L’Encyclopédie/1re édition/PASSIONS

PASSIONS, s. f. pl. (Philos. Logique, Morale.) Les penchans, les inclinations, les desirs & les aversions, poussés à un certain degré de vivacité, joints à une sensation confuse de plaisir ou de douleur, occasionnés ou accompagnés de quelque mouvement irrégulier du sang & des esprits animaux, c’est ce que nous nommons passions. Elles vont jusqu’à ôter tout usage de la liberté, état où l’ame est en quelque maniere rendue passive ; de-là le nom de passions.

L’inclination ou certaine disposition de l’ame, nait de l’opinion où nous sommes qu’un grand bien ou un grand mal est renfermé dans un objet qui par cela même excite la passion. Quand donc cette inclination est mise en jeu (& elle y est mise par tout ce qui est pour nous plaisir ou peine), aussi-tôt l’ame, comme frappée immédiatement par le bien ou par le mal, ne modérant point l’opinion où elle est que c’est pour elle une chose très-importante, la croit par-là même digne de toute son attention ; elle se tourne entierement de son côté, elle s’y fixe, elle y attache tous ses sens, & dirige toutes ses facultés à la considérer ; oubliant dans cette contemplation, dans ce desir ou dans cette crainte presque tous les autres objets : alors elle est dans le cas d’un homme accablé d’une maladie aiguë ; il n’a pas la liberté de penser à autre chose qu’à ce qui a du rapport à son mal. C’est encore ainsi que les passions sont les maladies de l’ame.

Toutes nos sensations, nos imaginations, même les idées intellectuelles, sont accompagnées de plaisir ou de peine, de sentimens agréables ou douloureux, & ces sentimens sont indépendans de notre volonté ; car si ces deux sources de bien & de mal pouvoient s’ouvrir & se fermer à son gré, elle détourneroit la douleur, & n’admettroit que le plaisir. Tout ce qui produit en nous ce sentiment agréable, tout ce qui est propre à nous donner du plaisir, à l’entretenir, à l’accroître, à écarter ou à adoucir la peine ou la douleur, nous le nommons bien. Tout ce qui excite un sentiment opposé, tout ce qui produit un effet contraire, nous l’appellons mal.

Le plaisir & la peine sont donc les pivots sur lesquels roulent toutes nos affections, connues sous le nom d’inclinations, & de passions, qui ne sont que les différens degrés des modifications de notre ame. Ces sentimens sont donc liés intimement aux passions ; ils en sont les principes, & ils naissent eux-mêmes de diverses sources que l’on peut réduire à ces quatre.

1o. Les plaisirs & les peines des sens. Cette douceur ou cette amertume jointe à la sensation, sans qu’on en connoisse la cause, sans qu’on sache comment les objets excitent ce sentiment, qui s’éleve avant que l’on ait prévu le bien ou le mal que la présence & l’usage de cet objet peut procurer ; ce que l’on en peut dire, c’est que la bonté divine a attaché un sentiment agréable à l’exercice modéré de nos facultés corporelles. Tout ce qui satisfait nos besoins sans aller au-delà, donne le sentiment de plaisir. La vûe d’une lumiere douce, des couleurs gaies sans être éblouissantes, des objets à notre portée, des sons nets, éclatans qui n’étourdissent pas, des odeurs qui n’ont ni fadeur ni trop de force, des goûts qui ont une pointe sans être trop aiguë, une chaleur tempérée, l’attouchement d’un corps uni ; tout cela plaît parce que cela exerce nos facultés sans les fatiguer. Le contraire ou l’excès produit un effet tout opposé.

2o. Les plaisirs de l’esprit ou de l’imagination forment la seconde source de nos passions ; tels sont ceux que procure la vûe ou la perception de la beauté prise dans un sens général, tant pour les beautés de la nature & de l’art, que pour celles qui ne sont saisies que par les yeux de l’entendement, c’est-à-dire celles qui se trouvent dans les vérités universelles, celles qui découlent des lois générales, des causes fécondes. Ceux qui ont recherché le principe général de la beauté, ont remarqué que les objets propres à faire naître chez nous un sentiment de plaisir, sont ceux qui réunissent la variété avec l’ordre ou l’uniformité. La variété nous occupe par la multitude d’objets qu’elle nous présente ; l’uniformité en rend la perception facile, en nous mettant à portée de les saisir rassemblés sous un même point de vûe. On peut donc dire que les plaisirs de l’esprit, comme ceux des sens, ont une même origine, un exercice modéré de nos facultés.

Recourez à l’expérience ; voyez dans la Musique les consonnances tirer leur agrément de ce qu’elles sont simples & variées ; variées, elles attirent notre attention ; simples, elles ne nous fatiguent pas trop. Dans l’Architecture, les belles proportions sont celles qui gardent un juste milieu entre une uniformité ennuyeuse, & une variété outrée qui fait le goût gothique. La Sculpture n’a-t-elle pas trouvé dans les proportions du corps humain cette harmonie, cet accord dans les rapports, & cette variété des différentes parties qui constituent la beauté d’une statue ? La Peinture est assujettie aux mêmes regles.

Pour remonter de l’art à la nature, la beauté d’un visage n’emprunte-t-elle pas ses charmes des couleurs douces, variées, de la régularité des traits, de l’air qui exprime différens sentimens de l’ame ? Les graces du corps ne consistent-elles pas dans un juste rapport des mouvemens à la fin qu’on s’y propose ? La nature elle-même embellie de ses couleurs douces & variées, de cette quantité d’objets proportionnés, & qui tous se rapportent à un tout, que nous offre-t-elle ? une unité combinée sagement avec la variété la plus agréable. L’ordre & la proportion ont tellement droit de nous plaire, que nous l’exigeons jusque dans les productions si variées de l’enthousiasme, dans ces peintures que font la Poésie & l’Eloquence des mouvemens tumultueux de l’ame. A plus forte raison l’ordre doit-il regner dans les ouvrages faits pour instruire. Qu’est-ce qui nous les fait trouver beaux ? si ce n’est l’unité de dessein, l’accord parfait des diverses parties entr’elles & avec le tout, la peinture ou l’imitation exacte des objets des mouvemens, des sentimens, des passions, la convenance des moyens avec leur fin, un juste rapport des façons de penser & de s’exprimer avec le but qu’on se propose.

C’est ainsi que l’entendement trouve ses plaisirs dans la même source de l’esprit & de l’imagination ; il se plaît à méditer des vérités universelles qui comprennent sous des expressions claires une multitude de vérités particulieres, & dont les conséquences se multiplient presque à l’infini. C’est ce qui fait pour certains esprits les charmes de la Métaphysique, de la Géométrie & des sciences abstraites, qui sans cela n’auroient rien que de rebutant. C’est cette sorte de beauté qui fait naître mille plaisirs de la découverte des lois générales que toute la nature observe avec une fidélité inviolable, de la contemplation des causes secondes qui se diversifient à l’infini dans leurs effets, & qui toutes sont soumises à une unique & premiere cause.

L’on peut étendre ce principe de nos plaisirs, & sa privation, source de nos peines, sur tous les objets qui sont du ressort de l’esprit. On le trouvera partout ; & s’il est quelques exceptions, elles ne sont dans le fond qu’apparentes, & peuvent venir ou de préventions arbitraires, sur lesquelles même il ne seroit pas difficile de faire voir que le principe n’est point altéré, ou de ce que notre vûe est trop bornée sur des objets fins & délicats.

3°. Un troisieme ordre de plaisirs & de peines sont ceux qui en affectant le cœur font naître en nous tant d’inclinations ou de passions si différentes. La source en est dans le sentiment de notre perfection ou de notre imperfection, de nos vertus ou de nos vices. De toutes les beautés, il en est peu qui nous touche plus que celle de la vertu qui constitue notre perfection ; & de toutes les laideurs, il n’en est point à laquelle nous soyons ou nous devions être plus sensibles qu’à celle du vice. L’amour de nous-mêmes, cette passion si naturelle, si universelle, & qui est, on peut le dire, la base de toutes nos affections, nous fait chercher sans cesse en nous & hors de nous, des preuves de ce que nous sommes à l’égard de la perfection ; mais où les trouver ? Seroit-ce dans l’usage de nos facultés convenable à notre nature ? ou dans un usage conforme à l’intention de Créateur ? ou au but que nous nous proposons, qui est la félicité ? Réunissons ces trois différentes façons d’envisager la félicité, & nous y trouverons la regle que nous prescrit ce troisieme principe de nos plaisirs & de nos peines. C’est que notre perfection & la félicité consistent à posséder & à faire usage des facultés propres à nous procurer un solide bonheur, conforme aux intentions de notre auteur, manifestées dans la nature qu’il nous a donnée.

Dès-lors nous ne pouvons appercevoir en nous-mêmes ces facultés, & sentir que nous en faisons un usage convenable à notre nature, à leur destination & à notre but, sans éprouver une joie secrete & une satisfaction intérieure, qui est le plus agréable de tous les sentimens. Celui-là au contraire qui regardant en lui-même n’y voit qu’imperfection & qu’un abus continuel des talens dont Dieu l’a doué, a beau s’applaudir tout haut d’être parvenu par ses désordres au comble de la fortune, son ame est en secret déchirée par de cuisans remords qui lui mettent sans cesse devant les yeux sa honte, & qui lui rendent son existence haïssable. En vain pour étouffer ce sentiment douloureux, ou pour en détourner son attention, il se livre aux plaisirs des sens, il s’occupe, il se distrait, il cherche à se fuir lui-même ; il ne peut se dérober à ce juge terrible qu’il porte en lui & partout avec lui.

C’est donc encore un usage modéré de nos facultés, soit du cœur, soit de l’esprit, qui en fait la perfection ; & cet usage fait naître chez nous des sentimens agréables, d’où se produisent des inclinations & des passions convenables à notre nature.

4°. J’ai dit que l’amour de nous-mêmes nous faisoit chercher hors de nous des preuves de notre perfection : cela même nous fait découvrir une quatrieme source de plaisirs & de peines dans le bonheur & le malheur d’autrui. Seroit-ce que la perception que nous en avons quand nous en sommes les témoins, ou que nous y pensons fortement, fait une image assez semblable à son objet pour nous toucher à-peu-près comme si nous éprouvions actuellement le sentiment même qu’elle représente ? Ou y a-t-il quelque opération secrete de la nature qui nous ayant tous formés d’un même sang, nous a voulu lier les uns aux autres en nous rendant sensibles aux biens & aux maux de nos semblables ? Quoi qu’il en soit, la chose est certaine ; ce sentiment peut être suspendu par l’amour-propre, ou par des intérêts particuliers, mais il se manifeste infailliblement dans toutes les occasions où rien ne l’empêche de se développer : il se trouve chez tous les hommes à la vérité en différens degrés. La dureté même part quelquefois d’un principe d’humanité ; on est dur pour le méchant ou pour ceux qu’on regarde comme tels dans le monde, dans la vûe de les rendre bons, ou pour les mettre hors d’état de nuire aux autres. Cette sensibilité n’est pas égale pour tous les hommes ; ceux qui ont gagné notre amitié & notre estime par de bons offices, par des qualités estimables, par des sentimens réciproques ; ceux qui nous sont attachés par les liens du sang, de l’habitude, d’une commune patrie, d’un même parti, d’une même profession, d’une même religion, tous ceux-là ont differens droits sur notre sentiment. Il s’étend jusqu’aux caracteres de roman ou de tragédie ; nous prenons part au bien & au mal qui leur arrive, plus encore si nous sommes convaincus que ces caracteres sont vrais. De-là les charmes de l’Histoire, qui en nous mettant sous les yeux des tableaux de l’humanité, nous touche & nous émeut à ce point précis de vivacité qui fait naître les sentimens agréables. De-là en un mot toutes les inclinations & les passions qui nous affectent si aisément par une suite de notre sensibilité pour le genre humain.

Telles sont les sources de nos sentimens variés suivant les différentes sortes d’objets qui nous plaisent par eux-mêmes & que l’on peut appeller les biens agréables ; mais il en est d’autres qui nous portent vers les biens utiles, c’est-à-dire vers des objets qui sans produire immédiatement en nous ces biens agréables, servent à nous en procurer ou à nous en assurer la jouissance. On peut les réduire sous trois chefs : le desir de la gloire, le pouvoir, les richesses. Nous avons vû déjà que tout ce qui semble nous prouver que nous avons quelque perfection, ne peut manquer de nous plaire : de-là le cas que nous faisons de l’approbation, de l’amour, de l’estime des éloges des autres : de-là les sentimens d’honneur ou de confusion : de-là l’idée que nous nous formons du pouvoir, du crédit qui flattent la vanité de l’ambitieux, & qui, ainsi que les richesses, ne sont envisagés par l’homme sage que comme un moyen de parvenir à quelque chose de mieux.

Mais il n’arrive que trop souvent que l’on desire ces biens utiles pour eux-mêmes, en confondant ainsi le moyen avec la fin. L’on veut à tout prix se faire une réputation bonne ou mauvaise ; l’on ne voit dans les honneurs rien au-delà des honneurs mêmes ; l’on desire les richesses pour les posséder & non pour en jouir. Se livrer ainsi à des passions aussi inutiles qu’elles sont dangereuses, c’est se rendre semblable à ces malheureux qui passent leur triste vie à fouiller les entrailles de la terre pour en tirer des richesses dont la jouissance est reservée à d’autres. Il faut en convenir, cet abus des biens utiles vient souvent de l’éducation, de la coutume, des habitudes, des sociétés qu’on fréquente qui sont dans l’ame d’étranges associations d’idées, d’où naissent des plaisirs & des peines, des goûts ou des aversions, des inclinations, des passions pour des objets par eux-mêmes très-indifférens. A l’imitation de ceux avec qui nous vivons, nous attachons notre bonheur à l’idée de la possession d’un bien frivole qui nous enleve par-là toute notre tranquillité ; nous le chérissons avec une passion qui étonne ceux qui ne font pas attention que la sphere de nos pensées & de nos desirs est bornée-là.

En indiquant ainsi l’abus que nous faisons de ces biens utiles, nous croyons montrer le remede, & assurer à ceux qui voudront bien ne pas s’y arrêter, la jouissance des biens & des plaisirs agréables par eux-mêmes.

(Jusqu’ici nous avons fait trop d’usage d’un petit mais excellent ouvrage sur la théorie des sentimens agréables, pour ne pas lui rendre toute la justice qu’il mérite).

II. Quand nous réfléchissons sur ce qui se passe en nous à la vûe des objets propres à nous donner du plaisir ou à nous causer de la peine, nous sentons naître un penchant, une détermination de la volonté, qui est quelque chose de différent du sentiment même du bien & du mal. Il le touche de près, mais c’est une maniere d’être plus active, c’est une volonté naissante que nous pouvons suivre ou abandonner, au lieu que nous n’avons aucun empire sur cette premiere modification de l’ame qui est le sentiment. C’est ce penchant, ce goût qui nous détermine au bien ou à ce qui nous paroît l’être, & que nous nommons attachement ou desir, suivant qu’on possede le bien ou qu’on le souhaite ; c’est lui qui nous retire du mal ou de ce que nous jugeons être tel, & qui, si ce mal est present, s’appelle aversion, s’il est absent, éloignement. C’est ainsi que le beau ou ce qui nous plaît, nous affecte d’un sentiment qui à son tour excite le desir & fait naître la passion. Le contraire suit la même marche.

L’admiration est la premiere & la plus simple de nos passions : elle mérite à peine ce nom ; c’est ce sentiment vif & subit de plaisir qui s’excite chez nous à la vûe d’un objet dont la perfection nous frappe. On pourroit lui opposer l’étonnement, si ce mot n’étoit restreint à exprimer un pareil sentiment de peine qui nait à la vûe d’une difformité peu commune, & l’horreur en particulier que cause la vûe d’un vice ou d’un crime extraordinaire. Ces passions sont pour l’ordinaire excitées par la nouveauté ; mais si c’est par un mérite plus réel, alors l’admiration peut être utile. Aussi un observateur attentif trouve souvent dans les objets les plus communs autant & plus de choses dignes de son admiration, que dans les objets les plus rares & les plus nouveaux.

L’admiration ou l’étonnement produisent la curiosité ou le desir de connoître mieux ce que nous ne connoissons qu’imparfaitement ; passion raisonnable & qui tourne à notre profit, si elle se porte sur des recherches vraiment utiles & non frivoles ou simplement curieuses ; si elle est assez discrette pour ne pas nous porter à vouloir connoitre ce que nous devons ignorer ; & si elle est assez constante pour ne pas nous faire voltiger d’objets en objets, sans en approfondir aucun.

Après ce qui a été dit sur les plaisirs & les peines, je ne sais si l’on peut mettre la joie & la tristesse au rang des passions, ou si l’on ne doit pas plûtôt regarder ces deux sentimens comme la base & le fond de toutes les passions. La joie n’est proprement qu’une réflexion continue, vive & animée sur le bien dont nous jouissons ; & la tristesse une réflexion soutenue & profonde sur le mal qui nous arrive. On prend souvent la joie pour une disposition à sentir vivement le bien, comme la tristesse pour la disposition à être sensible au mal. Les passions qui tiennent à la joie semblent être douces & agréables : celles qui se rapportent à la tristesse sont fâcheuses & sombres. La joie ouvre le cœur & l’esprit, mais elle dissipe. La tristesse resserre, accable, & fixe sur son objet.

L’espérance & la crainte précedent pour l’ordinaire la joie & la tristesse. Elles se portent sur le bien ou le mal qui doit probablement nous arriver. Si nous le regardons comme fort assuré, nous sentons de la confiance ; ou au contraire si c’est le mal, nous tombons dans le desespoir. La crainte va jusqu’à la peur ou à l’épouvante quand nous appercevons tout-à-coup un mal imprévû prêt à fondre sur nous, & jusqu’à la terreur si outre cela le mal est affreux. Il n’y a point de nom pour exprimer les nuances de la joie en des circonstances paralleles.

Le combat entre la crainte & l’espérance fait l’inquiétude ; disposition tumultueuse, passion mixte, qui nous fait souvent prévenir le mal & perdre le bien. Quand la crainte & l’espérance se succedent tour à tour, c’est irrésolution. Si l’espérance l’emporte, nous sentons naître le courage ; si c’est la crainte, nous tombons dans l’abattement. Quand un bien que nous espérons se fait trop attendre, nous avons de l’impatience ou de l’ennui. Quelquefois même, en nous persuadant que la crainte d’un mal est pire que le mal même, nous sommes impatiens qu’il arrive. L’ennui vient aussi de l’absence de tout bien, mais plus souvent encore du défaut d’occupations qui nous attachent. La joie d’avoir évité un mal que nous avions un juste sujet de craindre, ou d’avoir obtenu un bien long tems attendu, se change en allegresse. Mais si ce bien ne répond pas à notre attente, s’il est au-dessous de l’idée que nous en avions, le dégoût succede à la joie, & souvent il est suivi de l’aversion.

Toute bonne action porte avec elle sa récompense, en ce qu’elle est suivie d’un sentiment de joie pure qui se nomme satisfaction ou contentement intérieur. Au contraire, la repentance, les regrets, les remords, sont les sentimens qui s’élevent dans notre cœur, à la vue de nos fautes.

La joie & la tristesse ne s’en tiennent pas là ; elles produisent encore bien d’autres passions. Telle est cette satisfaction que nous ressentons en obtenant l’approbation des autres, & sur-tout de ceux que nous croyons être les meilleurs juges de nos actions, & que nous désignons sous le nom de la gloire. La tristesse au contraire, que nous éprouvons quand nous sommes blâmés ou désapprouvés, s’appelle honte. Ces affections de l’ame sont si naturelles & si nécessaires au bien de la société, qu’on a donné le nom d’impudence à leur privation ; mais poussées à l’excès, elles peuvent être aussi pernicieuses qu’elles étoient utiles, renfermées dans de justes bornes. On en peut dire autant du desir des honneurs, qui est une noble émulation quand il est dirigé par la justice & la sagesse, & une ambition dangereuse quand on lui lâche la bride. Il en est de même de l’amour modéré des richesses, passion légitime si on les recherche par des voies honorables, & dans l’intention d’en faire un bon usage, mais qui poussée trop loin, est avarice, mot qui exprime deux passions différentes, suivant qu’on désire avec ardeur les richesses, ou pour les amasser sans en jouir, ou pour les dissiper.

Comme l’on n’a point de nom propre pour désigner cet amour modéré des richesses, l’on n’en a pas non plus pour marquer un amour modéré des plaisirs des sens. Le mot de volupté est en quelque sorte affecté à cette sorte de plaisirs. Le voluptueux est celui qui y est trop attaché ; & si le goût que l’on a pour eux va trop loin, on appelle cette passion sensualité.

Il en est encore de même du desir raisonnable ou excessif des plaisirs de l’esprit ; il n’y a pas de terme fixe pour les désigner. Celui qui les aime & qui s’y connoît, est un homme de goût ; celui qui sait les procurer est un homme à talent.

Toutes ces passions se terminent à nous-mêmes, & portent sur l’amour de soi même. Cet état de l’ame qui l’occupe & l’affecte si vivement pour tout ce qu’il croit être relatif à son bonheur & à sa perfection. Je le distingue de l’amour propre en ce que celui-ci subordonne tout à son bien particulier, se fait le centre de tout, & est à lui-même son objet & sa fin ; c’est l’excès d’une passion qui est naturelle & légitime quand elle demeure dans les bornes de l’amour de soi-même, qu’elle laisse à l’ame la liberté de se répandre au-dehors, & de chercher sa conservation, sa perfection & son bonheur hors d’elle, comme en elle. Ainsi l’amour de soi-même ne détruit point, mais il a une liaison intime & quelquefois imperceptible avec ce sentiment qui nous fait prendre plaisir au bonheur des autres, ou à ce que nous imaginons être leur bonheur ; il ne s’oppose pas à toutes les autres passions qui se répandent sur ceux qui nous environnent, & qui sont tout autant de branches de l’amour ou de la haine. Celle-ci est cette disposition à se plaire au malheur de quelqu’un, & par une suite naturelle, à s’affliger de son bonheur. On hait ce dont l’idée est desagréable, ce qu’on considere comme mauvais ou nuisible à nous-mêmes, ou à ce que nous aimons. Si quelquefois on croit se haïr, ce n’est pas soi-même que l’on hait ; c’est quelque imperfection que l’on découvre en soi, dont on voudroit se défaire. La haine devroit se borner aux mauvaises qualités, aux défauts ; mais elle ne s’étend pas trop sur les personnes.

L’admiration jointe à quelques degrés d’amour, fait l’estime. Si la vue des défauts ne produit pas la haine, elle fait naître le mépris.

La peine que l’on ressent du mal qui arrive à ceux que l’on aime, ou en général à nos semblables, c’est la compassion ; & celle qui résulte du bien qui arrive à ceux que l’on hait, c’est l’envie. Ces deux passions ne s’excitent que quand nous jugeons notre ami ou celui pour qui nous nous intéressons, indigne du mal qu’il éprouve, & celui que nous n’aimons pas, du bien dont il jouit.

La reconnoissance est l’amour que nous avons pour quelqu’un, à cause du bien qu’il nous a fait, ou qu’il a eu intention de nous faire. Si c’est à cause du bien qu’il a fait à d’autres, ou en général pour quelque bonne qualité morale que nous aimons en lui, c’est faveur. La haine que nous sentons envers ceux qui nous ont fait tort, c’est la colere. L’indignation porte sur celui qui fait tort aux autres. L’une & l’autre sont souvent suivies du desir de rendre le mal pour le mal, & c’est la vengeance.

III. Si nous étions les maîtres de nous donner un caractere, peut-être que considérant les abîmes où la fougue des passions peut nous entraîner, nous le formerions sans passions. Cependant elles sont nécessaires à la nature humaine, & ce n’est pas sans des vues pleines de sagesse qu’elle en a été rendue susceptible. Ce sont les passions qui mettent tout en mouvement, qui animent le tableau de cet univers, qui donnent pour ainsi dire l’ame & la vie à ses diverses parties. Celles qui se rapportent à nous-mêmes, nous ont été données pour notre conservation, pour nous avertir & nous exciter à rechercher ce qui nous est nécessaire & utile, & à fuir ce qui nous est nuisible. Celles qui ont les autres pour objets servent au bien & au maintien de la société. Si les premiers ont eu besoin de quelque pointe qui réveillât notre paresse, les secondes, pour conserver la balance, ont dû être vives & actives en proportion. Toutes s’arrêteroient dans leurs justes bornes, si nous savions faire un bon usage de notre raison pour entretenir ce parfait équilibre ; elles nous deviendroient utiles, & la nature avec ses défauts & ses imperfections, seroit encore un spectacle agréable aux yeux du créateur porté à approuver nos vertueux efforts, & à excuser & pardonner nos foiblesses.

Mais il faut l’avouer, & l’expérience ne le dit que trop ; nos inclinations ou nos passions abandonnées à elles-mêmes apportent mille obstacles à nos connoissances & à notre bonheur. Celles qui sont violentes & impétueuses nous représentent si vivement leur objet, qu’elles ne nous laissent d’attention que pour lui. Elles ne nous permettent pas même de l’envisager sous une autre face que celle sous laquelle elles nous le présentent, & qui leur est toujours la plus favorable. Ce sont des verres colorés qui répandent sur tout ce qu’on voit au-travers la couleur qui leur est propre. Elles s’emparent de toutes les puissances de notre ame ; elles ne lui laissent qu’une ombre de liberté ; elles l’étourdissent par un bruit si tumultueux, qu’il devient impossible de prêter l’oreille aux avis doux & paisibles de la raison.

Les passions plus douces attirent insensiblement notre attention sur l’objet ; elles nous y font trouver tant de charmes, que tout autre nous paroissant insipide, bientôt nous ne pouvons plus considérer que celui-là seul. Foibles dans leur principe, elles empruntent leur puissance de cette foiblesse même ; la raison ne se défie pas d’un ennemi qui paroît d’abord si peu dangereux ; mais quand l’habitude s’est formée, elle est surprise de se voir subjuguée & captive.

Les plaisirs du corps nous attachent d’autant plus facilement, que notre sensibilité pour eux est toute naturelle. Sans culture, sans étude, nous aimons ce qui flate agréablement nos sens ; livrés à la facilité de ces plaisirs, nous ne pensons pas qu’il n’en est point de plus propres à nous détourner de faire un bon usage de nos facultés ; nous perdons le goût de tous les autres biens qui demandent quelques soins & quelqu’attention, & l’ame asservie aux passions que ces plaisirs entraînent, n’a plus d’élevation ni de sentiment pour tout ce qui est véritablement digne d’elle.

Les plaisirs de l’esprit sont bien doux & légitimes, quand on ne les met pas en opposition avec ceux du cœur. Mais si les qualités de l’esprit se font payer par des défauts du caractere, ou seulement si elles émoussent notre sensibilité pour les charmes de la vertu & pour les douceurs de la société, elles ne sont plus que des syrenes trompeuses, dont les chants séducteurs nous détournent de la voie du vrai bonheur. Lors même que l’on ne les regarde que comme des accessoires à la perfection, elles peuvent produire de mauvais effets qu’il est dangereux de ne pas prévenir. Si l’on se livre à tous ses goûts, on effleure tout, & on devient superficiel & léger ; ou si l’on se contente de vouloir paroître savant, on sera un faux savant, ou un homme enflé, présomptueux, opiniâtre. Combien n’est-il pas d’autres dangers dans lesquels les plaisirs de l’esprit nous entraînent ?

Rien ne paroît plus digne de nos desirs, que l’amour même de la vertu. C’est ce qui entretient les plaisirs du cœur ; c’est ce qui nourrit en nous les passions les plus légitimes. Vouloir sincérement le bonheur d’autrui, se lier d’une tendre amitié avec des personnes de mérite, c’est s’ouvrir une abondante source de délices. Mais si cette inclination nous fait approuver & embrasser avec chaleur toutes les pensées, toutes les opinions, toutes les erreurs de nos amis ; si elle nous porte à les gâter par de fausses louanges & de vaines complaisances, si elle nous fait surtout préférer le bien particulier au bien public, elle sort des bornes qui lui sont prescrites par la raison ; & l’amitié & la bienfaisance, ces affections de l’ame si nobles & si légitimes, deviennent pour nous une source d’écueils & de périls.

Les passions ont toutes, sans en excepter celles qui nous inquietent & nous tourmentent le plus, une sorte de douceur qui les justifie à elles-mêmes. L’expérience & le sentiment intérieur nous le disent sans cesse. Si l’on peut trouver douces, la tristesse, la haine, la vengeance, quelle passion sera exempte de douceur ? D’ailleurs chacune emprunte pour se fortifier, le secours de toutes les autres ; & cette ligue est réglée de la maniere la plus propre à affermir leur empire. Le simple desir d’un objet ne nous entraîneroit pas avec tant de force dans tant de faux jugemens ; il se dissiperoit même bientôt aux premieres lueurs du bon sens ; mais quand ce désir est animé par l’amour, augmenté par l’espérance, renouvellé par la joie, fortifié par la crainte, excité par le courage, l’émulation, la colere, & par mille passions qui attaquent tour-à-tour & de tous côtés la raison ; alors il la dompte, il la subjugue, il la rend esclave.

Disons encore que les passions excitent dans le corps, & sur-tout dans le cerveau, tous les mouvemens utiles à leur conservation. Par-là elles mettent les sens & l’imagination de leur parti ; & cette derniere faculté corrompue, fait des efforts continuels contre la raison en lui représentant les choses, non comme elles sont en elles-mêmes, afin que l’esprit porte un jugement vrai, mais selon ce qu’elles sont par rapport à la passion présente, afin qu’il juge en sa faveur.

En un mot, la passion nous fait abuser de tout. Les idées les plus distinctes deviennent confuses, obscures ; elles s’évanouissent entierement pour faire place à d’autres purement accessoires, ou qui n’ont aucun rapport à l’objet que nous avons en vue ; elle nous fait réunir les idées les plus opposées, séparer celles qui sont les mieux liées entr’elles, faire des comparaisons de sujets qui n’ont aucune affinité ; elle se joue de notre imagination, qui forme ainsi des chimeres, des représentations d’êtres qui n’ont jamais existé, & auxquels elle donne des noms agréables ou odieux, comme il lui convient. Elle ose ensuite s’appuyer de principes aussi faux, les confirmer par des exemples qui n’y ont aucun rapport, ou par les raisonnemens les moins justes ; ou si ces principes sont vrais, elle sait en tirer les conséquences les plus fausses, mais les plus favorables à notre sentiment, à notre goût, à elle-même. Ainsi elle tourne à son avantage jusqu’aux regles de raisonnement les mieux établies, jusqu’aux maximes les mieux fondées, jusqu’aux preuves les mieux constatées, jusqu’à l’examen le plus sévere. Et une fois induit en erreur, il n’y a rien que la passion ne fasse pour nous entretenir dans cet état fâcheux, & nous éloigner toujours plus de la vérité. Les exemples pourroient se présenter ici en foule ; le cours de notre vie en est une preuve continuelle. Triste tableau de l’état où l’homme est réduit par ses passions ! environné d’écueils, poussé par mille vents contraires, pourroit-il arriver au port ? Oui, il le peut ; il est pour lui une raison qui modere les passions, une lumiere qui l’éclaire, des regles qui le conduisent, une vigilance qui le soutient, des efforts, une prudence dont il est capable. Est enim quædam medicina : certe ; hæc tam fuit hominum generi infensa atque inimica natura, ut corporibus tot res salutares, animis nullam invenerit, de quibus hoc etiam est merita melius, quod corporum adjumenta adhibentur extrinsecus, animorum salus inclusa in his ipsis est. Tusc. iv. 27.

Passion de Jesus-Christ, (Critique sacrée.) l’opinion commune des anciens sur l’année de la passion de J. C. est que ce fut la seconde année de l’olympiade 202, la 76 année julienne, & Tibere finissant la 17 de son empire. Ils ont cru aussi en général que Notre Seigneur se livra aux Juifs le 22 Mars, qu’il fut crucifié le 23, & ressuscita le 25. Cette opinion se trouve dans un fragment du concile de Césarée de Palestine tenu l’année 198, lequel fragment Bede a rapporté. Les raisons qui appuient cette opinion sont bien frivoles. Les évêques ds ce concile supposent que Jesus-Christ ressuscita le 25 de Mars, parce que c’est l’équinoxe du printems, &, selon eux, le premier jour de la création du monde. Le pere Pétau dit là-dessus qu’on sait que les raisons des peres du concile ne sont pas tout-à-fait vraies, ni censées être des articles de foi. Beausobre. (D. J.)

Passions, dans l’Eloquence, on appelle ainsi tout mouvement de la volonté, qui causé par la recherche d’un bien ou par l’appréhension d’un mal, apporte un tel changement dans l’esprit, qu’il en résulte une différence notable dans les jugemens qu’il porte en cet état, & que ces mouvemens influent même sur le corps. Telles sont la pitié, la crainte, la colere ; ce qui a fait dire à un poëte :

Impedit ira animum ne possit cernere verum.

La fonction de la volonté est d’aimer ou de haïr, d’approuver ou de desapprouver. Par l’intime liaison qu’il y a entre la volonté & l’intelligence, tout ce qui paroît aux yeux de celle-ci fait impression sur celle-là. L’impression se trouvant agréable, la volonté approuve l’objet qui en est l’occasion ; elle le desapprouve quand l’impression en est désagréable. Cette volonté a différens noms, selon les mouvemens qu’elle éprouve & auxquels elle se porte. On l’appelle colere, quand elle veut se venger ; compassion, quand elle veut soulager un malheureux ; amour, quand elle veut s’unir à ce qui lui plaît ; haine, quand elle veut être éloignée de ce qui lui déplaît ; & ainsi des autres sentimens. Quand ces especes de volontés sont violentes & vives, on les appelle plus ordinairement passions. Quand elles sont paisibles & tranquilles, on les nomme sentimens, mouvemens, passions douces ; comme l’amitié, l’espérance, la gaieté, &c. Les passions douces sont ainsi nommées parce qu’elles ne jettent point le trouble dans l’ame, & qu’elles se contentent de la remuer doucement : il y a dans ces passions autant de lumiere que de chaleur, de connoissance que de sentiment.

On peut rapporter toutes les passions à ces deux sources principales, la douleur & le plaisir ; c’est-à-dire à tout ce qui produit une impression agréable ou desagréable. D’autres les réduisent à cette division de Boëce, lib. X. de Consol. philosop.

Gaudia pelle,
Pelle timorem,
Spemque fugato
Nec dolor adsit.

Les Philosophes & les Rhéteurs sont également partagés sur le nombre des passions. Aristote, au II. liv. de sa Rhétorique n’en compte que treize ; savoir la colere & la douceur d’esprit, l’amour & la haine, la crainte & l’assurance, la honte & l’impudence, le bienfait, la compassion, l’indignation, l’envie & l’émulation ; auxquels quelques-uns ajoutent le desir, l’espérance & le désespoir.

D’autres n’en admettent qu’une, qui est l’amour, à laquelle ils rapportent toutes les autres. Ils disent que l’ambition n’est qu’un amour de l’honneur, que la volupté n’est qu’un amour du plaisir : mais il paroit difficile de rapporter à l’amour les passions qui lui paroissent directement opposées, telles que la haine, la colere, &c.

Enfin les autres soutiennent qu’il n’y en a qu’onze ; savoir, l’amour & la haine, le desir & la fuite, l’espérance & le désespoir, le plaisir & la douleur, la peur, la hardiesse & la colere. Et voici comment ils trouvent ce nombre : des passions, disent-ils, les unes regardent le bien, & les autres le mal. Celles qui regardent le bien sont l’amour, le plaisir, le desir, l’espérance & le désespoir : car, aussi-tôt qu’un objet se présente à nous sous l’image du bien, nous l’aimons : si ce bien est présent, nous en recevons du plaisir ; s’il est absent, nous sommes touchés du desir de le posséder : si le bien qui se présente à nous est accompagné de difficultés, & que nous nous figurions, malgré ces obstacles, pouvoir l’obtenir, alors nous avons de l’espérance ; mais si les obstacles sont ou nous paroissent insurmontables, & l’acquisition de ce bien impossible, alors nous tombons dans le désespoir. Les autres passions qui regardent le mal, sont la haine, la fuite, la douleur, la crainte, la hardiesse & la colere : car, si un objet se présente à nous sous l’image du mal, aussi-tôt nous le haïssons ; s’il est absent, nous le fuyons ; s’il est présent, il nous cause de la douleur ; s’il est absent, & que nous voulions le surmonter, il excite la hardiesse ; si nous le redoutons, comme trop formidable, alors nous le craignons ; mais s’il est présent, & que nous voulions le combattre, il enflamme la colere. C’est ainsi qu’on trouve onze passions, dont cinq regardent le bien, & six le mal. Il faut pourtant supposer que nonobstant ce nombre, il s’en trouve encore comme un essain d’autres, qui prennent leur origine de celle-là, comme l’envie, l’émulation, la honte, &c.

Est-il nécessaire d’exciter les passions dans l’éloquence ? Question aujourd’hui décidée pour l’affirmative, mais qui ne l’a pas toujours été, ni partout. Le fameux tribunal de l’Aréopage regardoit dans un orateur cette ressource comme une supercherie, ou, si l’on veut, comme un voile propre à obscurcir la vérité. « Un hérault, dit Lucien, a ordre d’imposer silence à tous ceux dont il paroît que le but est de surprendre l’admiration ou la pitié des juges par des figures tendres ou brillantes. En effet, ajoute-t-il, ces graves sénateurs regardent tous les charmes de l’éloquence, comme autant de voiles imposteurs qu’on jette sur les choses-mêmes, pour en dérober la nature aux yeux trop attentifs ». En un mot, les exordes, les peroraisons, un ton même trop véhément, tous les prestiges qui operent la persuasion, étoient si généralement proscrits dans ce tribunal, que Quintilien attribue une partie de l’avantage qu’il donne à Cicéron sur Démosthène dans le genre délicat & tendre, à la nécessité ou s’étoit trouvé celui-ci, de sacrifier les graces du discours à l’austérité des mœurs d’Athenes. Salibus certe & commiseratione, qui duo plurimum affectus valent, vincimus ; & fortasse epilogos illi (Demostheni) mos civitatis (Athenarum) abstulerit.

Mais l’éloquence latine, sur laquelle principalement la nôtre s’est formée, non-seulement admet les passions, mais encore elle les exige nécessairement. « On sait, dit M. Rollin, que les passions sont comme l’ame du discours, que c’est ce qui lui donne une impétuosité & une véhémence qui emportent & entraînent tout, & que l’orateur exerce par-là sur ses auditeurs un empire absolu, & leur inspire tels sentimens qu’il lui plaît. Quelquefois en profitant adroitement de la pente & de la disposition favorable qu’il trouve dans les esprits, mais d’autres fois en surmontant toute leur résistance par la force victorieuse du discours, & les obligeant de se rendre comme malgré eux. La peroraison, ajoute-t-il, est, à proprement parler, le lieu des passions ; c’est-là que l’orateur, pour achever d’abattre les esprits, & pour enlever leur consentement, emploie sans ménagement, selon l’importance & la nature des affaires, tout ce que l’éloquence a de plus fort, de plus tendre & de plus affectueux ».

Elles peuvent & doivent même avoir lieu dans d’autres parties du discours, & on en trouve de fréquens exemples dans Cicéron. Outre les passions fortes & véhémentes auxquelles les Rhéteurs donnent le nom de πάθος, il y en a une autre sorte qu’ils appellent ἦθος, qui consiste dans des sentimens plus doux, plus tendres, plus insinuans, qui n’en sont pas pour cela moins touchans ni moins vifs, dont l’effet n’est pas de renverser, d’entraîner, d’emporter tout, comme de vive force, mais d’intéresser & d’attendrir en s’insinuant jusqu’au fond du cœur. Les passions ont lieu entre des personnes liées ensemble par quelque union étroite, entre un prince & des sujets, un pere & des enfans, un tuteur & des pupilles, un bienfaiteur & ceux qui ont reçu un bienfait, &c.

Les Rhéteurs donnent des préceptes fort étendus sur la maniere d’exciter les passions, & ils peuvent être utiles jusqu’à un certain point ; mais ils sont tous forcés d’en revenir à ce principe, que pour toucher les autres, il faut être touché soi-même :

Si vis me flere, dolendum est
Primum ipsi tibi.

Art poét. d’Horace

On sent assez que des mouvemens forts & pathétiques seroient mal rendus par un discours brillant & fleuri, & qu’il ne doit s’agir de rien moins que d’amuser l’esprit quand on veut triompher du cœur. De même dans les passions plus douces, tout doit se faire d’une maniere simple & naturelle, sans étude & sans affectation ; l’air, l’extérieur, le geste, le ton, le style, tout doit respirer je ne sais quoi de doux & de tendre qui parte du cœur & qui aille droit au cœur. Pectus est, quod moveas, dit Quintilien. Cours des belles-lettres, tom. II. Rhétorique selon les précept. d’Aristote, de Cicéron, de Quintilien. Mém. de l’acad. des belles-lett. tom. VII. Traité des études de M. Rollin, tom. II.

Passions, en Poésie, ce sont les sentimens, les mouvemens, les actions passionnées que le poëte donne à ses personnages. Voyez Caractere.

Les passions sont, pour ainsi dire, la vie & l’esprit des poëmes un peu longs. Tout le monde en connoît la nécessité dans la cragédie & dans la comédie:l’épopée ne peut pas subsister sans elles. Voyez Tragédie, Comédie, &c.

Ce n’est pas assez que la narration dans le poëme épique soit surprenante, il faut encore qu’elle remue, qu’elle soit passionnée, qu’elle transporte l’esprit du lecteur, & qu’elle le remplisse de chagrin, de joie, de terreur ou de quelqu’autres passions violentes ; & cela pour des sujets qu’il sait n’être que fictions. Voyez Epique & Narration.

Quoique les passions soient toujours nécessaires, cependant toutes ne sont pas également nécessaires ni convenables en toute occasion. La comédie a pour son partage la joie & les surprises agréables ; au contraire la terreur & la compassion sont les passions qui conviennent à la tragédie. La passion la plus propre à l’épopée, est l’admiration; cependant l’épopée, comme tenant le milieu entre les deux autres, participe aux especes de passions qui leur conviennent, comme nous voyons dans les plaintes du quatrieme livre de l’Enéïde, & dans les jeux & divertissemens du cinquieme. En effet, l’admiration participe de chacune:nous admirons avec joie les choses qui nous surprennent agréablement, & nous voyons avec une surprise mêlée de terreur & de douleur celles qui nous épouvantent & nous attristent.

Outre la passion générale qui distingue le poëme épique du poëme dramatique, chaque épopée a sa passion particuliere qui la distingue des autres poëmes épiques. Cette passion particuliere suit toujours le caractere du héros. Ainsi la colere & la terreur dominent dans l’Iliade, à cause qu’Achille est emporté, & πάντων ἐκπαγλότατ᾽ ἀνδρῶν, le plus terrible des hommes. L’Enéide est remplie de passions plus douces & plus tendres ; parce que tel est le caractere d’Enée. La prudence d’Ulisse ne permettant point ces excès, nous ne trouvons aucunes de ces passions dans l’Odissée.

Pour ce qui regarde la conduite des passions, pour leur faire produire leur effet, deux choses sont requises; savoir que l’auditoire soit préparé & disposé à les recevoir, & qu’on ne mêle point ensemble plusieurs passions incompatibles.

La nécessité de préparer l’auditoire est fondée sur la nécessité naturelle de prendre les choses où elles sont, dans le dessein de les transporter ailleurs. Il est aisé de faire l’application de cette maxime : un homme est tranquille & à l’aise, & vous voulez exciter en lui une passion par un discours fait dans ce dessein ; il faut donc commencer d’une maniere calme : & par ce moyen vous joindre à lui, & ensuite marchant ensemble, il ne manquera pas de vous suivre dans toutes les passions par lesquelles vous le conduirez insensiblement.

Si vous faites voir votre colere d’abord, vous vous rendrez aussi ridicule, & vous ferez aussi peu d’effet qu’Ajax dans les Métamorphoses, où l’ingénieux Ovide donne un exemple sensible de cette faute. Il commence sa harangue par le fort de la passion & avec les figures les plus fortes, devant ses juges qui sont dans la tranquillité la plus profonde.

Sigeia torvo,
Littora prospexit, classemque in littore, voltu ;
Protendensque manus, agimus, proh Jupiter ! inquit,
Ante rates causam, & mecum confertur Ulisses.

Les dispositions nécessaires viennent de quelque discours précédent, ou du moins de quelque action qui a déja commencé à émouvoir les passions avant qu’il en ait été mention. Les orateurs eux-mêmes mettent quelquefois ces derniers moyens en usage. Car quoiqu’ordinairement ils ne remuent les passions qu’à la fin de leurs discours, cependant quand ils trouvent leur auditoire déja ému, ils se rendroient ridicules en le préparant de nouveau par une tranquillité déplacée. Ainsi la derniere fois que Catilina vint au sénat, les sénateurs étoient si choqués de sa présence, que se trouvant proche de l’endroit où il étoit assis, ils se leverent, se retirerent & le laisserent seul. A cette occasion Cicéron eut trop de bon sens pour commencer son discours avec la tranquillité & le calme qui est ordinaire dans les exordes. Par cette conduite il auroit diminué & anéanti l’indignation que les sénateurs sentoient contre Catilina, au lieu que son but étoit de l’augmenter & de l’enflammer ; & il auroit déchargé le parricide de la consternation que la conduite des sénateurs lui avoit causée, au lieu que le dessein de Cicéron étoit de l’augmenter. C’est pourquoi omettant la premiere partie de sa harangue, il prend ses auditeurs dans l’état où il les trouve, & continue à augmenter leurs passions : Quousque tandem abutere, Catilina, patientiâ nostrâ ? quamdiu nos etiam furor iste tuus eludet ? quem ad finem sese effrenata jactabit audacia ? Nihil ne te nocturnum præsidium palatii, nihil urbis vigiliæ, nihil timor populi, nihil, &c.

Les poëtes sont remplis de passages de cette sorte, dans lesquels la passion est préparée & amenée par des actions. Didon dans Virgile commence un discours comme Ajax, Proh Jupiter ! ibit hic, ait, &c. mais alors les mouvemens y étoient bien disposés : Didon est représentée auparavant avec des appréhensions terribles qu’Enée ne la quitte, &c.

La conduite de Seneque à la vérité est tout-à-fait opposée à cette regle. A-t-il une passion à exciter, il a grand soin d’abord d’éloigner de ses auditeurs toutes les dispositions dont ils devoient être affectés. S’ils sont dans la douleur, la crainte, ou l’attente de quelque chose d’horrible, &c. il commence par quelque belle description de l’endroit, &c. Dans la Troade, Hécube & Andromaque étant préparées à apprendre la mort violente & barbare de leur fils Astianax, que les Grecs ont précipité du haut d’une tour, qu’étoit-il besoin de leur dire que les spectateurs qui étoient accourus de tous les quartiers pour voir cette exécution, étoient, les uns placés sur des pierres accumulées par les débris des murailles, que d’autres se casserent les jambes pour être tombés de lieux trop élevés où ils s’étoient placés, &c. Alta rupes, cujus è cacumine, erecta summos turba libravit pedes, &c ?

La seconde chose requise dans le maniement des passions, est qu’elles soient pures & débarrassées de tout ce qui pourroit empêcher leur effet.

La polymythye, c’est-à-dire, la multiplicité de fictions, de faits & d’histoires est donc une chose qu’on doit éviter. Toutes aventures embrouillées & difficiles à retenir, & toutes intrigues entortillées & obscures, doivent être écartées d’abord. Elles embarrassent l’esprit, & demandent tellement d’attention, qu’il ne reste plus rien pour les passions. L’ame doit être libre & sans embarras pour sentir : & nous faisons nous-mêmes diversion à nos chagrins en nous appliquant à d’autres choses.

Mais les plus grands ennemis que les passions ont à combattre, ce sont les passions elles-mêmes : elles sont opposées, & se détruisent les unes les autres ; & si deux passions opposées, comme la joie & le chagrin, se trouvent dans le même sujet, elles n’y resteront ni l’une ni l’autre. C’est la nature de ces habitudes qui a imposé cette loi : le sang & les esprits ne peuvent pas se mouvoir avec modération & égalité comme dans un état de tranquillité, & en même tems être élevés & suspendus avec quelque violence occasionnée par l’admiration. Ils ne peuvent pas rester dans l’une ni dans l’autre de ces situations, si la crainte les rappelle des parties extérieures du corps pour les réunir au-tour du cœur, ou si la rage les renvoie dans les muscles & les y fait agir avec une violence bien opposée aux opérations de la crainte.

Il faut donc étudier les causes & les effets des passions dans le cœur pour être en état de les manier avec toute la force nécessaire. Virgile fournit deux exemples de ce que nous avons dit de la simplicité de la préparation de chaque passion dans la mort de Camille & dans celle de Pallas. Voyez Enéide.

Dans le poëme dramatique le jeu des passions est une des plus grandes ressources des poëtes. Ce n’est plus un problème que de savoir si l’on doit les exciter sur le théâtre. La nature du spectacle, soit comique, soit tragique, sa fin, ses succès démontrent assez que les passions font une des parties les plus essentielles du drame, & que sans elles tout devient froid & languissant dans un ouvrage où tout doit être, autant qu’il se peut, mis en action. Pour en juger dans les ouvrages de ce genre, il suffit de les connoître, & de savoir discerner le ton qui leur convient à chacune ; car comme dit M. Despréaux :

Chaque passion parle un différent langage,
La colere est superbe & veut des mots altiers,
L’abattement s’explique en des termes moins fiers.

Art poét. ch. III.

Ce n’est pas ici le lieu d’exposer la nature de chaque passion en particulier, les effets, les ressorts qu’il faut employer, les routes qu’on doit suivre pour les exciter. On en a déja touché quelque chose au commencement de cet article & dans le précédent. C’est dans ce qu’en a écrit Aristote au second livre de sa Rhétorique, qu’il faut en puiser la théorie. L’homme a des passions qui influent sur ses jugemens & sur ses actions ; rien n’est plus constant. Toutes n’ont pas le même principe ; les fins auxquelles elles tendent sont aussi différentes entre elles que les moyens qu’elles emploient pour y arriver se ressemblent peu. Elles affectent le cœur chacune de la maniere qui lui est propre ; elles inspirent à l’esprit des pensées relatives à ces impressions ; & comme pour l’ordinaire ces mouvemens intérieurs sont trop violens & trop impétueux pour n’éclater pas au dehors, ils n’y paroissent qu’avec des sons qui les caractérisent & qui les distinguent. Ainsi l’expression, qui est la peinture de la pensée, est aussi convenable & proportionnée à la passion dont la pensée elle-même n’est que l’interprete.

Quoiqu’en général chaque passion s’exprime différemment d’une autre passion, il est cependant bon de remarquer qu’il en est quelques-unes qui ont entr’elles beaucoup d’affinité, & qui empruntent, pour ainsi dire, le même ton ; telles que sont, par exemple, la haine, la colere, l’indignation. Or pour en discerner les diverses nuances, il faut avoir recours au fond des caracteres, remonter au principe de la passion, examiner les motifs & l’intérêt qui font agir les personnages introduits sur la scène. Mais la plus grande utilité qu’on puisse retirer de cette étude, c’est de connoître le cœur humain, ses replis, les ressorts qui le font mouvoir, par quels motifs on peut l’intéresser en faveur d’un objet, ou le prévenir contre, enfin comment il faut mettre à profit les foiblesses mêmes des hommes pour les éclairer & les rendre meilleurs. Car si l’image des passions violentes ne servoit qu’à en allumer de semblables dans le cœur des spectateurs, le poëme dramatique deviendroit aussi pernicieux qu’il est peut-être utile pour former les mœurs. Princ. pour la lect. des Poët. tom. II.

Passion, (Méd. Hyg. Pathol. Thér.) le desir, l’inclination pour un objet, qui est, qui peut être, ou qui paroît être agréable, avantageux, utile ; & l’éloignement, l’aversion que l’on a pour des objets qui sont désagréables, désavantageux, nuisibles, ou qui paroissent tels, sont des sentimens, des affections intérieures, que l’on appelle passions ; lorsqu’ils sont accompagnés d’agitation forte, de mouvemens violens dans l’esprit.

Dans toutes les passions, on est affecté de plaisir ou de joie, de peine ou de tristesse, de chagrin, de douleur même ; selon que le bien desiré ou dont on espere, dont on obtient sa possession, est plus considérable, peut contribuer davantage à procurer du plaisir, du bonheur ; ou que le mal que l’on craint, dont on souhaite l’éloignement, la cessation, ou dont on souffre avec peine l’idée, l’existance, est plus grand, plus prochain, ou plus difficile à éviter, à faire cesser.

Ainsi on peut distinguer les passions en agréables & en désagréables, en joyeuses & en tristes, en vives & en languissantes. Voyez Passions, Morale.

Les passions sont une des principales choses de la vie, que l’on appelle dans les écoles non-naturelles, qui sont d’une grande influence, dans l’économie animale, par leurs bons ou leurs mauvais effets ; selon qu’on se livre avec modération à celles qui, sous cette condition, peuvent se concilier avec les intérêts de la santé, telles que les plaisirs, la joie, l’amour, l’ambition ; ou que l’on se laisse aller à toute la fougue de celles qui ne sont pernicieuses que par l’excès, telles que le tourment de l’amour, de l’ambition, la fureur du jeu ; ou que l’on est en proie à tous les mauvais effets de celles qui sont toujours contraires de leur nature au bien de la santé, au repos, à la tranquillité de l’ame, qu’elle exige pour sa conservation ; telles que la haine inquiete, agitée, la jalousie portée à la vengeance, la colere violente, le chagrin constant. Voyez Non-naturelles (choses) Hygiene.

On ne peut donc pas douter que les fortes affections de l’ame ne puissent beaucoup contribuer à entretenir la santé ou à la détruire, selon qu’elles favorisent ou qu’elles troublent l’exercice des fonctions : la joie moderée rend, selon Sanctorius, la transpiration plus abondante & plus favorable, & lorsqu’elle dure long-tems, elle empêche le sommeil, elle épuise les forces : l’amour heureux dissipe la mélancholie ; l’amour non-satisfait cause l’inappétence, l’insomnie, les pâles-couleurs, les oppilations, la consomption, &c. La haine, la jalousie produit de violentes douleurs de tête, des délires ; la crainte & la tristesse donnent lieu à des obstructions, à des affections hypocondriaques ; la terreur, à des flux de ventre, des avortemens, des fievres malignes ; il n’est pas même sans exemple qu’elle ait causé la mort.

L’excès ou le mauvais effet des passions, des peines d’esprit violentes est plus nuisible à la santé que celui du travail, de l’exercice outre mesure : s’il survient à quelqu’une maladie pendant qu’il est affecté d’une passion violente ; cette maladie ne finit ordinairement qu’avec la contention d’esprit qu’excite cette passion ; & la maladie changera plutôt de caractere que de se dissiper.

Ainsi, lorsqu’une maladie résiste aux remèdes ordinaires, qui paroissent bien indiqués & employés avec la méthode convenable ; le médecin doit examiner s’il n’y auroit point d’affection extraordinaire de l’ame qui entretienne le désordre des fonctions, & rende les remedes sans effet : souvent cette sorte de complication, à laquelle on ne fait pas assez d’attention, est aussi importante à découvrir que celle du mal vénerien, ou du virus scrophuleux, ou de l’affection du genre nerveux en général, &c. que l’on cherche plus ordinairement. Tout le monde sait comment Erasistrate, célebre médecin de Seleucus Nicanor, découvrit que la maladie de langueur des plus rebelles de son fils Antiochus Soter, n’étoit causée que par l’amour extrème qu’il avoit conçu pour sa belle-mere.

C’est par l’effet des passions, des contentions, des peines d’esprit dominantes dans les peres de famille, dans les personnes d’affaire, dans les gens d’étude fort appliqués à des réflexions, à des méditations, à des recherches fatigantes, que les maladies qui leur surviennent sont, tout étant égal, plus difficiles à guerir que dans ceux qui ont habituellement l’esprit libre, l’ame tranquille.

Les personnes d’un esprit ferme, qui savent supporter patiemment tous les maux de la vie, qui ne se laissent abattre par aucun évenement, qui ne sont tourmentés ni par les desirs pressans, ni par l’espérance inquiete, ni par la crainte industrieuse à grossir les objets, guérissent aisément de bien des maladies sérieuses, souvent même sans les secours de l’art ; parce que la nature n’est point troublée dans ses opérations ; tandis que des personnes timides, craintives, impatientes, foibles d’esprit, ou d’une grande sensibilité, éprouvent de plus grandes maladies & des plus difficiles à guérir, même par l’effet de petites causes morbifiques, & rendent inefficace par ces différentes dispositions analogues les remedes les mieux employés.

On voit des blessures peu considérables devenir très-longues à guérir, à cause de la crainte, souvent mal fondée, dont les malades sont frappés pour les suites qu’elles peuvent avoir, & des plaies de la plus grande conséquence guéries en peu de tems, à l’égard des malades fermes & patiens, qui savent endurer le mal qu’ils ne peuvent éviter, & ne se laissent pas aller à la frayeur, au désespoir, comme d’autres, dont la disposition physique les y porte malgré eux ; tant il est vrai que notre façon de penser, de sentir, d’être affecté ne dépend pas de la volonté, puisqu’elle est assujettie elle-même, avec différentes impressions que l’ame reçoit, par différentes causes tant externes qu’internes. Voyez Fievre, de viribus imaginationis.

La maniere de traiter les maladies qui proviennent des passions violentes ou qui sont compliquées avec elles, consiste principalement à mettre, autant qu’il est possible, les personnes affectées dans une disposition morale, entierement opposée à la passion dominante, en leur inspirant les vertus dont ils ont besoin, en les rappellant à la raison par le moyen de la religion, de la philosophie, selon qu’on les connoît susceptibles de l’un ou de l’autre de ces secours moraux, en les portant à la patience, pour les aider à supporter les maux inévitables de cette vie ; à prendre courage pour résister à l’adversité, aux chagrins ; à s’armer de prudence pour prévenir les malheurs que l’on craint ; à prendre le parti de la tranquillité, pour ne pas être affectés des troubles, des desavantages que l’on ne peut pas empêcher ; ainsi des autres sentimens que l’on tâche d’insinuer pour dissiper les peines d’esprit que l’on voit être la principale cause des maladies dont il s’agit : qu’un médecin, homme de sens, qui sait manier le raisonnement à propos, entretenir, amuser ses malades, en se mettant à la portée de chacun, parviendra à guérir plus surement & plus agréablement, souvent même sans aucun remede de conséquence, & seulement avec ceux auxquels il fait prendre confiance ; tandis qu’un autre médecin, sans les mêmes ressources, n’emploiera les remedes les plus nombreux & les plus composés, que pour faire prendre la plus mauvaise tournure aux maladies de cette espece. Medicina consolatio animi : c’est-là une des grandes qualités qui doivent donner à l’art ceux qui l’exercent avec habileté.

Mais si l’on ne peut pas réussir par les exhortations, par les consolations aidées, soutenues par les artifices qu’il doit être permis d’employer à cet égard, pour parvenir à changer l’imagination : on ne doit pas se flatter de réussir par le seul moyen des remedes physiques, de quelque nature qu’ils puissent être ; à moins que ce ne soit l’action même desirée, à l’égard de l’objet de la passion, comme la satisfaction en fait d’amour, la vengeance en fait de haine : encore peut-on considérer les moyens comme opérant plus moralement que physiquement : d’ailleurs, tout ce que l’on pourroit tenter en ce genre, seroit absolument inutile, & ne feroit souvent qu’aigrir le mal, excepté l’usage des anodins, qui n’en corrige pas la cause, mais qui en suspend les effets, & contribue par le repos & le sommeil qu’il procure, à empêcher l’épuisement des forces par la dissipation des esprits trop continuée.

Les compositions médicinales que l’on voit dans les pharmacies, sous les noms spécieux d’exhilarans, d’anti-mélancholiques, de confortatifs, pour le cœur, pour l’esprit, de calmans, &c. ont été imaginés plus pour l’ostentation que dans l’espérance, tant-soit-peu fondée sur l’expérience, de leur faire produire les effets desirés dans les maladies de l’ame : comme c’est le plus souvent la force de l’imagination qui les produit, ce ne peut être qu’un changement à cet égard qui les guérisse, en tant que les passions sont satisfaites, ou que les objets qui les produisent cessent d’affecter aussi vivement, ou que l’état du cerveau auquel est attachée l’idée dominante qui entretient le desordre est succédé par une nouvelle modification : ce qui est très-rarement l’effet des secours de l’art. Ainsi, dans la langueur, le délire érotique, la fureur utérine, c’est le coït, lorsqu’il peut être praticable, qui est ordinairement le moyen le plus sûr de guérison pour ces maladies : Non est amor medicabilis herbis. Voyez Erotomanie, fureur utérine.

Cependant la durée du trouble dans l’économie animale causée par les passions, est souvent suivie de vices dans les solides & les fluides, qui font comme des maladies secondaires, auxquelles il est bien des remedes qui peuvent convenir, & même devenir nécessaires ; surtout lorsque la maladie primitive dégénere, comme il arrive le plus souvent, en affection mélancholique, hypochondriaque ou hystérique ; alors les bains, les eaux minérales appropriées, une diete particuliere pour faire cesser la trop grande tension du genre nerveux, pour corriger l’acrimonie, l’échauffement du sang ; le changement d’air, le séjour de la campagne, l’exercice, l’équitation, la dissipation en tous genres, par le moyen de la musique, des concerts d’instrumens, de la danse, &c. sont des secours très-efficaces pour changer la disposition physique qui fatigue l’ame ; pour faire succéder des idées différentes par la diversion qu’ils operent, en causant des impressions nouvelles, sont des secours que l’art fournit & que l’on emploie souvent avec les plus grands succès. Voyez Mélancholie.

Mais pour éviter ici un plus grand détail sur tout ce qui a rapport aux effets des passions dans l’économie animale, aux maux qu’elles y causent, & à sa maniere d’y remédier ; on renvoie à l’excellente dissertation de Baglivi : De medendis animi morbis, & instituenda eorumdem historia, comme à une des meilleures sources connues où l’on puisse puiser à cet égard, telle qu’est aussi le chapitre second de l’Hygieine d’Hoffman : philosophiæ corporis humani viri & sani, lib. II. de animæ conditione motus vitales vel conservante, vel destruente ; & sa dissertation de animo sanitatis & morborum fabro.

Passion, (Peint.) telle est la structure de notre machine, que quand l’ame est affectée d’une passion, le corps en partage l’impression ; c’est donc à l’artiste à exprimer par des figures inanimées cette impression, & à caractériser dans l’imitation les passions de l’ame & leurs différences.

On a remarqué que la tête en entier prend dans les passions des dispositions & des mouvemens différens ; elle est abaissée en avant dans l’humilité, la honte, la tristesse ; panchée à côte dans la langueur, la pitié ; élevée dans l’arrogance ; droite & fixe dans l’opiniâtreté : la tête fait un mouvement en arriere dans l’étonnement, & plusieurs mouvemens réitérés de côté & d’autre dans le mépris, la moquerie, la colere & l’indignation.

Dans l’affliction, la joie, l’amour, la honte, la compassion, les yeux se gonflent tout-à-coup ; une humeur surabondante les couvre & les obscurcit, il en coule des larmes, l’effusion des larmes est toujours accompagnée d’une tension des muscles du visage, qui fait ouvrir la bouche ; l’humeur qui se forme naturellement dans le nez devient plus abondante ; les larmes s’y joignent par des conduits intérieurs ; elles ne coulent pas uniformément, & elles semblent s’arrêter par intervalles.

Dans la tristesse, les deux coins de la bouche s’abaissent, la levre inférieure remonte, la paupiere est abaissée à demi, la prunelle de l’œil est élevée & à moitié relâchée, de sorte que l’intervalle qui est entre la bouche & les yeux est plus grand qu’à l’ordinaire, & par conséquent le visage paroît alongé.

Dans la peur, la terreur, l’effroi, l’horreur, le front se ride, les sourcils s’élevent, la paupiere s’ouvre autant qu’il est possible, elle surmonte la prunelle, & laisse paroître une partie du blanc de l’œil au-dessus de la prunelle, qui est abaissée, & un peu cachée par la paupiere inférieure ; la bouche est en même tems fort ouverte, les levres se retirent, & laissent paroître les dents en haut & en bas.

Dans les mépris & la dérision, la levre supérieure se releve d’un côté, & laisse paroître les dents, tandis que de l’autre côté elle fait un petit mouvement comme pour sourire, le nez se fronce du même côté que la levre s’est élevée, le coin de la bouche recule ; l’œil du même côté est presque fermé, tandis que l’autre est ouvert à l’ordinaire ; mais les deux prunelles sont abaissées, comme lorsqu’on regarde du haut en bas.

Dans la jalousie, l’envie, les sourcils descendent & se froncent, les paupieres s’élevent, & les prunelles s’abaissent ; la levre supérieure s’éleve de chaque côté, tandis que les coins de la bouche s’abaissent un peu, & que le milieu de la levre inférieure se releve, pour rejoindre le milieu de la levre supérieure.

Dans les ris, les deux coins de la bouche reculent & s’elevent un peu ; la partie supérieure des joues se releve ; les yeux se ferment plus ou moins ; la levre supérieure s’éleve, l’inférieure s’abaisse, la bouche s’ouvre, & la peau du nez se fronce dans les ris immodérés.

Les bras, les mains & tout le corps entrent aussi dans l’expression des passions ; les gestes concourent avec les mouvemens de l’ame ; dans la joie, par exemple, les yeux, la tête les bras, & tout le corps sont agites par des mouvemens prompts & variés ; dans la langueur & la tristesse, les yeux sont abaissés, la tête est panchée sur le côté, les bras sont pendans, & tout le corps est immobile : dans l’admiration, la surprise & l’étonnement, tout mouvement est suspendu, on reste dans une même attitude. Cette premiere expression des passions est independante de la volonté ; mais il y a une autre sorte d’expression qui semble être produite par une reflexion de l’esprit, & par le commandement de la volonté, & qui fait agir les yeux, la tête, les bras & tout le corps.

Ces mouvemens paroissent être autant d’efforts que fait l’ame pour défendre le corps ; ce sont au moins autant de signes secondaires qui repetent les passions, & qui pourroient les exprimer ; par exemple, dans l’amour, dans les desirs, dans l’esperance, on leve la tête & les yeux vers le ciel, comme pour demander le bien que l’on souhaite ; on porte la tête sur le corps en avant, comme pour avancer en s’approchant la possession de l’objet desire ; on étend les bras, on ouvre la main pour l’embrasser & le saisir ; au contraire dans la crainte, dans la haine, dans l’horreur, nous avançons les bras avec précipitation, comme ce qui fait l’objet de notre aversion ; nous détournons les yeux & la tête, nous reculons pour l’éviter, nous fuyons pour nous en éloigner. Ce, mouvemens sont si prompts, qu’ils paroissent involontaires ; mais c’est un effet de l’habitude qui nous trompe, car ces mouvemens dépendent de la réflexion, & marquent seulement la perfection des ressorts du corps humain, par la promptitude avec laquelle tous les membres obéissent aux ordres de la volonté.

Mais comment faire des observations sur l’expression des passions dans une capitale, par exemple, où tous les hommes conviennent de paroître n’en ressentir aucune ? Où trouver parmi nous aujourd’hui, non pas des hommes coleres, mais des hommes qui permettent à la colere de se peindre d’une façon absolument libre dans leurs attitudes, dans leurs gestes, dans leurs mouvemens, & dans leurs traits ?

Il est bien prouve que ce n’est point dans une nation maniérée & civilisée, qu’on voit la nature parée de la franchise qui a le droit d’intéresser l’ame, & d’occuper les sens ; d’où il suit que l’artiste n’a point de moyens dans nos pays, d’exprimer les passions avec la vérité & la variété qui les caractérisent ; cependant pour donner aux peintres une idée de quelques-unes des passions principales, M. Watelet a cru pouvoir les ranger par nuances, en suivant l’ordre que leur indique le plus ordinairement la nature. M. le Brun avoit déja ébauché ce sujet ; mais M. Watelet l’a enrichi de nouvelles réflexions, dont je vais orner cet article.

Pour commencer par les passions affligeantes, les malheurs ou la pitié sont ordinairement la cause de la tristesse. L’engourdissement & l’anéantissement de l’esprit en sont les suites intérieures. L’affaissement & le dépérissement du corps sont ses accidens visibles. La peine d’esprit est une premiere nuance. On peut ranger ainsi les autres, en se ressouvenant toujours que dans ce qu’on appelle la société polie, il n’est guere d’usage de démontrer extérieurement les nuances qu’on va indiquer, & qu’on indiquera dans la suite sous chaque passion.

Inquiétude. Langueur.
Regrets. Abattement.
Chagrin. Accablement.
Déplaisance. Abandon général.

La peine d’esprit rend le teint moins coloré, les yeux moins brillans & moins actifs ; la maigreur succede à l’embonpoint ; la couleur jaune & livide s’empare de toute l’habitude du corps ; les yeux s’éteignent ; la foiblesse fait qu’on se soutient à peine ; la tête reste penchée vers la terre ; les bras, qui sont pendans, se rapprochent pour que les mains se joignent ; la défaillance, effet de l’abandon, laisse tomber au hasard le corps, qui par accablement enfin, reste à terre, étendu sans mouvement, dans l’attitude que le poids a dû prescrire à sa chûte.

Quand aux traits du visage, les sourcils s’élevent par la pointe qui les rapproche ; les yeux presque fermés se fixent vers la terre ; les paupieres abattues sont enflées ; le tour des yeux est livide & enfoncé ; les narines s’abattent vers la bouche ; & la bouche elle-même entr’ouverte, baisse ses coins vers le bas du menton ; les levres sont d’autant plus pâles que cette passion approche plus de son période. Dans la nuance des regrets seulement, les yeux se portent par intervalles vers le ciel, & les paupieres rouges s’inondent de larmes qui sillonnent le visage.

Le bien-être du corps & le contentement de l’esprit produisent ordinairement la joie ; l’épanouissement de l’ame l’accompagne ; les suites en sont la vivacité de l’esprit & l’embellissement du corps. Divisons cette partie en nuances.

Satisfaction.
Sourire.
Gaieté.
Démonstrations, comme gestes, chants & danses.
Rire qui va jusqu’à la convulsion.
Eclats.
Pleurs.
Embrassemens.
Transports approchans de la folie, ou ressemblans à l’ivresse.

Les mouvemens du corps étant, comme on vient de le dire, des gestes indéterminés, des danses, &c. on peut en varier l’expression à l’infini. La nuance du rire involontaire a son expression particuliere, surtout lorsqu’il devient en quelque façon convulsif : les veines s’enflent ; les mains s’élevent premierement en l’air, en fermant les poings ; puis elles se portent sur le côté, & s’appuient sur les hanches ; les piés prennent une position ferme, pour résister davantage à l’ébranlement des muscles. La tête haute se panche en arriere ; la poitrine s’éleve ; enfin, si le rire continue, il approche de la douleur.

Pour l’expression des traits du visage, il en faut distinguer plusieurs.

Dans la satisfaction le front est serein ; le sourcil sans mouvement reste élevé par le milieu ; l’œil net & médiocrement ouvert laisse voir une prunelle vive & éclatante ; les narines sont tant-soit-peu ouvertes ; le teint vif, les joues colorées & les levres vermeilles : la bouche s’éleve tant-soit-peu vers les coins, & c’est ainsi que commence le sourire. Dans les nuances plus fortes, la plûpart de ces expressions s’accroissent. Enfin dans le rire & les éclats, les sourcils sont élevés du côté des tempes, & s’abaissent du côté du nez ; les yeux sont presque fermés, ils se relevent un peu par les coins, & en les élevant en haut ; il s’ensuit de-là que les joues se plissent, s’enflent, & surmontent les yeux ; enfin les narines s’ouvrent : les larmes, par cette contraction générale, rendent les paupieres humides, & le visage animé se colore.

Parcourons de même les nuances de la passion que fait éprouver à l’ame & au corps, le mal corporel en différens degrés.

La sensibilité paroît être la premiere. Après elle viennent

La souffrance. Les tourmens.
La douleur. Les angoisses.
Les élancemens. Le désespoir.
Les déchiremens.

Les signes extérieurs de ces affections sont des crispations dans les nerfs, des tremblemens, des agitations, des pleurs, des étouffemens, des lamentations, des cris, des grincemens de dens ; les mains serrent violemment ce qu’elles rencontrent ; les yeux arrondis se ferment & s’ouvrent avec excès, se fixent avec immobilité ; la pâleur se répand sur le visage ; le nez se contracte, remonte ; la bouche s’ouvre, tandis que les dents se resserrent ; les convulsions, l’évanouissement & la mort en sont les suites.

L’ame dans les souffrances extrèmes paroît éprouver un mouvement de contraction ; elle se retire, pour ainsi dire, & tous ses esprits se concentrent. Les efforts qu’elle fait produisent l’égarement & le délire ; enfin, l’abattement & la perte de la raison sont naître une espece d’insensibilité.

Il est un autre ordre de mouvemens qu’occasionnent le plus ordinairement la paresse & la foiblesse, tant du corps que de l’esprit.

C’est de-là que naissent

L’irrésolution. La fuite.
La timidité. La frayeur.
Le saisissement. La terreur.
La crainte. L’épouvante.
La peur.

Les effets intérieurs de cette passion sont l’avilissement de l’ame, sa honte & l’égarement de l’esprit.

Les effets extérieurs fournissent des contrastes dans les gestes, des oppositions dans les membres, & une variété d’attitudes infinies, soit dans l’action, soit dans l’immobilité.

Pour le visage, voici ce que M. le Brun a remarqué. Dans la frayeur, le sourcil s’éleve par le milieu : les muscles qui occasionnent ce mouvement sont fort apparens ; ils s’enflent, se pressent & s’abaissent sur le nez qui paroît retiré en haut, ainsi que les narines ; les yeux sont très-ouverts, la paupiere supérieure est cachée sous le sourcil ; le blanc de l’œil est environné de rouge ; la prunelle est égarée du point de vue commun, elle est située vers le bas de l’œil ; les muscles des joues sont extrémement marqués, & forment une pointe de chaque côté des narines ; la bouche est ouverte : les muscles & les veines sont en général fort sensibles ; les cheveux se hérissent ; la couleur du visage est pâle & livide, sur-tout celle du nez, des levres, des oreilles & du tour des yeux.

L’opposition naturelle de ces mouvemens sont ceux-ci qui naissent de la force de l’ame, de celle du corps, & que l’exemple, l’amour-propre, la vanité & l’orgueil fortifient.

Force. Hardiesse.
Courage. Intrépidité.
Fermeté. Audace.
Résolution.

Les effets intérieurs de ces mouvemens nuancés sont la sécurité, la satisfaction, la générosité. Les effets extérieurs, quelquefois assez semblables à ceux de la colere dans l’action n’en ont cependant pas les mouvemens convulsifs & desagréables, parce que l’ame conserve son assiette. Une forte tension dans les nerfs ; une attitude ferme dans l’équilibre & la pondération sans abandonnement ; une attention prévoyante, une contenance impérieuse, caractérisent dans des degrés plus ou moins marqués les nuances que je viens de parcourir.

Le courage embellit ; il met les esprits en mouvement ; il répand une satisfaction intérieure qui rend les trais imposans, & qui donne à tout le corps un caractere intéressant & anime au-dessus de l’habitude ordinaire.

On peut regarder la contradiction, la privation, la douleur occasionnée par une cause telle que la jalousie, l’envie & la cupidité, comme les sources qui produisent l’aversion depuis sa premiere nuance jusqu’à ces excès. On en peut établir ainsi les passages :

Eloignement. Indignation.
Dégoût. Menace.
Dédain. Insulte.
Mépris. Colere.
Raillerie. Emportement.
Antipathie. Vengeance.
Haine. Fureur.

Les effets intérieurs de ces nuances sont principalement le refroidissement de l’ame, l’irritation de l’esprit & son aveuglement, ensuite l’avilissement & l’oubli de soi-même ; enfin le crime que suivent le repentir, les remords & les furies vangeresses.

Les expressions extérieures de ces nuances sont très-différentes & très-variées. Cependant jusqu’à l’indignation, les gestes sont peu caractérisés. Le corps n’éprouve que des mouvemens peu sensibles, s’ils ne sont décidés par les circonstances ; & ces circonstances sont tellement indéterminées, qu’on ne peut les fixer.

Le corps entier dans les dernieres nuances, contribue à servir la passion. Ainsi, l’indignation produit les menaces, l’action est déterminée à s’approcher de celui qui en est l’objet : le corps s’avance, ainsi que la tête qui s’éleve vers celle de l’ennemi à qui l’on annonce son ressentiment ; les bras se dirigent l’un après l’autre vers le même point ; les mains se ferment, si elles ne sont point armées ; le visage se caractérise par une contraction des traits, comme dans la colere : le reste des nuances est toute action.

Quelqu’un desireroit peut-être que M. Watelet eût joint ici quelques esquisses d’une passion non moins violente que les autres, mais dont les couleurs sont regardées comme plus agréables, & les excès moins effrayans : je pourrois bien, dit-il lui-même, parcourir les nuances de cette passion, la timidité, l’embarras, l’agitation, la langueur, l’admiration, le desir, l’empressement, l’ardeur, l’impatience, l’éclat du coloris, l’épanouissement des traits, un certain frémissement, la palpitation, l’action des yeux tantôt enflammés, tantôt humides, le trouble, les transports, & l’on reconnoîtroit l’amour ; mais, continue-t-il, lorsqu’il s’agiroit de suivre plus avant cette route séduisante, la nature elle-même m’apprendroit, en se couvrant du voile du mystere, que la réserve doit être aux arts, ce que la pudeur est à l’amour. Le Chevalier de Jaucourt.

Passion, (Médecine.) ce mot est fort usité en Medecine, comme synonyme à affection ou maladie ; il répond à un mot grec, πάθος maladie, ou il peut être formé du latin, patior, je souffre ; c’est en ce sens qu’on dit, passion cœliaque, passion hypocondriaque, hystérique, passion iliaque, &c Voyez tous ces mots aux articles Cœliaque, Hypocondriaque, Hystérique, Iliaque, &c.

Passion, en Blason, croix de passion, est un croix à laquelle on donne ce nom, parce qu’à l’imitation de celle sur laquelle notre Sauveur est mort, elle n’est point croisée dans le milieu, mais vers le haut, avec les bras courts en proportion de la longueur du côté d’en-haut. Voyez Croix.

Passion de Jesus-Christ, ordre de la, (Histoire mod.) ordre de chevalerie fondé vers l’an 1380, en Angleterre par le roi Richard II. & en France par Charles VI. lorsque ces princes eurent formé le dessein de reconquérir la Terre-sainte. Leur but étoit qu’en se rappellant les circonstances & la fin de la passion de Jesus-Christ, les croisés vécussent avec plus de piété & de régularité que n’avoient fait la plûpart de ceux qui les avoient précédés dans de semblables entreprises. Il y eut plus de onze cens chevaliers qui firent les trois vœux, & l’on accorda au grand-maitre une autorité qu’un prince auroit enviée. Dans les solemnités ils devoient porter un habit de pourpre qui descendoit jusqu’aux genoux, avec une ceinture de soie, & sur la tête une capuche ou chaperon rouge. Leur habit ordinaire étoit couvert d’un surtout de laine blanche, sur le devant duquel étoit une croix de laine rouge, large de trois doigts. On recevoit aussi dans cet ordre des veuves qui devoient soigner les malades, mais il ne subsista pas ; il y a même des auteurs qui disent qu’on en demeura au simple projet. Supplém. de Moréry, tom. II.

Passion, cloux de la, (Blason.) on appelle ainsi une figure particuliere de cloux qu’on suppose faits comme ceux dont on crucifia Notre Seigneur, pour les différencier des autres cloux ordinaires. Les Machiavelli de Florence, portent d’argent à la croix d’azur, onglée de quatre cloux de la passion. Ménétrier. (D. J.)

Passions, terme de Peintres-Doreurs, on nomme ainsi dans le commerce des peintres & doreurs de Paris, certaines bordures ordinairement de bois uni, qui servent à enquadrer des estampes d’une grandeur déterminée. Ces bordures portent 6 pouces 7 lignes de haut, sur 5 pouces 6 lignes de large ; elles s’appellent passions, parce que les premieres estampes pour lesquelles on en fit, représentoient la passion de Notre Seigneur. (D. J.)