L’Encyclopédie/1re édition/BEAU

Texte établi par D’Alembert, Diderot (Tome 2p. 169-181).

* BEAU, adj. (Métaphysique.) Avant que d’entrer dans la recherche difficile de l’origine du beau, je remarquerai d’abord, avec tous les auteurs qui en ont écrit, que par une sorte de fatalité, les choses dont on parle le plus parmi les hommes, sont assez ordinairement celles qu’on connoît le moins ; & que telle est, entre beaucoup d’autres, la nature du beau. Tout le monde raisonne du beau : on l’admire dans les ouvrages de la nature : on l’exige dans les productions des Arts : on accorde ou l’on refuse cette qualité à tout moment ; cependant si l’on demande aux hommes du goût le plus sûr & le plus exquis, quelle est son origine, sa nature, sa notion précise, sa véritable idée, son exacte définition ; si c’est quelque chose d’absolu ou de relatif ; s’il y a un beau essentiel, éternel, immuable, regle & modele du beau subalterne ; ou s’il en est de la beauté comme des modes : on voit aussitôt les sentimens partagés ; & les uns avoüent

leur ignorance, les autres se jettent dans le scepticisme. 

Comment se fait-il que presque tous les hommes soient d’acord qu’il y a un beau ; qu’il y en ait tant entr’eux qui le sentent vivement où il est, & que si peu sachent ce que c’est ?

Pour parvenir, s’il est possible, à la solution de ces difficultés, nous commencerons par exposer les différens sentimens des auteurs qui ont écrit le mieux sur le beau ; nous proposerons ensuite nos idées sur le même sujet, & nous finirons cet article par des observations générales sur l’entendement humain & ses opérations relatives à la question dont il s’agit.

Platon a écrit deux dialogues du beau, le Phedre & le grand Hippias : dans celui-ci il enseigne plûtôt ce que le beau n’est pas, que ce qu’il est ; & dans l’autre, il parle moins du beau que de l’amour naturel qu’on a pour lui. Il ne s’agit dans le grand Hippias que de confondre la vanité d’un sophiste ; & dans le Phedre, que de passer quelques momens agréables avec un ami dans un lieu délicieux.

S. Augustin avoit composé un traité sur le beau : mais cet ouvrage est perdu, & il ne nous reste de S. Augustin sur cet objet important, que quelques idées éparses dans ses écrits, par lesquelles on voit que ce rapport exact des parties d’un tout entr’elles, qui le constitue un, étoit, selon lui, le caractere distinctif de la beauté. Si je demande à un architecte, dit ce grand homme, pourquoi ayant élevé une arcade à une des ailes de son bâtiment, il en fait autant à l’autre : il me répondra sans doute, que c’est afin que les membres de son architecture symmétrisent bien ensemble. Mais pourquoi cette symmétrie vous paroît-elle nécessaire ? Par la raison qu’elle plaît. Mais qui êtes-vous pour vous ériger en arbitre de ce qui doit plaire ou ne pas plaire aux hommes ? & d’où savez-vous que la symmétrie nous plaît ? J’en suis sûr, parce que les choses ainsi disposées ont de la décence, de la justesse, de la grace ; en un mot parce que cela est beau. Fort bien : mais dites-moi, cela est-il beau parce qu’il plaît ? ou cela plaît-il parce qu’il est beau ? Sans difficulté cela plait, parce qu’il est beau. Je le crois comme vous : mais je vous demande encore pourquoi cela est-il beau ? & si ma question vous embarrasse, parce qu’en effet les maîtres de votre art ne vont guere jusque là, vous conviendrez du moins sans peine que la similitude, l’égalité, la convenance des parties de votre bâtiment, réduit tout à une espece d’unité qui contente la raison. C’est ce que je voulois dire. Oui : mais prenez-y garde, il n’y a point de vraie unité dans les corps, puisqu’ils sont tous composés d’un nombre innombrable de parties, dont chacune est encore composée d’une infinité d’autres. Où la voyez-vous donc cette unité qui vous dirige dans la construction de votre dessein ; cette unité que vous regardez dans votre art comme une loi inviolable ; cette unité que votre édifice doit imiter pour être beau, mais que rien sur la terre ne peut imiter parfaitement, puisque rien sur la terre ne peut être parfaitement un. Or, de là que s’ensuit-il ? ne faut-il pas reconnoître qu’il y a au-dessus de nos esprits une certaine unité originale, souveraine, éternelle, parfaite, qui est la regle essentielle du beau, & que vous cherchez dans la pratique de votre art ? D’où S. Augustin conclut, dans un autre ouvrage, que c’est l’unité qui constitue, pour ainsi dire, la forme & l’essence du beau en tout genre. Omnis porro pulchritudinis forma, unitas est.

M. Wolf dit, dans sa Psychologie, qu’il y a des choses qui nous plaisent, d’autres qui nous déplaisent ; & que cette différence est ce qui constitue le beau & le laid : que ce qui nous plaît s’appelle beau, & que ce qui nous déplaît est laid.

Il ajoûte, que la beauté consiste dans la perfection ; de maniere que par la force de cette perfection, la chose qui en est revêtue est propre à produire en nous du plaisir.

Il distingue ensuite deux sortes de beautés, la vraie & l’apparente : la vraie est celle qui naît d’une perfection réelle ; & l’apparente, celle qui naît d’une perfection apparente.

Il est évident que S. Augustin avoit été beaucoup plus loin dans la recherche du beau que le philosophe Lebnitien : celui-ci semble prétendre d’abord qu’une chose est belle, parce qu’elle nous plait ; au lieu qu’elle ne nous plaît que parce qu’elle est belle ; comme Platon & S. Augustin l’ont très-bien remarqué. Il est vrai qu’il fait ensuite entrer la perfection dans l’idée de la beauté : mais qu’est-ce que la perfection ? le parfait est-il plus clair & plus intelligible que le beau.

Tous ceux qui se piquant de ne pas parler simplement par coûtume & sans réflexion, dit M. Crouzas, voudront descendre dans eux-mêmes, & faire attention à ce qui s’y passe, à la maniere dont ils pensent, & à ce qu’ils sentent lorsqu’ils s’écrient cela est beau, s’appercevront qu’ils expriment par ce terme un certain rapport d’un objet, avec des sentimens agréables ou avec des idées d’approbation, & tomberont d’accord que dire cela est beau, c’est dire, j’apperçois quelque chose que j’approuve ou qui me fait plaisir.

On voit que cette définition de M. Crouzas n’est point prise de la nature du beau, mais de l’effet seulement qu’on éprouve à sa présence : elle a le même défaut que celle de M. Wolf. C’est ce que M. Crouzas a bien senti ; aussi s’occupe-t-il ensuite à fixer les caracteres du beau : il en compte cinq, la variété, l’unité, la régularité, l’ordre, la proportion.

D’où il s’ensuit, ou que la définition de S. Augustin est incomplete, ou que celle de M. Crouzas est redondante. Si l’idée d’unité ne renferme pas les idées de variété, de régularité, d’ordre & de proportion, & si ces qualités sont essentielles au beau, S. Augustin n’a pas dû les omettre : si l’idée d’unité les renferme, M. Crouzas n’a pas dû les ajoûter.

M. Crouzas ne définit point ce qu’il entend par variété ; il semble entendre par unité, la relation de toutes les parties à un seul but ; il fait consister la régularité dans la position semblable des parties entr’elles ; il désigne par ordre une certaine dégradation de parties, qu’il faut observer dans le passage des unes aux autres ; & il définit la proportion, l’unité assaisonnée de variété, de régularité & d’ordre dans chaque partie.

Je n’attaquerai point cette définition du beau par les choses vagues qu’elle contient ; je me contenterai seulement d’observer ici qu’elle est particuliere, & qu’elle n’est applicable qu’à l’Architecture, ou tout au plus à de grands touts dans les autres genres, à une piece d’éloquence, à un drame, &c. mais non pas à un mot, à une pensée, à une portion d’objet.

M. Hutcheson, célebre professeur de Philosophie morale dans l’université de Glascou, s’est fait un système particulier : il se réduit à penser qu’il ne faut pas plus demander qu’est-ce que le beau, que demander qu’est-ce que le visible. On entend par visible, ce qui est fait pour être apperçû par l’œil ; & M. Hutcheson entend par beau, ce qui est fait pour être saisi par le sens interne du beau. Son sens interne du beau, est une faculté par laquelle nous distinguons les belles choses, comme le sens de la vûe est une faculté par laquelle nous recevons la notion des couleurs & des figures. Cet auteur & ses sectateurs mettent tout en œuvre pour démontrer la réalité & la nécessité de ce sixieme sens ; & voici comment ils s’y prennent.

1°. Notre ame, disent-ils, est passive dans le plaisir & dans le déplaisir. Les objets ne nous affectent pas précisément comme nous le souhaiterions ; les uns font sur notre ame une impression nécessaire de plaisir ; d’autres nous déplaisent nécessairement : tout le pouvoir de notre volonté se réduit à rechercher la premiere sorte d’objet, & à fuir l’autre : c’est la constitution même de notre nature, quelquefois individuelle, qui nous rend les uns agréables & les autres desagréables. Voyez Peine & Plaisir.

2°. Il n’est peut-être aucun objet qui puisse affecter notre ame, sans lui être plus ou moins une occasion nécessaire de plaisir ou de déplaisir. Une figure, un ouvrage d’architecture ou de peinture, une composition de musique, une action, un sentiment, un caractere, une expression, un discours ; toutes ces choses nous plaisent ou nous déplaisent de quelque maniere. Nous sentons que le plaisir ou le déplaisir s’excite nécessairement par la contemplation de l’idée qui se présente alors à notre esprit avec toutes ses circonstances. Cette impression se fait, quoiqu’il n’y ait rien dans quelques-unes de ces idées de ce qu’on appelle ordinairement perceptions sensibles ; & dans celles qui viennent des sens, le plaisir ou le déplaisir qui les accompagne, naît de l’ordre ou du desordre, de l’arrangement ou défaut de symmétrie, de l’imitation ou de la bisarrerie qu’on remarque dans les objets ; & non des idées simples de la couleur, du son, & de l’étendue, considérées solitairement. V. Goût.

3°. Cela posé, j’appelle, dit M. Hutcheson, du nom de sens internes, ces déterminations de l’ame à se plaire ou à se déplaire à certaines formes ou à certaines idées, quand elle les considere : & pour distinguer les sens internes des facultés corporelles connues sous ce nom, j’appelle sens interne du beau, la faculté qui discerne le beau dans la régularité, l’ordre & l’harmonie ; & sens interne du bon, celle qui approuve les affections, les actions, les caracteres des agens raisonnables & vertueux. Voyez Bon.

4°. Comme les déterminations de l’ame à se plaire ou à se déplaire à certaines formes ou à certaines idées, quand elle les considere, s’observent dans tous les hommes, à moins qu’ils ne soient stupides ; sans rechercher encore ce que c’est que le beau, il est constant qu’il y a dans tous les hommes un sens naturel & propre pour cet objet ; qu’ils s’accordent à trouver de la beauté dans les figures, aussi généralement qu’à éprouver de la douleur à l’approche d’un trop grand feu, ou du plaisir à manger quand ils sont pressés par l’appetit, quoiqu’il y ait entr’eux une diversité de goûts infinie.

5°. Aussi-tôt que nous naissons, nos sens externes commencent à s’exercer & à nous transmettre des perceptions des objets sensibles ; & c’est là sans doute ce qui nous persuade qu’ils sont naturels. Mais les objets de ce que j’appelle des sens internes, ou les sens du beau & du bon, ne se présentent pas si-tôt à notre esprit. Il se passe du tems avant que les enfans refléchissent, ou du moins qu’ils donnent des indices de reflexion sur les proportions, ressemblances & symmétries, sur les affections & les caracteres : ils ne connoissent qu’un peu tard les choses qui excitent le goût ou la repugnance intérieure ; & c’est-là ce qui fait imaginer que ces facultés que j’appelle les sens internes du beau & du bon, viennent uniquement de l’instruction & de l’éducation. Mais quelque notion qu’on ait de la vertu & de la beauté, un objet vertueux ou bon est une occasion d’approbation & de plaisir, aussi naturellement que des mets sont les objets de notre appétit. Et qu’importe que les premiers objets se soient présentés tôt ou tard ? si les sens ne se développoient en nous que peu-à-peu & les uns après les autres, en seroient-ils moins des sens & des facultés ? & serions-nous bien venus à prétendre, qu’il n’y a vraiement dans les objets visibles, ni couleurs, ni figures, parce que nous aurions eu besoin de tems & d’instruction pour les-y appercevoir, & qu’il n’y auroit pas entre nous tous, deux persornes qui les y appercevroient de la même maniere ? Voyez Sens.

6°. On appelle sensations, les perceptions qui s’excitent dans notre ame à la présence des objets extérieurs, & par l’impression qu’ils font sur nos organes. Voyez Sensation. Et lorsque deux perceptions different entierement l’une de l’autre, & qu’elles n’ont de commun que le nom générique de sensation, les facultés par lesquelles nous recevons ces différentes perceptions, s’appellent des sens différens. La vûe & l’oüie, par exemple, désignent des facultés différentes, dont l’une nous donne les idées de couleur, & l’autre les idées de son : mais quelque différence que les sons ayent entr’eux, & les couleurs entr’elles, on rapporte à un même sens toutes les couleurs, & à un autre sens tous les sons ; & il paroît que nos sens ont chacun leur organe. Or si vous appliquez l’observation précédente au bon & au beau, vous verrez qu’ils sont exactement dans ce cas. Voyez Bon.

7°. Les défenseurs du sens interne entendent par beau, l’idée que certains objets excitent dans notre ame, & par le sens interne du beau, la faculté que nous avons de recevoir cette idée ; & ils observent que les animaux ont des facultés semblables à nos sens extérieurs, & qu’ils les ont même quelquefois dans un degré supérieur à nous ; mais qu’il n’y en a pas un qui donne un signe de ce qu’on entend ici par sens interne. Un être, continuent-ils, peut donc avoir en entier la même sensation extérieure que nous éprouvons, sans observer entre les objets, les ressemblances & les rapports ; il peut même discerner ces ressemblances & ces rapports sans en ressentir beaucoup de plaisir ; d’ailleurs les idées seules de la figure & des formes, &c. sont quelque chose de distinct du plaisir. Le plaisir peut se trouver où les proportions ne sont ni considérées ni connues ; il peut manquer, malgré toute l’attention qu’on donne à l’ordre & aux proportions. Comment nommerons-nous donc cette faculté qui agit en nous sans que nous sachions bien pourquoi ? sens interne.

8°. Cette dénomination est fondée sur le rapport de la faculté qu’elle désigne avec les autres facultés. Ce rapport consiste principalement en ce que le plaisir que le sens interne nous fait éprouver, est différent de la connoissance des principes. La connoissance des principes peut l’accroître ou le diminuer : mais cette connoissance n’est pas lui ni sa cause. Ce sens a des plaisirs nécessaires, car la beauté & la laideur d’un objet est toûjours la même pour nous, quelque dessein que nous puissions former d’en juger autrement. Un objet desagréable, pour être utile, ne nous en paroît pas plus beau ; un bel objet, pour être nuisible, ne nous paroît pas plus laid. Proposez-nous le monde entier, pour nous contraindre par la récompense à trouver belle la laideur, & laide la beauté ; ajoûtez à ce prix les plus terribles menaces, vous n’apporterez aucun changement à nos perceptions & au jugement du sens interne : notre bouche loüera ou blâmera à votre gré, mais le sens interne restera incorruptible.

9°. Il paroît de-là, continuent les mêmes systématiques, que certains objets sont immédiatement & par eux-mêmes, les occasions du plaisir que donne la beauté ; que nous avons un sens propre à le goûter ; que ce plaisir est individuel, & qu’il n’a rien de commun avec l’intérêt. En effet, n’arrive-t-il pas en cent occasions qu’on abandonne l’utile pour le beau ? cette généreuse préférence ne se remarque-t-elle pas quelquefois dans les conditions les plus méprisées ? Un honnête artisan se livrera à la satisfaction de faire un chef-d’œuvre qui le ruine, plûtôt qu’à l’avantage de faire un mauvais ouvrage qui l’enrichiroit.

10°. Si on ne joignoit pas à la considération de l’utile, quelque sentiment particulier, quelqu’effet subtil d’une faculté différente de l’entendement & de la volonté, on n’estimeroit une maison que pour son utilité, un jardin que pour sa fertilité, un habillement que pour sa commodité. Or cette estimation étroite des choses n’existe pas même dans les enfans & dans les sauvages. Abandonnez la nature à elle-même, & le sens interne exercera son empire : peut-être se trompera-t-il dans son objet, mais la sensation de plaisir n’en sera pas moins réelle. Une philosophie austere, ennemie du luxe, brisera les statues, renversera les obélisques, transformera nos palais en cabanes, & nos jardins en forêts : mais elle n’en sentira pas moins la beauté réelle de ces objets ; le sens interne se révoltera contr’elle, & elle sera réduite à se faire un merite de son courage.

C’est ainsi, dis-je, que Hutcheson & ses sectateurs s’efforcent d’établir la nécessité du sens interne du beau : mais ils ne parviennent qu’à démontrer qu’il y a quelque chose d’obscur & d’impénétrable dans le plaisir que le beau nous cause ; que ce plaisir semble indépendant de la connoissance des rapports & des perceptions ; que la vûe de l’utile n’y entre pour rien, & qu’il fait des enthousiastes que ni les récompenses ni les menaces ne peuvent ébranler.

Du reste, ces philosophes distinguent dans les êtres corporels un beau absolu & un beau relatif. Ils n’entendent point par un beau absolu, une qualité tellement inhérente dans l’objet, qu’elle le rende beau par lui-même, sans aucun rapport à l’ame qui le voit & qui en juge. Le terme beau, semblable aux autres noms des idées sensibles, désigne proprement, selon eux, la perception d’un esprit ; comme le froid & le chaud, le doux & l’amer, sont des sensations de notre ame, quoique sans doute il n’y ait rien qui ressemble à ces sensations dans les objets qui les excitent, malgré la prévention populaire qui en juge autrement. On ne voit pas, disent-ils, comment les objets pourroient être appellés beaux, s’il n’y avoit pas un esprit doüé du sens de la beauté pour leur rendre hommage. Ainsi par le beau absolu, ils n’entendent que celui qu’on reconnoît en quelques objets, sans les comparer à aucune chose extérieure dont ces objets soient l’imitation & la peinture. Telle est, disent-ils, la beauté que nous appercevons dans les ouvrages de la nature, dans certaines formes artificielles, & dans les figures, les solides, les surfaces ; & par beau relatif, ils entendent celui qu’on apperçoit dans des objets considérés communément comme des imitations & des images de quelques autres. Ainsi leur division a plûtôt son fondement dans les différentes sources du plaisir que le beau nous cause, que dans les objets ; car il est constant que le beau absolu a, pour ainsi dire, un beau relatif, & le beau relatif un beau absolu.

Du beau absolu, selon Hutcheson & ses sectateurs. Nous avons fait sentir, disent-ils, la nécessité d’un sens propre qui nous avertit par le plaisir de la présence du beau ; voyons maintenant quelles doivent être les qualités d’un objet pour émouvoir ce sens. Il ne faut pas oublier, ajoûtent-ils, qu’il ne s’agit ici de ces qualités que relativement à l’homme ; car il y a certainement bien des objets qui font sur eux l’impression de beauté, & qui déplaisent à d’autres animaux. Ceux-ci ayant des sens & des organes autrement conformés que les nôtres, s’ils étoient juges du beau, en attacheroient des idées à des formes toutes différentes. L’ours peut trouver sa caverne commode : mais il ne la trouve ni belle ni laide ; peut-être s’il avoit le sens interne du beau la regarderoit-il comme une retraite délicieuse. Remarquez en passant, qu’un être bien malheureux, ce seroit celui qui auroit le sens interne du beau, & qui ne reconnoîtroit jamais le beau que dans des objets qui lui seroient nuisibles : la providence y a pourvû par rapport à nous ; & une chose vraiement belle, est assez ordinairement une chose bonne.

Pour découvrir l’occasion générale des idées du beau parmi les hommes, les sectateurs d’Hutcheson examinent les êtres les plus simples, par exemple, les figures ; & ils trouvent qu’entre les figures, celles que nous nommons belles, offrent à nos sens l’uniformité dans la variété. Ils assûrent qu’un triangle équilatéral est moins beau qu’un quarré ; un pentagone moins beau qu’un exagone, & ainsi de suite, parce que les objets également uniformes sont d’autant plus beaux, qu’ils sont plus variés ; & ils sont d’autant plus variés, qu’ils ont plus de côtés comparables. Il est vrai, disent-ils, qu’en augmentant beaucoup le nombre des côtés, on perd de vûe les rapports qu’ils ont entr’eux & avec le rayon ; d’où il s’ensuit que la beauté de ces figures n’augmente pas toûjours comme le nombre des côtés. Ils se font cette objection, mais ils ne se soucient guere d’y répondre. Ils remarquent seulement que le défaut de parallélisme dans les côtés des eptagones & des autres polygones impairs en diminue la beauté : mais ils soûtiennent toûjours que, tout étant égal d’ailleurs, une figure réguliere à vingt côtés surpasse en beauté celle qui n’en a que douze ; que celle-ci l’emporte sur celle qui n’en a que huit, & cette derniere sur le quarré. Ils font le même raisonnement sur les surfaces & sur les solides. De tous les solides réguliers, celui qui a le plus grand nombre de surfaces est pour eux le plus beau, & ils pensent que la beauté de ces corps va toûjours en décroissant jusqu’à la pyramide réguliere.

Mais si entre les objets également uniformes, les plus variés sont les plus beaux ; selon eux, réciproquement entre les objets également variés, les plus beaux seront les plus uniformes : ainsi le triangle équilatéral ou même isoscele est plus beau que le scalene ; le quarré plus beau que le rhombe ou losange. C’est le même raisonnement pour les corps solides réguliers, & en général pour tous ceux qui ont quelque uniformité, comme les cylindres, les prismes, les obélisques, &c. & il faut convenir avec eux, que ces corps plaisent certainement plus à la vûe que des figures grossieres où l’on n’apperçoit ni uniformité, ni symmétrie, ni unité.

Pour avoir des raisons composées du rapport de l’uniformité & de la variété, ils comparent les cercles & les spheres avec les ellipses & les sphéroïdes peu excentriques ; & ils prétendent que la parfaite uniformité des uns est compensée par la variété des autres, & que leur beauté est à peu près égale.

Le beau, dans les ouvrages de la nature, a le même fondement selon eux. Soit que vous envisagiez, disent-ils, les formes des corps célestes, leurs révolutions, leurs aspects ; soit que vous descendiez des cieux sur la terre, & que vous considériez les plantes qui la couvrent, les couleurs dont les fleurs sont peintes, la structure des animaux, leurs especes, leurs mouvemens, la proportion de leurs parties, le rapport de leur méchanisme à leur bien être ; soit que vous vous élanciez dans les airs & que vous examiniez les oiseaux & les météores ; ou que vous vous plongiez dans les eaux & que vous compariez entre eux les poissons, vous rencontrerez par-tout l’uniformité dans la variété, par-tout vous verrez ces qualités compensées dans les êtres également beaux, & la raison composée des deux, inégale dans les êtres de beauté inégale ; en un mot, s’il est permis de parler encore la langue des Géometres, vous verrez dans les entrailles de la terre, au fond des mers, au haut de l’atmosphere, dans la nature entiere & dans chacune de ses parties, l’uniformité dans la variété, & la beauté toûjours en raison composée de ces deux qualités.

Ils traitent ensuite de la beauté des Arts, dont on ne peut regarder les productions comme une véritable imitation, telle que l’Architecture, les Arts méchaniques, & l’harmonie naturelle ; ils font tous leurs efforts pour les assujettir à leur loi de l’uniformité dans la variété ; & si leur preuve peche, ce n’est pas par le défaut de l’énumération, ils descendent depuis le palais le plus magnifique jusqu’au plus petit édifice, depuis l’ouvrage le plus prétieux jusqu’aux bagatelles, montrant le caprice par-tout où manque l’uniformité, & l’insipidité où manque la variété.

Mais il est une classe d’êtres fort différens des précédens, dont les sectateurs d’Hutcheson sont fort embarrassés ; car on y reconnoît de la beauté, & cependant la regle de l’uniformité dans la variété ne leur est pas applicable ; ce sont les démonstrations des vérités abstraites & universelles. Si un théorème contient une infinité de vérités particulieres qui n’en sont que le développement, ce théoreme n’est proprement que le corollaire d’un axiome d’où découle une infinité d’autres théoremes ; cependant on dit voilà un beau théorème, & l’on ne dit pas voilà un bel axiome.

Nous donnerons plus bas la solution de cette difficulté dans d’autres principes. Passons à l’examen du beau relatif, de ce beau qu’on apperçoit dans un objet considéré comme l’imitation d’un original, selon, ceux de Hutcheson & de ses sectateurs.

Cette partie de son système n’a rien de particulier. Selon cet auteur, & selon tout le monde, ce beau ne peut consister que dans la conformité qui se trouve entre le modele & la copie.

D’où il s’ensuit que pour le beau relatif, il n’est pas nécessaire qu’il y ait aucune beauté dans l’original. Les forêts, les montagnes, les précipices, le cahos, les rides de la vieillesse, la pâleur de la mort, les effets de la maladie, plaisent en peinture ; ils plaisent aussi en Poësie : ce qu’Aristote appelle un caractere moral, n’est point celui d’un homme vertueux ; & ce qu’on entend par fabula bene morata, n’est autre chose qu’un poëme épique ou dramatique, où les actions, les sentimens, & les discours sont d’accord avec les caracteres bons ou mauvais.

Cependant on ne peut nier que la peinture d’un objet qui aura quelque beauté absolue, ne plaise ordinairement davantage que celle d’un objet qui n’aura point ce beau. La seule exception qu’il y ait peut-être à cette regle, c’est le cas où la conformité de la peinture avec l’état du spectateur gagnant tout ce qu’on ôte à la beauté absolue du modele, la peinture en devient d’autant plus intéressante ; cet intérêt qui naît de l’imperfection, est la raison pour laquelle on a voulu que le héros d’un poëme épique ou héroïque ne fût point sans défaut.

La plûpart des autres beautés de la poesie & de l’éloquence suivent la loi du beau relatif. La conformité avec le vrai rend les comparaisons, les métaphores, & les allégories belles, lors même qu’il n’y a aucune beauté absolue dans les objets qu’elles représentent.

Hutcheson insiste ici sur le penchant que nous avons à la comparaison. Voici selon lui quel en est l’origine. Les passions produisent presque toûjours dans les animaux les mêmes mouvemens qu’en nous ; & les objets inanimés de la nature, ont souvent des positions qui ressemblent aux attitudes du corps humain, dans certains états de l’ame ; il n’en a pas fallu davantage, ajoûte l’auteur que nous analysons, pour rendre le lion symbole de la fureur, le tigre celui de la cruauté ; un chêne droit, & dont la cime orgueilleuse s’éleve jusques dans la nue, l’emblème de l’audace ; les mouvemens d’une mer agitée, la peinture des agitations de la colere ; & la mollesse de la tige d’un pavot, dont quelques gouttes de pluie on fait pencher la tête, l’image d’un moribond.

Tel est le système de Hutcheson, qui paroîtra sans doute plus singulier que vrai. Nous ne pouvons cependant trop recommander la lecture de son ouvrage, sur-tout dans l’original ; on y trouvera un grand nombre d’observations délicates sur la maniere d’atteindre la perfection dans la pratique des beaux Arts. Nous allons maintenant exposer les idées du pere André Jésuite. Son essai sur le beau est le système le plus suivi, le plus étendu, & le mieux lié que je connoisse. J’oserois assûrer qu’il est dans son genre ce que le traité des beaux Arts réduits à un seul principe est dans le sien. Ce sont deux bons ouvrages auxquels il n’a manqué qu’un chapitre pour être excellens ; & il en faut savoir d’autant plus mauvais gré à ces deux auteurs de l’avoir omis. M. l’abbé Batteux rappelle tous les principes des beaux Arts à l’imitation de la belle nature : mais il ne nous apprend point ce que c’est que la belle nature. Le pere André distribue avec beaucoup de sagacité & de philosophie le beau en général dans ses différentes especes ; il les définit toutes avec précision : mais on ne trouve la définition du genre, celle du beau en général, dans aucun endroit de son livre, à moins qu’il ne le fasse consister dans l’unité comme S. Augustin. Il parle sans cesse d’ordre, de proportion, d’harmonie, &c. mais il ne dit pas un mot de l’origine de ces idées.

Le pere André distingue les notions générales de l’esprit pur, qui nous donnent les regles éternelles du beau ; les jugemens naturels de l’ame où le sentiment se mêle avec les idées purement spirituelles, mais sans les détruire ; & les préjugés de l’éducation & de la coûtume, qui semblent quelquefois les renverser les uns & les autres. Il distribue son ouvrage en quatre chapitres. Le premier est du beau visible ; le second, du beau dans les mœurs ; le troisieme, du beau dans les ouvrages d’esprit, & le quatrieme, du beau musical.

Il agite trois questions sur chacun de ces objets ; il prétend qu’on y découvre un beau essentiel, absolu, indépendant de toute institution, même divine ; un beau naturel dépendant de l’institution du Créateur, mais indépendant de nos opinions & de nos goûts ; un beau artificiel & en quelque sorte arbitraire, mais toûjours avec quelque dépendance des loix éternelles.

Il fait consister le beau essentiel, dans la régularité, l’ordre, la proportion, la symmétrie en général ; le beau naturel, dans la régularité, l’ordre, les proportions, la symmétrie, observés dans les êtres de la nature ; le beau artificiel, dans la régularité, l’ordre, la symmétrie, les proportions observées dans nos productions méchaniques, nos parures, nos bâtimens, nos jardins. Il remarque que ce dernier beau est mêlé d’arbitraire & d’absolu. En Architecture par exemple, il apperçoit deux sortes de regles, les unes qui découlent de la notion indépendante de nous, du beau original & essentiel, & qui exigent indispensablement la perpendicularité des colonnes, le parallélisme des étages, la symmétrie des membres, le dégagement & l’élégance du dessein, & l’unité dans le tout. Les autres qui sont fondées sur des observations particulieres, que les maîtres ont faites en divers tems, & par lesquelles ils ont déterminé les proportions des parties dans les cinq ordres d’Architecture : c’est en conséquence de ces regles, que dans le toscan la hauteur de la colonne contient sept fois le diametre de sa base, dans le dorique huit fois, neuf dans l’ionique, dix dans le corinthien, & dans le composite autant ; que les colonnes ont un renflement, depuis leur naissance jusqu’au tiers du fût ; que dans les deux autres tiers, elles diminuent peu à peu en fuyant le chapiteau ; que les entre-colonnemens sont au plus de huit modules, & au moins de trois ; que la hauteur des portiques, des arcades, des portes & des fenêtres est double de leur largeur. Ces regles n’étant fondées que sur des observations à l’œil & sur des exemples équivoques, sont toûjours un peu incertaines & ne sont pas tout-à-fait indispensables. Aussi voyons nous quelquefois que les grands Architectes se mettent au-dessus d’elles, y ajoûtent, en rabattent, & en imaginent de nouvelles selon les circonstances.

Voilà donc dans les productions des Arts, un beau essentiel, un beau de création humaine, & un beau de système : un beau essentiel, qui consiste dans l’ordre ; un beau de création humaine, qui consiste dans l’application libre & dépendante de l’artiste des lois de l’ordre, ou pour parler plus clairement, dans le choix de tel ordre ; & un beau de système, qui naît des observations, & qui donne des varietés même entre les plus savans artistes ; mais jamais au préjudice du beau essentiel, qui est une barriere qu’on ne doit jamais franchir. Hic murus aheneus esto. S’il est arrivé quelquefois aux grands maîtres de se laisser emporter par leur génie au-delà de cette barriere, c’est dans les occasions rares où ils ont prévû que cet écart ajoûteroit plus à la beauté qu’il ne lui ôteroit : mais ils n’en ont pas moins fait une faute qu’on peut leur reprocher.

Le beau arbitraire se sous-divise selon le même auteur en un beau de génie, un beau de goût, & un beau de pur caprice : un beau de génie fondé sur la connoissance du beau essentiel, qui donne les regles inviolables ; un beau de goût, fondé sur la connoissance des ouvrages de la nature & des productions des grands maîtres, qui dirige dans l’application & l’emploi du beau essentiel ; un beau de caprice, qui n’étant fondé sur rien, ne doit être admis nulle part.

Que devient le système de Lucrece & des Pyrrhoniens, dans le système du pere André ? que reste-t-il d’abandonné à l’arbitraire ? presque rien : aussi pour toute réponse à l’objection de ceux qui prétendent que la beauté est d’éducation & de préjugé, il se contente de développer la source de leur erreur. Voici, dit-il, comment ils ont raisonné : ils ont cherché dans les meilleurs ouvrages des exemples de beau de caprice, & ils n’ont pas eu de peine à y en rencontrer, & à démontrer que le beau qu’on y reconnoissoit étoit de caprice : ils ont pris des exemples du beau de goût, & ils ont très-bien démontré qu’il y avoit aussi de l’arbitraire dans ce beau ; & sans aller plus loin, ni s’appercevoir que leur énumération étoit incomplete, ils ont conclu que tout ce qu’on appelle beau, étoit arbitraire & de caprice ; mais on conçoit aisément que leur conclusion n’étoit juste que par rapport à la troisieme branche du beau artificiel, & que leur raisonnement n’attaquoit ni les deux autres branches de ce beau, ni le beau naturel, ni le beau essentiel.

Le pere André passe ensuite à l’application de ses principes aux mœurs, aux ouvrages d’esprit & à la Musique ; & il démontre qu’il y a dans ces trois objets du beau, un beau essentiel, absolu & indépendant de toute institution, même divine, qui fait qu’une chose est une ; un beau naturel dépendant de l’institution du créateur, mais indépendant de nous ; un beau arbitraire, dépendant de nous, mais sans préjudice du beau essentiel.

Un beau essentiel dans les mœurs, dans les ouvrages d’esprit & dans la Musique, fondé sur l’ordonnance, la régularité, la proportion, la justesse, la décence, l’accord, qui se remarquent dans une belle action, une bonne piece, un beau concert, & qui font que les productions morales, intellectuelles & harmoniques sont unes.

Un beau naturel, qui n’est autre chose dans les mœurs, que l’observation du beau essentiel dans notre conduite, relative à ce que nous sommes entre les êtres de la nature ; dans les ouvrages d’esprit, que l’imitation & la peinture fidele des productions de la nature en tout genre ; dans l’harmonie, qu’une soumission aux lois que la nature a introduite dans les corps sonores, leur résonnance & la conformation de l’oreille.

Un beau artificiel, qui consiste dans les mœurs à se conformer aux usages de sa nation, au génie de ses concitoyens, à leurs lois ; dans les ouvrages d’esprit, à respecter les regles du discours, à connoître la langue, & à suivre le goût dominant ; dans la Musique, à insérer à propos la dissonance, à conformer ses productions aux mouvemens & aux intervalles reçûs.

D’où il s’ensuit que, selon le P. André, le beau essentiel & la vérité ne se montrent nulle part avec tant de profusion que dans l’univers ; le beau moral, que dans le philosophe chrétien ; & le beau intellectuel, que dans une tragédie accompagnée de musique & de décorations.

L’auteur qui nous a donné l’essai sur le mérite & la vertu, rejette toutes ces distinctions du beau, & prétend, avec beaucoup d’autres, qu’il n’y a qu’un beau, dont l’utile est le fondement : ainsi tout ce qui est ordonné de maniere à produire le plus parfaitement l’effet qu’on se propose, est supremement beau. Si vous lui demandez qu’est-ce qu’un bel homme, il vous répondra que c’est celui dont les membres bien proportionnés conspirent de la façon la plus avantageuse à l’accomplissement des fonctions animales de l’homme. Voy. Essai sur le mérite & la vertu, pag. 48. L’homme, la femme, le cheval, & les autres animaux, continuera-t-il, occupent un rang dans la nature : or dans la nature ce rang détermine les devoirs à remplir ; les devoirs déterminent l’organisation ; & l’organisation est plus ou moins parfaite ou belle, selon le plus ou le moins de facilité que l’animal en reçoit pour vaquer à ses fonctions. Mais cette facilité n’est pas arbitraire, ni par conséquent les formes qui la constituent, ni la beauté qui dépend de ces formes. Puis descendant de-là aux objets les plus communs, aux chaises, aux tables, aux portes, &c. il tâchera de vous prouver que la forme de ces objets ne nous plaît qu’à proportion de ce qu’elle convient mieux à l’usage auquel on les destine ; & si nous changeons si souvent de mode, c’est-à-dire, si nous sommes si peu constans dans le goût pour les formes que nous leur donnons, c’est, dira-t-il, que cette conformation la plus parfaite relativement à l’usage, est très-difficile à rencontrer ; c’est qu’il y a là une espece de maximum qui échappe à toutes les finesses de la Géométrie naturelle & artificielle, & autour duquel nous tournons sans cesse : nous nous appercevons à merveille quand nous en approchons & quand nous l’avons passé, mais nous ne sommes jamais sûrs de l’avoir atteint. De-là cette révolution perpétuelle dans les formes : ou nous les abandonnons pour d’autres, ou nous disputons sans fin sur celles que nous conservons. D’ailleurs ce point n’est pas partout au même endroit ; ce maximum a dans mille occasions des limites plus étendues ou plus étroites : quelques exemples suffiront pour éclaircir sa pensée. Tous les hommes, ajoûtera-t-il, ne sont pas capables de la même attention, n’ont pas la même force d’esprit ; ils sont tous plus ou moins patiens, plus ou moins instruits, &c. Que produira cette diversité ? c’est qu’un spectacle composé d’Académiciens trouvera l’intrigue d’Héraclius admirable, & que le peuple la traitera d’embrouillée ; c’est que les uns restraindront l’étendue d’une comédie à trois actes, & les autres prétendront qu’on peut l’étendre à sept ; & ainsi du reste. Avec quelque vraissemblance que ce système soit exposé, il ne m’est pas possible de l’admettre.

Je conviens avec l’auteur qu’il se mêle dans tous nos jugemens un coup d’œil délicat sur ce que nous sommes, un retour imperceptible vers nous-mêmes, & qu’il y a mille occasions où nous croyons n’être enchantés que par les belles formes, & où elles sont en effet la cause principale, mais non la seule, de notre admiration ; je conviens que cette admiration n’est pas toûjours aussi pure que nous l’imaginons : mais comme il ne faut qu’un fait pour renverser un système, nous sommes contraints d’abandonner celui de l’auteur que nous venons de citer, quelqu’attachement que nous ayons eu jadis pour ses idées ; & voici nos raisons.

Il n’est personne qui n’ait éprouvé que notre attention se porte principalement sur la similitude des parties, dans les choses mêmes où cette similitude ne contribue point à l’utilité : pourvû que les piés d’une chaise soient égaux & solides, qu’importe qu’ils ayent la même figure ? ils peuvent différer en ce point, sans en être moins utiles. L’un pourra donc être droit, & l’autre en pié de biche ; l’un courbe en-dehors, & l’autre en-dedans. Si l’on fait une porte en forme de bierre, sa forme paroîtra peut-être mieux assortie à la figure de l’homme qu’aucune des formes qu’on suit. De quelle utilité sont en Architecture les imitations de la nature & de ses productions ? A quelle fin placer une colonne & des guirlandes où il ne faudroit qu’un poteau de bois, ou qu’un massif de pierre ? A quoi bon ces cariatides ? Une colonne est-elle destinée à faire la fonction d’un homme, ou un homme a-t-il jamais été destiné à faire l’office d’une colonne dans l’angle d’un vestibule ? Pourquoi imite-t-on dans les entablemens, des objets naturels ? qu’importe que dans cette imitation les proportions soient bien ou mal observées ? Si l’utilité est le seul fondement de la beauté, les bas-reliefs, les cannelures, les vases, & en général tous les ornemens, deviennent ridicules & superflus.

Mais le goût de l’imitation se fait sentir dans les choses dont le but unique est de plaire ; & nous admirons souvent des formes, sans que la notion de l’utile nous y porte. Quand le propriétaire d’un cheval ne le trouveroit jamais beau que quand il compare la forme de cet animal au service qu’il prétend en tirer ; il n’en est pas de même du passant à qui il n’appartient pas. Enfin on discerne tous les jours de la beauté dans des fleurs, des plantes, & mille ouvrages de la nature dont l’usage nous est inconnu.

Je sai qu’il n’y a aucune des difficultés que je viens de proposer contre le système que je combats, à laquelle on ne puisse répondre : mais je pense que ces réponses seroient plus subtiles que solides.

Il suit de ce qui précede, que Platon s’étant moins proposé d’enseigner la vérité à ses disciples, que de desabuser ses concitoyens sur le compte des sophistes, nous offre dans ses ouvrages à chaque ligne des exemples du beau, nous montre très-bien ce que ce n’est point, mais ne nous dit rien de ce que c’est.

Que S. Augustin a réduit toute beauté à l’unité ou au rapport exact des parties d’un tout entr’elles, & au rapport exact des parties d’une partie considérée comme tout, & ainsi à l’infini ; ce qui me semble constituer plûtôt l’essence du parfait que du beau.

Que M. Wolf a confondu le beau avec le plaisir qu’il occasionne, & avec la perfection ; quoiqu’il y ait des êtres qui plaisent sans être beaux, d’autres qui sont beaux sans plaire ; que tout être soit susceptible de la derniere perfection, & qu’il y en ait qui ne sont pas suceptibles de la moindre beauté : teis sont tous les objets de l’odorat & du goût, considérés relativement à ces sens.

Que M. Crouzas en chargeant sa définition du beau, ne s’est pas apperçû que plus il multiplioit les caracteres du beau, plus il le particularisoit ; & que s’étant proposé de traiter du beau en général, il a commencé par en donner une notion, qui n’est applicable qu’à quelques especes de beaux particuliers.

Que Hutcheson qui s’est proposé deux objets, le premier d’expliquer l’origine du plaisir que nous éprouvons à la présence du beau ; & le second, de rechercher les qualités que doit avoir un être pour occasionner en nous ce plaisir individuel, & par conséquent nous paroître beau ; a moins prouvé la réalité de son sixieme sens, que fait sentir la difficulté de développer sans ce secours la source du plaisir que nous donne le beau ; & que son principe de l’uniformité dans la variété n’est pas général ; qu’il en fait aux figures de la Géométrie une application plus subtile que vraie, & que ce principe ne s’applique point du tout à une autre sorte de beau, celui des démonstrations des vérités abstraites & universelles.

Que le système proposé dans l’essai sur le mérite & sur la vertu, où l’on prend l’utile pour le seul & unique fondement du beau, est plus défectueux encore qu’aucun des précédens.

Enfin que le pere André Jésuite, ou l’auteur de l’essai sur le beau, est celui qui jusqu’à présent a le mieux approfondi cette matiere, en a le mieux connu l’étendue & la difficulté, en a posé les principes les plus vrais & les plus solides, & mérite le plus d’être lû.

La seule chose qu’on pût desirer peut-être dans son ouvrage, c’étoit de déveloper l’origine des notions qui se trouvent en nous de rapport, d’ordre, de symmétrie : car du ton sublime dont il parle de ces notions, on ne sait s’il les croit acquises & factices, ou s’il les croit innées : mais il faut ajoûter en sa faveur que la maniere de son ouvrage, plus oratoire encore que philosophique, l’éloignoit de cette discussion, dans laquelle nous allons entrer.

Nous naissons avec la faculté de sentir & de penser : le premier pas de la faculté de penser, c’est d’examiner ses perceptions, de les unir, de les comparer, de les combiner, d’appercevoir entr’elles des rapports de convenance & disconvenance, &c. Nous naissons avec des besoins qui nous contraignent de recourir à différens expédiens, entre lesquels nous avons souvent été convaincus par l’effet que nous en attendions, & par celui qu’ils produisoient, qu’il y en a de bons, de mauvais, de prompts, de courts, de complets, d’incomplets, &c. la plûpart de ces expédiens étoient un outil, une machine, ou quelqu’autre invention de ce genre : mais toute machine suppose combinaison, arrangement de parties tendantes à un même but, &c. Voilà donc nos besoins, & l’exercice le plus immédiat de nos facultés, qui conspirent aussi-tôt que nous naissons à nous donner des idées d’ordre, d’arrangement, de symmétrie, de méchanisme, de proportion, d’unité : toutes ces idées viennent des sens, & sont factices ; & nous avons passé de la notion d’une multitude d’êtres artificiels & naturels, arrangés, proportionnés, combinés, symmétrisés, à la notion positive & abstraite d’ordre, d’arrangement, de proportion, de combinaison, de rapports, de symmétrie, & à la notion abstraite & négative de disproportion, de desordre & de cahos.

Ces notions sont expérimentales comme toutes les autres : elles nous sont aussi venues par les sens ; il n’y auroit point de Dieu, que nous ne les aurions pas moins : elles ont précédé de long-tems en nous celle de son existence : elles sont aussi positives, aussi distinctes, aussi nettes, aussi réelles, que celles de longueur, largeur, profondeur, quantité, nombre : comme elles ont leur origine dans nos besoins & l’exercice de nos facultés, y eût-il sur la surface de la terre quelque peuple dans la langue duquel ces idées n’auroient point de nom, elles n’en existeroient pas moins dans les esprits d’une maniere plus ou moins étendue, plus ou moins développée, fondée sur un plus ou moins grand nombre d’expériences, appliquée à un plus ou moins grand nombre d’êtres ; car voilà toute la différence qu’il peut y avoir entre un peuple & un autre peuple, entre un homme & un autre homme chez le même peuple ; & quelles que soient les expressions sublimes dont on se serve pour désigner les notions abstraites d’ordre, de proportion, de rapports, d’harmonie ; qu’on les appelle, si l’on veut, éternelles, originales, souveraines, regles essentielles du beau ; elles ont passé par nos sens pour arriver dans notre entendement, de même que les notions les plus viles ; & ce ne sont que des abstractions de notre esprit.

Mais à peine l’exercice de nos facultés intellectuelles, & la nécessité de pourvoir à nos besoins par des inventions, des machines, &c. eurent-ils ébauché dans notre entendement les notions d’ordre, de rapports, de proportion, de liaison, d’arrangement, de symmétrie, que nous nous trouvâmes environnés d’êtres où les mêmes notions étoient, pour ainsi dire, répétées à l’infini ; nous ne pûmes faire un pas dans l’univers sans que quelque production ne les réveillât ; elles entrerent dans notre ame à tout instant & de tous côtés ; tout ce qui se passoit en nous, tout ce qui existoit hors de nous, tout ce qui subsistoit des siecles écoulés, tout ce que l’industrie, la réflexion, les découvertes de nos contemporains, produisoient sous nos yeux, continuoit de nous inculquer les notions d’ordre, de rapports, d’arrangement, de symmétrie, de convenance, de disconvenance, &c. & il n’y a pas une notion, si ce n’est peut-être celle d’existence, qui ait pû devenir aussi familiere aux hommes, que celle dont il s’agit.

S’il n’entre donc dans la notion du beau soit absolu, soit relatif, soit général, soit particulier, que les notions d’ordre, de rapports, de proportions, d’arrangement, de symmétrie, de convenance, de disconvenance ; ces notions ne découlant pas d’une autre source que celles d’existence, de nombre, de longueur, largeur, profondeur, & une infinité d’autres, sur lesquelles on ne conteste point, on peut, ce me semble, employer les premieres dans une définition du beau, sans être accusé de substituer un terme à la place d’un autre, & de tourner dans un cercle vicieux.

Beau est un terme que nous appliquons à une infinité d’êtres : mais quelque différence qu’il y ait entre ces êtres, il faut ou que nous fassions une fausse application du terme beau, ou qu’il y ait dans tous ces êtres une qualité dont le terme beau soit le signe.

Cette qualité ne peut être du nombre de celles qui constituent leur différence spécifique ; car ou il n’y auroit qu’un seul être beau, ou tout au plus qu’une seule belle espece d’êtres.

Mais entre les qualités communes à tous les êtres que nous appellons beaux, laquelle choisirons-nous pour la chose dont le terme beau est le signe ? Laquelle ? il est évident, ce me semble, que ce ne peut être que celle dont la présence les rend tous beaux ; dont la fréquence ou la rareté, si elle est susceptible de fréquence & de rareté, les rend plus ou moins beaux ; dont l’absence les fait cesser d’être beaux ; qui ne peut changer de nature, sans faire changer le beau d’espece, & dont la qualité contraire rendroit les plus beaux desagréables & laids ; celle en un mot par qui la beauté commence, augmente, varie à l’infini, décline, & disparoît : or il n’y a que la notion de rapports capable de ces effets.

J’appelle donc beau hors de moi, tout ce qui contient en soi de quoi réveiller dans mon entendement l’idée de rapports ; & beau par rapport à moi, tout ce qui réveille cette idée.

Quand je dis tout, j’en excepte pourtant les qualités relatives au goût & à l’odorat ; quoique ces qualités puissent réveiller en nous l’idée de rapports, on n’appelle point beaux les objets en qui elles résident, quand on ne les considere que relativement à ces qualités. On dit un mets excellent, une odeur délicieuse ; mais non un beau mets, une belle odeur. Lors donc qu’on dit, voilà un beau turbot, voilà une belle rose, on considere d’autres qualités dans la rose & dans le turbot que celles qui sont relatives aux sens du goût & de l’odorat.

Quand je dis tout ce qui contient en soi de quoi réveiller dans mon entendement l’idée de rapport, ou tout ce qui réveille cette idée, c’est qu’il faut bien distinguer les formes qui sont dans les objets, & la notion que j’en ai. Mon entendement ne met rien dans les choses, & n’en ôte rien. Que je pense ou ne pense point à la façade du Louvre, toutes les parties qui la composent n’en ont pas moins telle ou telle forme, & tel & tel arrangement entr’elles : qu’il y eût des hommes ou qu’il n’y en eût point, elle n’en seroit pas moins belle ; mais seulement pour des êtres possibles constitués de corps & d’esprit comme nous ; car pour d’autres, elle pourroit n’être ni belle ni laide, ou même être laide. D’où il s’ensuit que, quoiqu’il n’y ait point de beau absolu, il y a deux sortes de beau par rapport à nous, un beau réel, & un beau apperçû.

Quand je dis, tout ce qui réveille en nous l’idée de rapports, je n’entens pas que pour appeller un être beau, il faille apprétier quelle est la sorte de rapports qui y regne ; je n’exige pas que celui qui voit un morceau d’Architecture soit en état d’assûrer ce que l’Architecte même peut ignorer, que cette partie est à celle-là comme tel nombre est à tel nombre ; ou que celui qui entend un concert, sache plus quelquefois que ne sait le Musicien, que tel son est à tel son dans le rapport de 2 à 4, ou de 4 à 5. Il suffit qu’il apperçoive & sente que les membres de cette architecture, & que les sons de cette piece de musique ont des rapports, soit entr’eux, soit avec d’autres objets. C’est l’indétermination de ces rapports, la facilité de les saisir, & le plaisir qui accompagne leur perception, qui a fait imaginer que le beau étoit plûtôt une affaire de sentiment que de raison. J’ose assûrer que toutes les fois qu’un principe nous sera connu dès la plus tendre enfance, & que nous en ferons par l’habitude une application facile & subite aux objets placés hors de nous, nous croirons en juger par sentiment : mais nous serons contraints d’avoüer notre erreur dans toutes les occasions où la complication des rapports & la nouveauté de l’objet suspendront l’application du principe : alors le plaisir attendra pour se faire sentir, que l’entendement ait prononcé que l’objet est beau. D’ailleurs le jugement en pareil cas est presque toûjours du beau relatif, & non du beau réel.

Ou l’on considere les rapports dans les mœurs, & l’on a le beau moral, ou on les considere dans les ouvrages de Littérature, & on a le beau littéraire ; ou on les considere dans les pieces de Musique, & l’on a le beau musical ; ou on les considere dans les ouvrages de la nature, & l’on a le beau naturel ; ou on les considere dans les ouvrages méchaniques des hommes, & on a le beau artificiel ; ou on les considere dans les représentations des ouvrages de l’art ou de la nature, & l’on a le beau d’imitation : dans quelqu’objet, & sous quelque aspect que vous considériez les rapports dans un même objet, le beau prendra différens noms.

Mais un même objet, quel qu’il soit, peut être considéré solitairement & en lui-même, ou relativement à d’autres. Quand je prononce d’une fleur qu’elle est belle, ou d’un poisson qu’il est beau, qu’entens-je ? Si je considere cette fleur ou ce poisson solitairement ; je n’entends pas autre chose, sinon que j’apperçois entre les parties dont ils sont composés, de l’ordre, de l’arrangement, de la symmétrie, des rapports (car tous ces mots ne désignent que différentes manieres d’envisager les rapports mêmes) : en ce sens toute fleur est belle, tout poisson est beau ; mais de quel beau ? de celui que j’appelle beau réel.

Si je considere la fleur & le poisson relativement à d’autres fleurs & d’autres poissons ; quand je dis qu’ils sont beaux, cela signifie qu’entre les êtres de leur genre, qu’entre les fleurs celle-ci, qu’entre les poissons celui-là, réveillent en moi le plus d’idées de rapports, & le plus de certains rapports ; car je ne tarderai pas à faire voir que tous les rapports n’étant pas de la même nature, ils contribuent plus ou moins les uns que les autres à la beauté. Mais je puis assûrer que sous cette nouvelle façon de considérer les objets, il y a beau & laid : mais quel beau, quel laid ? celui qu’on appelle relatif.

Si au lieu de prendre une fleur ou un poisson, on généralise, & qu’on prenne une plante ou un animal ; si on particularise & qu’on prenne une rose & un turbot, on en tirera toûjours la distinction du beau relatif, & du beau réel.

D’où l’on voit qu’il y a plusieurs beaux relatifs, & qu’une tulipe peut être belle ou laide entre les tulipes, belle ou laide entre les fleurs, belle ou laide entre les plantes, belle ou laide entre les productions de la nature.

Mais on conçoit qu’il faut avoir vû bien des roses & bien des turbots, pour prononcer que ceux-ci sont beaux ou laids entre les roses & les turbots ; bien des plantes & bien des poissons, pour prononcer que la rose & le turbot sont beaux ou laids entre les plantes & les poissons ; & qu’il faut avoir une grande connoissance de la nature, pour prononcer qu’ils sont beaux ou laids entre les productions de la nature.

Qu’est-ce donc qu’on entend, quand on dit à un artiste, imitez la belle nature ? Ou l’on ne sait ce qu’on commande, ou on lui dit : si vous avez à peindre une fleur, & qu’il vous soit d’ailleurs indifférent laquelle peindre, prenez la plus belle d’entre les fleurs ; si vous avez à peindre une plante, & que votre sujet ne demande point que ce soit un chêne ou un ormeau sec, rompu, brisé, ébranché, prenez la plus belle d’entre les plantes ; si vous avez à peindre un objet de la nature, & qu’il vous soit indifférent lequel choisir, prenez le plus beau.

D’où il s’ensuit, 1°. que le principe de l’imitation de la belle nature demande l’étude la plus profonde & la plus étendue de ses productions en tout genre.

2°. Que quand on auroit la connoissance la plus parfaite de la nature, & des limites qu’elle s’est prescrites dans la production de chaque être, il n’en seroit pas moins vrai que le nombre des occasions où le plus beau pourroit être employé dans les Arts d’imitation, seroit à celui où il faut préférer le moins beau, comme l’unité est à l’infini.

3°. Que quoiqu’il y ait en effet un maximum de beauté dans chaque ouvrage de la nature, considéré en lui-même ; ou, pour me servir d’un exemple, que quoique la plus belle rose qu’elle produise, n’ait jamais ni la hauteur, ni l’étendue d’un chêne, cependant il n’y a ni beau, ni laid dans ses productions, considérées relativement à l’emploi qu’on en peut faire dans les Arts d’imitation.

Selon la nature d’un être, selon qu’il excite en nous la perception d’un plus grand nombre de rapports, & selon la nature des rapports qu’il excite, il est joli, beau, plus beau, très-beau ou laid ; bas, petit, grand, élevé, sublime, outré, burlesque ou plaisant ; & ce seroit faire un très-grand ouvrage, & non pas un article de dictionnaire, que d’entrer dans tous ces détails : il nous suffit d’avoir montré les principes ; nous abandonnons au lecteur le soin des conséquences & des applications. Mais nous pouvons lui assûrer, que soit qu’il prenne ses exemples dans la nature, ou qu’il les emprunte de la Peinture, de la Morale, de l’Architecture, de la Musique, il trouvera toûjours qu’il donne le nom de beau réel à tout ce qui contient en soi dequoi réveiller l’idée de rapports ; & le nom de beau relatif, à tout ce qui réveille des rapports convenables avec les choses, auxquelles il en faut faire la comparaison.

Je me contenterai d’en apporter un exemple, pris de la Littérature. Tout le monde sçait le mot sublime de la tragédie des Horaces, qu’il mourût. Je demande à quelqu’un qui ne connoît point la piece de Corneille, & qui n’a aucune idée de la réponse du vieil Horace, ce qu’il pense de ce trait qu’il mourût. Il est évident que celui que j’interroge ne sachant ce que c’est que ce qu’il mourût ; ne pouvant deviner si c’est une phrase complete ou un fragment, & appercevant à peine entre ces trois termes quelque rapport grammatical, me répondra que cela ne lui paroît ni beau ni laid. Mais si je lui dis que c’est la réponse d’un homme consulté sur ce qu’un autre doit faire dans un combat, il commence à appercevoir dans le répondant une sorte de courage, qui ne lui permet pas de croire qu’il soit toûjours meilleur de vivre que de mourir ; & le qu’il mourût commence à l’intéresser. Si j’ajoûte qu’il s’agit dans ce combat de l’honneur de la patrie ; que le combattant est fils de celui qu’on interroge ; que c’est le seul qui lui reste ; que le jeune homme avoit à faire à trois ennemis, qui avoient déjà ôté la vie à deux de ses freres ; que le vieillard parle à sa fille ; que c’est un Romain : alors la réponse qu’il mourût, qui n’étoit ni belle, ni laide, s’embellit à mesure que je développe ses rapports avec les circonstances, & finit par être sublime.

Changez les circonstances & les rapports, & faites passer le qu’il mourut du théatre François sur la scene Italienne, & de la bouche du vieil Horace dans celle de Scapin, le qu’il mourût deviendra burlesque.

Changez encore les circonstances, & supposez que Scapin soit au service d’un maitre dur, avare & bourru, & qu’ils soient attaqués sur un grand chemin par trois ou quatre brigands. Scapin s’enfuit ; son maître se défend : mais pressé par le nombre, il est obligé de s’enfuir aussi ; & l’on vient apprendre à Scapin que son maître a échappé au danger. Comment, dira Scapin trompé dans son attente ; il s’est donc enfui : ah le lâche ! Mais lui répondra-t-on, seul contre trois que voulois-tu qu’il fit ? qu’il mourût, répondra-t-il ; & ce qu’il mourût deviendra plaisant. Il est donc constant que la beauté commence, s’accroît, varie, décline & disparoît avec les rapports, ainsi que nous l’avons dit plus haut.

Mais qu’entendez-vous par un rapport, me demandera-t-on ? n’est-ce pas changer l’acception des termes, que de donner le nom de beau à ce qu’on n’a jamais regardé comme tel ? Il semble que dans notre langue l’idée ce beau soit toûjours jointe à celle de grandeur, & que ce ne soit pas définir le beau que de placer sa différence spécifique dans une qualité qui convient à une infinité d’êtres, qui n’ont ni grandeur, ni sublimité. M. Crouzas a péché, sans doute, lorsqu’il a chargé sa définition du beau d’un si grand nombre de caracteres, qu’elle s’est trouvée restreinte à un très-petit nombre d’êtres : mais n’est-ce pas tomber dans le défaut contraire, que de la rendre si générale, qu’elle semble les embrasser tous, sans en excepter un amas de pierres informes, jettées au hasard sur le bord d’une carriere ? Tous les objets, ajoûtera-t-on, sont susceptibles de rapports entre eux, entre leurs parties, & avec d’autres êtres ; il n’y en a point qui ne puissent être arrangés, ordonnés, symmétrisés. La perfection est une qualité qui peut convenir à tous : mais il n’en est pas de même de la beauté ; elle est d’un petit nombre d’objets.

Voilà, ce me semble, sinon la seule, du moins la plus forte objection qu’on puisse me faire, & je vais tâcher d’y répondre.

Le rapport en général est une opération de l’entendement, qui considere soit un être, soit une qualité, en tant que cet être ou cette qualité suppose l’existence d’un autre être ou d’une autre qualité. Exemple : quand je dis que Pierre est un bon pere, je considere en lui une qualité qui suppose l’existence d’une autre, celle de fils ; & ainsi des autres rapports, tels qu’ils puissent être. D’où il s’ensuit que, quoique le rapport ne soit que dans notre entendement, quant à la perception, il n’en a pas moins son fondement dans les choses ; & je dirai qu’une chose contient en elle des rapports réels, toutes les fois qu’elle sera revêtue de qualités qu’un être constitué de corps & d’esprit comme moi, ne pourroit considérer sans supposer l’existence ou d’autres êtres, ou d’autres qualités, soit dans la chose même, soit hors d’elle ; & je distribuerai les rapports en réels & en apperçus. Mais il y a une troisieme sorte de rapports ; ce sont les rapports intellectuels ou fictifs ; ceux que l’entendement humain semble mettre dans les choses. Un statuaire jette l’œil sur un bloc de marbre ; son imagination plus prompte que son ciseau, en enleve toutes les parties superflues, & y discerne une figure : mais cette figure est proprement imaginaire & fictive ; il pourroit faire sur une portion d’espace terminée par des lignes intellectuelles, ce qu’il vient d’exécuter d’imagination dans un bloc informe de marbre. Un philosophe jette l’œil sur un amas de pierres jettées au hasard ; il anéantit par la pensée toutes les parties de cet amas qui produisent l’irrégularité, & il parvient à en faire sortir un globe, un cube, une figure réguliere. Qu’est-ce que cela signifie ? Que quoique la main de l’artiste ne puisse tracer un dessein que sur des surfaces résistantes, il en peut transporter l’image par la pensée sur tout corps ; que dis-je, sur tout corps ? dans l’espace & le vuide. L’image, ou transportée par la pensée dans les airs, ou extraite par imagination des corps les plus informes, peut être belle ou laide : mais non la toile idéale à laquelle on l’a attachée, ou le corps informe dont on l’a fait sortir.

Quand je dis donc qu’un être est beau par les rapports qu’on y remarque, je ne parle point des rapports intellectuels ou fictifs que notre imagination y transporte, mais des rapports réels qui y sont, & que notre entendement y remarque par le secours de nos sens.

En revanche, je prétens que quels que soient les rapports, ce sont eux qui constitueront la beauté, non dans ce sens étroit où le joli est l’opposé du beau, mais dans un sens, j’ose le dire, plus philosophique & plus conforme à la notion du beau en général, & à la nature des langues & des choses.

Si quelqu’un a la patience de rassembler tous les êtres auxquels nous donnons le nom de beau, il s’appercevra bientôt que dans cette foule il y en a une infinité où l’on n’a nul égard à la petitesse ou la grandeur : la petitesse & la grandeur sont comptées pour rien toutes les fois que l’être est solitaire, ou qu’étant individu d’une espece nombreuse, on le considere solitairement. Quand on prononça de la premiere horloge ou de la premiere montre qu’elle étoit belle, faisoit-on attention à autre chose qu’à son méchanisme, ou au rapport de ses parties entre-elles ? Quand on prononce aujourd’hui que la montre est belle, fait-on attention à autre chose qu’à son usage & à son méchanisme. Si donc la définition générale du beau doit convenir à tous les êtres auxquels on donne cette épithete, l’idée de grandeur en est exclue. Je me suis attaché à écarter de la notion du beau, la notion de grandeur ; parce qu’il m’a semblé que c’étoit celle qu’on lui attachoit plus ordinairement. En Mathématique, on entend par un beau problème, un problème difficile à résoudre ; par une belle solution, la solution simple & facile d’un problème difficile & compliqué. La notion de grand, de sublime, d’élevé, n’a aucun lieu dans ces occasions où on ne laisse pas d’employer le nom de beau. Qu’on parcourre de cette maniere tous les êtres qu’on nomme beaux : l’un exclura la grandeur, l’autre exclura l’utilité ; un troisieme la symmétrie ; quelques-uns même l’apparence marquée d’ordre & de symmétrie ; telle seroit la peinture d’un orage, d’une tempête, d’un cahos : & l’on sera forcé de convenir, que la seule qualité commune, selon laquelle ces êtres conviennent tous, est la notion de rapports.

Mais quand on demande que la notion générale de beau convienne à tous les êtres qu’on nomme tels, ne parle-t-on que de sa langue, ou parle-t-on de toutes les langues ? Faut-il que cette définition convienne seulement aux êtres que nous appellons beaux en François, ou à tous les êtres qu’on appelleroit beaux en Hébreu, en Syriaque, en Arabe, en Chaldéen, en Grec, en Latin, en Anglois, en Italien, & dans toutes les langues qui ont existé, qui existent, ou qui existeront ? & pour prouver que la notion de rapports est la seule qui resteroit après l’emploi d’une regle d’exclusion aussi étendue, le philosophe sera-t-il forcé de les apprendre toutes ? ne lui suffit-il pas d’avoir examiné que l’acception du terme beau varie dans toutes les langues ; qu’on le trouve appliqué là à une sorte d’êtres, à laquelle il ne s’applique point ici, mais qu’en quelque idiome qu’on en fasse usage, il suppose perception de rapports ? Les Anglois disent a fine flavour, a fine woman, une belle femme, une belle odeur. Où en seroit un philosophe Anglois, si ayant à traiter du beau, il vouloit avoir égard à cette bisarrerie de sa langue ? C’est le peuple qui a fait les langues ; c’est au philosophe à découvrir l’origine des choses ; & il seroit assez surprenant que les principes de l’un ne se trouvassent pas souvent en contradiction avec les usages de l’autre. Mais le principe de la perception des rapports, appliqué à la nature du beau, n’a pas même ici ce desavantage ; & il est si général, qu’il est difficile que quelque chose lui échappe.

Chez tous les peuples, dans tous les lieux de la terre, & dans tous les tems, on a eu un nom pour la couleur en général, & d’autres noms pour les couleurs en particulier, & pour leurs nuances. Qu’auroit à faire un philosophe à qui l’on proposeroit d’expliquer ce que c’est qu’une belle couleur ? sinon d’indiquer l’origine de l’application du terme beau à une couleur en général, quelle qu’elle soit, & ensuite d’indiquer les causes qui ont pû faire préférer telle nuance à telle autre. De même c’est la perception des rapports qui a donné lieu à l’invention du terme beau ; & selon que les rapports & l’esprit des hommes ont varié, on a fait les noms joli, beau, charmant, grand, sublime, divin, & une infinité d’autres, tant relatifs au physique qu’au moral. Voilà les nuances du beau : mais j’étens cette pensée, & je dis :

Quand on exige que la notion générale de beau convienne à tous les êtres beaux, parle-t-on seulement de ceux qui portent cette épithete ici & aujourd’hui, ou de ceux qu’on a nommés beaux à la naissance du monde, qu’on appelloit beaux il y a cinq mille ans, à trois mille lieues, & qu’on appellera tels dans les siecles à venir ; de ceux que nous avons regardés comme tels dans l’enfance, dans l’âge mûr, & dans la vieillesse ; de ceux qui font l’admiration des peuples policés, & de ceux qui charment les sauvages. La vérité de cette définition sera-t-elle locale, particuliere, & momentanée ? ou s’étendra-t-elle à tous les êtres, à tous les tems, à tous les hommes, & à tous les lieux ? Si l’on prend le dernier parti, on se rapprochera beaucoup de mon principe, & l’on ne trouvera guere d’autre moyen de concilier entr’eux les jugemens de l’enfant & de l’homme fait : de l’enfant, à qui il ne faut qu’un vestige de symmétrie & d’imitation pour admirer & pour être recréé ; de l’homme fait, à qui il faut des palais & des ouvrages d’une étendue immense pour être frappé : du sauvage & de l’homme policé ; du sauvage, qui est enchanté à la vûe d’une pendeloque de verre, d’une bague de laiton, ou d’un brasselet de quincaille ; & de l’homme policé, qui n’accorde son attention qu’aux ouvrages les plus parfaits : des premiers hommes, qui prodiguoient les noms de beaux, de magnifiques, &c. à des cabanes, des chaumieres, & des granges ; & des hommes d’aujourd’hui, qui ont restreint ces dénominations aux derniers efforts de la capacité de l’homme.

Placez la beauté dans la perception des rapports, & vous aurez l’histoire de ses progrès depuis la naissance du monde jusqu’aujourd’hui : choisissez pour caractere différentiel du beau en général, telle autre qualité qu’il vous plaira, & votre notion se trouvera tout-à-coup concentrée dans un point de l’espace & du tems.

La perception des rapports est donc le fondement du beau ; c’est donc la perception des rapports qu’on a désignée dans les langues sous une infinité de noms différens, qui tous n’indiquent que différentes sortes de beau.

Mais dans la nôtre, & dans presque toutes les autres, le terme beau se prend souvent par opposition à joli ; & sous ce nouvel aspect, il semble que la question du beau ne soit plus qu’une affaire de Grammaire, & qu’il ne s’agisse plus que de spécifier exactement les idées qu’on attache à ce terme. Voyez à l’article suivant Beau opposé à Joli.

Après avoir tenté d’exposer en quoi consiste l’origine du beau, il ne nous reste plus qu’à rechercher celle des opinions différentes que les hommes ont de la beauté : cette recherche achevera de donner de la certitude à nos principes ; car nous démontrerons que toutes ces différences résultent de la diversité des rapports apperçûs ou introduits, tant dans les productions de la nature, que dans celles des arts.

Le beau qui résulte de la perception d’un seul rapport, est moindre ordinairement que celui qui résulte de la perception de plusieurs rapports. La vûe d’un beau visage ou d’un beau tableau, affecte plus que celle d’une seule couleur ; un ciel étoilé, qu’un rideau d’asur ; un paysage, qu’une campagne ouverte ; un édifice, qu’un terrein uni ; une piece de musique, qu’un son. Cependant il ne faut pas multiplier le nombre des rapports à l’infini ; & la beauté ne suit pas cette progression : nous n’admettons de rapport dans les belles choses, que ce qu’un bon esprit en peut saisir nettement & facilement. Mais qu’est-ce qu’un bon esprit ? où est ce point dans les ouvrages en-deçà duquel, faute de rapports, ils sont trop unis, & au-delà duquel ils en sont chargés par excès ? Premiere source de diversité dans les jugemens. Ici commencent les contestations. Tous conviennent qu’il y a un beau, qu’il est le résultat des rapports apperçûs : mais selon qu’on a plus ou moins de connoissance, d’expérience, d’habitude de juger, de mediter, de voir, plus d’étendue naturelle dans l’esprit, on dit qu’un objet est pauvre ou riche, confus ou rempli, mesquin ou chargé.

Mais combien de compositions où l’artiste est contraint d’employer plus de rapports que le grand nombre n’en peut saisir, & où il n’y a guere que ceux de son art, c’est-à-dire, les hommes les moins disposés à lui rendre justice, qui connoissent tout le mérite de ses productions ? Que devient alors le beau ? Ou il est présenté à une troupe d’ignorans qui ne sont pas en état de le sentir, ou il est senti par quelques envieux qui se taisent ; c’est-là souvent tout l’effet d’un grand morceau de Musique. M. d’Alembert a dit dans le Discours préliminaire de cet Ouvrage, Discours qui mérite bien d’être cité dans cet article, qu’après avoir fait un art d’apprendre la Musique, on en devroit bien faire un de l’écouter : & j’ajoûte qu’après avoir fait un art de la Poësie & de la Peinture, c’est en vain qu’on en a fait un de lire & de voir ; & qu’il régnera toûjours dans les jugemens de certains ouvrages une uniformité apparente, moins injurieuse à la vérité pour l’artiste que le partage des sentimens, mais toûjours fort affligeante.

Entre les rapports on en peut distinguer une infinité de sortes : il y en a qui se fortifient, s’affoiblissent, & se temperent mutuellement. Quelle différence dans ce qu’on pensera de la beauté d’un objet, si on les saisit tous, ou si l’on n’en saisit qu’une partie ! Seconde source de diversité dans les jugemens. Il y en a d’indéterminés & de déterminés : nous nous contentons des premiers pour accorder le nom de beau, toutes les fois qu’il n’est pas de l’objet immédiat & unique de la science ou de l’art de les déterminer. Mais si cette détermination est l’objet immédiat & unique d’une science ou d’un art, nous exigeons non-seulement les rapports, mais encore leur valeur : voilà la raison pour laquelle nous disons un beau théorème, & que nous ne disons pas un bel axiome ; quoiqu’on ne puisse pas nier que l’axiome exprimant un rapport, n’ait aussi sa beauté réelle. Quand je dis, en Mathématiques, que le tout est plus grand que sa partie, j’énonce assûrément une infinité de propositions particulieres, sur la quantité partagée : mais je ne détermine rien sur l’excès juste du tout sur ses portions ; c’est presque comme si je disois : le cylindre est plus grand que la sphere inscrite, & la sphere plus grande que le cone inscrit. Mais l’objet propre & immédiat des Mathématiques est de déterminer de combien l’un de ces corps est plus grand ou plus petit que l’autre ; & celui qui démontrera qu’ils sont toûjours entr’eux comme les nombres 3, 2, 1, aura fait un théorème admirable. La beauté qui consiste toûjours dans les rapports, sera dans cette occasion en raison composée du nombre des rapports, & de la difficulté qu’il y avoit à les appercevoir ; & le théoreme qui énoncera que toute ligne qui tombe du sommet d’un triangle isoscele sur le milieu de sa base, partage l’angle en deux angles égaux, ne sera pas merveilleux : mais celui qui dira que les asymptotes d’une courbe s’en approchent sans cesse sans jamais la rencontrer, & que les espaces formés par une portion de l’axe, une portion de la courbe, l’asymptote, & le prolongement de l’ordonnée, sont entr’eux comme tel nombre à tel nombre, sera beau. Une circonstance qui n’est pas indifférente à la beauté, dans cette occasion & dans beaucoup d’autres, c’est l’action combinée de la surprise & des rapports, qui a lieu toutes les fois que le théorème dont on a démontré la vérité passoit auparavant pour une proposition fausse.

Il y a des rapports que nous jugeons plus ou moins essentiels ; tel est celui de la grandeur relativement à l’homme, à la femme, & à l’enfant : nous disons d’un enfant qu’il est beau, quoiqu’il soit petit ; il faut absolument qu’un bel homme soit grand ; nous exigeons moins cette qualité dans une femme ; & il est plus permis à une petite femme d’être belle, qu’à un petit homme d’être beau. Il me semble que nous considérons alors les êtres, non-seulement en eux-mêmes, mais encore relativement aux lieux qu’ils occupent dans la nature, dans le grand tout ; & selon que ce grand tout est plus ou moins connu, l’échelle qu’on se forme de la grandeur des êtres est plus ou moins exacte : mais nous ne savons jamais bien quand elle est juste. Troisieme source de diversité de goûts & de jugemens dans les arts d’imitation. Les grands maîtres ont mieux aimé que leur échelle fût un peu trop grande que trop petite : mais aucun d’eux n’a la même échelle, ni peut-être celle de la nature.

L’intérêt, les passions, l’ignorance, les préjugés, les usages, les mœurs, les climats, les coûtumes, les gouvernemens, les cultes, les évenemens, empêchent les êtres qui nous environnent, ou les rendent capables de réveiller ou de ne point réveiller en nous plusieurs idées, anéantissent en eux des rapports très-naturels, & y en établissent de capricieux & d’accidentels. Quatrieme source de diversité dans les jugemens.

On rapporte tout à son art & à ses connoissances : nous faisons tous plus ou moins le rôle du critique d’Apelle ; & quoique nous ne connoissions que la chaussure, nous jugeons aussi de la jambe ; ou quoique nous ne connoissions que la jambe, nous descendons aussi à la chaussure : mais nous ne portons pas seulement ou cette témérité ou cette ostentation de détail dans le jugement des productions de l’art ; celles de la nature n’en sont pas exemptes. Entre les tulipes d’un jardin, la plus belle pour un curieux sera celle où il remarquera une étendue, des couleurs, une feuille, des variétés peu communes : mais le Peintre occupé d’effets de lumiere, de teintes, de clair obscur, de formes relatives à son art, négligera tous les caracteres que le fleuriste admire, & prendra pour modele la fleur même méprisée par le curieux. Diversité de talens & de connoissances, cinquieme source de diversité dans les jugemens.

L’ame a le pouvoir d’unir ensemble les idées qu’elle a reçûes séparément, de comparer les objets par le moyen des idées qu’elle en a, d’observer les rapports qu’elles ont entr’elles, d’étendre ou de resserrer ses idées à son gré, de considérer séparément chacune des idées simples qui peuvent s’être trouvées réunies dans la sensation qu’elle en a reçûes. Cette derniere opération de l’ame s’appelle abstraction. V. Abstraction. Les idées des substances corporelles sont composées de diverses idées simples, qui ont fait ensemble leurs impressions lorsque les substances corporelles se sont présentées à nos sens : ce n’est qu’en spécifiant en détail ces idées sensibles, qu’on peut définir les substances. Voyez Substance. Ces sortes de définitions peuvent exciter une idée assez claire d’une substance dans un homme qui ne l’a jamais immédiament apperçûe, pourvû qu’il ait autrefois reçû séparément, par le moyen des sens, toutes les idées simples qui entrent dans la composition de l’idée complexe de la substance définie : mais s’il lui manque la notion de quelqu’une des idées simples dont cette substance est composée, & s’il est privé du sens nécessaire pour les appercevoir, ou si ce sens est dépravé sans retour, il n’est aucune définition qui puisse exciter en lui l’idée dont il n’auroit pas eû précédemment une perception sensible. Voyez Définition. Sixieme source de diversité dans les jugemens que les hommes porteront de la beauté d’une description ; car combien entr’eux de notions fausses, combien de demi-notions du même objet !

Mais ils ne doivent pas s’accorder davantage sur les êtres intellectuels : ils sont tous représentés par des signes ; & il n’y a presqu’aucun de ces signes qui soit assez exactement défini, pour que l’acception n’en soit pas plus étendue ou plus resserrée dans un homme que dans un autre. La Logique & la Métaphysique seroient bien voisines de la perfection, si le Dictionnaire de la langue étoit bien fait : mais c’est encore un ouvrage à desirer ; & comme les mots sont les couleurs dont la Poësie & l’Eloquence se servent, quelle conformité peut-on attendre dans les jugemens du tableau, tant qu’on ne saura seulement pas à quoi s’en tenir sur les couleurs & sur les nuances ? Septieme source de diversité dans les jugemens.

Quel que soit l’être dont nous jugeons ; les goûts & les dégoûts excités par l’instruction, par l’éducation, par le préjugé, ou par un certain ordre factice dans nos idées, sont tous fondés sur l’opinion où nous sommes que ces objets ont quelque perfection ou quelque défaut dans des qualités, pour la perception desquelles nous avons des sens ou des facultés convenables. Huitieme source de diversité.

On peut assûrer que les idées simples qu’un même objet excite en différentes personnes, sont aussi differentes que les goûts & les dégoûts qu’on leur remarque. C’est même une vérité de sentiment ; & il n’est pas plus difficile que plusieurs personnes different entr’elles dans un même instant, relativement aux idées simples, que le même homme ne differe de lui-même dans des instans différens. Nos sens sont dans un état de vicissitude continuelle : un jour on n’a point d’yeux, un autre jour on entend mal ; & d’un jour à l’autre, on voit, on sent, on entend diversement. Neuvieme source de diversité dans les jugemens des hommes d’un même âge, & d’un même homme en différens âges.

Il se joint par accident à l’objet le plus beau des idées desagréables : si l’on aime le vin d’Espagne, il ne faut qu’en prendre avec de l’émétique pour le détester ; il ne nous est pas libre d’éprouver ou non des nausées à son aspect : le vin d’Espagne est toûjours bon, mais notre condition n’est pas la même par rapport à lui. De même, ce vestibule est toûjours magnifique, mais mon ami y a perdu la vie. Ce théatre n’a pas cessé d’être beau, depuis qu’on m’y a sifflé : mais je ne peux plus le voir, sans que mes oreilles ne soient encore frappées du bruit des sifflets. Je ne vois sous ce vestibule, que mon ami expirant ; je ne sens plus sa beauté. Dixieme source d’une diversité dans les jugemens, occasionnée par ce cortege d’idées accidentelles, qu’il ne nous est pas libre d’écarter de l’idée principale. Post equitem sedet atra cura.

Lorsqu’il s’agit d’objets composés, & qui présentent en même tems des formes naturelles & des formes artificielles, comme dans l’Architecture, les jardins, les ajustemens, &c. notre goût est fondé sur une autre association d’idées moitié raisonnables, moitié capricieuses : quelque foible analogie avec la démarche, le cri, la forme, la couleur d’un objet malfaisant, l’opinion de notre pays, les conventions de nos compatriotes, &c. tout influe dans nos jugemens. Ces causes tendent-elles à nous faire regarder les couleurs éclatantes & vives, comme une marque de vanité ou de quelqu’autre mauvaise disposition de cœur ou d’esprit : certaines formes sont-elles en usage parmi les paysans, ou des gens dont la profession, les emplois, le caractere nous sont odieux ou méprisables ; ces idées accessoires reviendront malgré nous, avec celles de la couleur & de la forme ; & nous prononcerons contre cette couleur & ces formes, quoiqu’elles n’ayent rien en elles-mêmes de desagréable. Onzieme source de diversité.

Quel sera donc l’objet dans la nature sur la beauté, duquel les hommes seront parfaitement d’accord ? La structure des végétaux ? Le méchanisme des animaux ? Le monde ? Mais ceux qui sont le plus frappés des rapports, de l’ordre, des symmétries, des liaisons, qui regnent entre les parties de ce grand tout, ignorant le but que le créateur s’est proposé en le formant, ne sont-ils pas entraînés à prononcer qu’il est parfaitement beau, par les idées qu’ils ont de la divinité ? & ne regardent-ils pas cet ouvrage, comme un chef-d’œuvre, principalement parce qu’il n’a manqué à l’auteur ni la puissance ni la volonté pour le former tel ? Voyez Optimisme. Mais combien d’occasions où nous n’avons pas le même droit d’inférer la perfection de l’ouvrage, du nom seul de l’ouvrier, & où nous ne laissons pas que d’admirer ? Ce tableau est de Raphael, cela suffit. Douzieme source, sinon de diversité, du moins d’erreur dans les jugemens.

Les êtres purement imaginaires, tels que le sphynx, la syrene, le faune, le minotaure, l’homme idéal, &c. sont ceux sur la beauté desquels on semble moins partagé, & cela n’est pas surprenant : ces êtres imaginaires sont à la vérité formés d’après les rapports que nous voyons observés dans les êtres réels ; mais le modele auquel ils doivent ressembler, épars entre toutes les productions de la nature, est proprement par tout & nulle part.

Quoi qu’il en soit de toutes ces causes de diversité dans nos jugemens, ce n’est point une raison de penser que le beau réel, celui qui consiste dans la perception des rapports, soit une chimere ; l’application de ce principe peut varier à l’infini, & ses modifications accidentelles occasionner des dissertations & des guerres littéraires : mais le principe n’en est pas moins constant. Il n’y a peut-être pas deux hommes sur toute la terre, qui apperçoivent exactement les mêmes rapports dans un même objet, & qui le jugent beau au même degré : mais s’il y en avoit un seul qui ne fût affecté des rapports dans aucun genre, ce seroit un stupide parfait ; & s’il y étoit insensible seulement dans quelques genres, ce phénomene décéleroit en lui un défaut d’œconomie animale, & nous serions toûjours éloignés du scepticisme, par la condition générale du reste de l’espece.

Le beau n’est pas toûjours l’ouvrage d’une cause intelligente : le mouvement établit souvent, soit dans un être considéré solitairement, soit entre plusieurs êtres comparés entr’eux, une multitude prodigieuse de rapports surprenans. Les cabinets d’histoire naturelle en offrent un grand nombre d’exemples. Les rapports sont alors des résultats de combinaisons fortuites, du moins par rapport à nous. La nature imite, en se joüant, dans cent occasions, les productions de l’art ; & l’on pourroit demander, je ne dis pas si ce philosophe qui fut jetté par une tempête sur les bords d’une ile inconnue, avoit raison de s’écrier, à la vûe de quelques figures de Géométrie : courage, mes amis, voici des pas d’hommes ; mais combien il faudroit remarquer de rapports dans un être, pour avoir une certitude complete qu’il est l’ouvrage d’un artiste ; en quelle occasion un seul défaut de symmétrie prouveroit plus que toute somme donnée de rapports ; comment sont entr’eux le tems de l’action de la cause tortuite, & les rapports observés dans les effets produits ; & si, à l’exception des œuvres du Tout-puissant, il y a des cas où le nombre des rapports ne puisse jamais être compensé par celui des jets.

* Blau, Joli, (Gramm.) le beau opposé à joli, est grand, noble & régulier ; on l’admire : le joli est fin, délicat ; il plait. Le beau dans les ouvrages d’esprit, suppose de la vérité dans le sujet, de l’élévation dans les pensées, de la justesse dans l’expression, de la nouveauté dans le tour, & de la régularité dans la conduite : l’éclat & la singularité suffisent pour les rendre jolis. Il y a des choses qui peuvent être jolies ou belles, telle est la comédie ; il y en a d’autres qui ne peuvent être que belles, telle est la tragédie. Il y a quelquefois plus de mérite à avoir trouvé une jolie chose qu’une belle ; dans ces occasions, une chose ne mérite le nom de belle, que par l’importance de son objet ; & une chose n’est appellée jolie, que par le peu de conséquence du sien. On ne fait attention alors qu’aux avantages, & l’on perd de vûe la difficulté de l’invention. Il est si vrai que le beau emporte souvent une idée de grand, que le même objet que nous avons appellé beau, ne nous paroîtroit plus que joli, s’il étoit exécuté en petit. L’esprit est un faiseur de jolies choses ; mais c’est l’ame qui produit les grandes. Les traits ingénieux ne sont ordinairement que jolis ; il y a de la beauté par-tout où l’on remarque du sentiment. Un homme qui dit d’une belle chose qu’elle est belle, ne donne pas une grande preuve de discernement ; celui qui dit qu’elle est jolie, est un sot, ou ne s’entend pas. C’est l’impertinent de Boileau, qui dit que le Corneille est joli quelquefois.