à faire le tour entier ; François Drake, anglois, en fit autant l’an 1577 en 1056 jours ; Thomas Cavendish en 1586 fit le même voyage en 777 jours ; Simon Cordes de Rotterdam l’a fait en l’année 1590 ; Olivier Hoort, Hollandois, en 1077 jours. Guillaume Corn. Van Schout, en l’an 1615, en 749 jours. Jacques Heremites & Jean Huyghens, l’an 1653, en 802 jours. En dernier lieu ce voyage a été fait par l’amiral Anson, dont on a imprimé la relation si intéressante & si curieuse. Tous ces navigateurs alloient de l’est à l’oüest, pour revenir enfin en Europe d’où ils étoient partis, & les phénomenes, soit célestes soit terrestres qu’ils observerent pendant leur voyage, leur prouverent que la Terre est ronde.

La sphéricité de la Terre admise, il étoit assez facile de connoître la valeur d’un degré du méridien, & par conséquent la circonférence & le diametre de la Terre. On a expliqué en général au mot Degré, comment on mesure un degré du méridien, nous y renvoyons, & cela nous suffit quant à présent, reservant un plus grand détail pour la suite de cet article ; le degré du méridien s’est trouvé par cette méthode d’environ 25 de nos lieues, & comme il y a 360 degrés, on concluoit que la circonférence de la terre est par conséquent de 9000 lieues, & le rayon ou demi-diametre de la Terre, de 14 à 15 cents lieues, le tout en nombres ronds ; car il ne s’agit pas encore ici de la mesure exacte & rigoureuse.

La physique du tems se joignoit aux observations pour prouver la sphéricité de la Terre ; on supposoit que la pesanteur faisoit tendre tous les corps à un même centre ; on croyoit de plus presque généralement la terre immobile. Or cela posé, la surface des mers devoit être sphérique, pour que les eaux y restassent en équilibre : & comme les mers couvrent une grande partie de la surface de la terre, on en concluoit que la partie solide de cette surface étoit aussi sphérique ; & cette conclusion, ainsi que le principe qui l’avoit produite, furent regardés comme incontestables, même après qu’on eut découvert le mouvement de la Terre autour de son axe. Voyez Copernic, &c. Voyons maintenant comment on s’est desabusé de cette sphéricité, & quel est l’état actuel de nos connoissances sur ce point : commençons par quelques réflexions générales.

Le génie des philosophes, en cela peu différent de celui des autres hommes, les porte à ne chercher d’abord ni uniformité ni loi dans les phénomenes qu’ils observent ; commencent-ils à y remarquer, ou même à y soupçonner quelque marche réguliere, ils imaginent aussi-tôt la plus parfaite & la plus simple ; bientôt une observation plus suivie les détrompe, & souvent même les ramene à leur premier avis avec assez de précipitation, & comme par une espece de dépit ; enfin une étude longue, assidue, dégagée de prévention & de système, les remet dans les limites du vrai, & leur apprend que pour l’ordinaire la loi des phénomenes n’est ni assez peu composée pour être apperçue tout-d’un-coup, ni aussi irréguliere qu’on pourroit le penser ; que chaque effet venant presque toûjours du concours de plusieurs causes, la maniere d’agir de chacune est simple, mais que le résultat de leur action réunie est compliqué, quoique régulier, & que tout se réduit à décomposer ce résultat pour en démêler les différentes parties. Parmi une infinité d’exemples qu’on pourroit apporter de ce que nous avançons ici, les orbites des planetes en fournissent un bien frappant : a peine a-t-on soupçonné que les planetes se mouvoient circulairement, qu’on leur a fait décrire des cercles parfaits, & d’un mouvement uniforme, d’abord autour de la Terre, puis autour du Soleil, comme centres. L’observation ayant montré bien-tôt après que les planetes étoient tantôt plus, tantôt moins éloignées du Soleil, on a déplacé cet astre du centre des orbites, mais sans rien changer ni à la figure circulaire, ni à l’uniformité de mouvement qu’on avoit supposées ; on s’est apperçû ensuite que les orbites n’étoient ni circulaires ni décrites uniformément ; on en a fait des ovales, & on leur a donné la figure elliptique, la plus simple des ovales que nous connoissions ; enfin on a vû que cette figure ne répondoit pas encore à tout, que plusieurs des planetes, entr’autres Saturne, Jupiter, la Terre même & surtout la Lune, ne s’y assujettissoient pas exactement dans leurs cours. On a taché de trouver la loi de leurs inégalités, & c’est le grand objet qui occupe aujourd’hui les savans. Voyez Terre, Lune, Jupiter, Saturne, &c.

Il en a été à-peu-près de même de la figure de la Terre : à peine a-t-on reconnu qu’elle étoit courbe, qu’on l’a supposée sphérique ; enfin on a reconnu dans les derniers siecles, par les raisons que nous dirons dans un moment, qu’elle n’étoit pas parfaitement ronde ; on l’a supposée elliptique, parce qu’après la figure sphérique, c’étoit la plus simple qu’on pût lui donner. Aujourd’hui les observations & les recherches multipliées commencent à faire douter de cette figure, & quelques philosophes prétendent même que la Terre est absolument irréguliere. Discutons toutes ces différentes prétentions, & entrons dans le détail des raisons sur lesquelles elles sont fondées ; mais voyons d’abord en détail comment on s’y prend pour connoître la longueur d’un degré de la Terre.

Tout se réduit à deux opérations ; la mesure de l’amplitude de l’arc céleste, compris entre deux lieux placés sous le même méridien à différentes latitudes, & la mesure de la distance terrestre de ces deux lieux. En effet, si on connoît en degrés, minutes & secondes l’amplitude de l’arc céleste compris entre ces deux lieux, & qu’on connoisse outre cela leur distance terrestre, on fera cette proportion ; comme le nombre de degrés, minutes & secondes que contient l’amplitude, est à un degré, ainsi la distance terrestre connue entre les deux lieux, est à la longueur d’un degré de la Terre.

Pour mesurer l’amplitude de l’arc céleste, on observe dans l’un des deux lieux la hauteur méridienne d’une étoile, & dans l’autre lieu, on observe la hauteur méridienne de la même étoile ; la différence des deux hauteurs donne l’amplitude de l’arc, c’est-à-dire le nombre de degrés du ciel qui répond à la distance des deux lieux terrestres. Voyez l’article Degré, où l’on en a expliqué la raison. Il est inutile de dire qu’on doit corriger les hauteurs observées par les réfractions. Voyez Réfraction. De plus, afin que l’erreur causée par la réfraction soit la moindre qu’il est possible, on a soin de prendre, autant qu’on le peut, une étoile près du zénith, parce que la réfraction au zénith est nulle, & presqu’insensible à 4 ou 5 degrés du zénith. Il est bon aussi que les observations de l’étoile dans les deux endroits soient simultanées, c’est-à-dire qu’elles soient faites dans le même tems, autant qu’il est possible, par deux observateurs différens placés chacun en même tems dans chacun des deux lieux ; par ce moyen on évite toutes les réductions & corrections à faire en vertu des mouvemens apparens des étoiles, tels que la précession, l’aberration & la nutation. Voyez ces mots. Cependant s’il n’est pas possible de faire des observations simultanées, alors il faut avoir égard aux corrections que ces mouvemens produisent. Ajoûtons que quand les lieux ne sont pas situés exactement sous le même méridien, ce qui arrive presqu’infailliblement, l’observation de l’amplitude, faite avec les précautions qu’on vient d’indiquer, donne l’amplitude de l’arc céleste compris entre les paralleles de ces deux lieux, & cela suffit pour faire connoître le degré qu’on cherche, au moins dans la supposition que les paralleles soient des cercles ; cette supposition a toûjours été faite jusqu’ici dans toutes les opérations qui ont été entreprises pour déterminer la figure de la Terre ; il est vrai qu’on a cherché dans ces derniers tems à l’ébranler ; c’est ce que nous examinerons plus bas ; nous nous contenterons de dire quant à présent, que cette supposition des paralleles circulaires est absolument nécessaire pour pouvoir conclure quelque chose des opérations par lesquelles on mesure les degrés, puisque si les paralleles ne sont pas des cercles, il est absolument impossible, comme on le verra aussi plus bas, de connoître par cette mesure la figure de la Terre, ni même d’être assûré que ce qu’on a mesuré est un degré de latitude.

L’amplitude de l’arc céleste étant connue, il s’agit de mesurer la distance terrestre des deux lieux, ou s’ils ne sont pas placés sur le même méridien, la distance entre les paralleles. Pour cela on choisit sur des montagnes élevées différens points, qui forment avec les deux lieux dont il s’agit, une suite de triangles dont on observe les angles le plus exactement qu’il est possible. Comme la somme des angles de chaque triangle est égale à 180 degrés (voyez Triangle), on sera certain de l’exactitude de l’observation, si la somme des angles observés est égale à 180 degrés ou n’en differe pas sensiblement. Il faut remarquer de plus que les différens points qui forment ces triangles ne sont point pour l’ordinaire placés dans un même plan, ni dans un même niveau, ainsi il faut les y réduire, en observant la hauteur de ces différens points au-dessus du niveau d’une surface concentrique à celle de la Terre, qu’on imagine passer par l’un des deux lieux. Cela fait, on mesure quelque part sur le terrein une base de quelque étendue, comme de 6 à 7000 toises ; on observe les angles d’un triangle formé par les deux extrémités de cette base, & par un des points de la suite de triangles. Ainsi on a (y compris les deux extrémités de la base) une suite de triangles dans laquelle on connoît tous les angles & un côté, savoir la base mesurée ; donc par le calcul trigonométrique on connoîtra les côtés de chacun de ces triangles : on connoît de plus l’élévation de chaque point au-dessus du niveau ; ainsi on connoît les côtés de chaque triangle réduits au même niveau ; enfin on connoît encore par l’observation les angles que font les verticaux où sont placés les côtés des triangles, avec le méridien qu’on imagine passer par l’un des deux lieux, & en conséquence on connoît par les réductions que la Géométrie enseigne, les angles que les côtés des triangles réduits au même niveau font avec la direction de la méridienne passant par ce lieu. Donc employant le calcul trigonométrique, & ayant égard, si on le juge nécessaire, à la petite courbure du méridien dans l’espace compris entre les deux lieux, on connoîtra la longueur de l’arc du méridien compris entre les paralleles des deux lieux. Enfin l’on fait à cette longueur une petite réduction, eu égard à la quantité dont s’éleve au-dessus du niveau de la mer celui des deux lieux d’où l’on fait partir la méridienne. Cette réduction faite, on a la longueur de l’arc, réduite au niveau de la mer. Pour vérifier cette longueur, on mesure ordinairement une seconde base en un autre endroit que la premiere, & par cette seconde base liée avec les triangles, on calcule de nouveau un ou plusieurs côtés de ces triangles ; si le second résultat s’accorde avec le premier, on est assûré de la bonté de l’opération. La longueur de l’arc terrestre, & l’amplitude de l’arc céleste étant ainsi connues, on en conclut la longueur du degré, comme on l’a expliqué plus haut.

On peut voir dans les différens ouvrages qui ont été publiés sur la figure de la Terre, & que nous indiquerons à la fin de cet article, les précautions qu’on doit prendre pour mesurer l’arc céleste & l’arc terrestre avec toute l’exactitude possible. Ces précautions sont si nécessaires, & doivent être portées si loin, que selon M. Bouguer, on ne peut répondre de 5″ dans la mesure de l’amplitude de l’arc céleste qu’en y mettant le plus grand scrupule. Or une seconde d’erreur dans la mesure de l’arc céleste donne environ 16 toises d’erreur dans le degré terrestre, parce qu’une seconde de degré terrestre est d’environ 16 toises ; donc on ne pourroit selon M. Bouguer répondre de 80 toises sur le degré, si on n’avoit mesuré qu’un degré. Si l’on mesuroit 3 degrés, comme on l’a fait sous l’équateur, alors l’erreur sur chacun ne seroit que d’environ le tiers de 80 toises, c’est-à-dire environ 27 toises. Il faut pourtant ajoûter que si l’instrument dont on se sert pour mesurer l’arc céleste est fait avec un soin extreme, tel que le secteur employé aux opérations du nord, on peut compter alors sur une plus grande exactitude, surtout quand cet instrument sera mis en œuvre comme il l’a été par les plus habiles observateurs.

Je ne parle point de quelques autres méthodes que les anciens ont employées pour connoître la figure de la Terre ; elles sont trop peu exactes pour qu’on en fasse mention ici, & celle dont nous venons de donner le procédé mérite à tous égards la préférence. Je ne parle point non plus, ou plûtôt je ne dirai qu’un mot d’une autre méthode qu’on peut employer pour déterminer cette figure, celle de la mesure des degrés de longitude à différentes latitudes. Quelque exactitude qu’on puisse mettre à cette derniere mesure, elle sera toûjours beaucoup plus susceptible d’erreur que celle de la mesure des degrés de latitude. M. Bouguer estime que l’erreur peut être d’une 240e partie sur la mesure d’un arc de deux degrés de longitude, & six ou sept fois plus grande que sur la mesure d’un arc de latitude de deux degrés.

Voici maintenant les différentes valeurs du degré de la Terre, trouvées jusqu’à M. Picard inclusivement, dans l’hypothèse de la Terre sphérique. Nous n’avons pas besoin de dire que les mesures des anciens doivent être regardées comme très-fautives, attendu l’imperfection des méthodes & des instrumens dont ils se servoient ; mais nous avons cru que le lecteur verroit avec plaisir le progrès des connoissances humaines sur cet objet.

Selon Aristote la circonférence de la Terre est de 400000 stades, ce qui donnera le degré de 1111 stades en divisant par 360.

Selon Eratosthene, cette circonférence est de 250000 stades, ou 252000 en prenant 700 stades pour le degré.

Selon Hipparque, la circonférence de la Terre est de 2520 stades plus grande que 252000 ; cependant il s’en est tenu à cette derniere mesure d’Eratosthene.

Selon Posidonius, la circonférence de la Terre est de 240000 stades. Strabon, corrigeant le calcul de Posidonius, ne donne à la circonférence de la Terre que 180000 stades. Cette derniere mesure a été adoptée par Ptolomée. Voyez l’ouvrage de M. Cassini, qui a pour titre de la grandeur & de la figure de la Terre, 1718.

Les mathématiciens du calife Almamon dans le jx. siecle, trouverent le degré dans les plaines de Sennaar de 56 milles, & l’estimerent 10 mille toises moindre que Ptolomée ne l’avoit donné.

Le géographe de Nubie dans le xij. siecle, donne 25 lieues au degré.

Fernel, medecin d’Henri II. trouva le degré de 56746 toises, mais par une mesure très-peu exacte rapportée au mot Degré. Snellius de 57000 toises (cette mesure a depuis été corrigée par M. Musschenbroek, & mise à 57033) ; Riccioli, de 62650 (c’est-à-dire plus grand de 5650 toises que Snellius, ce qui donne de différence sur la circonférence de la Terre) ; Norwood, en 1633, de 57300.

Enfin en 1670, M. Picard ayant mesuré la distance entre Paris & Amiens par la méthode exposée ci-dessus, a trouvé le degré de France de 57060 toises à la latitude de 49d 23′, moyenne entre celle de ces deux villes ; mais on ne pensoit point encore que la Terre pût avoir une autre figure que la sphérique.

En 1672, M. Richer étant allé à l’isle de Cayenne, environ à 5d de l’équateur, pour y faire des observations astronomiques, trouva que son horloge à pendule qu’il avoit reglée à Paris, retardoit de 2′ 28″ par jour. De là on conclut, toute déduction faite de la quantité dont le pendule devoit être alongé à Cayenne par la chaleur, voyez Pendule, &c. que le même pendule se mouvoit plus lentement à Cayenne qu’à Paris ; que par conséquent l’action de la pesanteur étoit moindre sous l’équateur que dans nos climats. L’académie avoit déjà soupçonné ce fait (comme le remarque M. le Monnier dans l’hist. céleste publiée en 1741) d’après quelques expériences faites en divers lieux de l’Europe ; mais il semble, pour le dire en passant, qu’on auroit pû s’en douter sans avoir besoin du secours de l’expérience, puisque les corps à l’équateur étant plus éloignés de l’axe de la terre, la force centrifuge produite par la rotation y est plus grande, & par conséquent, toutes choses d’ailleurs égales, ôte davantage à la pesanteur ; voyez Force centrifuge, &c. C’est ainsi que par une espece de fatalité attachée à l’avancement des sciences, certains faits qui ne sont que des conséquences simples & immédiates des principes connus, demeurent néanmoins souvent ignorés avant que l’observation les découvre. Quoi qu’il en soit, dès qu’on eut reconnu que la pesanteur étoit moindre à l’équateur qu’au pole, on fit le raisonnement suivant : la terre est en grande partie fluide à sa surface, & l’on peut supposer sans beaucoup d’erreur, qu’elle a à-peu-près la même figure que si elle étoit fluide dans son entier. Or, dans ce cas la pesanteur étant moindre à l’équateur qu’au pole, & la colonne de fluide qui iroit d’un des points de l’équateur au centre de la terre, devant nécessairement contrebalancer la colonne qui iroit du pole au même centre, la premiere de ces colonnes doit être plus longue que la seconde ; donc la terre doit être plus élevée sous l’équateur que sous les poles ; donc la Terre est un sphéroïde applati vers les poles.

Ce raisonnement étoit confirmé par une observation. On avoit découvert que Jupiter tournoit fort vîte autour de son axe (voyez Jupiter) ; cette rotation rapide devoit imprimer aux parties de cette planette une force centrifuge considérable, & par conséquent l’applatir sensiblement ; or en mesurant les diametres de Jupiter, on les avoit trouvés très-sensiblement inégaux ; nouvelle preuve en faveur de la Terre applatie.

On alla même jusqu’à essayer de déterminer la quantité de son applatissement ; mais à la vérité les résultats différoient entr’eux, selon la nature des hypotheses sur lesquelles on s’appuyoit. M. Huyghens supposant que la pesanteur primitive, c’est-à-dire non altérée par la force centrifuge, fût dirigée vers le centre, avoit trouvé que la Terre étoit un sphéroïde elliptique, dont l’axe étoit au diametre de l’équateur environ comme 577 à 578. Voyez Terre, Hydrostatique & sphéroïde ; M. Newton étoit parti d’un autre principe, il supposoit que la pesanteur primitive vînt de l’attraction de toutes les parties du globe, & trouvoit que la Terre étoit encore un sphéroïde elliptique, mais dont les axes étoient entr’eux comme 229 à 230 ; applatissement plus que double de celui de M. Huyghens.

Ces deux théories, quoique très-ingénieuses, ne résolvoient pas suffisamment la question de la figure de la Terre : premierement il falloit décider Jequel des deux résultats étoit le plus conforme à la vérité, & le système de M. Newton, alors dans sa naissance, n’avoit pas fait encore assez de progrès pour qu’on donnât l’exclusion à l’hypothese de M. Huyghens ; en second lieu, dans chacune des ces deux théories, on supposoit que la Terre eût absolument la même figure que si elle étoit entierement fluide & homogene, c’est-à-dire également dense dans toutes ses parties ; or l’on sentoit que cette supposition gratuite renfermoit peut-être beaucoup d’arbitraire, & que si elle s’écartoit un peu de la vérité (ce qui n’étoit pas impossible), la figure réelle de la Terre pouvoit être fort différente de celle que la théorie lui donnoit.

De là on conclut avec raison, que le moyen le plus sûr de connoître la vraie figure de la Terre, étoit la mesure actuelle des degrés.

En effet, si la Terre étoit sphérique, tous les degrés seroient égaux, & par conséquent, comme on l’a prouvé au mot Degré, il faudroit faire par-tout le même chemin sur le méridien, pour que la hauteur d’une même étoile donnée augmentât ou diminuât d’un degré ; mais si la Terre n’est pas sphérique, alors ses degrés seront inégaux, il faudra faire plus ou moins de chemin sur le méridien, selon le lieu de la Terre où l’on sera, pour que la hauteur d’une étoile qu’on observe, diminue ou augmente d’un degré. Maintenant, pour déterminer suivant quel sens les degrés doivent croître & décroître dans cette hypothese, supposons d’abord la Terre sphérique & d’une substance molle, & imaginons qu’une double puissance appliquée aux extrémités de l’axe, comprime la Terre de dehors en dedans, suivant la direction de cet axe : qu’arrivera-t-il ? certainement l’axe diminuera de longueur, & l’équateur s’élevera : mais de plus la Terre sera moins courbe aux extrémités de l’axe qu’elle n’étoit auparavant, elle sera plus applatie vers l’axe, & au contraire elle sera plus courbe à l’équateur. Or, plus la Terre a de courbure dans la direction du méridien, moins il faut faire de chemin dans cette même direction, pour que la hauteur observée d’une étoile augmente ou diminue d’un degré ; par conséquent si la Terre est applatie vers les poles, il faudra faire moins de chemin sur le méridien près de l’équateur que près du pole pour gagner ou pour perdre un degré de latitude ; par conséquent si la Terre est applatie, les degrés doivent aller en augmentant de l’équateur vers le pole & réciproquement ; la raison qu’on vient d’en donner est suffisante pour ceux qui ne sont pas géometres ; en voici une rigoureuse pour ceux qui le sont.

Soit (fig. 12 Géog.) C le centre de la Terre ; CP l’axe ; EC le rayon de l’équateur ; EHP une portion du méridien ; par le point H quelconque, soit menée HO perpendiculaire au meridien EHP, laquelle ligne HO touche en O la dévelopée GOF. Voyez Développée ; HO sera le rayon osculateur en H. V. Osculateur : soit pris ensuite le point h tel que le rayon osculateur ho fasse un angle d’un degré avec HO ; il est aisé de voir que Hh représentera un degré du méridien ; c’est-à-dire, comme il a été prouvé au mot Degré, qu’un observateur qui avanceroit de H en h, trouveroit en h un degré de plus ou de moins qu’en H dans la hauteur de toutes les étoiles placées sous le méridien Or, Hh étant à très-peu près un arc de cercle décrit du rayon HO (ou ho qui lui est sensiblement égal) il saute aux yeux, que si les degrés Hh vont en augmentant de l’équateur E vers le pole P, les rayons osculateurs HO iront aussi en augmentant ; puisque le rayon d’un cercle est d’autant plus grand que le degré ou la 360e partie de ce cercle a plus d’étendue. Donc la développée GOF sera toute entiere dans l’angle ECF. Or, par la propriété de la développée, voyez Développée, on a EGOF = FCP, & il est visible par les axiomes de Géometrie que EGOF est < EC + CF ; donc EC + CF > CP + CF ; donc EC > CP ; donc la Terre est applatie si les degrés vont en augmentant de l’équateur vers le pole. Ceux qui après M. Picard, mesurerent les premiers degrés du méridien en France pour savoir si la Terre étoit sphérique ou non, n’avoient pas tiré cette conclusion ; soit inattention, soit faute de connoissances géometriques suffisantes, ils avoient crû au contraire que si la Terre étoit applatie, les degrés devoient aller en diminuant de l’équateur vers le pole. Voici, selon toutes les apparences, le raisonnement qu’ils faisoient : soit tirée du centre une ligne qui fasse avec EC un angle d’un degré, & du même centre C soit tirée une ligne qui fasse avec PC un angle d’un degré, il est certain que EC étant supposé plus grand que PC, la partie de la Terre interceptée en E entre les deux lignes qui font un angle d’un degré, sera plus grande qu’en P ; donc (concluoient-ils peut-être) le degré près de l’équateur sera plus grand qu’au pole. Le paralogisme de ce raisonnement consiste en ce que le degré de la terre n’est pas déterminé par deux lignes qui vont au centre, & qui font un angle d’un degré ; mais par deux lignes qui sont perpendiculaires à la surface de la Terre, & qui font un angle d’un degré. C’est par rapport à ces perpendiculaires (déterminées par la situation du fil à plomb) qu’on mesure la distance des étoiles au zénith, & par conséquent leur hauteur ; or ces perpendiculaires ne passeront pas par le centre de la Terre, quand la Terre n’est pas sphérique. Voyez Développée, Osculateur, &c.

Quoi qu’il en soit de cette conjecture, ceux qui les premiers mesurerent les degrés dans l’étendue de la France, préoccupés peut-être de cette idée, que la Terre applatie donnoit les degrés vers le nord plus petits que ceux du midi, trouverent en effet que dans toute l’étendue de la France en latitude, les degrés alloient en diminuant vers le nord. Mais à peine eurent-ils fait part de ce résultat aux savans de l’Europe, qu’on leur démontra qu’en conséquence la Terre devoit être alongée. Il fallut en passer par-là ; car comment revenir sur des mesures qu’on assûroit très-exactes ? on demeura donc assez persuadé en France de l’alongement de la Terre, nonobstant les conséquences contraires tirées de la théorie.

Cette conclusion fut confirmée dans le livre de la grandeur & de la figure de la Terre, publié en 1718 par M. Cassini, que l’académie des Sciences de Paris vient de perdre. Dans cet ouvrage M. Cassini donna le résultat de toutes les opérations faites par lui & par M. Dominique Cassini son pere, pour déterminer la longueur des degrés. Il en concluoit que le degré moyen de France étoit de 57061 toises, à une toise près de celui de M. Picard ; & que les degrés alloient en diminuant dans toute l’étendue de la France du sud au nord, depuis Collioure jusqu’à Dunkerque. Voyez Degré. D’autres opérations faites depuis en 1733, 1734, 1736, confirmoient cette conclusion ; ainsi toutes les mesures s’accordoient, en dépit de la théorie, à faire la Terre alongée.

Mais les partisans de Newton, tant en Angleterre que dans le reste de l’Europe, & les principaux géometres de la France même, jugerent que ces mesures ne renversoient pas invinciblement la théorie ; ils oserent croire qu’elles n’étoient peut-être pas assez exactes. D’ailleurs en les supposant faites avec soin, il étoit possible, disoient-ils, que par les erreurs de l’observation, la différence entre des degrés immédiatement voisins, ou peu distans (différence très-petite par elle-même), ne fût pas susceptible d’une détermination bien sûre. On jugea donc à-propos de mesurer deux degrés très-éloignés, afin que leur différence fût assez grande pour ne pas être imputée à l’erreur de l’observation. On proposa de mesurer le premier degré du méridien sous l’équateur, & le degré le plus près du pole qu’on pourroit. MM. Godin, Bouguer, & de la Condamine, partirent pour le premier voyage en 1735 ; & en 1736 MM. de Maupertuis, Clairaut, Camus, & le Monnier, partirent pour la Lapponie. Ces derniers furent de retour en 1737. Ils avoient mesuré le degré de latitude qui passe par le cercle polaire, à environ 23d du pole, & l’avoient trouvé considérablement plus grand que le degré moyen de France ; d’où ils conclurent que la Terre étoit applatie.

Le degré de Lapponie, à 66d 20′, avoit été trouvé par ces savans observateurs, de 57438 toises, plus grand de 378 toises que le degré de 57060 toises de M. Picard, mesuré par 49d 23′ ; mais avant que d’en conclure la figure de la Terre, ils jugerent à-propos de corriger le degré de M. Picard, en ayant égard à l’aberration des étoiles, que M. Picard ne connoissoit pas, comme aussi à la précession & à la réfraction, que cet astronome avoit négligées. Par ce moyen le degré de 57060 toises, déterminé par M. Picard, se réduisit à 56925 toises, plus court que celui de Lapponie de 513 toises.

En supposant que le méridien de la Terre soit une ellipse peu différente d’un cercle, on sait par la Géométrie que l’accroissement des degrés, en allant de l’équateur vers le pole, doit être sensiblement proportionnel aux quarrés des sinus de latitude. De plus la même Géométrie démontre que si on a dans un méridien elliptique la valeur de deux degrés à des latitudes connues, on aura le rapport des axes de la Terre par une formule très-simple. En effet, si on nomme E, F la longueur de deux degrés mesurés à des latitudes dont les sinus soient s & s, on aura pour la différence des axes . M. de Maupertuis a donné cette formule dans les mémoires de l’Académie de 1737, & dans son livre de la figure de la Terre déterminée, & il est très facile de la trouver par différentes méthodes. Si le degré F est sous l’équateur, on a s=0, & la formule devient plus simple, se réduisant à . MM. les académiciens du Nord appliquant à cette formule les mesures du degré en Lapponie & en France, trouverent que le rapport de l’axe de la Terre au diametre de l’équateur, étoit 173 à 174 ; ce qui ne s’éloignoit pas extrèmement du rapport de 229 à 230 donné par M. Newton, surtout en supposant des erreurs inévitables dans la mesure du degré. Il n’est pas inutile de remarquer que MM. les académiciens du Nord avoient négligé environ 1″ pour la réfraction dans l’amplitude de leur arc céleste. Cette petite correction étant faite, le degré de Lapponie devoit être diminué de 16 toises, & se réduisoit à 57422 ; mais le rapport de l’axe au diametre de l’équateur demeuroit toûjours sensiblement le même, celui de 173 à 174. Suivant les mesures de M. Cassini, la Terre étoit un sphéroïde alongé, dont l’axe surpassoit le diametre de l’équateur d’environ . Le degré de Lapponie devoit être, dans cette hypothèse, d’environ 1000 toises plus petit que ne l’avoient trouvé les académiciens du Nord ; erreur dans laquelle on ne pouvoit les soupçonner d’être tombés.

Les partisans de l’alongement de la Terre firent d’abord toutes les objections qu’il étoit possible d’imaginer contre les opérations sur lesquelles étoit appuyée la mesure du Nord. On crut, dit un auteur moderne, qu’il y alloit de l’honneur de la nation à ne pas laisser donner à la Terre une figure étrangere, une figure imaginée par un Anglois & un Hollandois, à-peu-près comme on a crû long-tems l’honneur de la nation intéressé à défendre les tourbillons & la matiere subtile, & à proscrire la gravitation Newtonienne. Paris, & l’Académie même, se divisa entre les deux partis : enfin la mesure du Nord fut victorieuse ; & ses adversaires en furent si convaincus, qu’ils demanderent qu’on mesurât une seconde fois les degrés du méridien dans toute l’étendue de la France. L’opération fut faite plus exactement que la premiere fois, l’Astronomie s’étant perfectionnée beaucoup dans l’intervalle des deux mesures : on s’assûra en 1740 que les degrés alloient en augmentant du midi au nord, & par conséquent la Terre se retrouva applatie. C’est ce qu’on peut voir dans le livre qui a pour titre, la méridienne vérifiée dans toute l’étendue du royaume, &c. par M. Cassini de Thury, fils de M. Cassini, & aujourd’hui pensionnaire & astronome de l’académie des Sciences. Paris, 1744. Il faut pourtant remarquer, pour plus d’exactitude dans ce récit, que les degrés de France n’alloient pas tous & sans exception en diminuant du nord au sud, mais cela étoit vrai du plus grand nombre ; & dans les degrés qui s’écartoient de cette loi la différence étoit si excessivement petite, qu’on pouvoit & qu’on devoit l’attribuer toute entiere aux erreurs inévitables de l’observation.

Il est nécessaire d’ajouter que les académiciens du Nord de retour à Paris, crurent en 1739 qu’il étoit nécessaire de faire quelques corrections au degré de M. Picard, qu’ils avoient déjà réduit à 56925 toises. Voici quelle étoit leur raison. La mesure de ce degré en général dépend, comme on l’a déjà dit, de deux observations, celle de la différence entre les hauteurs d’une étoile observées aux deux extrémités du degré, & celle de la distance géographique entre les paralleles tracés aux deux extrémités du degré. On ne doutoit point que cette derniere distance n’eût été mesurée très-exactement par M. Picard ; mais on n’étoit pas aussi sûr de l’observation céleste : quelqu’exact que fût cet astronome, il ignoroit, ainsi qu’on l’a déjà remarqué, quelques mouvemens observés depuis dans les étoiles fixes ; il en avoit négligé quelques autres, ainsi que la réfraction : d’ailleurs les instrumens astronomiques modernes ont été portés à un degré de précision qu’ils n’avoient pas de son tems. On recommença donc l’observation de l’amplitude de l’arc céleste compris entre les deux extrémités du degré de Paris à Amiens ; & en conséquence au lieu de 57060 toises pour ce degré, on en trouva 57183 : ce degré nouveau, plus grand que M. Picard ne l’avoit trouvé, étoit toûjours beaucoup plus petit que celui du Nord, & l’applatissement de la Terre subsistoit : mais cet applatissement étoit un peu moindre que de 173 à 174 ; il étoit de 177 à 178, toûjours néanmoins dans l’hypothèse de la Terre elliptique.

En 1740, ceux qui avoient soûtenu d’abord l’alongement de la Terre, ayant eu occasion de vérifier la base qui avoit servi à la mesure de M. Picard, prétendirent que cette base étoit plus courte de près de six toises que M. Picard ne l’avoit trouvée ; & en conséquence admettant la correction faite à l’amplitude de l’arc de M. Picard par les académiciens du Nord, ils fixerent le degré de M. Picard à 57074 toises , à 14 toises près de la longueur que M. Picard lui avoit donnée ; ainsi les deux erreurs de M. Picard dans la mesure de la base & dans celle de l’arc céleste, formoient, selon eux, une espece de compensation.

Cependant plusieurs académiciens douterent encore que M. Picard se fût trompé sur sa base. M. de la Condamine nous paroît avoir très-bien traité cette matiere dans sa mesure des trois premiers degrés du méridien, art. xxjx. pag. 246. & suiv. Il ne croit point que l’erreur de M. Picard, si en effet il y en a une, vienne, comme le pense M. Bouguer, de ce que cet astronome avoit peut-être fait sa toise d’un trop courte : sa raison est que la longueur du pendule à Paris, déterminée par M. Picard, differe à peine de de ligne de celle que M. de Mairan a trouvée dans ces derniers tems. Cela posé, on ne sauroit douter que la toise des deux observateurs n’ait été exactement la même ; or la toise de M. de Mairan est aussi la même qui a servi à la mesure des degrés sous l’équateur & sous le cercle polaire, & la même qu’on a employée pour vérifier en 1740 la base de M. Picard. Mais d’un autre côté M. Cassini a vérifié cette base jusqu’à cinq fois, & en différens tems, & l’a toûjours trouvée plus courte de 6 toises que M. Picard. Plusieurs autres moyens directs & indirects, dont M. de la Condamine fait mention, ont été employés pour vérifier cette base, & on l’a toûjours trouvée plus courte de 6 toises. M. de la Condamine soupçonne que l’erreur de M. Picard ; s’il y en a une, peut venir, 1°. de la longueur des perches de bois qu’il employoit, & dans laquelle il a pû se glisser plusieurs erreurs sur lesquelles on étoit moins en garde alors qu’on ne l’est aujourd’hui ; 2°. de la maniere dont on les posoit sur le terrein. C’est un détail qu’il faut voir dans son livre, & auquel nous renvoyons, ne prenant point encore de parti sur l’erreur vraie ou fausse de M. Picard, jusqu’à ce que cette erreur soit constatée ou justifiée pleinement, comme elle le sera bientôt.

Cette incertitude sur la longueur du degré de M. Picard, rendoit nécessairement très-incertaine la quantité de l’applatissement de la Terre ; car en supposant la Terre un sphéroïde elliptique, on a vû qu’on pouvoit déterminer par la mesure de deux degrés de latitude, la quantité de son applatissement ; & l’on n’avoit alors que deux degrés de latitude, celui du Nord & celui de France, dont le dernier (chose très-singuliere) étoit beaucoup moins connu que le premier après 80 ans de travail, la différence entre les deux valeurs qu’on lui donnoit, étant de près de 110 toises.

Les académiciens du Pérou, à leur retour, rendirent la question encore plus difficile à résoudre. Ils avoient mesuré le premier degré de latitude, & l’avoient trouvé de 56753 toises, c’est-à-dire considérablement plus petit que le degré de France, soit qu’on mît ce dernier à 57074 toises, ou à 57183. Le comparaison des degrés de l’équateur & de Lapponie, donnoit, dans l’hypothèse elliptique, le rapport des axes de 214 à 215, fort près de celui de M. Newton : or dans cette hypothèse, & supposé cet applatissement, le degré de France devoit avoir nécessairement une certaine valeur ; cette valeur étoit assez conforme à la longueur de 57183 toises, assignée au degré de France par les académiciens du Nord, & nullement à celle de 57074 toises qu’on lui donnoit en dernier lieu. Il n’est pas inutile d’ajoûter qu’en 1740, lorsqu’on avoit trouvé la diminution des degrés de France du nord au midi, telle qu’elle doit être dans la Terre applatie, on avoit mesuré un degré de longitude, à la latitude de 43d 32′ ; & ce degré de longitude s’accordoit aussi très-bien avec ce qu’il devoit être dans l’hypothèse de la Terre elliptique & de l’applatissement égal à .

Cependant M. Bouguer, sans égard aux quatre degrés qui s’accordoient dans l’hypothese elliptique, & qui donnoient l’applatissement de , crut devoir préférer le degré de France déterminé à 57074 toises, à ce même degré déterminé à 57183 : il ôta donc à la Terre la figure elliptique : il lui donna celle d’un sphéroïde, dans lequel les accroissemens des degrés suivroient la proportion, non des quarrés des sinus de latitude, mais des quatriemes puissances de ces sinus. Il trouva que le degré du Nord, celui du Pérou, celui de France suppose de 57074 toises, & le degré de longitude mesuré à 43d 32′ de latitude, s’accordoient dans cette hypothèse. Il en conclut donc que la Terre étoit un sphéroïde non elliptique, dans lequel le rapport des axes étoit de 178 à 179, presqu’égal à celui de 177 à 178, trouvé en dernier lieu par les académiciens du Nord, mais à la vérité dans l’hypothèse elliptique ; ce qui donnoit deux sphéroïdes fort différens, quoiqu’à-peu-près également applatis. On verra dans un instant que les mesures faites depuis en d’autres endroits, ne sauroient subsister avec l’hypothèse de M. Bouguer, qui à la vérité ne la pouvoit prévoir alors, & qui croyoit tout faire pour le mieux, en ajustant à une même hypothèse les données qu’il avoit choisies.

Les choses en étoient là, lorsqu’en 1752 M. l’abbé de la Caille, un de ceux qui avoient eu le plus de part à la mesure des degrés de France en 1740, se trouvant au cap de Bonne-Espérance par 33d 18′ de latitude, où il avoit été envoyé par l’académie pour y faire des observations astronomiques, principalement relatives à la parallaxe de la Lune, y mesura le degré du méridien, & le trouva de 57037 toises. Ce degré s’accordoit encore très-bien avec l’hypothèse elliptique & l’applatissement de , & ce qu’il faut bien remarquer, avec le degré de France supposé de 57183 toises ; mais il étoit presque égal au degré de France, supposé de 57074 toises ; & si cela étoit vrai, il en résulteroit que non-seulement le Terre ne seroit pas elliptique, mais que les deux hémispheres de la Terre ne seroient pas semblables, puisque les degrés seroient presque égaux à des latitudes aussi différentes que celle de France à 49d, & celle du cap à 33d. Il est visible au reste que le degré du cap ne s’accorderoit plus avec l’hypothèse de M. Bouguer, puisque le degré de France de 57074 toises, presque égal au degré du cap, quoiqu’à une latitude fort différente, étoit conforme à cette hypothèse.

Enfin la mesure du degré, récemment faite en Italie par les PP. Maire & Boscovich, à 43d 1′ de latitude, produit de nouvelles difficultés. Ce degré s’est trouvé de 56979 toises ; ainsi non-seulement il differe beaucoup de ce qu’il doit être dans l’hypothèse de la Terre elliptique & de l’applatissement supposé , mais encore il s’est trouvé différer de plus de 70 toises d’un des degrés mesurés en France en 1740, presqu’à la même latitude que le degré d’Italie ; car le degré de latitude en France, à 43d 31′, a été déterminé de 57048 toises.

Si cette derniere différence étoit réelle, il s’ensuivroit que le méridien qui traverse l’Italie, ne seroit pas semblable au méridien qui traverse la France, & qu’ainsi les méridiens n’étant pas les mêmes, la Terre ne pourroit plus être regardée comme parfaitement ou même sensiblement circulaire dans le sens de l’équateur, comme on l’avoit toûjours supposé jusqu’ici. Il en résulteroit de plus d’autres conséquences très-fâcheuses, que l’on verra dans la suite de cet articie. On peut remarquer en même tems que le degré d’Italie quadre assez bien avec l’hypothèse de M. Pouguer, à laquelle celui du cap ne s’accorde pas ; ainsi de quelque côté qu’on se tourne, aucune hypothèse ne peut s’accorder avec la longueur de tous les degrés mesurés jusqu’ici. Il ne manque plus rien, comme l’on voit, pour rendre la figure de la Terre aussi incertaine que le pyrrhonisme peut le desirer.

Pour mettre en un coup-d’œil sous les yeux du lecteur les degrés mesurés jusqu’à présent, nous les rassemblerons dans cette table.

Latitudes. Degrés en toises.
Degré du Nord 66d 20′ 57422
Degrés de France 49 56 57084
49 23 57074
ou selon d’autres,
57183
49 3 57069
47 58 57071
47 41 57057
46 51 57055
46 35 57049
45 45 57050
45 43 57040
44 53 57042
43 31 57048
Degré d’Italie 43 1 56979
Degré sous l’équateur 0 0 56753
Degré du Cap à…
de latitude mérid.
33d 18 57037

Degré de longitude à…
de latitude septentr.
43d 32′ 41618 tois.

Cette table vérifie ce que nous avons remarqué plus haut, que tous les degrés mesurés en France ne vont pas exactement en diminuant du nord au sud ; mais le dernier degré de France vers le sud est de 36 toises plus petit que le dernier degré vers le nord ; & cela suffit pour qu’il soit certain que les degrés vont en diminuant du nord au sud dans l’étendue de la France.

A cette table j’ajoûterai la suivante que M. l’abbé de la Caille m’a communiquée.

Dans l’hypothèse de la longueur d’un degré du méridien sous l’équateur, de 56753 toises, comme il résulte des mesures faites sous l’équateur, & de celle de 57422 toises sous le parallele de 66d 19′ selon la mesure du nord, après en avoir ôté 16 toises pour l’effet de la réfraction, ainsi que l’ont pratiqué tous ceux qui ont mesuré des degrés, on a le rapport des axes de 214 à 215 ou de 1, à 1, 00467, en supposant la Terre un sphéroïde elliptique régulier. Et en supposant que les accroissemens des degrés du méridien sont comme les quarrés des sinus des latitudes, on a les longueurs suivantes :

Latitude. Longueur
du degré.
Longueur mesurée.
0d 56753,0 56753,0 sous l’équateur.
 5 56759,0
10 56777,0
15 56806,4
20 56846,3
25 56895,4
30 56952,4
33 569935 57037 au Cap.
35 57015,4
40 57082,6
41 57096,3
42 57110,1
43 57124,0
43 30 57131,0 56979 en Italie.
44 57137,9
45 57151,8
46 57165,7
47 57179,6
48 57193,5
49 57207,3
49 22 57212,3 57074,4 en France.
50 57221,0 57183 selon d’autres.
55 57288,1
60 57351,2
65 57408,1
66 57422,0 57422 en Lapponie.
70 57457,2
75 57497,2
80 57526,6
85 57544,6
90 57550,6

On voit par cette table, que le degré du cap est moindre de 44 toises seulement que le degré mesuré ; que celui de France à 49d 22′ est plus grand de 29 toises seulement que le degré de France supposé de 57183, mais plus grand de 138 toises que le degré supposé de 57074 ; enfin que le degré d’Italie est plus grand de 152 toises, que le degré mesuré. Ainsi il n’y a proprement que le degré d’Italie, & le degré de France supposé de 57074 toises (degré encore en litige), qui ne quadrent pas avec l’hypothèse elliptique & l’applatissement de  ; car les différences des autres sont trop petites, pour ne pas être mises sur le compte de l’observation. Je ne parle point de la valeur des autres degrés de France ; elle est encore incertaine, jusqu’à ce qu’on ait vérifié la correction faite à la base de M. Picard. Il n’est pas inutile d’ajoûter que le degré de longitude mesuré à 43d 32′, & trouvé de 41618 toises, differe aussi de très-peu de toises de ce qu’il doit être dans l’hypothèse de la terre elliptique & de l’applatissement supposé à . En effet M. Bouguer a trouvé que ce degré ne différoit que de 11 toises de la longueur qu’il devroit avoir, en supposant l’applatissement de , qui differe peu de . De plus il n’est pas inutile de remarquer qu’en faisant de legeres corrections aux degrés qui quadrent avec ce dernier applatissement de , on retrouveroit exactement l’applatissement de , tel que Newton l’a donné. M. de la Condamine, comparant deux à deux dans l’hypothèse elliptique les quatre degrés suivans, celui du Pérou, celui de Lapponie, celui de France supposé de 57183 toises, & le même degré supposé de 57074, trouve que le rapport des axes varie depuis jusqu’à . Voyez son ouvrage, page 261. Enfin nous devons ajoûter que l’applatissement de la Terre a toûjours été trouvé beaucoup plus grand que celui de M. Huyghens, soit par la mesure des degrés, soit par l’observation du pendule ; d’où il semble qu’on peut conclure avec assez de fondement, que la pesanteur primitive n’est pas dirigée vers le centre de la Terre, ni même vers un seul centre, comme M. Huyghens le supposoit.

Avant que de porter notre jugement sur l’état présent de cette grande question de la figure de la Terre, & sur tout ce qui a été fait pour la résoudre, il est nécessaire que nous parlions des expériences sur l’alongement & l’accourcissement du pendule, observés aux différentes latitudes ; car ces expériences tiennent immédiatement à la question de la figure de la Terre. Il est certain en général, que si la Terre est applatie, la pesanteur doit être moindre à l’équateur qu’au pole, que par conséquent le pendule à secondes doit retarder en allant du pole vers l’équateur, & que par la même raison, le pendule qui bat les secondes à l’équateur, doit être alongé en allant de l’équateur vers le pole. De plus, si l’applatissement , donné par M. Newton, avoit lieu, il est démontré que la pesanteur à l’équateur seroit moindre de que la pesanteur au pole, & de plus, que l’accroissement de la pesanteur, de l’équateur au pole, doit suivre la raison des quarrés des sinus de latitude. Or, par la loi observée de l’alongement du pendule, en allant de l’équateur vers le pole, on connoît la loi de l’augmentation de la pesanteur dans le même sens, & cette augmentation qui est proportionnelle à l’alongement du pendule (voyez Pendule), se trouve, par les observations, assez exactement proportionelle aux quarrés des sinus de latitude.

En effet les longueurs du pendule corrigées par le barometre, & réduites à celle d’un pendule qui oscilleroit dans un milieu non résistant, sont sous l’équateur   Lign.   Differenc.
439,21
A Portobello à 9 degrés de latitude 439,30 0,09
Au petit Goave à 18 degrés de latitude 439,47 0,26
A Paris 440,67 1,46
A Pello 441,27 2,06

Or, selon le calcul du P. Boscovich, les différences proportionnelles aux quarrés des sinus de latitude, ou, ce qui revient au même, à la moitié du sinus verse du double de la latitude (voyez Sinus), sont 7, 24, 138, 206, un peu plus petites à la vérité que celles de la table, comme je l’avois déjà remarqué dans mes Recherches sur le système du monde, II. part. pag. 288 & 289. en employant un calcul moins rigoureux que le précédent ; cependant comme le plus grand écart entre l’observation & la théorie est ici de de ligne, il semble qu’on peut regarder la proportion des quarrés des sinus de latitude comme assez exactement observée dans l’alongement du pendule. Il est à remarquer que dans la table précédente, on a augmenté de de ligne les longueurs du pendule observées à Paris & à Pello (ce que je n’avois pas fait dans l’endroit cité de mes Recherches sur le système du monde) ; parce que les longueurs observées 440, 57, & 441, 17, sont celles du pendule dans l’air, & que les longueurs 440, 67, 441, 27, sont celles du même pendule dans un milieu non résistant, ainsi que les trois autres qui les précedent.

Mais si d’un côté la loi de l’accourcissement du pendule est assez conforme à l’hypothese elliptique, de l’autre la quantité de l’accourcissement sous l’équateur ne se trouve pas telle qu’elle devroit être, si l’applatissement de la Terre étoit  ; elle est plus grande que cette fraction. Ainsi les expériences du pendule semblent aussi donner quelque échec à la théorie Newtonienne de la figure de la Terre, dans laquelle on regarde cette planete comme fluide & homogene. Ceci nous conduit naturellement à parler de tout ce qui a été fait jusqu’à nos jours, pour étendre & perfectionner cette théorie.

M. Huyghens avoit déterminé la figure de la Terre dans l’hypothese, que la pesanteur primitive fût dirigée au centre, & que la pesanteur altérée par la force centrifuge fût perpendiculaire à la surface. M. Newton avoit supposé que la pesanteur primitive résultât de l’attraction de toutes les parties de la Terre, & que les colonnes centrales fussent en équilibre, sans égard à la perpendicularité à la surface. MM. Bouguer & de Maupertuis ont fait voir de plus dans les mémoires de l’académie des Sciences de 1734, que la Terre étant supposée fluide avec MM. Huyghens & Newton, il étoit nécessaire, pour qu’il y eût équilibre entre les parties, dans une hypothèse quelconque de pesanteur vers un ou plusieurs centres, que les deux principes hydrostatiques de M. Huyghens & de M. Newton s’accordassent entr’eux, c’est-à-dire que la direction de la pesanteur fût perpendiculaire à la surface, & que de plus les colonnes centrales fussent en équilibre. Ils ont démontré l’un & l’autre qu’il y a une infinité de cas où les colonnes centrales peuvent être en équilibre, sans que la pesanteur soit perpendiculaire à la surface, & réciproquement ; & qu’il n’y a point d’équilibre, à moins que l’observation de ces deux principes ne s’accorde à donner la même figure. Du reste ces deux habiles géometres ont principalement envisagé la question de la figure de la Terre, dans la supposition que la pesanteur primitive ait des directions données vers un ou plusieurs centres : l’hypothèse newtonienne de l’attraction des parties rendoit le problème beaucoup plus difficile.

Il l’étoit d’autant plus que la maniere dont il avoit été résolu par M. Newton pouvoit être regardée non seulement comme indirecte, mais encore comme insuffisante & imparfaite à certains égards : dans cette solution, M Newton supposoit d’abord que la Terre fût elliptique, & il déterminoit d’après cette hypothèse l’applatissement qu’elle devoit avoir : or quoique cette supposition de la Terre elliptique fût légitime dans l’hypothèse de la Terre homogene, cependant elle avoit besoin d’être démontrée ; sans cela c’étoit proprement supposer ce qui étoit en question. M. Stirling démontra le premier rigoureusement dans les Transactions philosoph. que la supposition de M. Newton étoit en effet légitime, en regardant la Terre comme un fluide homogene, & comme très-peu applatie. Bien-tôt après M. Clairaut, dans les mêmes Transactions, n°. 449. étendit cette théorie beaucoup plus loin. Il prouva que la Terre devoit être un sphéroïde elliptique, en supposant non-seulement qu’elle fût homogene, mais qu’elle fût composée de couches concentriques, dont chacune en particulier différât par sa densité des autres couches ; il est vrai qu’il regardoit alors les couches comme semblables ; or la similitude des couches, ainsi que nous le verrons plus bas, & que M. Clairaut s’en est assûré ensuite, ne peut subsister dans l’hypothese que ces couches soient fluides.

En 1740, M. Maclaurin, dans son excellente piece sur le flux & reflux de la mer, qui partagea le prix de l’académie des Sciences, démontra le premier cette belle proposition, que si la Terre est supposée un fluide homogene, dont les parties s’attirent, & soient attirées outre cela par le Soleil ou par la Lune, suivant les lois ordinaires de la gravitation, ce fluide tournant autour de son axe avec une vitesse quelconque, prendra nécessairement la forme d’un sphéroïde elliptique, quel que soit son applatissement, c’est-à-dire très-petit ou non. De plus M. Maclaurin faisoit voir que dans ce sphéroïde, non-seulement la pesanteur étoit perpendiculaire à la surface, & les colonnes centrales en équilibre, mais encore qu’un point quelconque pris à volonté au-dedans du sphéroïde, étoit également pressé en tout sens. Cette derniere condition n’étoit pas moins nécessaire que les deux autres, pour qu’il y eût équilibre ; cependant aucun de ceux qui jusqu’alors avoient traité de la figure de la Terre, n’y avoient pensé ; on se bornoit à la perpendicularité de la pesanteur à la surface, & à l’équilibre des colonnes centrales, & on ne songeoit pas que selon les lois de l’Hydrostatique (voyez Fluide & Hydrostatique), il faut qu’un point quelconque du fluide soit également pressé en tout sens, c’est-à-dire que les colonnes du fluide, dirigées à un point quelconque, & non pas seulement au centre, soient en équilibre entr’elles.

M. Clairaut ayant médité sur cette derniere condition, en a déduit des conséquences profondes & curieuses, qu’il a exposées en 1742 dans son traité intitulé, Théorie de la figure de la Terre, tirée des principes de l’Hydrostatique. Selon M. Clairaut, il faut pour qu’un fluide soit en équilibre, que les efforts de toutes les parties comprises dans un canal de figure quelconque qu’on imagine traverser la masse entiere, se détruisent mutuellement. Ce principe est en apparence plus général que celui de M. Maclaurin ; mais j’ai fait voir dans mon essai sur la résistance des fluides, 1752. art. 18. que l’équilibre des canaux curvilignes n’est qu’un corollaire du principe plus simple de l’équilibre des canaux rectilignes de M. Maclaurin ; ce qui, au reste, ne diminue rien du mérite de M. Clairaut, puisqu’il a déduit de ce principe un grand nombre de vérités importantes que M. Maclaurin n’en avoit pas tirées, & qu’il avoit même assez peu connues pour tomber dans quelques erreurs ; par exemple, dans celles de supposer semblables entr’elles les couches d’un sphéroïde fluide, comme on le peut voir dans son traité des fluxions, art. 670. & suiv.

M. Clairaut, dans l’ouvrage que nous venons de citer, prouve (ce que M. Maclaurin n’avoit pas fait directement) qu’il y a une infinité d’hypothéses, où le fluide ne seroit pas en équilibre, quoique les colonnes centrales se contre-balançassent, & que la pesanteur fût perpendiculaire à la surface. Il donne une méthode pour reconnoître les hypothèses de pesanteur, dans lesquelles une masse fluide peut être en équilibre, & pour en déterminer la figure ; il démontre de plus, que dans le système de l’attraction des parties, pourvû que la pesanteur soit perpendiculaire à la surface, tous les points du sphéroïde seront également pressés en tout sens, & qu’ainsi l’équilibre du sphéroïde dans l’hypothèse de l’attraction, se réduit à la simple loi de la perpendicularité à la surface. D’après ce principe, il cherche les lois de la figure de la Terre dans l’hypothèse que les parties s’attirent, & qu’elle soit composée de couches hétérogenes, soit solides, soit fluides ; il trouve que la Terre doit avoir dans tous ces cas une figure elliptique plus ou moins applatie, selon la disposition & la densité des couches : il prouve que les couches ne doivent pas être semblables, si elles sont fluides ; que les accroissemens de la pesanteur de l’équateur au pole, doivent être proportionnels au quarré des sinus de latitude, comme dans le sphéroide homogene ; proposition très remarquable & très-utile dans la théorie de la Terre : il prouve de plus que la Terre ne sauroit être plus applatie que dans le cas de l’homogénéité, savoir de  ; mais cette proposition n’a lieu qu’en supposant que les couches de la Terre, si elle n’est pas homogene, vont en augmentant de densité de la circonférence vers le centre ; condition qui n’est pas absolument nécessaire, sur-tout si les couches intérieures sont supposées solides ; de plus, en supposant même que les couches les plus denses soient les plus proches du centre, l’applatissement peut être plus grand que , si la Terre a un noyau solide intérieur plus applati que . V. la III. part. de mes Recherches sur le système du monde, p. 187. Enfin M. Clairaut démontre, par un très-beau théoreme, que la diminution de la pesanteur de l’équateur au pole, est égale à deux fois (applatissement de la Terre homogene) moins l’applatissement réel de la Terre. Ce n’est là qu’une très-legere esquisse de ce qui se trouve d’excellent & de remarquable dans cet ouvrage, très-supérieur à tout ce qui avoit été fait jusque-là sur la même matiere. V. Hydrostatique, Tuyaux capillaires, &c.

Après avoir refléchi long-tems sur cet important objet & avoir lû avec attention toutes les recherches qu’il a produites, il m’a paru qu’on pouvoit les pousser encore beaucoup plus loin.

Jusqu’ici on avoit supposé que dans un fluide composé de couches de différentes densités, les couches devoient être toutes de niveau, c’est-à-dire que la pesanteur devoit être perpendiculaire à chacune de ces couches. Dans mes réflexions sur la cause des vents 1746, article 86. j’avois déjà prouvé que cette condition n’étoit point absolument nécessaire à l’équilibre, & depuis je l’ai démontré d’une maniere plus directe & plus générale, dans mon essai sur la résistance des fluides 1752, articles 167. & 168. Dans le même ouvrage, depuis l’art. 161. jusque & compris l’art. 166. j’ai prouvé que les couches concentriques & non semblables de ce même fluide, ne devoient pas non plus être nécessairement de la même densité dans toute leur étendue, pour que le fluide fût en équilibre ; & j’ai présenté, ce me semble, sous un point de vûe plus étendu qu’on ne l’avoit fait encore, & d’une maniere très-simple & très-directe, les équations qui expriment la loi de l’équilibre des fluides. (Voyez à l’article Hydrostatique un plus grand détail sur ces différens objets, & sur quelques autres qui ont rapport aux lois de l’équilibre des fluides, & à d’autres remarques que j’ai faites par rapport à ces lois). Enfin dans l’art. 169. du même ouvrage, j’ai déterminé l’équation des différentes couches du sphéroïde, non-seulement en supposant, comme on l’avoit fait avant moi, que ces couches soient fluides, qu’elles s’attirent, & qu’elles aillent en diminuant ou en augmentant de densité, suivant une loi quelconque, du centre à la circonférence, mais en supposant de plus, ce que personne n’avoit encore fait, que la pesanteur ne soit point perpendiculaire à ces couches, excepté à la couche supérieure ; je trouve dans cette hypothèse une équation générale, dont celles qui avoient été données avant moi, ne sont qu’un cas particulier ; il est à remarquer que dans tous les cas où ces équations limitées & particulieres peuvent être intégrées, les équations beaucoup plus générales que j’ai données, peuvent être intégrées aussi ; c’est ce qui résulte de quelques recherches particulieres sur le calcul intégral, que j’ai publiées dans les mém. de l’Acad. des Sciences de Prusse de 1750.

Néanmoins dans ces formules généralisées, j’avois toûjours supposé la Terre elliptique, ainsi que tous ceux qui m’avoient précédé, n’ayant trouvé jusqu’alors aucun moyen de déterminer l’attraction de la Terre dans d’autres hypothèses ; mais ayant fait de nouveaux efforts sur ce problème, j’ai enfin donné en 1754, à la fin de mes recherches sur le système du monde, une méthode que les Géometres desiroient, ce me semble, depuis long-tems, pour trouver l’attraction du sphéroïde terrestre dans une infinité d’autres suppositions que celle de la figure elliptique. J’ai donc imaginé que l’équation du sphéroïde fût représentée par celle-ci, , &c. r’ étant le rayon de la Terre à un lieu quelconque, le demi-axe de la Terre, le sinus de la latitude, , &c. des coefficiens constans quelconques ; & j’ai trouvé l’attraction d’un pareil sphéroïde. Cette équation est infiniment plus générale que celle qu’on avoit supposée jusqu’alors ; car dans la Terre supposée elliptique, on a seulement .

J’ai tiré de la solution de cet important problème de très-grandes conséquences dans la troisieme partie de mes recherches sur le système du monde, qui est sous presse au moment que j’écris ceci (Mai 1756), & qui probablement aura paru avant la publication de ce sixieme volume de l’Encyclopédie. J’ai fait voir de plus que le problème ne seroit pas plus difficile, mais seulement d’un calcul plus long, dans l’hypothese de l’attraction proportionnelle non-seulement au quarré inverse de la distance, mais à une somme quelconque de puissances quelconques de cette distance ; ce qui peut être très-utile dans la recherche de la figure de la Terre, lorsqu’on a égard à l’action que le soleil & la lune exercent sur elle, ou (ce qui revient au même) dans la recherche de l’élévation des eaux de la mer par l’action de ces deux astres ; voyez Flux & Reflux : j’ai fait voir enfin qu’en supposant le sphéroïde fluide & hétérogene, & les couches de niveau ou non, il pourroit très-bien être en équilibre sans avoir la figure elliptique ; & j’ai donné l’équation qui exprime la figure de ses différentes couches.

Ce n’est pas tout. J’ai supposé que dans ce sphéroïde les méridiens ne fussent pas semblables, que non-seulement chaque couche y différât des autres en densité, mais que tous les points d’une même couche différassent en densité entr’eux ; & j’enseigne la méthode de trouver l’attraction des parties du sphéroïde dans cette hypothèse si générale ; méthode qui pourroit être fort utile dans la suite, si la Terre se trouvoit avoir en effet une figure irréguliere. Il ne nous reste plus qu’à examiner cette derniere opinion, & les raisons qu’on peut avoir pour la soûtenir ou pour la combattre.

M. de Buffon est le premier (que je sache) qui ait avancé que la Terre a vraissemblablement de grandes irrégularités dans sa figure, & que ses méridiens ne sont pas semblables. Voyez hist. nat. tom. I. p. 165 & suiv. M. de la Condamine ne s’est pas éloigné de cette idée dans l’ouvrage même où il rend compte de la mesure du degré à l’équateur, p. 262. M. de Maupertuis qui l’avoit d’abord combattue dans ses élémens de Géographie, semble depuis l’avoir adoptée dans ses Lettres sur le progrès des Sciences ; enfin le P. Boscovich, dans l’ouvrage qu’il a publié l’année derniere sur la mesure du degré en Italie, non-seulement penche à croire que les méridiens de la Terre ne sont pas semblables, mais en paroît même assez fortement convaincu, à cause de la différence qui se trouve entre le degré d’Italie & celui de France à la même latitude.

Il est certain premierement que les observations astronomiques ne prouvent point invinciblement la régularité de la Terre & la similitude de ses méridiens. On suppose à la vérité dans ces observations que la ligne du zénith ou du fil-à-plomb (ce qui est la même chose) passe par l’axe de la Terre ; qu’elle est perpendiculaire à l’horison ; & que le méridien, c’est-à-dire le plan où le Soleil se trouve à midi, & qui passe par la ligne du zénith, passe aussi par l’axe de la Terre ; mais j’ai prouvé dans la troisieme partie de mes recherches sur le système du monde (& je crois avoir fait le premier cette remarque), qu’aucune de ces suppositions n’est démontrée rigoureusement, qu’il est comme impossible de s’assûrer par l’observation de la vérité de la premiere & de la troisieme, & qu’il est au moins extrèmement difficile de s’assûrer de la vérité de la seconde. Cependant il faut avoüer en même tems que ces trois suppositions étant assez naturelles, la seule difficulté ou l’impossibilité même d’en constater rigoureusement la vérité, n’est pas une raison pour les proscrire, sur-tout si les observations n’y sont pas sensiblement contraires. La question se réduit donc à savoir si la mesure du degré faite récemment en Italie, est une preuve suffisante de la dissimilitude des méridiens. Cette dissimilitude une fois avoüée, la Terre ne seroit plus un solide de révolution ; & non-seulement il demeureroit très-incertain si la ligne du zénith passe par l’axe de la Terre, & si elle est perpendiculaire à l’horison, mais le contraire seroit même beaucoup plus probable. En ce cas la direction du fil-à-plomb n’indiqueroit plus celle de la perpendiculaire à la surface de la Terre, ni celle du plan du méridien ; l’observation de la distance des étoiles au zénith ne donneroit plus la vraie mesure du degré, & toutes les opérations faites jusqu’à présent pour déterminer la figure de la Terre & la longueur du degré à différentes latitudes, seroient en pure perte. Cette question, comme l’on voit, mérite un sérieux examen ; envisageons-la d’abord par le côté physique.

Si la Terre avoit été primitivement fluide & homogene, la gravitation mutuelle de ses parties, combinée avec la rotation autour de son axe, lui eût certainement donné la forme d’un sphéroïde applati, dont tous les méridiens eussent été semblables : si la Terre eût été originairement formée de fluides de différentes densités, ces fluides cherchant à se mettre en équilibre entr’eux, se seroient aussi disposés de la même maniere dans chacun des plans qui auroient passé par l’axe de rotation du sphéroïde, & par conséquent les méridiens eussent encore été semblables. Mais est-il bien prouvé, dira-t-on, que la Terre ait été originairement fluide ? & quand elle l’eût été, quand elle eût pris la figure que cette hypothèse demandoit, est-il bien certain qu’elle l’eût conservée ? Pour ne point dissimuler ni diminuer la force de cette objection, appuyons-la encore avant que d’en apprétier la valeur, par la réflexion suivante. La fluidité du sphéroïde demande une certaine régularité dans la disposition de ses parties, régularité que nous n’observons pas dans la Terre que nous habitons. La surface du sphéroïde fluide devroit être homogene ; celle de la Terre est composée de parties fluides & de parties solides, différentes par leur densité. Les boulversemens évidens que la surface de la Terre a essuyés, boulversemens qui ne sont cachés qu’à ceux qui ne veulent pas les voir (& dont nous n’avons qu’une foible, mais triste image, dans celui que viennent d’éprouver Quito, le Portugal & l’Afrique), le changement évident des terres en mers & des mers en-terres, l’affaissement du globe en certains lieux, son exhaussement en d’autres, tout cela n’a-t-il pas dû altérer considérablement la figure primitive ? (Voy. Géographie physique, Terre, Tremblement de Terre, &c. la Géographie de Varenius, & le premier volume de l’Histoire naturelle de M. de Buffon). Or la figure primitive de la Terre étant une fois altérée, & la plus grande partie de la Terre étant solide, qui nous assûrera qu’elle ait conservé aucune régularité dans la figure ni dans la distribution de ses parties ? Il seroit d’autant plus difficile de le croire, que cette distribution semble, pour ainsi dire, faite au hazard dans la partie que nous pouvons connoître de l’intérieur & de la surface de la Terre ? La circularité apparente de l’ombre de la Terre dans les éclipses de Lune, ne prouve autre chose sinon que les méridiens & l’équateur sont à-peu-près des cercles ; or il faut que l’équateur soit exactement un cercle, pour que les méridiens soient semblables. La circularité apparente de l’ombre ne prouve point que les méridiens soient des cercles exacts, puisque les mesures ont prouvé qu’ils n’en sont pas ; pourquoi prouveroit-elle la circularité parfaite de l’équateur ? Les mêmes hauteurs du pole observées, après avoir parcouru des distances égales sous différens méridiens, en partant de la même latitude, ne prouvent rien non plus, puisqu’il faudroit être certain qu’il n’y a point d’erreur commise ni dans la mesure terrestre, ni dans l’observation astronomique ; or l’on sait que les erreurs sont inévitables dans ces mesures & dans ces opérations. Enfin les regles de la navigation qui dirigent d’autant plus sûrement un vaisseau, qu’elles sont mieux pratiquées, prouvent seulement que la Terre est à-peu-près sphérique, & non que l’équateur est un cercle. Car la pratique la plus exacte de ces regles est elle-même sujette à beaucoup d’erreurs.

Voilà les raisons sur lesquelles on se fonde, pour douter de la régularité de la Terre que nous habitons, & même pour lui donner une figure irréguliere. Mais n’y auroit-il pas d’autres inconvéniens à admettre cette irrégularité ? La rotation uniforme & constante de la Terre autour de son axe, ne semble-t-elle pas prouver (comme l’ont déjà remarqué d’autres philosophes) que ses parties sont à-peu-près également distribuées autour de son centre ? Il est vrai que ce phénomene pourroit absolument avoir lieu dans l’hypothèse de la dissimilitude des méridiens, & de la densité irréguliere des parties de notre globe ; mais alors l’axe de la rotation de la Terre ne passeroit pas par son centre de figure, & le rapport entre la durée des jours & des nuits à chaque latitude, ne seroit pas tel que l’observation & le calcul le donne ; ou si on vouloit que l’axe de rotation passât par le centre de la Terre, comme les observations semblent le prouver, il faudroit supposer dans les parties irrégulieres du globe un arrangement particulier, dont la symmétrie seroit beaucoup plus singuliere & plus surprenante, que la similitude des méridiens ne pourroit l’être, sur-tout si cette similitude n’étoit que très-approchée, comme on le suppose dans les opérations astronomiques, & non absolument rigoureuse.

D’ailleurs les phénomenes de la précession des équinoxes, si bien d’accord avec l’hypothèse que les méridiens soient semblables, & que l’arrangement des parties de la Terre soit régulier, ne semblent-ils pas prouver qu’en effet cette hypothèse est légitime ? Ces phénomenes auroient-ils également lieu, si les parties extérieures de notre globe étoient disposées sans ordre & sans loi ? Car la précession des équinoxes venant uniquement de la non-sphéricité de la Terre, ces parties extérieures influeroient beaucoup sur la quantité & la loi de ce mouvement dont elles pourroient alors déranger l’uniformité. Enfin la surface de la Terre dans sa plus grande partie est fluide, & par conséquent homogene ; la matiere solide qui couvre le reste de cette surface, est presque par-tout peu différente en pesanteur de l’eau commune : n’est-il donc pas naturel de supposer que cette matiere solide fait à-peu-près le même effet qu’une matiere fluide, & que la Terre est à-peu-près dans le même état, que si sa surface étoit par-tout fluide & homogene ; qu’ainsi la direction de la pesanteur est sensiblement perpendiculaire à cette surface, & dans le plan de l’axe de la Terre, & que par conséquent tous les méridiens sont semblables sinon à la rigueur, au moins sensiblement ? Les inégalités de la surface de la Terre, les montagnes qui la couvrent, sont moins considérables par rapport au diametre du globe, que ne le seroient de petites éminences d’un dixieme de ligne de hauteur, répandues çà & là sur la surface d’un globe de deux piés de diametre. D’ailleurs le peu d’attraction que les montagnes exercent par rapport à leur masse (Voyez Attraction & Montagnes), semble prouver que cette masse est très-petite par rapport à leur volume. L’attraction des montagnes du Pérou élevées de plus d’une lieue, n’écarte le pendule de sa direction que de sept secondes : or une montagne hémisphérique d’une lieue de hauteur, devroit faire écarter le pendule d’environ la 3000e partie du sinus total, c’est-à-dire d’une minute 18 secondes : les montagnes paroissent donc avoir très-peu de matiere propre par rapport au reste du globe terrestre ; & cette conjecture est appuyée par d’autres observations, qui nous ont découvert d’immenses cavités dans plusieurs de ces montagnes. Ces inégalités qui nous paroissent si considérables, & qui le sont si peu, ont été produites par les boulversemens que la Terre a soufferts, & dont vraissemblablement l’effet ne s’est pas étendu fort au-delà de la surface & des premieres couches.

Ainsi de toutes les raisons qu’on apporte pour soûtenir que les méridiens sont dissemblables, la seule de quelque poids, est la différence du degré mesuré en Italie, & du degré mesuré en France, à une latitude pareille & sous un autre méridien. Mais cette différence qui n’est que de 70 toises, c’est-à-dire d’environ 35 pour chacun des deux degrés, est-elle assez considérable pour n’être pas attribuée aux observations, quelque exactes qu’on les suppose ? Deux secondes d’erreur dans la seule mesure de l’arc céleste, donnent 32 toises d’erreur sur le degré ; & quel observateur peut repondre de deux secondes ? Ceux qui sont tout-à-la-fois les plus exacts & les plus sinceres, oseroient-ils même répondre de 60 toises sur la mesure du degré, puisque 60 toises ne supposent pas une erreur de quatre secondes dans la mesure de l’arc céleste, & aucune dans les opérations géographiques ?

Rien ne nous oblige donc encore à croire les méridiens dissemblables ; il faudroit pour autoriser pleinement cette opinion, avoir mesuré deux ou plusieurs degrés à la même latitude, dans des lieux de la Terre très-éloignés, & y avoir trouvé trop de différence pour l’imputer aux observateurs : je dis dans des lieux très-éloignés, car quand le méridien d’Italie par exemple, & celui de France, seroient réellement différens, comme ces méridiens ne sont pas fort distans l’un de l’autre, on pourroit toûjours rejetter sur les erreurs de l’observation, la différence qu’on trouveroit entre les degrés correspondans de France & d’Italie à la même latitude.

Il y auroit un autre moyen d’examiner la vérité de l’opinion dont il s’agit ; ce seroit de faire l’observation du pendule à même latitude, & à des distances très-éloignées : car si en ayant égard aux erreurs inévitables de l’observation, la longueur du pendule se trouvoit différente dans ces deux endroits, on en pourroit conclure (au moins vraissemblablement) que les méridiens ne seroient pas semblables. Voilà donc deux opérations importantes qui sont encore à faire pour décider la question, la mesure du degré, & celle du pendule, sous la même latirude, à des longitudes extrèmement différentes. Il est à souhaiter que quelque observateur exact & intelligent veuille bien se charger de cette entreprise, digne d’être encouragée par les souverains, & surtout par le ministere de France, qui a déjà fait plus qu’aucun autre pour la détermination de la figure de la Terre.

Au reste, en attendant que l’observation directe du pendule, ou la mesure immédiate des degrés nous donne à cet égard les connoissances qui nous manquent ; l’analogie, quelquefois si utile en Physique, pourroit nous éclairer jusqu’à un certain point sur l’objet dont il s’agit, en y employant les observations de la figure de Jupiter. L’applatissement de cette planete observé dès l’an 1666 par M. Picard, avoit dejà fait soupçonner celui de la Terre long-tems avant qu’on s’en fût invinciblement assûré par la comparaison des degrés du Nord & de France. Des observations réitérées de cette même planete nous apprendroient aisément si son équateur est circulaire. Pour cela il suffiroit d’observer l’applatissement de Jupiter dans différens tems. Comme son axe est à-peu-près perpendiculaire à son orbite, & par conséquent à l’écliptique qui ne forme qu’un angle d’un degré avec l’orbite de Jupiter, il est évident que si l’équateur de Jupiter est un cercle, le méridien de cette planete, perpendiculaire au rayon visuel tiré de la Terre, doit toûjours être le même, & qu’ainsi Jupiter doit paroître toûjours également applati, dans quelque tems qu’on l’observe. Ce seroit le contraire, si les méridiens de Jupiter étoient dissemblables. Je sai que cette observation ne sera pas démonstrative par rapport à la similitude ou à la dissimilitude des méridiens de la Terre. Mais enfin si les méridiens de Jupiter se trouvoient semblables, comme j’ai lieu de le soupçonner par les questions que j’ai faites là-dessus à un très-habile astronome, on seroit, ce me semble, assez bien fondé à croire, au défaut de preuves plus rigoureuses, que la Terre auroit aussi ses méridiens semblables. Car les observations nous prouvent que la surface de Jupiter est sujette à des altérations sans comparaison plus considérables & plus fréquentes que celle de la Terre, voyez Bandes, &c. or si ces altérations n’influoient en rien sur la figure de l’équateur de Jupiter, pourquoi la figure de l’équateur de la Terre seroit-elle altérée par des mouvemens beaucoup moindres ?

Mais quand on s’assûreroit même par les moyens que nous venons d’indiquer, que les méridiens sont sensiblement semblables, il resteroit encore à examiner si ces méridiens ont la figure d’une ellipse. Jusqu’ici la théorie n’a point donné formellement l’exclusion aux autres figures ; elle s’est bornée à montrer que la figure elliptique de la Terre s’accordoit avec les lois de l’Hydrostatique : j’ai fait voir de plus, je le répete, dans la troisieme partie de mes recherches sur le système du monde, qu’il y a une infinité d’autres figures qui s’accordent avec ces lois, sur-tout si on ne suppose pas la Terre homogene. Ainsi en imaginant que le méridien de la Terre ne soit pas elliptique, j’ai donné dans cette même troisieme partie de mes recherches, une méthode aussi simple qu’on peut le desirer, pour déterminer géographiquement & astronomiquement sans aucune hypothèse, la figure de la Terre, par la mesure de tant de degrés qu’on voudra de latitude & de longitude. Cette méthode est d’autant plus nécessaire à pratiquer, que non-seulement la théorie, mais encore les mesures actuelles, ne nous forcent pas à donner à la Terre la figure d’un sphéroïde elliptique ; car les cinq degrés du nord, du Pérou, de France, d’Italie, & du Cap, ne s’accordent point avec cette figure : d’un autre côté les expériences du pendule s’accordent assez bien à donner à la Terre la figure elliptique, mais elles la donnent plus applatie que de  : enfin ce dernier applatissement s’accorde assez bien avec les cinq degrés suivans, celui du Nord, celui du Pérou, celui du Cap, le degré de France supposé de 57183 toises, & le degré de longitude mesuré à 43d 22′ de latitude ; mais le degré de France supposé de 57074 toises, comme on le veut aujourd’hui, & le degré d’Italie, dérangent tout.

M. le Monnier cherchant à lever une partie de ces doutes, a entrepris de vérifier de nouveau la base de M. Picard, pour proscrire ou pour rétablir irrévocablement le degré de France, fixé par les académiciens du Nord à 57183 toises.

Si ce degré est rétabli, alors ce seroit aux Astronomes à décider jusqu’à quel point l’hypothèse elliptique seroit ébranlée par le degré d’Italie, le seul qui s’éloigneroit alors de cette hypothese, & même de l’applatissement supposé de . (Ne pourroit-on pas croire que dans un pays aussi plein de hautes montagnes que l’Italie, l’attraction de ces montagnes doit influer sur la direction du fil-à-plomb, & que par conséquent la mesure du degré doit y être moins exacte & moins sûre ? c’est une conjecture legete que je ne fais que hasarder ici). Il faudroit examiner de plus jusqu’à quel point les observations du pendule s’écarteroient de ce même applatissement de , déduction faite des erreurs qu’on peut commettre dans les observations.

Mais si le degré de 57183 toises est proscrit, il faudra en ce cas discuter soigneusement les erreurs qu’on peut commettre dans les observations, tant du pendule que des degrés ; & si ces erreurs devoient être supposées trop grandes pour accommoder l’hypothèse elliptique aux observations, on seroit forcé d’abandonner cette hypothèse, & de faire usage des nouvelles méthodes que j’ai proposées, pour déterminer par la théorie & par les observations, la figure de la Terre.

L’observation de l’applatissement de Jupiter pourroit encore nous être utile ici jusqu’à un certain point. Il est aisé de trouver par la théorie quel doit être le rapport des axes de cette planete, en la regardant comme homogene. Si ce rapport étoit sensiblement égal au rapport observé, on pourroit en conclure avec assez de vraissemblance que la Terre seroit aussi dans le même cas, & que son applatissement seroit , le même que dans le cas de l’homogénéité ; mais si le rapport observé des axes de Jupiter est différent de celui que la théorie donne, alors on en pourra conclure par la même raison que la Terre n’est pas homogene, & peut-être même qu’elle n’a pas la figure elliptique. Cette derniere conclusion pourroit encore être confirmée ou infirmée par l’observation de la figure de Jupiter ; car il seroit aisé de déterminer si le méridien de cette planete est une ellipse, ou non. Pour cela il suffiroit de mesurer le parallele à l’équateur de Jupiter, qui en seroit éloigné de 60 degrés ; si ce parallele se trouvoit sensiblement égal ou inégal à la moitié de l’équateur, le méridien de Jupiter seroit elliptique, ou ne le seroit pas.

Je ne parle point de la méthode de déterminer la figure de la Terre par les parallaxes de la Lune : cette méthode imaginée d’abord par M. Manfredi, dans les mémoires de l’académie des Sciences de 1734, est sujette à trop d’erreurs pour pouvoir rien donner de certain. Il est indubitable que les parallaxes doivent être différentes sur une sphere & sur un sphéroïde ; mais la différence est si petite, que quelques secondes d’erreur dans l’observation emportent toute la précision qu’on peut desirer ici. Il est bien plus sûr de déterminer la différence des parallaxes par la figure de la Terre supposée connue, que la figure de la Terre par la différence des parallaxes ; & je me suis attaché par cette raison au premier de ces deux objets, dans la troisieme partie de mes recherches sur le système du monde déjà citées. Voyez Parallaxe.

Il ne nous reste plus qu’un mot à dire sur l’utilité de cette question de la figure de la Terre. On doit avoüer de bonne-foi, qu’eu égard à l’état présent de la navigation, & à l’imperfection des méthodes par lesquelles on peut mesurer en mer le chemin du vaisseau, & connoître en conséquence le point de la Terre où il se trouve, il nous est assez indifférent de savoir si la Terre est exactement sphérique ou non. Les erreurs des estimations nautiques sont beaucoup plus grandes, que celles qui peuvent résulter de la non-sphéricité de la Terre. Mais les méthodes de la navigation se perfectionneront peut-être un jour assez pour qu’il soit alors important au pilote de savoir sur quel sphéroïde il fait sa route. D’ailleurs n’est-ce pas une recherche bien digne de notre curiosité, que celle de la figure du globe que nous habitons ? & cette recherche, outre cela, n’est-elle pas fort importante pour la perfection des observations astronomiques ? Voyez Parallaxe, &c.

Quoi qu’il en soit, voilà l’histoire exacte des progrès qu’on a faits jusqu’ici sur la figure de la Terre. On voit combien la solution complete de cette grande question, demande encore de discussion, d’observations, & de recherches. Aidé du travail de mes prédécesseurs, j’ai tâché dans mon dernier ouvrage, de préparer les matériaux de ce qui reste à faire, & d’en faciliter les moyens. Quel parti prendre jusqu’à ce que le tems nous procure de nouvelles lumieres ? savoir attendre & douter.

Il est tems de finir cet article, dont je crains qu’on ne me reproche la longueur, quoique je l’aye abregé le plus qu’il m’a été possible : je crains encore plus qu’on ne fasse aux Savans une espece de reproche, quoique très-mal fondé, de l’incertitude où ils sont encore sur la figure de la Terre, après plus de 80 ans de travaux entrepris pour la déterminer. Ce qui doit néanmoins me rassûrer, c’est que j’ai principalement destine l’article qu’on vient de lire, à ceux qui s’intéressent vraiment au progrès des Sciences ; qui savent que le vrai moyen de le hâter est de bien démêler tout ce qui peut le suspendre ; qui connoissent enfin les bornes de notre esprit & de nos efforts, & les obstacles que la nature oppose à nos recherches : espece de lecteurs à laquelle seule les Savans doivent faire attention, & non à cette partie du public indifférente & curieuse, qui plus avide du nouveau que du vrai, use tout en se contentant de tout effleurer.

Ceux qui voudront s’instruire plus à fond, ou plus en détail, sur l’objet de cet article, doivent lire : la mesure du degré du méridien entre Paris & Amiens, par M. Picard, corrigée par MM. les académiciens du Nord, Paris, 1740 : le traité de la grandeur & de la figure de la Terre, par M. Cassini, Paris, 1718 : le discours de M. de Maupertuis sur la figure des astres, Paris, 1732 : la mesure du degré au cercle polaire, par les académiciens du Nord, 1738 : la théorie de la figure de la Terre, par M. Clairaut, 1742 : la méridienne de Paris vérifiée dans toute l’étendue de Franæ, par M. Cassini de Thury, 1744 : la figure de la Terre, par M. Bouguer, 1749 : la mesure des trois premiers degrés du méridien, par M. de la Condamine, 1751 : l’ouvrage des PP. Maire & Boscovich, qui a pour titre, de litterariâ expeditione per poutificiam ditionem, &c. Romæ, 1755 : mes réflexions sur la cause des vents, 1746 : la seconde & la troisieme partie de mes recherches sur le système du monde, 1754 & & 1756 ; & plusieurs savans mémoires de MM. Euler, Clairaut, Bouguer, de Maupertuis, &c. répandus dans les recueils des académies des Sciences de Paris, de Petersbourg, de Berlin, &c. (O)

Figure, en Astrologie, est une description ou représentation de l’état & de la disposition du ciel à une certaine heure, qui contient les lieux des planetes & des étoiles, marqués dans une figure de douze triangles appellés maisons. Voyez Maisons.

On la nomme aussi horoscope & thème. Voyez Horoscope, &c.

Figure, en Géomancie, s’applique aux extrémités des points, lignes ou nombres jettés au hasard, sur les combinaisons ou variations desquels ceux qui font profession de cet art, fondent leurs prédictions chimériques.

Figure, (Théolog.) est aussi un terme qui est en usage parmi les Théologiens, pour désigner les mysteres qui nous sont représentés & annoncés d’une maniere obscure sous de certains types ou de certains faits de l’ancien Testament. Voyez Type.

Ainsi la manne est regardée comme le type & la figure de l’Eucharistie : la mort d’Abel est une figure des souffrances de Jesus-Christ, &c.

Beaucoup de théologiens & de critiques soûtiennent que toutes les actions, les histoires, les cérémonies, &c. de l’ancien Testament, ne sont que des figures, des types & des prophéties de ce qui devoit arriver dans le nouveau. V. Mystique. Chambers.

M. l’abbé de la Chambre, dans son traité de la religion, tome IV. définit. jv. p. 270. donne plusieurs regles pour l’intelligence du sens figuré des Ecritures, que nous rapporterons ici, parce qu’il n’arrive que trop souvent qu’on se livre à cette opinion, que tout est figure, sur-tout dans l’ancien Testament, & qu’on en abuse pour y voir des choses qui n’y furent jamais.

Premiere regle. On doit donner à l’Ecriture un sens figuré & métaphorique, lorsque le sens littéral renferme une doctrine qui met sur le compte de Dieu quelqu’imperfection ou quelqu’impiété.

Seconde regle. On doit donner un sens figuré, spirituel & métaphorique aux propositions de l’Ecriture, lorsque leur sens littéral n’a aucun rapport naturel avec les objets dont elles veulent tracer l’image.

Troisieme regle. La simple force des expressions pompeuses de l’Ecriture n’établit point la nécessité de recourir au sens figuré. Lorsque les expressions de l’Ecriture sont trop magnifiques pour le sujet qu’elles semblent regarder, ce n’est pas une preuve générale & nécessaire qu’elles désignent un objet plus auguste.

Quatrieme regle. On ne doit admettre de figures & d’allégories dans l’Ecriture de l’ancien Testament, comme étant de l’intention du S. Esprit, que celles qui sont appuyées sur l’autorité de Jesus-Christ, sur celle des apôtres, ou sur celle d’une tradition constante & uniforme de tous les siecles.

Cinquieme regle. Il faut voir Jesus-Christ & les mysteres de la nouvelle alliance dans l’ancien Testament, par-tout où les apôtres les ont vûs ; mais il faut ne les y voir qu’en la maniere qu’ils les y ont vûs.

Sixieme regle. Quand un passage des Livres saints a un double sens, un littéral & un figuratif, il faut expliquer le passage en entier de la figure, aussi-bien que de la chose figurée : on doit conserver, autant qu’il est possible, le sens littéral dans tout le texte. Il est faux que la figure disparoisse quelquefois entierement, pour faire place à la chose figurée.

On peut voir les preuves solides qu’apporte de toutes ces regles le même auteur, qui les termine par ces deux observations importantes sur la nature des types & des figures.

1°. Les endroits de la bible les moins propres à figurer quelque chose qui ait rapport à la nouvelle alliance, ce sont ceux qui ne contiennent que des actions repréhensibles & criminelles. Ces sortes de figures ont quelque chose d’indécent & de très-peu naturel.

2°. Il est faux que les fautes des saints de l’ancien Testament cessent d’être fautes, parce qu’elles sont figuratives. La prérogative du type & de la figure n’est point de diviniser & de sanctifier les actions qui sont figuratives : ces actions demeurent telles qu’elles sont en elles-mêmes & par leur nature ; si elles sont bonnes, elles demeurent bonnes ; & si elles sont mauvaises, elles demeurent mauvaises. Une action ne change pas de nature parce qu’elle en figure une autre, la qualité de type ne lui donne aucune qualité morale ; sa bonté ou sa malice ne dépendent essentiellement que de sa conformité ou de son opposition avec la loi de Dieu. S. Augustin, qui est dans le principe que les fautes des patriarches sont figuratives, in peccatis magnorum virorum aliquando rerum figuras animadverti & indagari posse, ne croit pas qu’elles cessent d’être fautes par cet endroit. « L’action de Loth & de ses filles, dit-il, est une prophétie dans l’Ecriture qui la raconte ; mais dans la vie des personnes qui l’ont commise, c’est un crime » : aliquando res gesta in facto causa damnationis, in scripto prophetia virtutis. Lib. II. contr. Faust. c. xlij. (G)

A ces regles & à ces observations de M. l’abbé de la Chambre, nous ajoûterons quelques remarques sur la même matiere. Figure, en Théologie, a deux acceptions très-différentes : c’est dans deux sens divers qu’on dit que l’expression oculi Domini super justos est figurée, & qu’on dit que la narration du sacrifice d’Isaac dans la Genese est figurée. Dans le premier cas il y a une figure, au sens que les rhéteurs donnent à ce mot, une métaphore. Dans le second il y a une figure, c’est-à-dire un type, une représentation d’un évenement distingué de celui qu’on raconte.

La premiere des regles qu’on vient de lire, est relative aux figures de l’Ecriture prises dans le premier sens, aux expressions figurées ; & on peut dire en général que toutes les regles qu’on peut prescrire pour distinguer dans les écrits l’expression naturelle de l’expression figurée, peuvent s’appliquer à l’Ecriture.

Les cinq autres de M. l’abbé de la Chambre, ont pour objet les figures de l’Ecriture prises au second sens, c’est-à-dire les narrations typiques ; & c’est sur celles-ci que nous allons nous arrêter.

On peut voir au mot Ecriture, (Théol.) les définitions des différentes sortes de sens figurés qu’on trouve dans les Ecritures. Il nous suffira ici de les envisager sous un point de vûe très-simple, je veux dire par leur distinction du sens littéral. En effet le sens mystique ou spirituel, allégorique, tropologique, anagogique ; tous ces sens-là, dis-je, sont toûjours unis avec un sens littéral, sous l’écorce duquel ils sont, pour ainsi dire, cachés.

On a remarqué à l’article Ecriture-Sainte, les excès dans lesquels sont tombés ceux qui ont voulu voir des sens figurés dans toute l’Ecriture. Selon ces interpretes, il n’y a point de texte où Dieu n’ait voulu renfermer sous l’enveloppe du sens littéral, les vérités de la Morale, ou les évenemens de la religion chrétienne. Comme on a déjà combattu ce principe directement, nous allons nous arrêter ici à faire connoître 1°. les causes qui ont amené l’usage abusif des explications figurées ; 2°. les inconvéniens qu’a entraînés cette méthode d’expliquer l’Ecriture. Nous croyons que des détails & des exemples sur ces deux objets, seront de quelque utilité.

La premiere cause de l’abus des sens figurés dans l’interprétation de l’Ecriture, a été l’usage qu’en font les écrivains du nouveau Testament. Les premiers écrivains ecclésiastiques se sont crus en droit d’employer, comme les apôtres, ces sortes d’explications ; & il faut avoüer que quelques-unes des applications de l’ancien Testament faites par les évangélistes, sembleroient autoriser à expliquer toute l’Ecriture figurément, parce qu’elles semblent un peu détournées, & ne se présentent pas tout de suite : mais selon la quatrieme regle qu’on vient de lire, on ne devoit admettre de figures & d’allégories dans l’écriture de l’ancien Testament, comme étant d’institution divine, que celles qui sont appuyées sur l’autorité de J. C. des apôtres, ou de la tradition.

La seconde cause de l’emploi excessif des sens figurés, me semble avoir été pour les premiers écrivains ecclésiastiques, la coûtume des Juifs qui donnoient à l’Ecriture des explications spirituelles, & ce goût a duré chez eux jusqu’au viij. siecle.

Je trouve une troisieme cause de ces mêmes abus dans la méthode que les peres avoient d’instruire les fideles par des homélies, qui n’étoient que des commentaires suivis sur l’Ecriture ; car dans la nécessité de faire entrer dans ces commentaires les vérités de la Morale & de la religion, ils s’efforçoient de les trouver là-même où elles n’étoient pas, dans des récits purement historiques. Leur éloquence trouvoit son compte à s’écarter du sens littéral, & à secoüer le joug d’une rigoureuse précision. On peut se convaincre de la vérité de ce que nous disons, en ouvrant au hasard des homélies, & on verra que les explications figurées sont prodiguées dans cette espece d’ouvrages : d’ailleurs, comme ils travailloient tous leurs commentaires sur l’Ecriture, dans la vûe de les employer à l’instruction des fideles, plûtôt qu’à l’éclaircissement & à l’intelligence du texte, ils s’attachoient plus fortement à une maniere de l’expliquer, qui leur donnoit plus d’occasion de développer les vérités de la religion, surtout en matiere de Morale ; & c’est à quoi les explications figurées leur servoient merveilleusement.

Je donnerai ici un exemple de l’usage qu’ils en faisoient. Ce passage du Deuréronome : & erit vita tua pendens ante oculos tuos, & non credes vitæ tuæ, ch. xxviij. signifie que si les Israëlites ne sont pas fideles à observer la loi de Dieu, tant de maux les accableront, que leur vie sera suspendue à un filet, & qu’ils croiront la voir terminer à tous momens ; c’est ce que la suite démontre : timebis nocte & die, dit Moyse, & non credes vitæ tuæ ; manè dices quis mihi det vesperum, & vesperè quis mihi det manè.

Voilà le sens naturel du texte, c’est assûrément le seul que Moyse ait eu en vûe. S. Augustin l’a saisi sans doute ; mais quand on a donné ce sens si simple & si naturel, tout est dit ; cela ne fournit pas de certains détails dans une homélie. Sur cela S. Augustin laisse à côté ce premier sens, & se jettant dans une autre explication du passage en question, il y trouve la passion, le genre de mort de Jesus-Christ, sa qualité de redempteur, d’auteur de la vie, l’incrédulité des Juifs, &c. Et il dit là-dessus de fort belles choses, mais qui malheureusement ne sont point-du-tout relatives au texte.

Tous nos prédicateurs ont donné dans ces mêmes défauts ; & je trouve dans ceux qui joüissent de la plus grande réputation, des applications de l’Ecriture aussi fausses & aussi détournées que celle que je viens de rapporter.

Une quatrieme & une cinquieme cause de ces abus, sont, selon le judicieux M. Fleury (discours sur l’Hist. ecclés.), le mauvais goût qui faisoit mépriser ce qui étoit simple & naturel, & la difficulté d’entendre la lettre de l’Ecriture, faute de savoir les langues originales, je veux dire le grec & l’hébreu, & de connoître l’histoire & les mœurs de cette antiquité si reculée. C’étoit plûtôt fait de donner des sens mystérieux à ce que l’on n’entendoit pas ; & en effet, si l’on y prend garde, S. Augustin, S. Grégoire & la plus grande partie des peres qui ont travaillé sur l’Ecriture de cette façon, n’entendoient ni le grec ni l’hébreu. Au lieu que S. Jérôme qui connoissoit les sources, ne s’attache qu’au sens littéral.

Pour montrer que cette ignorance des langues originales a souvent influé dans la maniere dont les peres ont expliqué l’Ecriture, je citerai un exemple tiré encore de S. Augustin.

Au livre XIII. de la cité de Dieu, chap. xij. il explique ainsi la menace faite par Dieu au ch. ij. de la Genese. In quocumque die comederis ex eo, morte morieris : morte moriemini, dit-il, non tantum animæ mortis partem priorem ubi anima privatur Deo, nec tantùm posteriorem ubi corpus privatur animâ, nec solùm ipsam totam primam ubi anima & à Deo & à corpore separata punitur, sed quidquid mortis est usque ad novissimam quæ secunda dicitur, & quâ est nulla posterior comminatio illa amplexa est.

On voit bien que dans toute cette explication S. Augustin se fonde sur l’énergie & l’emphase qu’il prête à l’expression morte moriemini ; & c’est l’ignorance de la langue hébraïque qui le fait tomber dans cette erreur, selon la remarque du savant le Clerc, qui me fournit cet exemple, Artis crit. p. 11. sect. primâ, ch. jv. En hebreu on joint assez souvent l’infinitif au verbe, comme un nom, sans que ce redoublement donne aucune énergie à la phrase. Par exemple, au verset précédent on lit dans l’hébreu & dans les Septante, comedendo comedes, mis simplement pour comedes ; le même tour à-peu-près a lieu dans la dialecte attique. On trouve dans Homere concionem concionari ; les Latins mêmes disent vivere vitam, &c. & toutes ces expressions n’ont point l’emphase que S. Augustin a vûe ici.

Sixieme cause. L’opinion de l’inspiration rigoureuse de tous les mots, de toutes les syllabes de l’Ecriture & de tous les faits, c’est-à-dire de ceux-là mêmes dont les écrivains sacrés avoient été les témoins, & qu’ils pouvoient raconter d’après eux-mêmes. Car dans cette opinion on a regardé chaque mot de l’Ecriture, comme renfermant des mysteres cachés, & les circonstances les plus minutieuses des faits les plus simples, comme destinées par Dieu à nous fournir des connoissances très-relevées. Ce principe a été adopté par la plûpart des peres.

Je le trouve très-bien developpé par le jésuite Kirker, au liv. II. de son ouvrage de arcâ Noë. C’est au ch. viij. qu’il intitule de mystico-allegorico-tropologicâ arcæ expositione : il dit que puisque Dieu pouvoit d’un seul mot sauver du déluge Noë, ses enfans & les animaux, sans tout cet appareil d’arche, de provisions, &c. il est probable qu’il n’a fait construire ce grand bâtiment, & qu’il n’en a fait faire à l’historien sacré une description si exacte, que pour nous élever à la contemplation des choses invisibles par le moyen de ces choses visibles, & que cette arche cache & renferme de grands mysteres. Les bois durs & qui ne se corrompent point, sont les gens vertueux qui sont dans l’Eglise ; ces bois sont polis, pour marquer la douceur & l’humilité : les bois quarrés, sont les docteurs ; les trois étages de l’arche, sont les trois états qu’on voit dans l’Eglise, le séculier, l’ecclésiastique & le monastique. Il met les moines au troisieme étage, mais il n’assigne point aux deux autres ordres leurs places respectives, &c.

Voilà, je croi, les principales causes qui ont introduit les explications figurées. Je vais tâcher à présent de faire sentir les inconvéniens qu’a entraînés cette méthode d’interpreter l’Ecriture.

Premier inconvénient. Quoique les explications figurées puissent le plus souvent être rejettées, par cela seul qu’elles ne sont pas fondées, elles ne sont pas bien dangereuses tant qu’elles ne consistent qu’à chercher avec trop de subtilité dans les sens figurés de l’Ecriture, les dogmes établis d’ailleurs sur des passages pris dans leur sens propre & naturel. Mais le mal est qu’on ne s’est pas toûjours renfermé dans des bornes légitimes, & qu’on s’est efforcé d’ériger des sens figurés en dogmes. Ce nouvel usage, comme on voit, pouvoit s’introduire assez facilement ; en effet, lorsqu’on se servoit du sens figuré pour établir un dogme déjà reçû, on n’avoit garde de nier le sens figuré, ou de dire qu’il ne prouvoit rien, parce qu’on eût passé pour nier le dogme ; par-là le sens figuré acquit bien-tôt une autorité considérable, & on ne craignit pas de l’apporter en preuves d’opinions nouvelles. En voici un exemple frappant, & que tout le monde connoît : c’est l’usage qu’on a voulu faire de l’allégorie des deux glaives pour attribuer à l’Eglise une autorité sur les souverains, même dans le temporel ; & il est à remarquer que cette méthode d’expliquer l’Ecriture & l’autorité des allégories apportées en preuves des dogmes, étoit tellement établie dans le xj. siecle, que les défenseurs de l’empereur Henri IV. contre Grégoire VII. ne s’avisoient pas de dire que cette figure ne prouvoit rien.

Cet abus étoit monté au comble au tems dont nous parlons, & nous n’en sommes pas encore tout-à-fait corrigés ; Vivès au xvj. siecle s’en plaignoit amerement : quo magis miror, dit-il sur le ch. iij. du livre XVII. de civitate Dei, stultitiam, ne dicam an impudentiam, an utrumque eorum, qui ex allegoriis præcepta & leges vitæ, dogmata religionis, vincula quibus ligemur teneamurque, colligant atque innodant, & ea pro certissimis in vulgum efferunt, ac hæreticum clamant si quis dissentiat.

Mais même en supposant que le sens figuré soit employé par les Théologiens en preuve d’un dogme bien établi d’ailleurs, c’est toûjours un inconvénient considérable que d’employer une aussi mauvaise raison, & on doit bannir absolument de la Théologie, l’usage de ces sortes d’explications. Cependant les anciens théologiens (& les modernes ne sont pas tout-à-fait exempts de ce reproche) ont tombé fréquemment dans ce défaut. Il s’en présente à moi un exemple tiré de S. Thomas. Pour prouver que les simples ne sont pas tenus d’avoir une foi explicite de toutes les vérités de la religion, il s’appuie sur le passage de Job. 1. Boves arabant & asinæ pascebantur juxta eos ; quia scilicet minores, dit-il, qui significantur per asinos debent in credendis adhærere majoribus, qui per boves significantur. Voilà une mauvaise preuve & une étrange explication. Il est vrai que saint Grégoire a donné le même sens à ce texte (lib. II. Moral.) : mais on voit assez la différence qu’il y a entre l’emploi d’une semblable explication dans un traité de Morale, & celui que S. Thomas en fait dans un traité de Théologie.

Cet abus est si grand, que je ne fais point de doute que si Dieu n’eût veillé sur son Eglise, cette prodigieuse quantité d’explications détournées, de sens allégoriques, &c. ne fût entrée dans le corps de la doctrine chrétienne, comme la cabale des Juifs dans leur théologie : mais la Providence avoit placé dans l’Eglise une barriere à ces excès, l’autorité de l’Eglise elle-même, qui seule ayant le droit suprème d’interpréter les Livres saints, anéantit & laisse oubliées les gloses des docteurs particuliers, qui ne rendent point le vrai sens des Ecritures, pendant qu’elle adopte celles qui sont conformes à la doctrine qu’elle a reçûe de J. C.

Le second inconvénient de cette méthode est que les incrédules en ont pris occasion de dire que ces explications précaires ont autant corrompu l’Ecriture parmi les Chrétiens, en en faisant perdre l’intelligence, qu’auroit pû le faire l’altération du texte même. La liberté d’expliquer ainsi l’Ecriture, dit M. Fleury, a été poussée à un tel excès, qu’elle l’a enfin rendue méprisable aux gens d’esprit mal instruits de la religion ; ils l’ont regardée comme un livre inintelligible qui ne signifioit rien par lui-même, & qui étoit le joüet des interpretes. C’est par-là, disent les Sociniens, que nous en avons perdu le vrai sens sur les dogmes importans de la Trinité, de la satisfaction de Jesus-Christ, du péché originel, &c. desorte que nous ne pouvons plus y rien entendre, préoccupés que nous sommes de sens figurés qu’une longue habitude nous fait regarder comme propres, quoique nous ayons perdu le sens simple & naturel que les écrivains sacrés avoient en vûe. Il est facile de répondre à cela, que la doctrine catholique n’est point fondée sur ces explications arbitraires & figurées de certains passages, mais sur leur sens propre & naturel, comme le prouvent les Théologiens en établissant chaque dogme en particulier ; que quelle que soit l’ancienneté de ces explications figurées, nous pouvons aujourd’hui dans l’examen des dogmes, examiner & saisir le sens propre & naturel des passages sur lesquels nous les établissons, & que ce sens propre & naturel est celui auquel l’Eglise catholique les entend, &c. mais c’est toûjours, comme on voit, sur l’abus des sens figurés dans l’interprétation de l’Ecriture, que les Sociniens fondent de pareils reproches, & c’est ce que nous voulions faire remarquer.

En troisieme lieu, d’après la persuasion que l’Ecriture sainte est inspirée, celui qui prétend trouver une vérité de morale ou un dogme dans un passage, au moyen du sens figuré qu’il y découvre, donne de son autorité privée une définition en matiere de foi. En effet, cet homme, en interprétant ainsi l’Ecriture, suppose sans doute que Dieu, en inspirant à l’écrivain le passage en question, avoit en vûe ce sens figuré ; autrement il ne pourroit pas employer en preuve ce sens, qui ne seroit que dans sa tête. Il doit donc penser que ce passage renferme une vérité de foi, & imposer aux autres la nécessité de croire ce qu’il voit si clairement contenu dans la parole de Dieu. De là naissent bien des inconvéniens, des opinions théologiques érigées en dogmes, les reproches d’hérésie prodigués, &c. Il est vrai pourtant que ceux qui ont donné des explications figurées, n’ont pas toûjours prétendu qu’elles devinssent un objet de foi. C’est ainsi que S. Augustin, au quinzieme livre de civitate Dei, où il fait une grande comparaison de J. C. & de l’arche, insinue que quelqu’un avoit proposé une autre interprétation que la sienne, de ce qu’on lit au ch. vj. v. 16. de la Genese, dans les Septante & dans l’hébreu-samaritan (voyez la poliglotte de Walton) : inferiora, bicamerata & tricamerata facies. Il avoit dit que bicamerata signifioit que l’Eglise renfermoit la multitude des nations, parce que cette multitude étoit bipartita, propter circumcisionem & præputium ; & tripartita, propter tres filios Noë. Mais il permet qu’on entende par-là la foi, l’espérance & la charité ; ou les trois abondances de ces terres, dont les unes, selon Jesus-Christ, portent 30, d’autres 60, & d’autres 100 ; ou encore la pureté des femmes mariées, celle des veuves, & celle des vierges.

Ce pere n’oblige pas, comme on voit, à recevoir son explication : mais d’abord tous n’ont pas eu autant de modestie ; & d’ailleurs je trouve que son opinion devoit le conduire là, puisqu’en pensant, comme il faisoit, que le saint Esprit avoit eu ce premier sens en vûe, il devoit regarder son explication comme un objet de foi, quoiqu’elle soit arbitraire.

Je finis en observant un quatrieme inconvénient des explications figurées ; c’est qu’elles font tort à la majestueuse simplicité des Ecritures ; & on est fâché de voir les ouvrages de beaucoup de peres gâtés par ce défaut. Souvent on y voit tout-au-travers du plus beau plan du monde une explication de cette nature qui défigure tout : par exemple, S. Augustin, au douzieme livre contra Faustum, se proposant de montrer que J. C. avoit été figuré & annoncé par les prophetes, a recours à une prodigieuse quantité de figures, d’allégories, de rapports qu’il trouve entre J. C. & l’arche de Noë : il fonde ces rapports principalement sur ce que la longueur & la largeur de l’arche sont dans la même proportion que la longueur & la largeur du corps humain que J. C. a bien voulu prendre ; la porte de l’arche, c’est la blessure que J. C. reçut au côté ; les bois quarrés signifient la stabilité de la vie des saints, &c. S. Ambroise en suivant à-peu-près la même idée, entre dans des détails encore plus petits : il explique le nidos facies in arcâ, en disant que ces nids ou loges sont nos yeux, nos oreilles, notre bouche, notre cerveau, notre poumon, la moëlle de nos os : quant à la porte de l’arche, pulchrè autem addidit, dit-il, ostium ex adverso facies eam partem declarans corporis per quam cibos egerere consuevimus, ut quæ putamus ignobiliora esse corporis, his honorem abundantiorem circumdaret. Lib. VII. de Noë & arcâ.

Au reste, il y a ici une remarque importante à faire ; c’est que les peres ont donné dans ces explications figurées, d’après des principes fixes & un système suivi : leur concert en cela pourroit seul en fournir la preuve ; mais il y a plus ; ils ont exposé en plusieurs endroits ces principes & ce système.

Origene entre autres, dont l’autorité & la méthode ont été respectées dans les deux églises, avance que toute l’Ecriture doit être interpretée allégoriquement, & il va même jusqu’à exclure en plusieurs endroits des livres saints, le sens littéral. Universam porrò sacram scripturam ad allegoricum sensum esse sumendam admonet nos, vel illud aperiam in parabolis os meum. Origen. in præfat. Historia scripturæ interdùm interserit quædam vel minùs gesta, vel quæ omninò geri non possunt, interdùm quæ possunt geri nec tamen gesta sunt. IV. de princip. S. Augustin, en rejettant cette opinion d’Origene, qu’il y avoit dans l’Ecriture des choses qui n’étoient jamais arrivées, & qu’on ne pouvoit pas entendre à la lettre, soûtient qu’il faut pourtant rapporter les évenemens de l’ancien Testament à la cité de Dieu, à l’Eglise chrétienne, à moins qu’on ne veuille s’écarter beaucoup du sens de celui qui a dicté les livres saints : ad hanc de quâ loquimur Dei civitatem omnia referantur, si ab ejus sensu qui ista conscripsit non vult longè aberrare qui exponit. Lib XV. c. xxvj. de civitate Dei.

En général, ils ont presque tous dit que Dieu en inspirant les Ecritures, ne seroit point entré dans les petits détails qu’on y trouve à chaque pas, s’il n’avoit eu le dessein de cacher sous ces détails les vérités de la Morale & de la religion chrétienne : d’où l’on voit que c’est d’après des principes fixes & un système suivi, qu’ils ont expliqué les Ecritures de cette façon.

Je me crois obligé de terminer cet article par une remarque du savant & judicieux Fleury. Je sai, dit-il, que les sens figurés ont été de tout tems reçûs dans l’Eglise...... Nous en voyons dans l’Ecriture même, comme l’allégorie des deux alliances, signifiées par les deux femmes d’Abraham ; mais puisque nous savons que l’épître de S. Paul aux Galates n’est pas moins écrite par inspiration divine que le livre de la Genese, nous sommes également assûrés de l’histoire & de l’application, & cette application est le sens littéral du passage de S. Paul. Il n’en est pas de même des sens figurés que nous lisons dans Origene, dans S. Ambroise, dans S. Augustin. Nous pouvons les regarder comme les pensées particulieres de ces docteurs..... & nous ne devons suivre ces applications, qu’autant qu’elles contiennent des vérités conformes à celles que nous trouvons ailleurs dans l’Ecriture, prise en son sens littéral. Cinquieme discours. (h)

Figure, (Logiq. Métaphys.) tour de mots & de pensées qui animent ou ornent le discours. C’est aux Rhéteurs à indiquer toutes les especes de figures ; nous ne cherchons ici que leur origine, & la cause du plaisir qu’elles nous font.

Aristote trouve l’origine des figures dans l’inclination qui nous porte à goûter tout ce qui n’est pas commun. Les mots figures n’ayant plus leur signification naturelle, nous plaisent, selon lui, par leur déguisement, & nous les admirons à cause de leur habillement étranger ; mais il s’en faut bien que les figures ayent été dans leur berceau des expressions déguisées, inventées pour plaire par leur déguisement. Ce n’est pas non plus la hardiesse des expressions étrangeres que nous aimons dans les figures, puisqu’elles cessent de plaire si-tôt qu’elles paroissent tirées de trop loin. Nous donnons sans aucune recherche le nom de nuée à cet amas de traits que deux armées lançoient autrefois l’une contre l’autre ; & parce que l’air en étoit obscurci, l’image d’une nuée se présente tout naturellement, & le terme suit cette image. Voici donc des idées plus philosophiques que celles d’Aristote sur cette matiere.

Le langage, si l’on en juge par les monumens de l’antiquité & par le caractere de la chose, a été d’abord nécessairement figuré, stérile & grossier ; ensorte que la nature porta les hommes, pour se faire entendre les uns des autres, à joindre le langage d’action & des images sensibles à celui des sons articulés ; en conséquence la conversation, dans les premiers siecles du monde, fut soûtenue par un discours entremêlé de mots & d’actions. Dans la suite, l’usage des hiéroglyphes concourut à rendre le style de plus en plus figuré. Comme la nature & la nécessité, & non pas le choix & l’art, ont produit les diverses especes d’écritures hiéroglyphiques, la même chose est arrivée dans l’art de la parole. Ces deux manieres de communiquer nos pensées ont nécessairement influé l’une sur l’autre ; & pour s’en convaincre on n’a qu’à lire dans M. Warburthon le parallele ingénieux qu’il fait entre l’apologue, la parabole, l’énigme & les figures du langage, d’une part ; & d’autre part les différentes especes d’écritures. Il étoit aussi simple en parlant d’une chose, de se servir du nom de la figure hiéroglyphique, symbole de cette chose, qu’il avoit été naturel, lors de l’origine des hiéroplyphes, de peindre les figures auxquelles la coûtume avoit donné cours. Le langage figuré est proprement celui des prophetes, & leur style n’est pour ainsi dire qu’un hiéroglyphe parlant. Enfin les progrès & les changemens du langage ont suivi le sort de l’écriture ; & les premiers efforts dûs à la nécessité de communiquer ses pensées dans la conversation, sont venus par la suite des siecles, de même que les premiers hiéroglyphes, à se changer en mysteres, & finalement à s’élever jusqu’à l’art de l’éloquence & de la persuasion.

On comprend maintenant que les expressions figurées étant naturelles à des gens simples, ignorans & grossiers dans leurs conceptions, ont dû faire fortune dans leurs langues pauvres & stériles : voilà pourquoi celles des Orientaux abondent en pléonasmes & en métaphores. Ces deux figures constituent l’élégance & la beauté de leurs discours, & l’art de leurs orateurs & de leurs poëtes consiste à y exceller.

Le pléonasme se doit visiblement aux bornes étroites d’un langage simple : l’hebreu, par exemple, où cette figure se trouve fréquemment, est la moins abondante de toutes les langues orientales ; de-là vient que la langue hébraïque exprime des choses différentes par le même mot, ou une même chose par plusieurs synonymes. Lorsque les expressions ne répondent pas entierement aux idées de celui qui parle, comme il arrive souvent en se servant d’une langue qui est pauvre, il cherche nécessairement à s’expliquer en repétant sa pensée en d’autres termes, à-peu-près comme celui dont le corps est gêné dans un endroit, cherche continuellement une place qui le satisfasse.

La métaphore paroît dûe évidemment à la grossiereté de la conception, de même que le pléonasme tire son origine du manque de mots. Les premiers hommes étant simples, grossiers & plongés dans les sens, ne pouvoient exprimer leur conception des idées abstraites, & les opérations réfléchies de l’entendement, qu’à l’aide des images sensibles, qui, au moyen de cette application, devenoient métaphores.

Telle est l’origine des figures ; & la chose est si vraie, que quiconque voudra faire attention au peuple dans son langage, il le verra presque toûjours porté à parler figurément. Ces expressions, une maison triste, une campagne riante, le froid d’un discours, le feu des yeux, sont dans la bouche de ceux qui courent le moins après les métaphores, & qui ne savent pas même ce que c’est qu’une métaphore.

Nous parlons naturellement un langage figuré, lorsque nous sommes animés d’une violente passion. Quand il est de notre intérêt de persuader aux autres ce que nous pensons, & de faire sur eux une impression pareille à celle dont nous sommes frappés, la nature nous dicte & nous inspire son langage : alors toutes les figures de l’art oratoire, que les Rhéteurs ont revêtu de tant de noms pompeux, ne sont que des façons de parler très-communes, que nous prodiguons sans aucune connoissance de la Rhétorique ; ainsi le langage figuré n’est que le langage de la simple nature, appliqué aux circonstances où nous le devons parler.

Dans le trouble d’une passion violente, il s’éleve en nous un nuage qui nous fait paroître les objets, non tels qu’ils sont en effet, mais tels que nous les voulons voir ; c’est-à-dire ou plus grands & plus admirables, ou plus petits & plus méprisables, suivant que nous sommes emportés par l’amour ou par la haine. Quand l’amour nous anime, tout est merveilleux à nos yeux ; & tout devient horreur quand la haine nous transporte. Nous voulons intéresser à notre cause tous les êtres éloignés, présens, absens, sensibles ou inanimés ; & comme nos connoissances ont enrichi nos langues, nous appellons ces êtres en grand nombre, nous leur parlons, & nous les comparons ensemble, par l’habitude où nous sommes de juger de tout par comparaison. A ces mouvemens divers, qui se succedent rapidement & sans ordre, répond un discours plein de ces tours qu’on nomme hyperboles, similitudes, prosopopées, hyperbates, c’est-à-dire plein de toutes les figures, soit de mots, soit de pensées. Ce langage nous est utile, parce qu’il est propre à persuader les autres ; il est propre à les persuader, parce qu’il leur plaît ; il leur plaît, parce qu’il les échauffe & les remue, en ne leur présentant que des peintures vivantes, & leur donnant le plaisir de juger de la vérité des images : ainsi c’est dans la nature qu’on doit chercher l’origine du style figuré ; & dans l’imitation, la source du plaisir qu’il nous cause.

Pourquoi les mêmes pensées nous paroissent-elles beaucoup plus vives quand elles sont exprimées par une figure, que si elles étoient enfermées dans des expressions toutes simples ? Cela vient de ce que les expressions figurées marquent, outre la chose dont il s’agit, le mouvement & la passion de celui qui parle, & impriment ainsi l’une & l’autre idée dans l’esprit ; au lieu que l’expression simple ne marque que la vérité toute nue. Par exemple, si ce demi-vers de Virgile, usque adeò ne mori miserum ? étoit exprimé sans figure, de cette sorte, non est usque adeò mori miserum, il auroit sans doute beaucoup moins de force. La raison est que la premiere construction signifie beaucoup plus que la seconde ; car elle exprime non-seulement cette pensée, que la mort n’est pas un si grand mal que l’on s’imagine, mais elle représente de plus l’idée d’une personne qui se roidit contre la mort, & qui l’envisage sans effroi ; image beaucoup plus vive que n’est la pensée même à laquelle elle est jointe : il n’est donc pas étrange qu’elle frappe davantage, parce que l’ame s’instruit par les images des vérités, mais elle ne s’émeut guere que par l’image des mouvemens.

Au reste les figures, après avoir tiré leur premiere origine de la nature, des bornes d’un langage simple, & de la grossiereté des conceptions, ont contribué dans la suite à l’ornement du discours, de même que les habits, qu’on a cherché d’abord par la nécessité de se couvrir, ont avec le tems servi de parure. La conduite de l’homme a toûjours été de changer ses besoins & ses nécessités en parade & en luxe, toutes les fois qu’il a pû le faire. Les figures devinrent l’ornement du discours, quand les hommes eurent acquis des connoissances assez étendues des Arts & des Sciences, pour en tirer des images qui, sans nuire à la clarté, étoient aussi riantes, aussi nobles, aussi sublimes que la matiere le demandoit. Enfin, comme on abuse de tout, on crut trouver de grandes beautés à surcharger le style d’ornemens ; pour lors le fonds ne devint plus que l’accessoire, & l’art tomba dans la décadence.

Il est certain néanmoins que l’emploi des figures bien ménagé, décore le discours, l’anime, le soûtient, lui donne de l’élévation, touche le cœur, réveille l’esprit, l’ébranle & le frappe vivement. La Poésie sur-tout est en possession de s’en servir, elle a droit d’en étendre l’usage plus loin que la prose ; elle peut enfin personnifier noblement les choses inanimées. Aristote, Cicéron, Quintilien, Longin ; &, pour nommer encore de plus grands maîtres, le goût & le génie, vous apprendront l’art de placer les figures, de les diversifier, de les multiplier à-propos, de les cacher, de les négliger, de les omettre, &c. Tout cela n’est point de mon sujet ; je me contenterai seulement de remarquer que comme les figures signifient ordinairement avec les choses, les mouvemens que nous ressentons en les recevant & en parlant, on peut juger assez bien par cette regle générale, de l’usage que l’on doit en faire, & des sujets auxquels elles sont propres. Il est visible qu’il est ridicule de s’en servir dans les matieres que l’on regarde d’un œil tranquille, & qui ne produisent aucun mouvement dans l’esprit ; car puisque les figures expriment les mouvemens de notre ame, celles que l’on met dans les sujets où l’ame ne s’émeut point, sont des mouvemens contre nature, & des especes de convulsions. Article de M. le Chevalier de Jaucourt.

Figure, terme de Rhétorique, de Logique & de Grammaire. Ce mot vient de fingere, dans le sens d’efformare, componere, former, disposer, arranger. C’est dans ce sens que Scaliger dit que la figure n’est autre chose qu’une disposition particuliere d’un ou de plusieurs mots : nihil aliud est figura quàm termini aut terminorum dispositio. Scal. exercit. lxj. c. j. A quoi on peut ajoûter, 1°. que cette disposition particuliere est relative à l’état primitif & pour ainsi dire fondamental des mots ou des phrases. Les différens écarts que l’on fait dans cet état primitif, & les différentes altérations qu’on y apporte, font les différentes figures de mots & de pensées. C’est ainsi qu’en Grammaire les divers modes & les différens tems des verbes supposent toûjours le thème du verbe, c’est-à-dire la premiere personne de l’indicatif ; τύπτω est le thème de ce verbe. Ainsi les mots & les phrases sont pris dans leur état simple, lorsqu’on les prend selon leur premiere destination, & qu’on ne leur donne aucun de ces tours ou caracteres singuliers qui s’éloignent de cette premiere destination, & qu’on appelle figures.

Je vais faire entendre ma pensée par des exemples : selon la construction simple & nécessaire, pour dire en latin ils ont aimé, on dit amaverunt ; si au lieu d’amaverunt vous dites amerunt, vous changez l’état original du mot, vous vous en écartez par une figure qu’on appelle syncope : c’est ainsi qu’Horace a dit evasti pour evasisti, II. satyre vij. v. 68. Au contraire, si vous ajoutez une syllabe que le mot n’a point dans son état primitif, & qu’au lieu de dire amari, être aimé, vous disiez amarier, vous faites une figure qu’on appelle paragoge.

Autre exemple : ces deux mots Céres & Bacchus sont les noms propres & primitifs de deux divinités du paganisme ; ils sont pris dans le sens propre, c’est-à-dire, selon leur premiere destination, lorsqu’ils signifient simplement l’une ou l’autre de ces divinités : mais comme Cérès étoit la déesse du blé & Bacchus le dieu du vin, on a souvent pris Cérès pour le pain & Bacchus pour le vin ; & alors les adjoints ou les circonstances font connoître que l’esprit considere ces mots sous une nouvelle forme, sous une autre figure, & l’on dit qu’ils sont pris dans un sens figuré : il y a un grand nombre d’exemples de cette acception, sous lesquels les noms de Cérès & de Bacchus sont pris, sur-tout en latin ; ce que quelques-uns de nos poëtes ont imité. Madame des Houllieres a pris pour refrein d’une ballade,

L’amour languit sans Bacchus & Cérès.


c’est-à-dire, qu’on ne songe guere à faire l’amour quand or n’a pas dequoi vivre : cette figure s’appelle métonymie.

I. Les figures sont distinguées l’une de l’autre par une conformation particuliere ou caractere propre qui fait leur différence ; c’est la considération de cette différence qui leur a fait donner à chacune un nom particulier.

Nous sommes accoûtumés à donner des noms tant aux êtres réels qu’aux êtres métaphysiques, c’est une suite de la réflexion que nous faisons sur les différentes vûes de notre esprit : ces noms nous servent à rendre, pour ainsi dire, sensibles les objets métaphysiques qu’ils signifient, & nous aident à mettre de l’ordre & de la précision dans nos pensées.

II. Le mot de figure est pris ici dans un sens métaphysique & par imitation ; car comme tous les corps, outre leur étendue, ont chacun leur figure ou conformation particuliere, & que lorsqu’ils viennent à en changer, on dit qu’ils ont changé de figure ; de même tous les mots construits ont d’abord la propriété générale qui consiste à signifier un sens, en vertu de la construction grammaticale ; ce qui convient à toutes les phrases & à tous les assemblages de mots construits ; mais de plus, les expressions figurées ont encore chacune une modification singuliere qui leur est propre, & qui les distingue l’une de l’autre. On ne sauroit croire jusqu’à quel point les Grammairiens & les Rhéteurs ont multiplié leurs observations, & par conséquent les noms de ces figures. Il est, ce me semble, assez inutile de charger la mémoire du détail de ces différens noms ; mais on doit connoître les différentes sortes ou especes de figures, & savoir les noms de celles de chaque espece qui sont le plus en usage.

Il y a d’abord deux especes générales de figures ; 1°. figures de mots ; 2°. figures de pensées : la différence qui se trouve entre ces deux sortes de figures, est bien sensible.

« Si vous changez le mot, dit Cicéron, vous ôtez la figure du mot, au lieu que la figure de pensée subsiste toûjours, quels que soient les mots dont vous vous serviez pour l’énoncer : » conformatio verborum tollitur, si verba mutatis ; sententiarum permanet, quibuscumque verbis uti velis. De Orat, lib. III. c. lij. Par exemple, si en parlant d’une flotte, vous dites qu’elle est composée de cent voiles, vous faites une figure de mots ; substituez vaisseaux à voiles, il n’y a plus de figure.

Les figures de mots tiennent donc essentiellement au matériel des mots ; au lieu que les figures de pensées n’ont besoin des mots que pour être énoncées ; elles sont essentiellement dans l’ame ; & consistent dans la forme de la pensée, & dans l’espece du sentiment.

A l’égard des figures de mots, il y en a de quatre sortes. I. par rapport au matériel du mot, c’est-à-dire par rapport aux changemens qui arrivent aux lettres ou sons dont les mots sont composés : on les appelle figures de diction.

II. Ou par rapport à la construction grammaticale ; on les appelle figures de construction.

III. La troisieme classe de figures de mots, ce sont celles qu’on appelle tropes, par rapport au changement qui arrive alors à la signification du mot ; c’est lorsqu’on donne à un mot un sens différent de celui pour lequel il a été premierement établi ; τροπὴ, conversio ; τρέπω, verto.

IV. La quatrieme sorte de figure de mots, ce sont celles qu’on ne sauroit ranger dans la classe des tropes, puisque les mots y conservent leur premiere signification : on ne peut pas dire non plus que ce sont des figures de pensées, puisque ce n’est que par les mots & les syllabes, & non par la pensée, qu’elles sont figures, c’est-à-dire, qu’elles ont cette conformation particuliere qui les distingue des autres façons de parler.

Donnons des exemples de chacune de ces figures de mots, ou du moins des principales de chaque espece.

Des figures de diction qui regardent le matériel du mot. Les altérations qui arrivent au matériel d’un mot se font en cinq manieres différentes ; 1°. ou par augmentation ; 2°. ou par diminution de quelque lettre, ou du son ; 3°. par transposition de lettres ou de syllabes ; 4°. par la séparation d’une syllabe en deux ; 5°. par la réunion de deux syllabes en une.

I. Par augmentation ou pléonasme ; ce qui se fait au commencement du mot, ou au milieu, ou à la fin.

1°. L’augmentation qui se fait au commencement du mot est appellée prosthêse, πρόσθεσις, comme gnatus pour natus, vesper, du grec ἕσπερος.

2°. Celle du milieu est appellée épenthèse, ἐπένθεσις, relligio pour religio ; Mavors au lieu de Mars ; induperator pour imperator.

3°. Celle de la fin, paragoge, παραγωγή, comme amarier au lieu d’amari.

II. Le retranchement se fait de même.

1°. Au commencement, & on l’appelle aphérese, ἀφαίρεσις, comme dans Virgile temere pour contemnere.

Discite justitiam moniti, & non temnere divos.

Æneïd. VI. v. 620.

2°. Au milieu, & on le nomme syncope, συγκοπὴ, amarit pour amaverit, scuta virûm pour virorum.

3°. A la fin du mot. on le nomme apocope, ἀποκοπὴ, negotî pour negotii, cura peculi, pour peculii.

Nec spes libertatis erat, nec cura peculi.

Virg. Ecl. I. v. 34.

III. La transposition de lettres ou de syllabes est appellée metathèse, μετάθεσις, c’est ainsi que nous disons Hanovre pour Hanover.

IV. La séparation d’une syllabe en deux est appellée dierèse, διαίρεσις, comme aulaï de trois syllabes au lieu d’aulæ, vitaï pour vitæ ; & dans Tibulle dissoluenda pour dissolvenda. En françois Laïs, nom propre, est de deux syllabes, & dans les freres-lais, ce mot n’est que d’une syllabe ; & de même Créüse, nom propre de trois syllabes, creuse, adjectif féminin dissyllabe ; nom, monosyllabe ; Antinoüs, quatre syllabes, &c.

V. La contraction ou réunion de deux syllabes en une se fait en deux manieres : 1°. lorsque deux syllabes se réunissent en une sans rien changer dans l’écriture : on appelle cette contraction synérèze ; comme lorsqu’au lieu d’aureïs en trois syllabes, Virgile a dit aureis en deux syllabes.

Dependent lychni laquearibus aureis.

Æn. l. I. v. 730.

2°. Mais lorsqu’il résulte un nouveau son de la contraction, la figure est appellée crase, κρᾶσις, c’est-à-dire mélange, comme en françois Oût pour Août, pan au lieu de paon ; & en latin min pour mihi-ne ?

Ces diverses altérations, dans le matériel des mots, s’appellent d’un nom général, métaplasme, μεταπλασμὸς, transformatio, de μεταπλάσσω, transformo.

II. La seconde sorte de figures qui regardent les mots, ce sont les figures de construction ; quoique nous en ayons parlé au mot Construction, ce que nous en dirons ici ne sera pas inutile.

D’abord il faut observer que lorsque les mots sont rangés selon l’ordre successif de leurs rapports dans le discours, & que le mot qui en détermine un autre est placé immédiatement & sans interruption après le mot qu’il détermine, alors il n’y a point de figure de construction ; mais lorsque l’on s’écarte de la simplicité de cet ordre, il y a figure : voici les principales.

1°. L’ellipse, ἔλλειψις, derelictio, prætermissio, defectus, de λείπω, linquo : ainsi quand l’empressement de l’imagination fait supprimer quelque mot qui seroit exprimé selon la construction pleine, on dit qu’il y a ellipse. Pour rendre raison des phrases elliptiques, il faut les réduire à la construction pleine, en exprimant ce qui est sous-entendu selon l’analogie commune : par exemple, accusare furti, c’est accusare de crimine furti ; & dans Virgile, quos ego. Æn. l. I. v. 139. la construction est, vos quos ego in ditione meâ teneo. « Quoi ! vous que je tiens sous mon empire ; vous, mes sujets, vous que je pourrois punir, vous osez exciter de pareilles tempêtes sans mon aveu » ? Ad Castoris, suppléez ad ædem ; maneo Romæ, suppléez in urbe comme Ciceron a dit : in oppido Antiochiæ ; & Virgile, Æn. l. III. v. 293. Celsam Buthroti ascendimus urbem, passage remarquable & bien contraire aux regles communes sur les questions de lieu. Est regis tueri subditos, suppléez officium, &c.

Il y a une sorte d’ellipse qu’on appelle zeugma, mot grec qui signifie connexion, assemblage : c’est lorsqu’un mot qui n’est exprimé qu’une fois, rassemble pour ainsi dire sous lui divers autres mots énoncés en d’autres membres ou incises de la période. Donat en rapporte cet exemple du III. liv. de l’Æneïde, v. 359.

Trojugena interpres divum, qui numina Phœbi,
Qui tripodas, Clarii lauros, qui sidera sentis
Et volucrum linguas, & præpetis omina pennæ.

Ce troyen, c’est Helenus, fils de Priam & d’Hecube. Dans cet exemple, sentis, qui n’est exprimé qu’une fois, rassemble sous lui cinq incises où il est sous-entendu : qui sentis, id est, qui cognoscis numina Phœbi, qui sentis tripodas, qui sentis lauros Clarii, qui sentis sidera, qui sentis linguas volucrum, qui sentis omina pennæ præpetis. Voyez ce que nous avons dit du zeugma, au mot Construction.

II. Le pléonasme, mot grec qui signifie surabondance, πλεονασμὸς, abundantia ; πλέος, plenus ; πλεονάζω, plus habeo, abundo. Cette figure est le contraire de l’ellipse ; il y a pléonasme lorsqu’il y a dans la phrase quelque mot superflu, ensorte que le sens n’en seroit pas moins entendu, quand ce mot ne seroit pas exprimé, comme quand on dit, je l’ai vû de mes yeux, je l’ai entendu de mes oreilles, j’irai moi-même ; mes yeux, mes oreilles, moi-même, sont autant de pléonasmes.

Lorsque ces mots superflus quant au sens, servent à donner au discours, ou plus de grace, ou plus de netteté, ou plus de force & d’énergie, ils font une figure approuvée comme dans les exemples ci-dessus ; mais quand le pléonasme ne produit aucun de ces avantages, c’est un défaut du style, ou du moins une négligence qu’on doit éviter.

III. La syllepse ou synthèse sert lorsqu’au lieu de construire les mots selon les regles ordinaires du nombre, des genres, des cas, on en fait la construction relativement à la pensée que l’on a dans l’esprit ; en un mot, il y a syllepse, lorsqu’on fait la construction selon le sens, & non pas selon les mots : c’est ainsi qu’Horace l. I. Od. 2. a dit : fatale monstrum quæ, parce que ce monstre fatal c’étoit Cléopatre ; ainsi il a dit quæ relativement à Cléopatre qu’il avoit dans l’esprit, & non pas relativement à monstrum. C’est ainsi que nous disons, la plûpart des hommes s’imaginent, parce que nous avons dans l’esprit une pluralité, & non le singulier, la plûpart. C’est par la même figure que le mot de personne, qui grammaticalement est du genre féminin, se trouve souvent suivi de il ou de ils, parce qu’on a dans l’esprit l’homme ou les hommes dont on parle.

IV. La quatrieme sorte de figure c’est l’hyperbate, c’est-à-dire confusion, mélange de mots ; c’est lorsque l’on s’écarte de l’ordre successif des rapports des mots, selon la construction simple : en voici un exemple où il n’y a pas un seul mot qui soit placé après son correlatif, & selon la construction simple.

Aret ager ; vitio, moriens, sitit, aeris, herba.

Virg. Eccl. VII. v. 52.

La construction simple est ager aret ; herba moriens præ vitio aëris sitit. L’ellipse & l’hyperbate sont fort en usage dans les langues où les mots changent de terminaisons, parce que ces terminaisons indiquent les rapports des mots, & par-là font appercevoir l’ordre ; mais dans les langues qui n’ont point de cas, ces figures ne peuvent être admises que lorsque les mots sous-entendus peuvent être aisément suppléés, & que l’on peut facilement appercevoir l’ordre des mots qui sont transposés : alors les ellipses & les transpositions donnent à l’esprit une occupation qui le flatte : il est facile d’en trouver des exemples dans les dialogues, dans le style soûtenu, & sur-tout dans les poëtes : par exemple, la vérité a besoin des ornemens que lui prête l’imagination, Discours sur Télémaque ; on voit aisément que l’imagination est le sujet, & que lui est pour à elle.

Le livre si connu de l’histoire de dom Quichote, commence par une transposition : dans une contrée d’Espagne, qu’on appelle la Manche, vivoit, il n’y a pas long-tems, un gentilhomme, &c. la construction est : un gentilhomme vivoit dans, &c.

V. L’imitation : les relations que les peuples ont les uns avec les autres, soit par le commerce, soit pour d’autres intérêts, introduisent réciproquement parmi eux, non-seulement des mots, mais encore des tours & des façons de parler qui ne sont pas analogues à la langue qui les adopte ; c’est ainsi que dans les auteurs latins on observe des phrases greques qu’on appelle des hellénismes, qu’on doit pourtant toûjours réduire à la construction pleine de toutes les langues. Voyez Construction.

VI. L’attraction : le méchanisme des organes de la parole apporte des changemens dans les lettres ou dans les mots qui en suivent ou qui en précedent d’autres : c’est ainsi qu’une lettre forte que l’on a à prononcer, fait changer en forte la douce qui la précede ; il y a en grec de fréquens exemples de ces changemens qui sont amenés par le méchanisme des organes : c’est ainsi qu’en latin on dit alloqui au lieu d’ad-loqui ; irruere pour in-ruere, &c.

De même la vûe de l’esprit tourné vers un certain mot, fait souvent donner une terminaison semblable à un autre mot qui a relation à celui-là : c’est ainsi qu’Horace, dans l’Art poétique, a dit, mediocribus esse poëtis, où l’on voit que mediocribus est attiré par poëtis.

On peut joindre à ces figures l’archaïsme, ἀρχαϊσμὸς, façon de parler à l’imitation des anciens ; ἀρχαῖος, antiquus : c’est ainsi que Virgile a dit, olli subridens pour illi ; & c’est ainsi que nos poëtes, pour plus de naïveté, imitent quelquefois Marot.

Le contraire de l’archaïsme c’est le néologisme, c’est-à-dire façon de parler nouvelle : nous avons un Dictionnaire néologique, composé par un critique connu, contre certains auteurs modernes, qui veulent introduire des mots nouveaux & des façons de parler nouvelles & affectées, qui ne sont pas consacrées par le bon usage, & que nos bons écrivains évitent. Ce mot vient de deux mots grecs, νέος, novus, & λόγος, sermo.

Il y a quelques autres figures qu’il n’est utile de connoître, que parce qu’on en trouve souvent les noms dans les commentateurs ; mais on doit les réduire à celles dont nous venons de parler. En voici quelques unes qu’on doit rapporter à l’hyperbate.

L’anastrophe, ἀναστρωφᾶν, convertere, στρέφω, verto ; l’anastrophe est le renversement des mots, comme mecum, tecum, vobiscum ; au lieu de cum me, cum te, cum vobis ; quam ob rem, au lieu de ob quam rem ; his accensa super, Virgile, Æneïd. l. I. v. 23. pour accensa super his. Robertson, dans le supplément de son Dictionnaire, lettre A, dit ἀναστροφὴ inversio, præpostera rerum seu verborum collocatio.

2. Tmesis, R. τμήσω, futur premier du verbe inusité τμάω, seco, je coupe : il y a tmésis lorsqu’un mot est coupé en deux : c’est ainsi que Virgile, au lieu de dire subjecta septemtrioni, a dit septem subjecta trioni. Georg. l. III. v. 381. & au liv. VIII. de l’Æneïd. v. 74, il a dit quo te cunque pour quocumque te, &c. quando consumet cunque, pour quando quocunque consumet. Il y a plusieurs exemples pareils dans Horace & ailleurs.

3. La parenthèse est aussi considérée comme causant une espece d’hyperbate, parce que la parenthèse est un sens à part, inséré dans un autre dont il interrompt la suite ; ce mot vient de παρὰ qui entre en composition, de ἐν, in, & de τίθημι), pono. Il y a dans l’opéra d’Armide une parenthèse célebre, en ce que le musicien l’a observée aussi dans le chant.

Le vainqueur de Renaud (si quelqu’un le peut être)
Sera digne de moi.

On doit éviter les parenthèses trop longues, & les placer de façon qu’elles ne rendent point la phrase louche, & qu’elles n’empêchent pas l’esprit d’appercevoir la suite des correlatifs.

4. Synchysis, c’est lorsque tout l’ordre de la construction est confondu, comme dans ce vers de Virgile, que nous avons déjà cité.

Aret ager ; vitio, moriens, sitit, aëris, herba.


Et encore

Saxa, vocant Itali, mediis quæ in fluctibus, aras.


c’est-à-dire, Itali vocant aras illa saxa quæ sunt in mediis fluctibus. Il n’est que trop aisé de trouver des exemples de cette figure. Au reste, synchysis est purement grec, σύγχυσις, & signifie confusion, συγχέω, confundo. Faber dit que synchysis est ordo dictionum confusior, & que Donat l’appelle hyperbate : en voici encore un exemple tiré d’Horace, I. sat. 5. v. 49.

Namque pilâ lippis inimicum & ludere crudis.


l’ordre est ludere pilâ est inimicum lippis & crudis, « le jeu de paume est contraire à ceux qui ont mal aux yeux, & à ceux qui ont mal à l’estomac ».

Voici une cinquieme sorte d’hyperbate, qu’on appelle anacholuthon, ἀνακόλουθον, quand ce qui suit n’est pas lié avec ce qui précede ; c’est plûtôt un vice, dit Erasme, qu’une figure : vitium orationis quando non redditur quod superioribus respondeat. Il doit y avoir entre les parties d’une période, une certaine suite & un certain rapport grammatical qui est nécessaire pour la netteté du style, & une certaine correspondance que l’esprit du lecteur attend, comme entre tot & quot, tantum & quantum, tel & quel, quoique, cependant, &c. Quand ce rapport ne se trouve point, c’est un anacoluthon ; en voici deux exemples tirés de Virgile.

Sed tamen idem olim curru succedere sueti.

Æn. l. III. v. 141.

C’est un anacoluthon, dit Servius ; car tamen n’est pas précédé de quamquàm : anacoluthon, nam quamquam non præmisit ; & au l. II. v. 331. on trouve quot sans tot.

Millia quot magnis nunquam venere Mycænis.


ce qui fait dire encore à Servius que c’est un anacoluthon, & qu’il faut suppléer tot, tot millia.

Ce mot vient 1o . d’ἀκόλουθος, comes, ἀκόλουθον, consectarium, qui suit, qui accompagne, qui est apparié ; 2o . à ἀκόλουθον on ajoûte l’α) privatif, suivi du ν euphonique, qui n’est que pour empêcher le bâillement entre les deux à, ἀ ἀκόλουθος, comme nous ajoûtons le t entre dira-on, dira-t-on.

Voici deux autres figures qui n’en méritent pas le nom, mais que nous croyons devoir expliquer, parce que les Commentateurs & les Grammairiens en font souvent mention : par exemple, lorsque Virgile fait dire à Didon urbem quam statuo vestra est, I. Æn. v. 573. les Commentateurs disent que cela est un exemple incontestable de la figure qu’ils appellent antiptose, du grec, ἀντὶ, pro, qui entre en composition, & de πτῶσις, casus ; ensorte que c’est-là un cas pour un autre : Virgile, disent-ils, a dit urbem pour urbs par antiptose ; c’est une ancienne figure, dit Servius ; c’est ainsi, ajoûte-t-il, que Caton a dit agrum, quem vir habet tollitur ; agrum au lieu d’ager ; & Terence, eunuchum quem dedisti nobis quas turbas dedit, où eunuchum est visiblement au lieu d’eunuchus. Terent. Eun. act. IV. sc. iij. v. 11.

Les jeunes gens qui apprennent le latin, ne devroient pas ignorer cette belle figure ; elle seroit pour eux d’une grande ressource. Quand on les blâmeroit d’avoir mis un cas pour un autre, l’autorité de Despautere qui dit que antiptosis fit per omnes casus, & qui en cite des exemples dans sa Syntaxe, p. 221. cette autorité, dis-je, seroit pour eux une excuse sans replique.

Mais qui ne voit que si ces changemens avoient été permis arbitrairement aux anciens, toutes les regles de la Grammaire seroient devenues inutiles ? V. la méthode latine de P. R. page 562.

C’est pourquoi les Grammairiens analogistes, qui font usage de leur raison, rejettent l’antiptose, & expliquent plus raisonnablement les exemples qu’on en donne : ainsi à l’égard de eunuchum quem dedisti, &c. il faut suppléer, dit Donat, is eunuchus ; Pythias a dit eunuchum quem, parce qu’elle avoit dans l’esprit dedisti eunuchum ; enim ad dedisti verbum retulit, dit Donat. Il y a deux propositions dans tous ces exemples ; il doit donc y avoir deux nominatifs : si l’un n’est pas exprimé, il faut le suppléer, parce qu’il est réellement dans le sens ; & puisqu’il n’est pas dans la phrase, il faut le tirer du dehors, dit Donat, assumendum extrinsecùs, pour faire la construction pleine : ainsi dans les exemples ci-dessus, l’ordre est hæc urbs, quam urbem statuo, est vestra. Ille ager, quem agrum vir habet, tollitur. Ille eunuchus, quem eunuchum dedisti nobis, quas turbas dedit. Il en est de même de l’exemple tiré du prologue de l’Andrienne de Térence, populo ut placerent quas fecisset fabulas, la construction est ut fabulæ, quas fabulas fecisset, placerent populo.

Ce qui fait bien voir la vérité & la fécondité du principe que nous avons établi au mot Construction, qu’il faut toûjours réduire à la forme de la proposition toutes les phrases particulieres & tous les membres d’une période.

L’autre figure dont les Grammairiens font mention avec aussi peu de raison, c’est l’énallage, ἐναλλαγὴ, permutatio. Le simple changement des cas est une antiptose ; mais s’il y a un mode pour un autre mode qui devoit y être selon l’analogie de la langue, s’il y a un tems pour un autre, ou un genre pour un autre genre, ou enfin s’il arrive à un mot quelque changement qui paroisse contraire aux regles communes, c’est un énallage ; par exemple, dans l’Eunuque de Térence, Thrason qui venoit de faire un présent à Thaïs, dit, magnas verò agere gratias Thaïs mihi, c’est-là une énallage, disent les Commentateurs, agere est pour agit ; mais en ces occasions on peut aisément faire la construction selon l’analogie ordinaire, en suppléant quelque verbe au mode fini, comme Thaïs tibi visa est agere, &c. ou cæpit, ou non cessat. Cette façon de parler par l’infinitif, met l’action devant les yeux dans toute son étendue, & en marque la continuité ; le mode fini est plus momentané : c’est aussi ce que la Fontaine, dans la fable des deux rats, dit :

Le bruit cesse, on se retire,
Rats en campagne aussi-tôt,
Et le citadin de dire,
Achevons tout notre rôt.


c’est comme s’il y avoit, & le citadin ne cessoit de dire, se mit à dire, &c. ou pour parler grammaticalement, le citadin fit l’action de dire. Et dans la premiere fable du liv. VIII. il dit :

Ainsi, dit le Renard, & flatteurs d’applaudir.


la construction est les flatteurs ne cesserent d’applaudir, les flatteurs firent l’action d’applaudir.

On doit regarder ces locutions comme autant d’idiotismes consacrés par l’usage ; ce sont des façons de parler de la construction usuèle & élégante, mais que l’on peut réduire par imitation & par analogie à la forme de la construction commune, au lieu de recourir à de prétendues figures contraires à tous les principes.

Au reste, l’inattention des copistes, & souvent la négligence des auteurs même, qui s’endorment quelquefois, comme on le dit d’Homere, apportent des difficultés que l’on feroit mieux de reconnoître comme autant de fautes, plûtôt que de vouloir y trouver une régularité qui n’y est pas. La prévention voit les choses comme elle voudroit qu’elles fussent ; mais la raison ne les voit que telles qu’elles sont.

Il y a des figures de mots qu’on appelle tropes, à cause du changement qui arrive alors à la signification propre du mot ; car trope vient du grec, τροπὴ, conversio, changement, transformation ; τρέπω, verto. In tropo est nativæ significationis commutatio, dit Martinius : ainsi toutes les fois qu’on donne à un mot un sens différent de celui pour lequel il a été premierement établi, c’est un trope. Ces écarts de la premiere signification du mot se font en bien des manieres différentes, auxquelles les Rhéteurs ont donné des noms particuliers. Il y a un grand nombre de ces noms dont il est inutile de charger la mémoire ; c’est ici une des occasions où l’on peut dire que le nom ne fait rien à la chose : mais il faut du moins connoître que l’expression est figurée, & en quoi elle est figurée : par exemple, quand le duc d’Anjou, petit-fils de Louis XIV. fut appellé à la couronne d’Espagne, le roi dit, il n’y a plus de Pyrénées ; personne ne prit ce mot à la lettre & dans le sens propre : on ne crut point que le roi eût voulu dire que les Pyrénées avoient été abysmées on anéanties ; tout le monde entendit le sens figuré, il n’y a plus de Pyrénées, c’est-à-dire, plus de séparation, plus de divisions, plus de guerre entre la France & l’Espagne ; on se contenta de saisir le sens de ces paroles ; mais les personnes instruites y reconnurent une métaphore.

Les principaux tropes dont on entend souvent parler, sont la métaphore, l’allégorie, l’allusion, l’ironie, le sarcasme, qui est une raillerie piquante & amere, irrisio amarulenta, dit Robertson ; la catachrèse, abus, extension ou imitation, comme quand on dit ferré d’argent, aller à cheval sur un bâton ; l’hyperbole, la synecdoque, la métonymie, l’euphémisme qui est fort en usage parmi les honnêtes gens, & qui consiste à déguiser des idées desagréables, odieuses, tristes ou peu honnêtes, sous des termes plus convenables & plus décens. L’ironie est un trope ; car puisque l’ironie fait entendre le contraire de ce qu’on dit, il est évident que les mots dont on se sert dans l’ironie, ne sont pas pris dans le sens propre & primitif. Ainsi, quand Boileau, satyre IX. dit

Je le déclare donc, Quinault est un Virgile,


il vouloit faire entendre précisément le contraire. On trouvera en sa place dans ce Dictionnaire, le nom de chaque trope particulier, avec une explication suffisante. Nous renvoyons aussi au mot, pour parler de l’origine, de l’usage & de l’abus des tropes.

Il y a une derniere sorte de figures de mots, qu’il ne faut point confondre avec celles dont nous venons de parler ; les figures dont il s’agit ne sont point des tropes, puisque les mots y conservent leur signification propre. Ce ne sont point des figures de pensées, puisque ce n’est que des mots qu’elles tirent ce qu’elles sont ; par exemple, dans la répétition, le mot se prend dans sa signification ordinaire ; mais si vous ne répetez pas le mot, il n’y a plus de figure qu’on puisse appeller répétition.

Il y a plusieurs sortes de répétitions auxquelles les Rhéteurs ont pris la peine de donner assez inutilement des noms particuliers. Ils appellent climax, lorsque le mot est répété, pour passer comme par degrés d’une idée à une autre : cette figure est regardée comme une figure de mots, à cause de la répétition des mots, & on la regarde comme une figure de pensée, lorsqu’on s’éleve d’une pensée à une autre : par exemple, aux discours il ajoûtoit les prieres, aux prieres les soûmissions, aux soûmissions les promesses, &c.

La synonymie est un assemblage de mots qui ont une signification à-peu-près semblable, comme ces quatre mots de la seconde Catilinaire de Ciceron : abiit, excessit, evasit, erupit ; « il s’est en allé, il s’est retiré, il s’est évadé, il a disparu ». Voici quelques autres figures de mots.

L’onomatopée, ὀνοματοποιία, c’est la transformation d’un mot qui exprime le son de la chose ; ὄνομα, nomen, & ποιέω, facio ; c’est une imitation du son naturel de ce que le mot signifie, comme le glouglou de la bouteille, & en latin bilbire, bilbit amphora, la bouteille fait glouglou ; tinnitus æris, le tintement des métaux, le cliquetis des armes, des épées ; le trictrac, qu’on appelloit autrefois tictac, sorte de jeu ainsi nommé, du bruit que font les dames & les dès dont on se sert. Taratantara, le bruit de la trompette, ce mot se trouve dans un ancien vers d’Ennius, que Servius a rapporté :

At tuba terribili sonitu taratantara dixit.

Voyez Servius sur le 503. vers du IX. livre de l’Enéïde. Boubari, aboyer, se dit des gros chiens ; mutire, se dit des chiens qui grondent, mu canum est undè mutire, dit Chorisius.

Les noms de plusieurs animaux sont tirés de leur cri ; upupa, une hupe ; cuculus, qu’on prononçoit coucoulous, un coucou, oiseau ; hirundo, une hirondelle ; ulula, une choüette ; bubo, un hibou ; graculus, une espece particuliere de corneille.

Paranomasie, ressemblance que les mots ont entr’eux ; c’est une espece de jeu de mots : amantes sunt amentes, les amans sont insensés. La figure n’est que dans le latin, comme dans cet autre exemple, cum lectum petis de letho cogita, « pensez à la mort quand vous entrez dans votre lit ».

Les jeunes gens aiment ces sortes de figures ; mais il faut se ressouvenir de ce que Moliere en dit dans le Misantrope.

Ce style figuré dont on fait vanité,
Sort du bon caractere & de la vérité.
Ce n’est que jeux de mots, qu’affectation pure,
Et ce n’est point ainsi que parle la nature.

Voici deux autres figures qui ont du rapport à celles dont nous venons de parler : l’une s’appelle similiter cadens, c’est quand les différens membres ou incises d’une période finissent par des cas ou par des tems dont la terminaison est semblable.

L’autre figure qu’on appelle similiter desinens, n’est différente de la précédente, que parce qu’il ne s’y agit ni d’une ressemblance de cas ou de tems : mais il suffit que les membres ou incises ayent une désinance semblable, comme facere fortiter, & vivere turpiter. On trouve un grand nombre d’exemples de ces deux figures : ubi amatur, non laboratur, dit S. Augustin ; « quand le goût y est, il n’y a plus de peine ».

Il y a encore l’isocolon, c’est-à-dire l’égalité dans les membres ou dans les incises d’une période : ce mot vient de ἴσος, égal, & κῶλον, membre ; lorsque les différens membres d’une période ont un nombre de syllabes à-peu-près égal.

Enfin observons ce qu’on appelle polysyndeton, πολυσύνδετον, de πολὺς, multus, σὺν, cum, & δέω, ligo, lorsque les membres ou incises d’une période sont joints ensemble par la même conjonction répétée : ni les caresses, ni les menaces, ni les supplices, ni les recompenses, rien ne le fera changer de sentiment. Il est évident qu’il n’y a en ces figures, ni tropes ni figures de pensées.

Il nous reste à parler des figures de pensées ou de discours que les maîtres de l’art appellent figures de sentences, figuræ sententiarum, schemata ; σχῆμα, forme, habit, habitude, attitude ; σχέω, habeo, & ἔχω, plus usité.

Elles consistent dans la pensée, dans le sentiment, dans le tour d’esprit ; ensorte que l’on conserve la figure, quelles que soient les paroles dont on se sert pour l’exprimer.

Les figures ou expressions figurées ont chacune une forme particuliere qui leur est propre, & qui les distingue les unes des autres ; par exemple l’antithèse est distinguée des autres manieres de parler, en ce que les mots qui forment l’antithèse ont une signification opposée l’une à l’autre, comme quand S. Paul dit : « on nous maudit, & nous bénissons ; on nous persécute, & nous souffrons la persécution ; on prononce des blasphèmes contre nous, & nous répondons par des prieres ». I. cor. c. jv. v. 12.

« Jesus-Christ s’est fait fils de l’homme, dit S. Cyprien, pour nous faire enfans de Dieu ; il a été blessé pour guérir nos plaies ; il s’est fait esclave, pour nous rendre libres ; il est mort pour nous faire vivre ». Ainsi quand on trouve des exemples de ces sortes d’oppositions, on les rapporte à l’antithèse.

L’apostrophe est différente des autres figures ; parce que ce n’est que dans l’apostrophe qu’on adresse tout-d’un-coup la parole à quelque personne présente ou absente : ce n’est que dans la prosopopée que l’on fait parler les morts, les absens, ou les êtres inanimés. Il en est de même des autres figures ; elles ont chacune leur caractere particulier, qui les distingue des autres assemblages de mots.

Les Grammairiens & les Rhéteurs ont fait des classes particulieres de ces différentes manieres, & ont donné le nom de figure de pensées à celles qui énoncent les pensées sous une forme particuliere qui les distingue les unes des autres, & de tout ce qui n’est que phrase ou expression.

Nous ne pouvons que recueillir ici les noms des principales de ces figures, nous reservant de parler en son lieu de chacune en particulier : nous avons déjà fait mention de l’antithèse, de l’apostrophe, & de la prosopopée.

L’exclamation ; c’est ainsi que S. Paul, après avoir parlé de ses foiblesses, s’écrie : Malheureux que je suis, qui me délivrera de ce corps mortel ? Ad Rom. cap. vij.

L’épiphoneme ou sentence courte, par laquelle on conclut un raisonnement.

La description des personnes, du lieu, du tems.

L’interrogation, qui consiste à s’interroger soi-même & à se répondre.

La communication, quand l’orateur expose amicalement ses raisons à ses propres adversaires ; il en délibere avec eux, il les prend pour juges, pour leur faire mieux sentir qu’ils ont tort.

L’énumération ou distribution, qui consiste à parcourir en détail divers états, diverses circonstances & diverses parties. On doit éviter les minuties dans l’énumération.

La concession, par laquelle on accorde quelque chose pour en tirer avantage : Vous êtes riche, servez-vous de vos richesses ; mais faites-en de bonnes œuvres.

La gradation, lorsqu’on s’éleve comme par degrés de pensées en pensées, qui vont toujours en augmentant : nous en avons fait mention en parlant du climax, κλῖμαξ, échelle, degré.

La suspension, qui consiste à faire attendre une pensée qui surprend.

Il y a une figure qu’on appelle congeries, assemblage ; elle consiste à rassembler plusieurs pensées & plusieurs raisonnemens serrés.

La réticence consiste à passer sous silence des pensées que l’on fait mieux connoître par ce silence, que si on en parloit ouvertement.

L’interrogation, qui consiste à faire quelques demandes, qui donnent ensuite lieu d’y répondre avec plus de force.

L’interruption, par laquelle l’orateur interrompt tout-à-coup son discours, pour entrer dans quelque mouvement pathétique placé à propos.

Il y a une figure qu’on appelle optatio, souhait ; on s’y exprime ordinairement par ces paroles : Ha, plût à Dieu que, &c. Fasse le ciel ! Puissiez-vous !

L’obsécration, par laquelle on conjure ses auditeurs au nom de leurs plus chers intérêts.

La périphrase, qui consiste à donner à une pensée, en l’exprimant par plusieurs mots, plus de grace & plus de force qu’elle n’en auroit si on l’énonçoit simplement en un seul mot. Les idées accessoires que l’on substitue au mot propre, sont moins seches & occupent l’imagination. C’est le goût, ce sont les circonstances qui doivent décider entre le mot propre & la périphrase.

L’hyperbole est une exagération, soit en augmentant ou en diminuant.

On met aussi au nombre des figures l’admiration & les sentences, & quelques autres faciles à remarquer.

Les figures rendent le discours plus insinuant, plus agréable, plus vif, plus énergique, plus pathétique ; mais elles doivent être rares & bien amenées. Il faut laisser aux écoliers à faire des figures de commande. Les figures ne doivent être que l’effet du sentiment & des mouvemens naturels, & l’art n’y doit point paroître. Voyez Elocution.

Quand on a cultivé un heureux naturel, & qu’on s’est rempli de bons modeles, on sent ce qui est décent, ce qui est à-propos, & ce que le bon sens adopte ou rejette. C’est en ce point, dit Horace, que consiste l’art d’écrire ; c’est du bon sens que les ouvrages d’esprit doivent tirer tout leur prix. En effet pour bien écrire, il faut d’abord un sens droit :

Scribendi rectè, sapere est principium & fons.

Hor. de arte poet. v. 309.

. . . . .Laissons à l’Italie
De tous ces traits brillans l’éclatante folie :
Tout doit tendre au bon sens.. dit Boileau.

Les honnêtes gens sont blessés des figures affectées.

Offenduntur enim quibus est equus & pater & res,
Nec si quid fricti ciceris probat, aut nucis emtor
Æquis accipiunt animis, donant ve coronâ.

Hor. de arte poet. v. 248.

Aimez donc la raison, ajoûte Boileau ; que toûjours vos écrits
Empruntent d’elle seule & leur lustre & leur prix.

Figure est aussi un terme de Logique. Pour bien entendre ce mot, il faut se rappeller que tout syllogisme régulier est composé de trois termes. Faisons connoître par un exemple ce qu’on entend ici par terme. Supposons qu’il s’agisse de prouver cette proposition, un atome est divisible ; voilà déjà deux termes qui font la matiere du jugement, l’un est sujet, l’autre est attribut : atome est appellé le petit terme, parce qu’il est le moins étendu, il ne se dit que de l’atome ; au lieu que divisible est le grand terme, parce qu’il se dit d’un grand nombre d’objets, il a une plus grande étendue.

Si la personne à qui je veux prouver que tout atome est divisible n’apperçoit pas la connexion ou identité qu’il y a entre ces deux termes, & que divisible est un attribut inséparable de tout atome, j’ai recours à une troisieme idée qui me paroît propre à faire appercevoir cette connexion ou identité, & je dis à mon antagoniste : vous convenez que tout ce qui est étendu est divisible ; vous convenez aussi que tout atome est étendu ; vous devez donc convenir que tout atome est divisible, parce qu’une chose ne peut pas être & n’être pas ce qu’elle est. Ainsi l’idée d’étendu vous doit faire appercevoir la connexion ou rapport d’identité qu’il y a entre atome & divisible ; étendu est donc un troisieme terme qu’on appelle le medium ou moyen, par lequel on apperçoit la connexion des deux termes de la conclusion, c’est-à-dire que le moyen est le terme qui donne lieu à l’esprit d’appercevoir le rapport qu’il y a entre l’un & l’autre des termes de la conclusion : ainsi petit terme, grand terme, moyen terme, voilà les trois termes essentiels à tout syllogisme régulier.

Or la disposition du moyen terme avec les deux autres termes de la conclusion, est ce que les Logiciens appellent figure.

1°. Quand le moyen est sujet en la majeure & attribut en la mineure, c’est la premiere figure.

Tout ce qui est étendu est divisible,
Tout atome est étendu ;
Donc tout atome est divisible.

Voilà un syllogisme de la premiere figure ; étendu est le sujet de la majeure & l’attribut de la mineure.

2°. Si le moyen est attribut en la majeure & en la mineure, c’est la seconde figure.

3°. Si le moyen est sujet en l’une & en l’autre, cela fait la troisieme figure.

4°. Enfin si le moyen est attribut dans la majeure & sujet en la mineure, c’est la quatrieme figure.

Il n’y a point d’autre disposition du moyen terme avec les deux autres termes de la conclusion : ainsi il n’y a que quatre figures en Logique.

Outre les figures il y a encore les modes, qui sont les différens arrangemens des propositions ou prémisses par rapport à leur étendue & à leur qualité. L’étendue d’une proposition consiste à être ou universelle, ou particuliere, ou singuliere, & la qualité c’est d’être affirmative ou négative.

Au reste ces observations méchaniques sur les figures & sur les modes des syllogismes, peuvent avoir leur utilité ; mais ce n’est pas-là le droit chemin qui mene à la connoissance de la vérité. Il est bien plus utile de s’appliquer à appercevoir, 1°. la connexion ou identité de l’attribut avec le sujet : 2°. de voir si le sujet de la proposition qui est en question, est compris dans l’étendue de la proposition générale ; car alors l’attribut de cette proposition générale conviendra au sujet de la proposition en question, puisque ce sujet particulier est compris dans l’étendue de la proposition générale : par exemple, ce que je dis de tout homme, je le dis de Pierre & de tous les individus de l’espece humaine. Ainsi quand je dis que tout homme est sujet à l’erreur, je suis censé le dire de Pierre, de Paul, &c. c’est en cela que consiste toute la valeur du syllogisme. On ne sauroit refuser en détail ce qu’on a accordé expressément, quoiqu’en termes généraux.

Figure est encore un terme particulier de Grammaire fort usité par les grammairiens qui ont écrit en latin : c’est un accident qui arrive aux mots, & qui consiste à être simple, ou à être composé ; res est de la figure simple, publica est aussi de la figure simple, mais respublica est un mot de la figure composée. C’est ainsi que Despautere dit, que la figure est la différence qu’il y a dans les mots entre être simple ou être composé : figura est simplicis à composito discretio. Mais aujourd’hui nous nous contentons de dire qu’il y a des mots simples, & qu’il y en a de composés, & nous laissons au mot figure les autres acceptions dont nous avons parlé. (F)

Figure, dans la Fortification, c’est le plan d’une place fortifiée, ou le polygone intérieur. Voyez Polygone.

Quand les côtés & les angles sont égaux, on l’appelle figure réguliere ; quand ils sont inégaux, la figure est irréguliere. Voyez Régulier, &c. Chamb. (Q)

Figure, en Architecture & en Sculpture, signifie des représentations de quelque chose, faites sur des matieres solides, comme des statues, &c. Par exemple on dit des figures d’airain, de marbre, de stuc, de plâtre, &c. mais dans ce sens ce terme s’applique plus ordinairement aux représentations humaines, qu’aux autres choses, sur-tout lorsqu’elles sont représentées assises, comme les PP. de l’Église, les évangélistes, &c. ou à genoux, comme sur les tombeaux ; ou couchées, comme les fleuves : car lorsqu’elles sont debout, on les appelle statues. Voyez Figure, (Peint.)

Figure se dit aussi du trait qu’on fait de la forme d’un bâtiment pour en lever les mesures : ainsi faire la figure d’un plan, ou d’une élevation & d’un profil, c’est les dessiner à vûe, pour ensuite les mettre au net. (P)

Figures, Figules, Enflechures, (Marine.) Le terme de figures n’est guere en usage ; c’est enflechures qu’il faut dire : ce sont de petites cordes en maniere d’échelons en-travers des hautbans. (Z)

Figure, (Physiol.) se prend pour le visage. Cet homme a une belle ou une vilaine figure. Elle est le siége principal de la beauté. Mais quels traits, quels contours exige-t-elle ? En un mot, qu’est-ce que la beauté ?

Mille voix s’élevent & s’empressent de me satisfaire. Oüi, j’en conviens avec vous, François, Italien, Allemand, Européans, qu’à s’en tenir à vos expressions en général, ce que vous appellez beauté chez l’un, peut passer pour beauté chez l’autre. Mais dans le fait, que vos belles se ressemblent peu ! L’une est blonde, l’autre est brune : l’une regorge d’embonpoint, & l’autre en manque ; j’admire avec celui-ci les graces de celle-là, avec l’autre la vivacité de la sienne ; avec vous l’air fin de la vôtre ; je vous suis tous dans les contours du modele que vous me présentez. Je n’y vois pas toûjours ce que vous y voyez, mais n’importe, je consens qu’il y soit ; & malgré ma complaisance, je ne trouve point de raison pour me déterminer en faveur de l’une au préjudice de l’autre.

Vous criez tous à l’injustice, mais vous n’êtes pas d’accord entre vous ; & voilà la preuve de mon impartialité. Si je veux bien convenir que chacun des traits que vous relevez avec tant de feu, soient des traits de beauté, convenez à votre tour qu’aucun de vos objets ne rassemblant lui seul tous ceux que vous m’avez vantés, du moins il ne doit pas être préféré.

Mais d’ailleurs, qui vous a accordé qu’il n’y a point d’autres traits de beauté, & qui plus est, que les contraires ne la constituent pas ? Voyez cette Chinoise ? elle est ce que son pays a jamais imaginé de plus beau ; le bruit de ses charmes retentit dans un empire aussi bien civilisé & plus puissant qu’aucun autre. Vous demandez de grands yeux bien fendus, bien ouverts, & celle-ci les a très-petits, extrèmement distans l’un de l’autre, & ses paupieres pendantes en couvrent la plus grande partie. Le nez, selon vous, doit être bien pris & élevé, remarquez combien celui-ci est court & écrasé. Vous exigez un visage rond & poupin, le sien est plat & carré ; des oreilles petites, elle les a prodigieusement grandes ; une taille fine & aisée, elle l’a lourde & pesante ; des cheveux blonds, si elle les avoit tels, elle seroit en horreur ; des piés mignons, ici seulement vous vous accordez : mais qu’est-ce que les vôtres, en comparaison des siens ? un enfant de six ans ne mettroit pas sa chaussure.

Ce contraste vous étonne, mais ce n’est pas le seul ; parcourons rapidement le globe ; & chaque degré, pour ainsi dire, nous en fournira d’aussi frappans. Ici les uns pressent les levres à leurs enfans, pour les leur rendre plus grosses, & leur écrasent le nez & le front ; & là les autres leur applatissent la tête entre deux planches, ou avec des plaques de plomb, pour leur rendre le visage plus grand & plus large. Ils ont tous le même but ; ils s’empressent tandis que les os sont encore tendres, de les former au moule de la beauté qu’ils ont imaginée. Le Tartare ne veut que très-peu de nez ; & dans presque toute l’Inde orientale, on demande des oreilles immenses ; il y a des peuples entiers à qui elles descendent jusque sur les épaules. Cette nation aime les cheveux noirs & les dents blanches ; & la nation voisine idolatre les cheveux blancs & les dents noires. Celle-ci s’arrache les deux dents du milieu de la mâchoire supérieure, & celle-là se perce la mâchoire inférieure. L’une se met une cheville tout-au-travers du nez, & l’autre y attache des anneaux à tous les cartillages. Le Chinois a le visage plat & carré ; & le front du Siamois se retrécissant en pointe autant que le menton, forme un losange. Le Persan veut des brunes, & le Turc des rousses. Ici les teints sont rouges ou jaunes, & là verds ou bleus. Enfin, car ce détail seroit immense, tous les hommes se figurent leurs dieux fort beaux, & les diables fort laids ; mais par-tout où les hommes sont blancs, les dieux sont blancs & les diables noirs ; & par-tout où les hommes sont noirs, les dieux sont noirs & les diables blancs.

Quel affreux spectacle, me dites-vous ! j’en conviens ; mais je remarque par-tout dans les yeux des amans, le même feu & la même langueur. On jure au nez court & aux vastes oreilles d’une belle, la même ardeur & la même constance que vous jurez à la petite bouche & aux grands yeux de celle qui vous charme.

N’allez pas m’opposer que ce sont des barbares ; les Asiatiques, & parmi eux les Chinois, ne le sont point-du-tout. Les Grecs & les Romains dont le bon goût est reconnu, & à qui nous devons nos meilleures idées sur le beau, n’étoient pas plus d’accord entre eux & avec vous. Les premiers aimoient de grands & de gros yeux, & les autres de petits fronts & des sourcils croisés. Des beautés greques & romaines ne feroient assûrément pas une beauté françoise, italienne ou angloise, &c.

Tous les cœurs, dites-vous, volent au-devant de celle que j’aime. Tous les amans parlent ainsi : & je sai mille autres femmes de qui l’on en dit autant, qui n’ont point le moindre trait de ressemblance avec l’objet que vous préférez. Bien plus, interrogeons ses prétendus adorateurs. L’un est épris de sa bouche, l’autre est enchanté de sa taille ; celui-ci adore ses yeux, celui-là ne voit rien de comparable à son teint ; il y en a qui aiment en elle des qualités qu’elle n’a pas. Aucun n’a été blessé du même trait, & tous s’étonnent qu’on puisse l’avoir été d’un autre.

Vous-même, avez-vous eu toûjours les mêmes goûts ? Opposez vos amours d’un tems à vos amours d’un autre ; & par la contradiction qui en résulte, jugez de vos idées.

Je ne suis donc pas plus éclairé, malgré vos promesses, que je ne l’étois auparavant. La revûe que nous avons faite des différens peuples de la Terre, bien loin de nous fixer dans nos recherches, n’a servi qu’à y jetter plus de difficulté. Il n’en est pas ainsi du beau en général ; car quand la définition que j’en donnerois ne vous satisferoit pas, je ne serois pas du moins en peine de vous montrer des modeles qui enleveroient tous les suffrages. Tous les peuples de la Terre admireroient la façade du Louvre, les jardins de Versailles & de Marli, l’église de S. Pierre à Rome, en un mot les merveilles de ce genre qui sont répandues dans le Monde. Les chef-d’œuvres des Raphaël, des Michel-Ange, des Titiens, des Rubens, des le Bruns, des Pugets, des Girardons, frapperont quiconque aura des yeux. L’Iliade, l’Enéide, Rodogune, Athalie, &c. feront toujours & par-tout les délices des amateurs des Belles-Lettres. Enfin ce qui sera réellement beau chez l’un, sera beau chez l’autre ; l’on en rendra raison, l’on en donnera même des regles. Voyez Beau. Il n’en sera pas de même de la beauté. Transportez une Françoise à la Chine & une Chinoise à Paris, elles exciteront beaucoup de curiosité, si vous voulez, mais pas à beaucoup près autant de sentimens ; & ces deux peuples si opposés dans leur goût, ne se céderont rien l’un à l’autre.

Si l’Androgyne de Platon étoit aussi vrai qu’il est ingénieusement trouvé (voyez Androgyne), rien ne seroit si facile que la solution de ce problème. Essayons de le dénoüer d’une autre façon.

L’intérêt, les passions, les préjugés, les usages, les mœurs, le climat, l’âge, le tempérament, agissent diversement sur chaque individu, & doivent produire par conséquent une variété infinie de sensations.

Notre imagination qui nous sert si bien dans toutes les occasions, se surpasse dans celles de ce genre : elle ne nous laisse voir que par ses yeux ; & cette enchanteresse nous déguise si bien ses caprices, qu’elle nous les fait adorer.

Si l’on me demandoit donc à-présent ce que c’est que la beauté, je dirois que de même que chaque peuple s’est fait des mœurs, des usages & des goûts différens ; & que de même que chaque particulier y tient plus ou moins au caractere général, de même aussi ils se sont fait des idées différentes de beauté ; & que celles-là peuvent être appellées belles, qui réunissent dans leurs personnes les qualités que leur nation exige : mais que d’ailleurs cette regle, toute restreinte qu’elle est, est encore sujette à des exceptions sans nombre. Combien d’amans qui soupirent pour des appas aussi imaginaires que les sujets de la jalousie qu’ils leur causent ? combien d’inconstances ridicules & dépravées ? En un mot, du moment qu’il sera prouvé que l’imagination préside à notre choix, ne nous étonnons plus de rien : qui pourroit rendre raison de ses fantaisies ?

Mais quoi ! après avoir établi qu’il y a un beau réel dans toutes choses, faudra-t-il conclure qu’il est chez l’homme seulement, idéal & arbitraire ? Non. L’homme est le chef-d’œuvre de la création, & rien ne peut entrer avec lui en comparaison de beauté. Mais parmi celles qui sont si libéralement répandues sur les races des hommes, quelle est celle qui doit avoir la préférence ? J’avouerai de grand cœur que ces têtes applaties, ces nez écrasés, ces joues & ces levres percées, ces piés si petits avec lesquels on ne peut plus marcher, doivent être mis hors des rangs, parce que la nature y paroît évidemment forcée. J’entendrai dire avec plaisir qu’un œil noir & vif, bien ouvert & placé à fleur de tête, paroissant plus propre à remplir sa destination, doit être par conséquent plus beau que celui de l’Asiatique, qui, tout petit qu’il est, est encore couvert d’une ample paupiere : mais je m’appercevrai avec douleur que la question est jugée par une des parties ; & que si la grandeur de l’organe décide en sa faveur, les Grecs qui, pour célebrer la beauté de Junon, chantoient ses yeux de bœuf, doivent l’emporter sur nous. Que celui qui se croira assez habile pour démontrer la juste proportion de l’œil, s’apprête à nous donner l’inverse de la bouche, que nous voulons petite ; & quand enfin de démonstration en démonstration il parviendroit à donner la regle pour trouver ce beau suprème qui devroit faire regle pour tous, qui s’y soûmettra ? Voyons-nous qu’une belle enleve les adorateurs d’une moins belle, avec cette rapidité que le beau l’emporte sur le moins beau ? Quelques hommes & quelques femmes se partageroient entre eux l’empire des cœurs ; le reste languiroit dans le mépris & l’abandon. Mais il est une autre source d’erreur ou d’équité dans nos jugemens. C’est notre ressemblance que nous ne pouvons nous empêcher d’approuver dans les autres ; sans compter une infinité de conjectures relatives au plaisir & au but des passions, qui nous déterminent quelquefois, même à notre insû. Un homme droit seroit bien laid, si tous les autres étoient bossus. Il n’y a pas jusqu’à l’imbécillité qui n’ait un préjugé en sa faveur : on a dit, vive les sots pour donner de l’esprit.

Ainsi donc l’empire prétendu de la beauté, dont on vante tant la puissance & l’étendue, bien apprécié, n’est autre chose que celui de notre propre imagination sur notre cœur, & qu’une passion déguisée sous ce nom pompeux ; mais je conviendrai qu’elle est la plus noble & la plus naturelle de toutes ; la plus noble, par rapport à son objet ; la plus naturelle, parce qu’elle prend sa source dans un penchant que Dieu a mis en nous, & duquel nous ne faisons qu’abuser. J’ajoûterai même qu’elle sera une vertu politique, toutes les fois que dégagée de toute idée grossiere, elle excitera en nous d’heureux efforts pour nous rendre plus aimables, plus doux, plus lians, plus complaisans, plus généreux, plus attentifs, & par conséquent plus dignes & plus utiles membres de la société. Cet art. est de M. d’Abbes de Cabroles, Correcteur à la chambre des comptes du Languedoc.

Figure, terme de Peinture. Peindre la figure, ou faire l’image de l’homme, c’est premierement imiter toutes les formes possibles de son corps.

C’est secondement le rendre avec toutes les nuances dont il est susceptible, & dans toutes les combinaisons que l’effet de la lumiere peut opérer sur ces nuances.

C’est enfin faire naître, à l’occasion de cette représentation corporelle, l’idée des mouvemens de l’ame.

Cette derniere partie a été ébauchée dans l’article Expression. Elle sera développée avec plus de détail au mot Passion, & n’a pas le droit d’occuper ici une place.

Celle qui tient le second rang dans cette énumération, sera exposée au mot Harmonie du Coloris & du Clair obscur. La premiere seule assez abondante, fera la matiere de cet article.

Il s’agit donc ici des choses principales, qui sont nécessaires pour bien imiter toutes les formes possibles du corps de l’homme, c’est-à-dire ses formes extérieurement apparentes dans les attitudes qui lui sont propres.

Les apparences du corps de l’homme sont les effets que produisent à nos yeux ses parties extérieures : mais ces parties soûmises à l’action des ressorts qu’elles renferment, reçoivent d’eux leurs formes & leurs mouvemens ; ce qui nous fait naturellement remonter aux lumieres anatomiques, qui doivent éclairer les artistes.

C’est sans doute ici la place d’insister sur la nécessité dont l’Anatomie est à la Peinture. Comment imiter avec précision, dans tous ses mouvemens combinés, une figure mobile, sans avoir une idée juste des ressorts qui la font agir ? est ce par l’inspection réitérée de ses parties extérieures ? Il faut donc supposer la possibilité d’avoir continuellement sous les yeux cette figure, dans quelque attitude qu’on la dessine. Cette supposition n’est-elle pas absurde ? Mais je suppose qu’elle ne le soit pas. Ne sera-ce pas encore en tatonnant & par hasard, qu’on imitera cette correspondance précise des mouvemens de tous les membres & de toutes les parties de ces membres, qui varie au moindre changement des attitudes de l’homme ? Quel aveuglement de préférer cette route incertaine à la connoissance aisée des parties de l’anatomie, qui ont rapport aux objets d’imitation dans lesquelles se renferme la Peinture ! Que ceux à qui la paresse, le manque de courage, ou le peu de connoissance de l’étendue de leur art, font regarder l’Anatomie comme peu nécessaire, restent donc dans l’aveuglement dont les frappe leur ignorance ; & que ceux qui ambitionnent le succès, aspirent non-seulement à réussir, mais à savoir pourquoi & comment ils ont réussi.

Non-seulement il est inutile, mais il seroit même ridicule à l’artiste qui veut posséder son art, de chercher par l’étude de l’Anatomie à découvrir ces premiers agens imperceptibles, qui forment la correspondance des parties matérielles avec les spirituelles. Ce n’est pas non plus à acquérir l’adresse & l’habitude de démêler, le scalpel à la main, toutes les différentes substances dont nous sommes composés, qu’il doit employer un tems précieux. Une connoissance abregée de la structure du squelette de l’homme ; une étude un peu plus approfondie sur les muscles qui couvrent les os, & qui obligent la peau qu’ils soûtiennent à fléchir, à se gonfler, ou à s’étendre : voilà ce que l’Anatomie offre de nécessaire aux artistes pour guider leurs travaux. Est-ce dequoi les rebuter ? & quelques semaines d’étude, quelques instans de réflexion, feront-elles acheter trop cher des connoissances nécessaires ?

Nous allons rassembler ici la plus grande partie de ce que le peintre doit connoître de l’Ostéologie & de la Myologie ; & nous joindrons à cette énumération le secours des Planches, auxquelles se rapporteront les signes que nous serons obligés d’employer.

Ensuite nous donnerons au mot Proportion, les différentes mesures sur lesquelles on a établi, par une convention à-peu-près générale, la beauté des figures.

Le squelette de l’homme est l’assemblage des parties solides du corps, que l’on nomme les os.

Cet assemblage est la charpente de la figure, & l’on peut en diviser les parties principales en trois, qui sont la tête, le tronc, & les extrémités.

La tête qui a à-peu-près la figure d’un oval applati des deux côtés, est composée d’os, qui presque tous font appercevoir leurs formes au-travers de la peau & des parties charnues qui les couvrent. Je fais cette remarque & j’y insiste, parce que rien ne donne un air de vérité aux têtes que l’on peint, comme la juste indication des os qui forment des plans différens, qui indiquent le trait des parties, & qui déterminent les effets des ombres & des jours.

Voyez, pour l’explication suivante, la figure prem. & sec. de Peinture, qui représentent une tête vûe de face, & la même vûe de profil.

Parmi les os qui se font appercevoir extérieurement dans la tête, il faut remarquer l’os du front A appellé l’os coronal. Sa surface lisse & polie, qui n’est presque couverte que par la peau, rend cette partie plus propre à refléchir sa lumiere : ainsi dans les figures éclairées d’en-haut, elle est toûjours la plus lumineuse. Cet os qui fait une partie de l’enchâssement des yeux, trace encore le contour de la partie du sourcil ; & cet enchâssement grand & ouvert, donne un caractere très-majestueux & très-noble aux figures.

a est la suture du coronal ; je n’insiste pas sur ces jointures des os du crane que l’on nomme sutures, parce qu’elles sont inutiles aux Peintres. Je me contenterai de les indiquer.

b la suture sagittale.

B indique la cavité des yeux qu’on nomme orbite. Cette cavité destinée à contenir le globe de l’œil, est formée en partie par le coronal, & on partie par le zigoma ; elle influe, comme je l’ai dit, sur la beauté de l’ensemble. La noblesse de la tête dépend beaucoup de cette partie ; elle est extérieurement couronnée par le sourcil, & renferme les six muscles de l’œil, la membrane conjonctive qui forme le blanc de l’œil, l’iris ou l’arc-en-ciel, au milieu duquel est la pupille ou prunelle.

C marque les os du nez. Ces os peu éminens forment en se joignant une voûte, & finissent par deux cartilages adhérens aux extrémités inférieures des os du nez ; ils se joignent aussi dans leur côté supérieur comme les os du nez ; ils sont assez larges, mais ils s’étrécissent & s’amollissent à mesure qu’ils approchent du bout du nez. Deux autres cartilages, attachés aux extrémités inférieures de ceux-ci, forment les aîles du nez.

Les formes du nez pourroient trouver ici leur place ; mais pour ne point interrompre la description des os, nous renvoyons au mot Proportion, ainsi que pour toutes les regles ou les observations qui peuvent avoir rapport aux formes accidentelles des parties.

D les os des joues.

E la mâchoire supérieure.

F la mâchoire inférieure. Celle-ci fait le trait du menton & de tout le bas de la tête : elle a un mouvement qui lui est particulier, car la mâchoire supérieure est immobile.

G les dents : elles varient dans leur nombre, & même dans leur forme ; mais il est peu d’usage dans la Peinture de les faire paroître, à moins que ce ne soit dans la représentation de quelques passions, dans les mouvemens desquelles elles sont quelquefois apparentes, comme dans la joie, le rire, la douleur, la colere, le desespoir, ainsi que nous le dirons au mot Passion.

Figure 2. A os du sinciput, nommé le pariétal : il y en a deux ; ils sont minces, presque quarrés, & tant-soit-peu longs ; ils se joignent à l’os du front, par le moyen de la suture coronale.

B l’os temporal : cet os est double, ainsi que le pariétal ; il est situé dans la partie inférieure des côtés du crane.

C le zigoma, sous lequel passe le muscle temporal ; cet os est triangulaire, sa partie supérieure contribue à former la circonférence de l’orbite, comme je l’ai déjà dit. Il se joint à l’os du front par le petit angle de l’œil : il s’avance un peu en-dehors, pour former la partie la plus élevée de la joue.

a suture coronale.

b suture sagittale.

c suture qui joint l’os des temples avec l’os coronal & le sinciput.

d dents de devant, appellées incisives.

e dents latérales, appellées canines.

f dents postérieures, appellées molaires.

Je n’ai point parlé de l’os occipital qui forme le derriere de la tête ; parce qu’excepté dans l’enfance & dans la vieillesse, il est ordinairement orné & couvert par la chevelure, qui commence au haut du front & qui s’étend le long des oreilles, jusqu’à la premiere vertebre du cou.

La seconde partie du squelette de l’homme est le tronc ; il est composé de l’épine du dos, des côtes, des clavicules, du sternum, de l’omoplate, & du bassin ou des os innominés.

Deux figures de squelette, l’une vûe de face, & l’autre par derriere, sont suffisantes pour donner une idée de la forme & de la place de ces os. Les lettres sont communes aux deux figures.

Fig. 1 & 2 du squelette. A est ce qu’on appelle l’épine du dos ; c’est une colonne d’os différens qui sont articulés les uns avec les autres, & attachés mutuellement par des cartilages, dont les uns sont flexibles, les autres immobiles ; cette chaîne ou colonne d’os s’étend depuis la premiere vertebre du cou jusqu’au coccyx, & les charnieres de chaque vertebre procurent le mouvement du dos en différens sens. Il y a 24 vertebres, dont les noms seroient hors d’œuvre ici-Pour la forme de l’épine du dos, comme elle intéresse le peintre, puisqu’elle forme les pieces principales de la charpente du corps, je remarquerai que la partie des vertebres du cou avance en-dedans, c’est-à-dire vers le devant de la tête ; celle du dos au contraire se courbe en-dehors pour élargir la cavité de la poitrine ; celle des lombes rentre, & la derniere qui est celle de l’os sacrum, se rejette encore en-dehors. Deux parties de ces os sont sur-tout apparentes au-travers de la peau, celle du dos & celle des lombes. Ce qui oblige, en dessinant le nud, d’en faire sentir la forme, sur-tout dans les attitudes où l’homme se courbe en avant, comme on le voit dans la figure 2 du squelette.

B, les deux clavicules, sont deux os qui se découvrent sensiblement dans les hommes, sur-tout dans certains mouvemens, comme d’étendre les bras, de se courber en arriere, &c. Ils ont à-peu-près la forme de la lettre S ; ils sont placés du côté de la face à la base du cou. Chacune des clavicules s’articule avec le sternum par devant, & du côté des bras avec l’omoplate.

C, le sternum, est situé au milieu de la poitrine : cet os est toûjours immédiatement vers la peau ; il n’est point couvert de chair, de-là vient que l’on y voit le bout des côtes qui y sont appuyées, à moins que la graisse n’en empêche, comme il arrive aux femmes, & quelquefois aux jeunes hommes.

D, l’épaule ou l’omoplate, est d’une configuration assez compliquée, dont il faut bien connoître les parties, si l’on veut comprendre le jeu des muscles qui ont rapport au mouvement des bras, parce que la plûpart de ces muscles y prenent leur origine : cet os d’ailleurs est apparent dans un grand nombre de mouvemens ; sa forme irréguliere est assez semblable à celle d’un triangle scalene ; sa surface externe est tant soit peu convexe. Voici les principales parties :

a la base qui regarde l’épine du dos.

b la côte inférieure.

c la côte supérieure.

d l’angle supérieur.

e l’angle inférieur.

f la partie cave ou intérieure, inutile au peintre.

g la partie extérieure.

h l’épine.

i l’extrémité de l’épine, appellée acromion.

Il y a douze côtes de chaque côté ; elles sont marquées dans la figure premiere, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12 : elles sont courbes & à-peu-près semblables à des segmens de cercle ; elles tiennent aux vertebres par une de leurs extrémités : les unes au nombre de sept, s’appellent vraies, & s’articulent avec le sternum ; les cinq autres qui suivent ces premieres, & qui ont le nom de fausses côtes, ne touchent point au sternum, mais à un cartilage mobile qui prête dans plusieurs mouvemens du corps ; ce qui doit faire paroître extérieurement cet endroit moins soûtenu & moins saillant.

La base du tronc est composée de deux grands os qui se réunissent dans les adultes, & n’en font qu’un : ils se nomment les os innominés. On y distingue trois parties.

E la partie supérieure des os innominés, formée par l’os des isles.

F la partie inférieure & antérieure, composée des os pubis.

G la troisieme qui est inférieure aussi, mais postérieure, se nomme ischium : cet os a une grande cavité qui reçoit la tête du fémur.

La base du tronc, dont les os sont plus remarquables dans les hommes, dessine la forme des hanches ; & sa structure plus évasée dans les femmes, occasionne des apparences qu’il faut étudier avec soin, parce qu’elles contribuent principalement à distinguer le caractere différent de la figure dans l’un & l’autre sexe.

Voilà les deux premieres divisions du squelette : la derniere comprend les extrémités supérieures & les extrémités inférieures ; dans les supérieures, H, l’os du bras, s’appelle humerus : il porte à sa plus haute extrémité une tête ronde, qui est reçûe dans la cavité plate du cou de l’omoplate ; l’extrémité inférieure a deux apophyses ou protubérances.

I, l’os du coude, est accompagné d’un autre K appellé radius ou rayon, qui est plus gros par en bas que l’os du coude, tandis que celui-ci le surpasse en grosseur dans la partie supérieure : l’os du coude sert à fléchir & étendre le bras ; le rayon sert à tourner la main, & ces deux os ensemble s’appellent l’avant-bras.

A leur extrémité inférieure se trouvent huit osselets de différente figure & grosseur, situés en deux rangs de quatre chacun ; le premier rang s’articule avec le radius, & forme le carpe L ; le 2d rang s’articule avec le premier, & forme le métacarpe M : celui-ci est comme le carpe, il est composé de quatre os qui répondent aux quatre doigts N ; les doigts avec le pouce sont formés de quinze os, dans chaque main, trois à chaque doigt nommés phalanges ; ils sont un peu convexes & ronds vers le dos de la main, mais ils sont creux & unis en-dedans.

Les extrémités inférieures offrent premierement l’os fémur O ou l’os de la cuisse ; il est le plus long de tous les os de notre corps ; sa partie antérieure est convexe & ronde, & sa partie postérieure un peu creuse.

L’extrémité supérieure de cet os a trois apophyses.

La premiere qui forme son extrémité, est une grosse tête ronde couverte d’un cartilage, qui est reçûe dans la cavité de l’ischium, où elle est attachée.

La seconde se nomme le grand trochanter ; c’est une éminence assez grosse, située à la surface externe du fémur, précisément à l’extrémité du cou : elle est inégale, parce qu’elle sert d’insertion à quelques muscles.

La troisieme s’appelle le petit trochanter ; il est situé dans la partie postérieure du fémur ; il est un peu plus bas & plus petit que l’autre.

L’extrémité inférieure du fémur se divise par le milieu en deux éminences, l’une est externe & l’autre interne ; elles sont reçûes dans les cavités superficielles du tibia ; & l’espace qui sépare les parties postérieures, donne passage aux nerfs de la jambe. Le genou porte un os rond appellé rotule ; il est large environ de deux pouces, assez épais, un peu convexe, couvert dans sa partie antérieure d’un cartilage poli, & dont l’apparence extérieure est plus marquée dans les hommes que dans les femmes, & dans les vieillards que dans les enfans ; dans l’enfance il est mou, & il acquiert une dureté d’autant plus grande qu’on avance plus en âge.

La jambe est composée de deux os, ainsi que l’avant-bras ; l’interne qui est le plus gros se nomme le tibia P ; il est presque triangulaire, & son angle antérieur & un peu aigu, se nomme la crête du tibia. Cette partie est très-apparente, & c’est elle qui forme le trait de la jambe, vûe de profil : son extrémité inférieure, qui est beaucoup plus petite que la supérieure, a une apophyse remarquable qui forme la cheville interne du pié.

Le second os plus petit se nomme le peroné Q ; il est situé dans le côté extérieur de la jambe, & son extrémité supérieure, qui n’est pas si élevée que le genou, reçoit l’éminence latérale de l’extrémité supérieure du tibia, dans une petite cavité qu’il a dans le côté interne : son extrémité inférieure est reçûe dans la petite cavité du tibia, où il a une grande apophyse qui forme la cheville externe. Le tibia & le peroné ne se touchent qu’à leurs extrémités.

Le pié ainsi que la main, est composé de trois parties qu’on nomme le tarse R, S le métatarse, & T les doigts. Le tarse est composé de sept os ; le premier est 1 l’astragale ou le talon ; le second os du tarse est 2 le calcaneum, dont l’apophyse forme ce que nous appellons le talon, auquel s’insere le tendon d’Achile ; les cinq autres os du tarse sont le scaphoïde, les trois cunéiformes, & le cuboïde : tous ces os, plus ou moins intéressans pour le peintre, suivant la part qu’ils ont aux mouvemens & aux apparences extérieures, se joignent au métatarse qui est composé de cinq os ; celui qui soûtient le gros doigt est le plus gros ; celui qui soûtient le doigt suivant est le plus long ; les autres sont tous plus petits l’un que l’autre. Ils sont plus longs que les os du métacarpe : quant au reste, ils ressemblent à ceux du métacarpe, & ils sont articulés de la même maniere.

Enfin les doigts du pié sont composés de quatorze os dans chaque pié : le gros doigt en a deux, & les autres trois ; ils sont la même chose que les doigts de la main, & sont seulement plus courts.

Voilà une idée succincte des os du squelette, dont la conformation doit être connue du peintre. Je vais en faire une récapitulation en forme de liste avec les lettres qui ont rapport aux figures.

Premiere figure de la tête.

A l’os du front.

a la suture du coronal.

b la suture sagittale.

B orbite ou cavité des yeux.

C les os du nez.

D les os des joues.

E la mâchoire supérieure.

F la mâchoire inférieure.

G les dents.

Seconde figure de la tête.

A os du sinciput.

B l’os temporal.

C le zigoma.

a suture coronale.

b suture sagittale.

c suture qui joint l’os des temples avec le coronal & le sinciput.

d les dents de devant, nommées incisives.

e les dents latérales, appellées canines.

f les dents postérieures, appellées molaires.

Premiere & seconde figure du squelette.

A l’épine du dos.

B les clavicules.

C le sternum.

D l’omoplate.

a la base de l’omoplate.

b la côte inférieure.

c la côte supérieure.

d l’angle supérieur.

e l’angle inférieur.

f la partie cave.

g la partie extérieure.

h l’épine.

i l’acromion.

E l’os des isles.

F l’os pubis.

G l’os ischium.

H l’humérus.

I l’os du coude.

K le radius.

L le carpe.

M le métacarpe.

N les doigts.

O le fémur.

P le tibia.

Q le peroné.

R le tarse.

S le métatarse.

T les doigts.

1 l’astragale.

2 le calcaneum.

Les côtes 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12.

C’est moins, comme je l’ai déjà dit, la structure intérieure de tous ces os, ou même leur nom, qu’il est essentiel au peintre de connoître. Les formes extérieures, celles de leurs extrémités sur-tout, qui composent les jointures, doivent être l’objet essentiel de leurs recherches. Ils ne doivent point ignorer les différens moyens par lesquels la nature prévoyante a préparé les articulations des membres, pour leur procurer précisément les mouvemens qui conviennent à leur destination. Ces mouvemens, en se développant, laissent souvent entrevoir la figure de l’extrémité des os, parce que les jointures sont toûjours moins chargées des parties charnues qui embarrasseroient le jeu qu’elles doivent avoir, & que la peau plus tendue reçoit l’impression des charnieres qui se meuvent sous cette enveloppe. Si l’étude des os est nécessaire par les raisons que je viens d’exposer, & si elle doit passer la premiere, on sentira aisément que la connoissance des muscles, par ces mêmes raisons, doit la suivre immédiatement, & qu’il est absurde de la négliger.

Mais pour rendre plus facile l’explication que je vais donner, & la tourner totalement à l’utilité des Artistes, j’ai employé un nombre de figures, dont je vais expliquer l’usage. Les trois premieres représentent ce qu’on appelle en terme de Peinture l’écorché, c’est-à-dire la figure humaine dépouillée de sa peau, & offrant aux yeux les différens muscles plus distincts & plus apparens que lorsqu’ils sont voilés, pour ainsi dire, par les parties qui les couvrent dans le modele vivant : cet écorché est supposé vû sous trois aspects différens ; de face par-devant, figure premiere ; par-derriere, figure seconde ; & de profil, figure troisieme. Les explications des muscles & les lettres qui les accompagnent, ont rapport premierement à ces trois figures ; mais ensuite ces mêmes lettres se peuvent rapporter aux figures antiques dessinées anatomiquement, qui suivent, comme je vais le dire.

On a représenté la figure de l’Hercule, qu’on nomme Hercule Farnese, dépouillée de sa peau, & vûe sous trois aspects semblables à ceux sous lesquels est gravé l’écorche, c’est-à-dire par-devant, par-derriere, & de profil, fig. 4. 5. & 6. Le gladiateur, statue connue & célebre de même fig. 7. 8. & 9. Enfin le Laocoon pareillement, fig. 10. 11. & 12.

Les applications des muscles de l’écorché se feront facilement des unes aux autres, & donneront une idée des changemens d’apparence que les attitudes ou les passions occasionnent. Cette idée approfondie par les Artistes sur les statues originales, ou sur les copies en plâtre qu’on en a faites en les moulant, & qu’on a multipliées à leur gré, leur feront trouver les principes qu’ils doivent se former, pour se conduire plus sûrement dans l’exercice de leur art. S’ils joignent l’application de ces observations & de ces principes aux modeles vivans dont ils se servent, ou aux mouvemens qu’ils peuvent remarquer dans les hommes, il est évident qu’ils auront pris les meilleurs moyens pour assûrer leurs connoissances & faciliter leur succès.

Avant d’entrer dans le détail des muscles dont les différentes apparences doivent former aux yeux du peintre le caractere juste des actions de la figure, il est nécessaire de dire ce qu’il doit entendre par le mot muscle.

Les muscles sont des masses charnues composées de fibres ; ils sont les instrumens principaux des mouvemens du corps. Voyez Muscle.

Il faut savoir encore que l’extrémité du muscle qui s’attache à un point fixe se nomme la tête, le milieu s’appelle le ventre, & son tendon, ou son autre extrémité, se nomme la queue du muscle. Les fibres charnues composent le corps, ou le ventre du muscle, & les fibres tendineuses forment ses extrémités.

L’action du muscle consiste dans la contraction de son ventre qui rapproche les extrémités l’une de l’autre, & qui en faisant ainsi mouvoir la partie ou le muscle à son insertion, doit par une élévation plus marquée dans son milieu, donner extérieurement aux membres qu’ils couvrent, des apparences différentes. Ainsi ces apparences sont décidées dans chaque action, dans chaque attitude ; & par conséquent rien n’est arbitraire dans les formes qu’on doit leur donner.

L’artiste doit donc principalement prendre garde au ventre, ou milieu du muscle, & se souvenir que le mouvement du muscle suit toûjours l’ordre des fibres qui vont de l’origine à l’insertion, & qui sont comme autant de filets.

La face, par laquelle il seroit nécessaire de commencer, a une infinité de muscles dont les effets, plus sensibles que leurs formes ne sont apparentes, demanderoient une trop longue discussion. La plûpart de ces effets trouveront leur place au mot Passion.

Premiere figure de l’écorché. La tête fait ses mouvemens par le moyen de dix paires de muscles.

Il est inutile de les nommer tous, mais il faut connoître ceux qui sont remarquables dans les mouvemens du col, & l’on doit y distinguer le sternoïde A ; il est ainsi nommé, à cause de son origine & de son insertion : il vient du sternum, & va s’insérer à l’os hyoïde, qui est cet os de la gorge, dont l’apparence est fort marquée lorsqu’on étend le cou.

Le mastoïde B vient du sternum & d’une partie de la clavicule : il va s’insérer à une partie de l’os de la temple.

Ces deux muscles n’étant pas bien gros, leur mouvement est peu sensible : le premier sert au mouvement de l’os hyoïde, & le tire en bas ; l’autre tire la tête & la baisse en avant. On peut remarquer l’apparence de ces muscles qui font leurs fonctions dans l’attitude de la tête du gladiateur.

Le trapese C, dont on ne voit qu’une partie, prend son origine de l’occiput ou du derriere de la tête, comme on le verra dans la figure deuxieme, où sa forme, dont il tire son nom, est remarquable.

Ces muscles dans plusieurs de leurs mouvemens étant poussés par d’autres, sur lesquels ils sont placés ; il ne seroit pas hors de propos de pénetrer jusqu’à ces causes internes, & l’on découvriroit alors le splenius qui tire la tête en arriere, avec un autre qui est dessus, & qui se nomme complexus. Ces muscles cachés contribuent à faire des masses ; & c’est celui qu’on nomme le releveur propre, qui en partie forme cette pente qui est du cou à l’épaule.

Je ne fais qu’indiquer ici leur nom, pour ne pas multiplier les figures, & j’en userai de même dans la suite pour ceux dont l’apparence ne peut avoir lieu dans les trois figures, qui n’offrent que les muscles qui se découvrent sous la peau.

Pour les mouvemens des bras, il faut remarquer, 1°. que le bras est propre à cinq mouvemens ; nous l’avançons, nous le retirons, nous l’abaissons, nous l’élevons, & nous le faisons tourner en rond : nous avançons le bras en dedans par le moyen du pectoral deltoïde joint à quelques autres, savoir le sus-épineux & le coracobrachial : le deltoïde D éleve le bras : le pectoral E amene le bras vers les côtes ; il prend son origine de presque tout le sternum, & de la sixieme & septieme, & quelquefois de la huitieme côte : il va finir à l’os du bras, entre le deltoïde & le biceps.

[1] Le biceps F fléchit l’avant-bras avec le brachial ; il vient de l’emboîture de l’omoplate de part & d’autre, & va s’insérer au commencement du radius.

[2] Le brachial G fléchit l’avant-bras avec le biceps ; il prend son origine à-peu-près au commencement de l’os du bras ; il y est fortement attaché, & va s’insérer par-dessus le biceps à la partie supérieure de l’os du coude.

[3] L’extenseur du coude H désigne assez par son nom à quel usage il est employé.

[4] Le pronateur du radius I sert à tourner le bras du côté de la terre ; il vient de la tête interne de l’os du bras, & va s’insérer à la partie interne du radius.

[5] Le supinateur du radius K sert à tourner le bras vers le ciel ; il vient de la partie inférieure du bras & va dans la partie inférieure du radius.

Le fléchisseur supérieur du carpe L vient de la tête interne de l’os du bras, & montant par-dessus l’os du radius, il finit au premier os du métacarpe.

Le fléchisseur inférieur du carpe M vient de la tête interne de l’os du bras, & va en descendant le long de l’os du coude, finir au quatrieme os du métacarpe.

Le palmaire N vient de la tête interne de l’os du bras, & va dans la paume de la main se distribuer aux quatre doigts.

L’extenseur supérieur du carpe O vient du dessous de la tête externe de l’os du bras, & se rend à quelques os du métacarpe.

L’extenseur du pouce P est un muscle double, qui vient à-peu-près du milieu de l’avant-bras, & qui va s’insérer obliquement aux jointures du pouce ; il n’est propre qu’à cette partie.

Venons aux cuisses, aux jambes & aux piés.

Le membraneux Q ou fascialata, vient de l’os des îles ; il est charnu dans son principe, & finit par une membrane qui enveloppe tous les muscles qui couvrent la cuisse, & va finir sur ceux de la jambe ; ce muscle sert à tourner la jambe en dehors.

Le vaste externe R vient du grand trochanter, son tendon embrasse le genou ; il sert à étendre la jambe avec un autre muscle, appellé crural ; le vaste externe est fort charnu auprès du genou.

Le droit S a la même fonction que le précédent ; il vient de l’os des îles ; & couvrant le crural, il s’étend le long de la cuisse entre les deux vastes, avec lesquels il finit en enveloppant la rotule d’un fort tendon.

Le couturier T fait tourner la jambe en dedans, & l’amene sur l’autre en croisant, comme les tailleurs ont coutume de faire en travaillant ; c’est de cet usage qu’il a pris son nom : il vient de l’épine de l’os des îles, & va s’insérer obliquement à la partie intérieure de l’os de la jambe.

Le triceps V vient de l’os pubis & de l’os ischium ; il va s’insérer au-dedans de l’os de la cuisse, & sert à tourner la cuisse en dedans.

Le gresle X sert à fléchir la jambe, & ne fait presqu’une masse avec le biceps ; & quelques autres qui seront marqués dans les figures suivantes.

Le vaste interne Y vient du grand trochanter, & embrasse le genou, avec son tendon : il est fort charnu auprès du genou, & sa fonction, ainsi que celle du droit & du vaste externe, est d’étendre la jambe.

Le biceps de la jambe Z vient de l’os ischium, & va s’insérer à la partie externe de la jambe ; il est charnu, & a deux têtes comme celui du bras.

Le jambier intérieur A2.

Le gemeau externe B2 se verra mieux dans la figure de l’écorché, vûe par-derriere ; & nous les désignerons dans les explications qui auront rapport à cette figure, ainsi que le gemeau interne.

Le peronnier C2 vient du haut & du milieu de l’os appellé péroné ; il va sous le pié qu’il sert à étendre conjointement avec les gemeaux.

L’extenseur des orteils D2 apprend par son nom l’usage auquel il est destiné.

Le gemeau interne E2, ainsi que le solaire F2, se verront plus distinctement dans la figure deuxieme : ce dernier, ainsi nommé par opposition aux gemeaux, sert à étendre le pié conjointement avec ces derniers & le plantaire, auxquels il s’unit pour ne faire qu’un seul tendon ; il vient d’entre les deux têtes de l’os de la cuisse G2.

Il reste encore à examiner dans la figure premiere le muscle droit H2, qui prend son origine à l’os pubis, & va s’insérer à côté du cartilage xiphoïde : il s’étend le long du ventre ; il est divisé en quatre & souvent en cinq parties, par de fortes intersections nerveuses, qui sont autant de bandes : ces intersections ne sont pas tout-à-fait également distantes : mais il y en a toûjours trois au-dessus du nombril ; & des trois parties qu’elles y font, celle du milieu est la plus grande : pour l’intersection qui est près du nombril, la nature ne la présente pas toûjours de même ; quelquefois elle se fait voir au milieu du nombril, quelquefois un peu au-dessus, ou même encore plus élevée ; & les deux premieres situations que je viens de lui assigner, se remarquent plus ordinairement dans les antiques.

Le grand dentelé I2 naît de toute la partie intérieure de la base de l’omoplate, & va transversalement s’insérer aux huit côtes supérieures ; il va quelquefois jusqu’à la neuvieme. Ce muscle finit par une dentelure qui lui a fait prendre son nom : ces dents sont au nombre de huit, dont quatre sont cachées sous le pectoral ; ce muscle se joint avec le muscle oblique externe K2 par digitation ; il sert à la respiration (voyez la figure du Laocoon) & se fait voir d’autant plus distinctement, que le corps agit avec violence, & se porte davantage du côté opposé. Dans les vieillards, dont la peau est moins adhérente au muscle, les dentelures sont moins marquées.

Voilà les muscles les plus intéressans de la figure vûe de face. Nous allons passer à la figure vûe par derriere.

Figure deuxieme de l’écorché. Dans cette deuxieme position de la figure, qu’en terme de Peinture on nomme écorché, on distingue premierement

Le trapese dont on ne pouvoit appercevoir qu’une très-petite partie à la lettre C de la figure premiere. Il prend son origine de la base du crane, de toutes les vertebres du col, des neuf épines supérieures des vertebres du dos ; il va s’insérer le long de l’épine de l’omoplate jusqu’un peu au-dessous de la clavicule. Ce muscle sert à fortifier l’action de quelques autres qu’il couvre ; il releve l’omoplate avec celui qu’on nomme le releveur propre : il la tire en arriere avec le rhomboïde & la baisse tout seul : il contribue principalement en passant par-dessus la base de l’omoplate à lui donner une certaine rondeur, qui dans l’Antinoüs antique forme les graces de cette partie de la figure.

Le deltoïde b dont j’ai déja parlé dans l’explication de l’autre figure, se voit encore ici. Il est triangulaire ; il prend son origine de toute l’épine de l’omoplate, de l’acromion, & de la moitié de la partie extérieure de la clavicule : il pousse le bras un peu en avant & en arriere, selon la direction de ses fibres.

Le sus-épineux c tire le bras en haut avec le deltoïde, & remplissant la cavité supérieure de l’omoplate, entre l’épine & la côte supérieure, ne fait souvent qu’une masse avec l’épine & une partie du trapeze ; il naît de la partie externe de la base de l’omoplate, depuis l’angle supérieur jusqu’à l’épine, & passant par-dessous l’acromion, il va s’insérer à la partie supérieure & antérieure de l’os du bras pour l’élever en-haut.

Le sous-épineux d fait mouvoir l’os du bras en bas, avec l’abaisseur propre & le très-large ; il prend son origine de la partie externe de la base de l’omoplate, qui se remarque depuis l’épine jusqu’à l’angle inférieur, & va s’insérer à la partie supérieure & extérieure de l’os du bras.

L’abaisseur propre e prend son origine de la côte inférieure de l’omoplate, & va s’insérer à l’os du bras avec le très-large, avec lequel il ne fait qu’un même tendon ; son nom indique son usage, qui est d’abaisser le bras.

Au reste, ces 4 derniers muscles, le deltoïde, le sus-épineux, le sous-épineux, & l’abaisseur propre, sont d’autant plus à remarquer pour les artistes, que cet endroit du corps est un des plus difficiles à imiter avec justesse. On peut, pour rapporter le jeu de ces muscles aux effets extérieurs, le remarquer sur la nature même, dans les attitudes dans lesquelles ils agissent ; ou, si l’on veut consulter l’antique, le gladiateur offrira la juste image de leurs mouvemens ; mais ce qui seroit infiniment utile aux jeunes éleves, ce seroit de leur démontrer cette partie du bras sur l’écorché ; ensuite de faire agir le modele vivant, en le faisant passer successivement par tous les mouvemens qui se rencontrent, depuis l’abaissement du bras jusqu’à l’action d’élevation où le gladiateur a été composé : c’est ainsi qu’une instruction graduée, & une application des principes aux effets, suivie des preuves tirées des antiques, qui ont la réputation d’être les plus parfaits, donneroit infailliblement une connoissance approfondie & raisonnée.

Le très-large f vient de l’os sacrum, de la tête supérieure de l’os des îles, de toutes les vertebres des lombes, & des 6 ou 7 vertebres inférieures du dos ; il passe d’un côté, par-dessus l’angle inférieur de l’omoplate, où il s’attache en passant, & va retrouver l’os du bras, en se joignant avec l’abaisseur propre. Il tire le bras en-arriere, & en-bas obliquement du côté de son principe inférieur.

Une portion de l’oblique externe g, dont il a été question dans l’explication précédente à la lettre K2.

Le brachial h que nous avons expliqué à la lettre G de la fig. précédente.

Une portion & l’origine du long supinateur du radius i. Voyez la lettre k de l’explication précédente.

L’extenseur supérieur du carpe k. Voyez la lettre o de l’explication précédente.

l l’extenseur des doigts.

m l’extenseur du pouce.

n l’extenseur inférieur du carpe.

Tous ces muscles portent dans leur nom l’explication de leurs usages.

o le fléchisseur inférieur du carpe, voyez la lettre M de la premiere explication des muscles.

p portion d’un fléchisseur des doigts.

q & r les extenseurs du coude. Voyez la lettre H de l’explication premiere.

s l’os du coude appellé olecrane.

t le grand fessier. Il vient de l’os sacrum & de la partie latérale & postérieure de l’os des îles. Il va s’insérer par ses filets obliques, quatre doigts au-dessous du grand trochanter : il couvre le petit fessier & une partie du moyen. Sur quoi il faut remarquer qu’il y a trois fessiers, qui tous servent à étendre la cuisse. Le premier s’appelle le grand fessier, à cause de son étendue désignée par les chiffres 1, 2, 3, 4, 5.

La différence des actions de ce muscle se peuvent remarquer sur le gladiateur & l’Hercule ; on pourra les voir aussi sur l’Antinoüs & le Méléagre antique.

u portion du second fessier : ce second est en partie caché sous le premier.

x portion du membraneux. Voyez la lettre Q de la premiere explication.

y le vaste externe : voyez pareillement la lettre R de la premiere explication.

z le biceps : voyez la lettre Z de la premiere explication.

& le demi-nerveux, Ce muscle vient du même lieu que le biceps, il est long & rond ; son corps charnu va s’insérer au-dedans de la jambe, trois doigts au-dessous de l’articulation.

a² le demi-membraneux accompagne le précédent à son origine & à son insertion.

b² le gresle vient de la partie inférieure de l’os pubis. Il est large & délié à son origine ; il va s’insérer avec les deux précédens.

Ces quatre muscles postérieurs de la cuisse, savoir, le biceps z, le demi-nerveux &, le demi membraneux a², le gresle b², fléchissent la jambe, & tous quatre ne sont presque qu’une masse.

c² portion du triceps : voyez la lettre V, explication premiere.

d² portion du muscle droit : voyez aussi la lettre S de la premiere explication.

e² portion du couturier : voyez la lettre T de la premiere explication.

f² portion du crural.

g² lieu par où passe le plus gros nerf de tout le corps, & la veine poplitique.

h² & i² les gémeaux ; l’un interne, marqué h², l’autre externe, marqué i² ; ils viennent des deux têtes inférieures de l’os de la cuisse, & vont avec le plantaire & le solaire composer un même tendon appellé le tendon d’Achille. Leur nom vient de leur forme semblable ; cependant celui qui est interne descend un peu plus bas que l’autre. Leur office est d’étendre le pié.

k² le peronnier vient du haut & du milieu de l’os appellé peroné ; car il est double d’origine & d’insertion ; il s’en va sous le pié qu’il sert à étendre avec les gémeaux.

Figure 3 de l’écorché. Je ne mettrai ici que les renvois des chiffres de cette figure aux deux précédentes, à côté des noms & des chiffres qui servoient à la figure de l’écorché vûe de profil, parce qu’il est aisé de sentir que les muscles qui se voyent sous cet aspect, ont déjà paru en grande partie sous les deux autres.

figure 1. fig. 2.
1 Le mastoïde, B
2 portion du trapeze, C a
3 deltoïde, D b
4 portion du brachial, G h
5 biceps, F
6 & 6 les extenseurs du coude, H
7 l’union des deux extenseurs,
8 long supinateur du radius, K i
9 extenseur supérieur du carpe, O k
10 extenseur des doigts, l
11 extenseur du petit doigt,
12 extenseur inférieur du carpe, m
13 fléchisseur inférieur du carpe, M o
14 palmaire, N
15 extenseur du pouce, P m
16 rond pronateur du radius, I
17 fléchisseur supérieur du carpe, L
18 sous-épineux, d
19 abaisseur propre, e
20 très-large, f
21 grand dentelé, I²
22 oblique externe, K²
23 pectoral, E
24 portion du couturier, T e²
25 membraneux, Q x
26 portion du droit, H² d²
27 vaste externe, R y
28 biceps, Z z
29 demi-nerveux, &
30 demi-membraneux, a²
31 gresle, X b²
32 & 32 deux portions du triceps, V c²
33 & 34 gémeaux externe & interne, E²B² h² i²
35 l’os de la jambe,
36 portion du solaire, F²
37 portion du fléchisseur des orteils,
38 peronnier, C² k²
39 extenseur des orteils, D²
40 & 41 malléoles internes & externes
42 grand fessier, t
43 grand trochanter,
44 portion du second fessier, u
Fin de l’explication de la troisieme figure de l’écorché.

La figure, après avoir dévoilé au peintre les principes de sa conformation intérieure par la démonstration des os, après lui avoir découvert les ressorts qui operent ses mouvemens, a le droit d’exiger de l’artiste qu’il dérobe aux yeux des spectateurs dans les ouvrages qu’il compose, une partie des secrets qui viennent de lui être révélés. Une membrane souple & sensible qui voile & défend nos ressorts, est l’enveloppe, tout à la fois nécessaire & agréable, qui adoucit l’effet des muscles, & d’où naissent les graces des mouvemens. Plus le sculpteur & le peintre auront profondement étudié l’intérieur de la figure, plus ils doivent d’attention à ne pas se parer indiscretement de leurs connoissances ; plus ils doivent de soin à imiter l’adresse que la nature employe à cacher son méchanisme. L’extérieur de la figure est un objet d’étude d’autant plus essentiel à l’artiste, que c’est par cette voie principalement qu’il prétend aux succès ; contours nobles & mâles, sans être grossiers ou exagérés, que notre imagination exige dans l’image des héros ; ensemble doux, flexible & plein de graces, qui nous plaît & nous touche dans les femmes ; incertitude de formes dont l’imperfection fait les agrémens de l’enfance ; caractere délicat & svelte, qui, dans la jeunesse de l’un & de l’autre sexe, rend les articulations à-peu-près semblables. Voilà les apparences charmantes sous lesquelles la nature aussi agréable qu’elle est savante, cache ces os dont l’idée nous rappelle l’image de notre destruction, & ces muscles dont les développemens & la complication viennent peut-être d’effrayer le lecteur.

Les attitudes que font prendre à la figure humaine ses besoins, ses sensations, ses passions & les mouvemens involontaires qui l’agitent, diminuent ou augmentent les graces dont sa construction la rend susceptible. J’aurois pû ajoûter la mode, car elle établit des conventions d’attitudes, de parures & de formes, qui contredisent souvent la nature, & qui en la déguisant, égarent les artistes, dont le but est de l’imiter : mais ces reflexions que j’indique me conduiroient trop loin ; je me borne à exposer seulement les liaisons de cet article avec ceux qui en font la suite. Quelques remarques sur les attitudes trouveront leur place au mot Grace. Les caracteres des figures suivant leur sexe, leur âge, leur condition, &c. entreront dans les divisions du mot Proportion des Figures. On doit sentir que toutes ces choses y ont un rapport plus immédiat qu’au mot Figure. Enfin les expressions, les mouvemens extérieurs, ou du moins ce qui jusqu’à présent est connu sur cette matiere, qui tient à tant de connoissances, seront la matiere du mot, regardée comme terme de Peinture. Cet article est de M. Watelet.

Figure, chez les Rubaniers, s’entend des soies de chaîne qui servent par leurs différentes levées, toûjours suivant le passage du patron, à l’exécution de la figure qui doit se former sur l’ouvrage. Ces soies de figure se mettent par branches séparées sur les roquetins dont on a parlé à l’article ; il y a infiniment de changemens dans la disposition de ces soies de figure, suivant la variété infinie des ouvrages.

Figure, en Blason, c’est une piece d’un écusson qui représente une face d’homme, un soleil, un vent, un ange, &c.


  1. Voyez un des bras du Laocoon.
  2. Voyez l’autre bras du même Laocoon, & celui du gladiateur, qui est étendu.
  3. Voyez le bras du Laocoon, qui est baissé vers la terre, &celui du gladiateur, qui est panché.
  4. Voyez l’autre bras du même élevé vers le ciel, & celui du gladiateur, qui est étendu.
  5. Nota. Le lecteur pourra faire de lui-même l’application nécessaire des fonctions des muscles aux mouvemens des figures antiques représentées, puisque les lettres le guideront : ainsi nous n’insisterons plus sur cette opération, qui exigeroit plus de détails que les bornes que l’on doit se prescrire dans un dictionnaire ne le comportent.