Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/26

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 260-276).

VINGT-SIXIÈME RUNO

sommaire.
Lemminkäinen, soupçonnant que l’on célèbre les noces dans Pohjola, se décide à s’y rendre. — Sa mère cherche à le détourner de son projet, et, dans ce but, elle lui fait un long récit des obstacles étranges qu’il rencontrera sur sa route, — Lemminkämen ne s’en laisse aucunement effrayer. — Il revêt son armure de guerre et part. — Les prédictions de sa mère s’accomplissent. — Mais, par la vertu de sa puissance magique, le héros triomphe de tous les obstacles qui se dressent devant lui, et arrive sain et sauf aux demeures de Pohjola.

Ahti[1], l’habitant de l’île, l’habitant du promontoire de Kauko[2], était occupé à labourer, à tracer des sillons dans son champ, Ahti, à l’oreille sûre, à l’ouïe délicate et subtile.

Il entendit un grand bruit du côté du village, un bruit sourd par delà les marais, des pas pesants sur la glace, un fracas de traîneaux sur la lande. Alors, une idée surgit dans sa tête, un pressentiment se glissa dans son cerveau : Pohjola célèbre, maintenant, les noces, Pohjola donne un festin en secret.

Il tordit la bouche, il branla la tête, il secoua sa noire chevelure ; et le sang disparut de son visage, et la rougeur s’enfuit de ses joues. Soudain, il suspendit son ouvrage, il laissa le sillon inachevé dans le champ, monta à cheval et se rendit, d’une course rapide, auprès de sa mère toujours chère, auprès de sa vieille nourrice.

Il prit la parole en arrivant, et il dit :« Ô ma mère, ô ma vieille mère, hâte-toi de me préparer à manger, afin que l’affamé puisse se rassasier, que celui qui en a envie puisse mâcher ; fais, en même temps, chauffer le bain, fais-le chauffer au plus vite, afin que l’homme puisse se laver, que la fleur des héros puisse purifier son corps. »

La mère de Lemminkäinen se hâta de préparer à manger, afin que l’affamé pût se rassasier, que celui qui en avait envie pût mâcher ; en même temps, elle fit chauffer le bain et mit l’étuve en ordre.

Le joyeux Lemminkäinen expédia rapidement son repas ; puis il entra dans le bain, dans le bain chaud. Là, le pinson se lava, le passereau purifia son corps ; sa tête devint semblable à un linge de fine toile, son cou blanc et brillant[3].

Et il revint dans la chambre, et il dit : « Ô ma mère, ô ma vieille mère, va, maintenant, dans l’aitta[4] bâtie sur la colline, et apporte-moi mes belles chemises, mes meilleurs habits, afin que je m’en revête, que j’en pare mon corps. »

La mère se hâta d’interroger, la vieille femme demanda : « Où vas-tu donc, ô mon fils ? Vas-tu à la chasse de la loutre, ou à celle de l’écureuil ? »

Le joyeux Lemminkäinen, le beau Kaukomieli[5] répondit : « Ô ma mère, ô ma nourrice, je ne vais point à la chasse de la loutre, ni à la chasse de l’élan, ni à celle de l’écureuil ; je vais aux noces de Pohjola, au festin que l’on y donne en secret. Apporte-moi mes belles chemises, mes meilleurs habits, afin que je m’en revête pour les noces, que je m’en pare pour le festin. »

La mère s’efforce de dissuader son fils de son projet ; l’épouse cherche à retenir son époux ; deux femmes, trois filles de la nature veulent empêcher Lemminkäinen de se rendre aux noces de Pohjola.

La mère dit à son fils, la nourrice dit à son enfant : « Garde-toi, ô mon fils, garde-toi, mon enfant bien-aimé, de te rendre aux noces de Pohjola, au festin de la grande foule, car tu n’y as point été invité, et l’on ne t’a point fait savoir que l’on t’y désirait. »

Le joyeux Lemminkäinen répondit : « C’est aux pauvres diables à n’aller que là où ils sont invités, le brave se passe d’invitation[6]. J’ai une invitation perpétuelle, un message toujours retentissant, dans l’acier de mon glaive aigu, dans la pointe de ma lame fulgurante. »

La mère renouvela ses instances : « Et pourtant, ô mon fils, ne va point aux noces de Pohjola ! De nombreux phénomènes se dresseront sur ta route, des obstacles surhumains entraveront ton voyage ; trois surtout te seront funestes, trois te précipiteront cruellement dans la mort. »

Le joyeux Lemminkäinen dit, le beau Kaukomieli répondit : « Les faibles femmes voient partout des malheurs, partout d’horribles dangers ; mais le héros ne s’en effraye pas, il n’en prend aucun souci. Cependant, dis-moi toujours, afin que je l’entende de mes propres oreilles, dis-moi quel est le premier parmi les dangers qui me menacent, quel est le premier, quel est aussi le dernier. »

La mère de Lemminkäinen, la vieille femme dit : « Je te décrirai ces dangers tels qu’ils sont réellement, et non tels que l’homme voudrait qu’ils fussent. Écoute donc quel est, parmi eux, celui qui se présentera le premier : Quand tu auras fait une partie du chemin, quand tu auras marché tout un jour, tu rencontreras devant toi un fleuve de feu ; dans ce fleuve est une cataracte de feu, dans cette cataracte une île de feu, dans cette île un haut rocher de feu, et sur ce rocher un aigle de feu. Pendant la nuit, l’aigle aiguise ses dents, pendant le jour, il affile ses griffes contre l’étranger qui arrive, contre le voyageur qui approche. »

Le joyeux Lemminkäinen dit, le beau Kaukomieli répondit : « Ce danger n’est qu’un danger de femme, ce n’est point là la mort d’un héros. Je trouverai bien un moyen de le prévenir, je sais l’art de le conjurer. Par la force de mes incantations, d’un aulne je formerai un cheval ; par la force de mes chants, d’un aulne je créerai un cavalier ; et je les pousserai devant moi, et ils passeront le fleuve à ma place ; puis je plongerai moi-même comme un cygne, et je nagerai dans les profondeurs de l’eau, le long des serres du grand aigle, sous les griffes de l’oiseau puissant. Ô ma mère, ô ma nourrice, dis-moi, maintenant, quel est le second danger qui me menace ! »

La mère de Lemminkäinen dit : « Voici le second danger qui te menace : Quand tu auras fait une partie du chemin, quand tu auras marché tout le second jour, tu rencontreras devant toi un gouffre d’une longueur immense du côté de l’orient, sans limite du côté de l’occident, un gouffre rempli de pierres enflammées, de roches brûlantes ; cent hommes y sont déjà tombés, mille y ont trouvé leur tombeau, cent hommes armés de glaives, mille chevaux bardés de fer. »

Le joyeux Lemminkäinen dit, le beau Kaukomieli répondit : « Ce n’est point là un danger d’homme, ce n’est point là la mort d’un héros. Je saurai bien trouver un moyen de le prévenir, je sais l’art de le conjurer. Par la puissance de mes chants, je ferai surgir un homme, un héros d’un bloc de neige ; et je le précipiterai dans le gouffre de feu, je le pousserai au milieu des pierres enflammées, afin qu’il se baigne dans ce bain ardent, avec un paquet de verges de fer[7]. Puis, je me glisserai moi-même à travers le feu, sans que le poil de ma barbe soit brûlé, sans que le plus léger duvet de ma peau soit effleuré. Ô ma mère, ô ma nourrice, dis-moi, maintenant, quel est le dernier danger qui me menace. »

La mère de Lemminkäinen dit : « Voici le troisième danger : Quand tu auras encore fait une partie du chemin, quand tu auras marché tout le troisième jour, que tu seras arrivé à l’entrée de Pohjola, au passage le plus étroit, un loup s’élancera sur toi, un ours t’étreindra à la gorge. Déjà, ils ont dévoré cent hommes, ils ont exterminé mille héros ; pourquoi ne te dévoreraient-ils pas, pourquoi n’extermineraient-ils pas l’homme sans défense ? »

Le joyeux Lemminkäinen dit, le beau Kaukomieli répondit : « On peut dévorer, toute crue, une brebis, on peut la déchirer, toute chaude, en morceaux, mais on n’en peut faire autant de l’homme le plus faible, du dernier des héros. Je porte autour de mon corps une ceinture d’homme, je suis agrafé et bouclé comme un héros ; je ne tomberai pas si facilement dans la gueule des loups de Pohja, sous les griffes des bêtes maudites.

« Mais, je me souviens d’un moyen pour conjurer le loup, je sais l’art d’éviter l’ours. Je chanterai, et les loups seront muselés, et les ours seront liés avec des chaînes de fer, ou bien je les mettrai en pièces, je les réduirai en fine poussière. Ainsi j’échapperai à leur étreinte, et j’atteindrai le but de mon voyage. »

La mère de Lemminkäinen dit : « Non, tu n’as pas encore atteint le but de ton voyage ! Tous ces dangers, tous ces obstacles surhumains se dressaient sur ta route, trois phénomènes redoutables, trois agents de mort pour le héros. Mais d’autres surgiront, d’autres plus terribles encore, quand tu seras arrivé sur les lieux, quand tu toucheras aux demeures de Pohjola. Là se trouve une barrière forgée de fer, une palissade forgée d’acier. Elle s’élève de la terre au ciel, et du ciel elle s’abaisse sur la terre. Les pieux en sont faits de long serpents entortillés de noires couleuvres, liés avec des lézards. Et les queues des monstres ont été laissées pendantes, et leurs rondes têtes frétillent, leurs gueules profondes sifflent ; leurs queues sont en dedans, leurs têtes en dehors.

« D’autres monstres, encore, couvrent le sol des serpents en foule, sifflant avec leurs langues aiguës, agitant leurs gueules flexibles. Mais, le plus redoutable est celui qui garde l’entrée. Il est plus long qu’une poutre de la chambre ; plus gros que le poteau qui soutient la porte ; il allonge sa langue en sifflant, il ouvre sa gueule rugissante, et ce n’est point pour un autre, c’est pour toi seulement, infortuné ! »

Le joyeux Lemminkäinen dit, le beau Kaukomieli répondit : « Ce n’est encore là qu’un danger d’enfant, ce n’est point là la mort d’un héros. Je sais déjà charmer le feu, je sais enchaîner la puissance de la flamme, je saurai bien secouer les bêtes venimeuses. Naguère, durant la journée d’hier, j’ai labouré un champ rempli de serpents, j’ai retourné de fond en comble un terrain rempli de vipères, sans que mes mains aient reçu la moindre blessure. J’ai pris des serpents dans mes doigts, des vipères dans mes mains ; j’en ai tué par centaines, par milliers. Mes mains sont encore teintes de leur sang, elles sont encore souillées de leur graisse. Ainsi, je connais le moyen de ne point devenir la pâture du grand serpent, la proie de la vipère. J’étoufferai moi-même l’horrible monstre, je le broyerai jusqu’à la mort ; puis, par mes incantations, j’écarterai les autres serpents, je les chasserai loin de ma route, et je franchirai l’enclos de Pohjola, et j’entrerai dans la maison. »

La mère de Lemminkäinen dit : « Cependant, à mon fils, ne va point dans la maison de Pohjola, ne va point sous le toit de Sariola ! Des hommes sont là, ceints de leurs glaives, des héros armés en guerre ; l’ivresse les à rendus fous, la boisson les a rendus féroces ; ils te pousseront par leurs ensorcellements, toi, pauvre malheureux, contre leur glaive à la pointe de feu. Des hommes plus forts ont été ensorcelés, des héros plus grands ont été vaincus. »

Le joyeux Lemminkäinen dit, le beau Kaukomieli répondit : « J’ai déjà vécu, jadis, dans ces demeures de Pohjola ; le Lapon ne pourra m’ensorceler, Turjalainen[8] ne pourra me renverser. J’ensorcellerai moi-même le Lapon, je foulerai aux pieds Turjalainen ; par la puissance de mon chant, je lui briserai les épaules, je lui trouerai les joues, je déchirerai en deux morceaux le col de sa chemise, je mettrai en pièces la cuirasse de sa poitrine. »

La mère de Lemminkäinen dit : « Ah ! mon fils, mon pauvre fils, tu parles encore des jours passés, tu rappelles ton voyage d’autrefois ! Oui, tu as déjà fréquenté, jadis, ces demeures de Pohjola, tu as nagé à travers ses lacs fermés, tu as éprouvé toutes ses eaux étroites comme une langue de chien ; tu as longé bruyamment ses torrents orageux, ses chutes d’eau retentissantes ; tu as sondé les cataractes de Tuoni[9], tu as mesuré les abîmes de Manala[10], et tu y serais encore enseveli si ta pauvre mère n’était pas venue à ton secours.

« Souviens-toi, ô mon fils, de ce que je te dis : Quand tu arriveras dans l’habitation de Pohjola, tu y verras sur la colline[11] une foule de poteaux couronnés de têtes humaines ; un seul de ces poteaux est libre ; on te coupera la tête pour la suspendre à sa cime. »

Le joyeux Lemminkäinen répondit, le beau Kaukomieli dit : « Un sot pourrait s’en effrayer, un pauvre diable pourrait redouter une longue guerre, une guerre de cinq ans, de six ans, de sept ans ; mais un héros ne s’en émeut point, il ne recule pas pour si peu. Apporte-moi ma cotte de mailles, ma vieille armure de guerre ; j’irai moi-même chercher le glaive de mon père, je prendrai le glaive qu’il m’a laissé en héritage. Longtemps il est resté caché, engourdi par le froid, et il a pleuré, il a regretté sans cesse celui qui l’a porté jadis[12]. »

On apporta à Lemminkäinen sa cotte de mailles, sa vieille armure de guerre ; il prit lui-même le glaive éternel, le compagnon des combats de son vieux père, et il en appuya fortement la pointe sur la solive du plancher. Le glaive plia sous sa main comme la fraîche couronne du putier, comme un tendre genevrier, et, d’une voix pleine de menace, le héros dit : « Non, il n’est personne dans les demeures de Pohjola, personne dans l’enceinte de Sariola[13] qui ose affronter ce glaive, qui ose regarder fixement cette lame étincelante ! »

Et il détacha son arc, son puissant arc du mur où il était suspendu, et il éleva la voix, et il dit : « J’appellerai un homme, je tiendrai pour un héros celui qui pourra bander cet arc, qui pourra faire plier cette tige d’acier, dans les demeures de Pohjola, dans l’enceinte de Sariola. »

Alors, le joyeux Lemminkäinen, le beau Kaukomieli revêtit sa cotte de mailles, sa vieille armure de guerre, et, appelant son esclave, il lui dit : « Ô esclave acheté, esclave acquis à prix d’argent, hâte-toi de harnacher mon cheval de bataille et de l’atteler à mon traîneau, car je veux me rendre aux noces de Pohjola, au grand festin des fils de Lempo[14]. »

L’humble, le docile esclave s’empressa d’obéir ; il harnacha le cheval de bataille, le coursier flamboyant, et il l’attela au traîneau ; puis il revint, et il dit : « J’ai fait ce que je devais faire : le cheval est harnaché, le splendide étalon est attelé au traîneau. »

Ainsi, pour le joyeux Lemminkäinen, le moment du départ est proche. Mais il hésite encore ; une main le pousse, une autre le retient ; les nerfs de ses doigts se crispent douloureusement. Enfin, il domine son irrésolution, et, bravant toute crainte, il se met en route.

Cependant, la mère continua d’exhorter son fils, la vieille femme prodigua les conseils à son enfant, elle lui parla devant la porte, sous la poutre du seuil, elle lui parla près de l’endroit où l’on serre les ustensiles du ménage : « Ô mon cher fils, mon fils unique, mon seul appui, si tu assistes à un festin, bois seulement la première, la meilleure moitié de ta coupe, et laisse la seconde moitié, la moitié inférieure à ceux qui ne te valent pas ; les serpents rampent au fond de la coupe, les vers y fourmillent. »

La mère exhorta encore son fils, la vieille femme prodigua les conseils à son enfant, elle le suivit jusqu’au champ le plus éloigné, jusqu’au bord du dernier chemin : « Si tu assistes à un festin, ne prends que la moitié du banc, ne fais que la moitié d’un pas, et laisse l’autre moitié, la moitié la moins bonne à ceux qui ne te valent pas[15]. Ainsi, tu deviendras un homme, un héros propre au combat, et tu sauras gagner toutes tes causes, au milieu du camp des grands guerriers, du cercle des hommes braves. »

Lemminkäinen prit place dans son traîneau, il frappa son étalon de son fouet orné de perles, et l’étalon se mit à bondir, à dévorer l’espace.

Quand il eut marché un temps assez long, Lemminkäinen aperçut une troupe de coqs de bruyères dispersés sur la route ; les coqs de bruyères prirent soudain leur vol, la bande d’oiseaux s’éleva dans les airs, devant le coursier bondissant.

Et ils laissèrent après eux quelques plumes de leurs ailes. Lemminkäinen les recueillit avec soin et les mit dans sa poche. On ne sait pas ce qui peut arriver, on ignore à quoi l’on peut être exposé dans le cours d’un voyage ; tout est utile dans une maison, tout est bon à l’heure du besoin[16].

Lemminkäinen poursuivit sa route, il fit encore un peu de chemin. Alors, le coursier se mit à hennir et à dresser les oreilles.

Le joyeux Lemminkäinen, le beau Kaukomieli se pencha hors de son traîneau pour voir ce qui arrivait. Il arrivait ce que sa mère avait dit, ce que sa nourrice avait prédit. Un fleuve de feu s’étendait en travers de la route, et dans ce fleuve une cataracte de feu, et dans cette cataracte une île de feu, et sur cette île un rocher de feu, et au sommet de ce rocher un aigle de feu ; le feu jaillissait du fond de sa gorge, le feu s’échappait de sa bouche, ses plumes scintillaient comme la flamme, elles crépitaient comme des étincelles.

Lemminkäinen vit cet obstacle de loin. « Par où passeras-tu, ô Kaukomieli, quelle route suivras-tu, ô fils de Lempi[17] ?

Le joyeux Lemminkäinen, le beau Kaukomieli dit : « Je vais aux noces, au mystérieux festin de Pohjola ; détourne-toi un peu de côté, laisse-moi le chemin libre, permets au voyageur, permets surtout à Lemminkäinen de passer devant toi ! »

L’aigle répondit avec hauteur, la gueule de feu murmura : « Je livrerai passage au voyageur, surtout à Lemminkäinen, je lui permettrai de se diriger à travers ma bouche, de circuler à travers ma gorge ; là est la route qui le conduira à ces noces sans fin, à ces festins éternels. »

Lemminkäinen ne prit aucun souci de cette réponse, il n’en fut nullement alarmé ; il chercha dans sa poche, fouilla dans sa petite bourse, et en retira les plumes du coq de bruyères. Puis il les frotta entre ses mains, il les broya entre ses dix doigts, et soudain il en surgit une troupe de coqs de bruyères. Lemminkäinen les lança dans la bouche de l’aigle, dans le ventre du monstre vorace, dans la gorge de l’aigle de feu, entre les serres de l’oiseau de proie ; et ainsi il échappa à ses atteintes, il termina heureusement sa première journée.

Et de nouveau il frappa son étalon de son fouet orné de perles ; l’étalon bondit et reprit sa course.

Mais, quand il eut franchi un court espace, il s’arrêta soudain, et poussa des hennissements d’épouvante.

Lemminkäinen se dressa hors de son traîneau pour voir ce qui arrivait. Il arrivait ce que sa mère avait dit, ce que sa nourrice avait prédit. Un gouffre se trouvait en travers de la route, un gouffre d’une longueur immense du côté de l’orient, sans aucune limite du côté de l’occident, un gouffre plein de pierres enflammées, de roches brûlantes.

À cette vue Lemminkäinen ne conçut aucune inquiétude ; il adressa une prière à Ukko : « Ô Ukko, dieu suprême, père qui habites dans le ciel, envoie un nuage du sud-ouest, un second nuage de l’ouest, un troisième de l’est et du nord-est, joins ces nuages ensemble et fais-en tomber une neige de la hauteur d’un manche d’épieu, sur ces pierres enflammées, sur ces roches brûlantes ! »

Ukko, le dieu suprême, le père antique qui habite dans le ciel, envoya un nuage de sud-ouest, un second nuage de l’ouest, un troisième de l’est et du nord-est, il les joignit ensemble et en fit tomber une neige de la hauteur d’un manche d’épieu sur les pierres enflammées, sur les roches brûlantes. La neige se fondit sous l’action du feu, et forma un grand lac.

Le joyeux Lemminkäinen évoqua un pont de glace[18], et il le jeta sur le lac de neige fondue. Ainsi il franchit le gouffre redoutable, et termina heureusement sa seconde journée.

Et il frappa son étalon de son fouet orné de perles ; l’étalon bondit et reprit sa course.

Mais, quand il eut franchi un court espace, il s’arrêta tout à coup et demeura immobile.

Le joyeux Lemminkäinen se dressa hors de son traîneau pour voir ce qui arrivait. Un loup se tenait, un ours faisait sentinelle à l’ouverture du chemin qui conduisait à l’habitation de Pohja.

Le joyeux Lemminkäinen, le beau Kaukomieli chercha dans sa poche, fouilla dans sa petite bourse, et en retira des flocons de laine de brebis. Puis, il les frotta entre ses mains, il les broya entre ses dix doigts, et, soufflant sur ses mains, il en fit partir un troupeau, un grand troupeau de brebis, une superbe bande d’agneaux ; le loup se jeta, l’ours se précipita sur cette proie, et le joyeux héros poursuivit sa route.

Bientôt il arriva à l’habitation de Pohja. Là se trouvait une barrière forgée de fer, une palissade forgée d’acier. Elle s’enfonçait dans la terre à une profondeur de cent brasses, elle s’élevait vers le ciel à une hauteur de mille brasses. Les pieux en étaient faits de longs serpents entortillés de noires couleuvres, liés avec des lézards. Les queues des monstres avaient été laissées pendantes, leurs rondes têtes frétillaient, leurs gueules profondes sifflaient ; leurs queues étaient en dedans, leurs têtes en dehors.

Le joyeux Lemminkänen se mit à penser : « C’est bien là ce que ma mère m’avait dit, ce que ma nourrice m’avait prédit en gémissant. Oui, je vois, en vérité, la fatale barrière qui s’élève de la terre jusqu’au ciel. Le serpent rampe bien bas, mais la barrière s’enfonce encore plus bas, l’oiseau vole bien haut, mais la barrière monte encore plus haut. »

Cependant, Lemminkäinen ne s’inquiéta pas trop de cet obstacle. Il tira son couteau de sa gaine, sa terrible lame du fourreau, et il se mit à tailler dans la barrière, Il ouvrit une brèche dans la cloison de fer, dans la cloison de serpents, entre six, entre sept poteaux, puis il lança son traîneau en avant et arriva à la porte de Pohjola.

Un serpent s’étendait en travers du seuil ; il était long comme une des poutres de la maison, gros comme un des piliers de la porte ; il avait cent yeux, il avait mille dents, des yeux grands comme un tamis, des dents longues comme un manche d’épieu, comme un manche de râteau ; son dos était large comme sept bateaux.

Le joyeux Lemminkäinen s’arrêta ; il n’osa marcher sur le serpent aux cent yeux, sur le monstre aux mille langues.

Et il éleva la voix, et il dit : « Ô reptile noir des basses régions de la terre, larve teinte des couleurs de la mort, toi qui te roules dans le gazon, qui habites au pied de la fleur de Lempo[19], qui te glisses à travers les humbles touffes d’herbe, qui rampes à travers les racines des arbres, qui t’a envoyé, qui t’a excité à sortir des herbes profondes pour ramper sur la terre, pour ondoyer sur la route ? Qui t’a relevé la tête, qui t’a poussé, qui t’a exhorté à la porter droite, à roidir ton cou ? Est-ce ton père, est-ce ta mère, est-ce l’aîné de tes frères, la plus jeune de tes sœurs, ou quelque autre de tes illustres parents[20] ?

« Ferme la bouche, maintenant, cache ta tête, cache ta langue acérée, roule-toi, replie-toi en peloton ; laisse le chemin, la moitié du chemin libre, afin que le voyageur puisse passer ; ou bien, fuis loin de ces lieux, misérable, fuis dans les profondeurs de la bruyère, dérobe-toi sous la mousse, roule comme un flocon de laine, comme une boule de peuplier ! Oui, fixe ta tête dans la tourbe, enfonce-la dans ses entrailles, là est ta demeure, ta véritable habitation ; et si du fond de la tourbe tu relèves encore la tête, Ukko la brisera avec sa foudre d’acier, avec sa grêle de fer[21]. »

Ainsi parla Lemminkäinen ; mais le serpent ne l’écouta point, il continua de siffler, de hurler d’une manière horrible ; sa langue s’allongeait, sa gueule se dilatait pour dévorer le héros.

Alors, le joyeux Lemminkäinen se rappela les antiques paroles, les mystérieuses formules que sa mère lui avait apprises jadis, que sa nourrice lui avait enseignées. Le joyeux Lemminkäinen, le beau Kaukomieli dit : « Si tu résistes à mes ordres, si tu ne t’écartes point de ma route, tu périras, gonflé sous la force de tes propres douleurs ; oui, ton corps éclatera en deux, en trois morceaux, lorsque je sonderai le mystère de ton origine, lorsque je découvrirai l’être qui t’a donné le jour. Je sais, ô misérable, comment tu es né ; je sais, ô monstre de la terre, comment tu as grandi : Syöyätär[22] est ta mère, Vetehinen[23] t’a engendré.

« Syöyätär cracha dans l’eau, elle bava au milieu des ondes, et sa salive fut ballottée par les vents, bercée par le souffle des vagues pendant six ans, pendant sept ans, sur la surface de la mer, sur les hautes montagnes humides, et le courant la dilata, les rayons du soleil l’amollirent, les flots la poussèrent et la déposèrent sur le rivage.

« Les trois filles de la nature[24] parcouraient les bords de la mer orageuse ; elles y aperçurent la salive de Syöyätar, et elles dirent : « Que pourrait-il advenir de cette salive si le Créateur lui soufflait la vie, s’il lui donnait des veux ? »

« Le Créateur entendit ces paroles, et il dit : « Le mal naîtrait du mal, le monstre naîtrait de la bave du monstre, si je lui soufflais la vie, si je lui fixais des yeux dans la tête. »

« Hiisi[25] entendit ces paroles, le maudit s’approcha pour regarder, et il exerça lui-même la puissance créatrice ; il souffla la vie à la salive du monstre, à la bave de Syöyätär, et il en naquit un serpent, elle fut changée en un reptile noir.

« Où le serpent a-t-il donc puisé la vie ? Il l’a puisée dans le foyer ardent de Hiisi. De qui a-t-il reçu son cœur ? Il l’a reçu de Syöyätar. Comment s’est formée sa cervelle ? Elle s’est formée de l’écume du torrent sauvage. De quoi a été faite sa tête ? Sa tête a été faite d’un pois. De quoi ont été faits ses yeux ? De la graine de lin de Lempo. De quoi ses oreilles ? Des feuilles du bouleau de Lempo. De quoi sa bouche ? De la fibule de Syöyätär. De quoi sa langue ? De l’épieu de Kaitolainen[26]. De quoi ses dents horribles ? Des bourriers de Tuoni. De quoi ses hideuses gencives ? Des gencives de la fille de Kalma[27]. De quoi son dos ? De la fourche de Hiisi. De quoi sa queue ? Des nattes épaisses de Pahalainen[28]. De quoi ses boyaux ? De la ceinture de la mort[29].

« Telle est ta famille, telle est ta grande renommée. Ô reptile noir des basses régions de la terre, larve teinte des couleurs de la mort, toi qui portes sur la peau les couleurs de la terre nue et des champs de bruyères, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, retire-toi de la route du voyageur, laisse le passage libre au héros, laisse Lemminkäinen poursuivre sa course jusqu’aux noces de Pohjola, jusqu’au festin de la grande foule ! »

Alors, le serpent se mit à dérouler ses anneaux, le monstre aux mille yeux, le reptile géant se glissa hors de la route ; il laissa le passage libre au voyageur, il laissa Lemminkäinen poursuivre sa course jusqu’aux noces de Pohja, jusqu’au festin mystérieux de la grande foule.


  1. Voir Onzième Runo, note 1.
  2. Voir Onzième Runo, note 4.
  3. « Siellä peiponen peseikse,
    « Pulmonen nuhasteleikse,
    « Paansä pellavas-pioksi,
    « Kaulanvarren valkeaksi. »

  4. Voir Première Runo, note 12.
  5. Voir Onzième Runo, note 5.
  6. Proverbe finnois.
  7. Voir Onzième Runo, note 14.
  8. Voir Douzième Runo, note 5.
  9. Voir Onzième Runo, note 3.
  10. Voir Onzième Runo, note 2.
  11. Voir Huitième Runo, note 8.
  12. Ici le texte original est magnifique d’expression.

    « Tuo malle sotisopani,
    « Vanhat vaino-vaatteheni,
    « Itse käyn isoni miekan,
    « Katson kalvan taattoseni,
    « Viikon on vilussa ollut,
    « Kauan kaihossa siassa,
    « Itkenyt ikansa siella,
    « Kautajata kaipaellut ! »

  13. Voir Septième Runo, note 5.
  14. Voir Quatrième Runo, note 21.
  15. Manière de dire que Lemminkäinen doit déployer une noble fierté et prendre partout et toujours la première, la meilleure place.
  16. Proverbe finnois.
  17. Lempi est ici pour Lemmi ou Lemminkäinen.
  18. Il créa un pont de glace au moyen de formules magiques.
  19. Voir Quatrième Runo, note 21.
  20. L’original présente ici une rare énergie :

    « Mato musta maan-alainen,
    « Toukka Tuonen karvallinen,
    « Kulkia kulon-alainen,
    « Lehen Lemmon juurehinen,
    « Lapi mäträhän menia,
    « Puun juuren pujottelia !
    « Kuka sun kulosta nosti,
    « Heinän juuresta heratti
    « Maan päälle matelemahan,
    « Tielle teukkalehtamahan ?
    « Kuka nosti nukkoasi,
    « Kuka käske, ken kehoitti
    « Paata pystössä piteä,
    « Kaulan vartta kankeata,
    « Isosiko, vai emosi,
    « Vaiko vanhin veljiasi,
    « Vai nuoriu sisariasi,
    « Vaiko muu sukusi suuri ? »

  21. Tout ce passage constitue une formule destinée à conjurer les morsures du serpent : Käärmeen asetussanat.
  22. Voir Quinzième Runo, note 17.
  23. Voir Dix-neuvième Runo, note 11. D’après ces deux vers de la runo :

    « Syöyatär sinun emosi
    Vetehinen vanhempasi, »

    il semble que Syöyatar et Vetehinen soient un seul et même personnage, ce qui s’accorde peu avec un passage de la dix-neuvième runo, où Vetehinen joue un rôle propre à le signaler comme un génie mâle. Je tâcherai d’expliquer cette contradiction dans la partie mythologique du second volume.
  24. Voir Deuxième Runo, note 19.
  25. Voir Huitième Runo, note 5.
  26. Fantôme qui erre à travers les bois.
  27. Voir Neuvième Runo, note 6.
  28. Fils de Paha. Voir Huitième Runo, note 5.
  29. Ce curieux et bizarre récit est consacré sous le nom de « Paroles de l’origine du serpent : Käärmeen synty ». Il est intéressant d’en lire les derniers vers dans le texte original :

    « Mist’on tuolle henki saatu ?
    « Hepki Hiien hiiloksesta ;
    « Mist’on syyetty syanta ?
    « Syöjattarelta syanta :
    « Mist’on aivot ankeloisen ?
    « Virran vankan vaaluvista ;
    « Mista tunto turmiolla ?
    « Kuohusta tulisen kosken ;
    « Mist’on pää pahalle pantu ?
    « Paa pahan pavun jvvastä.
    « Mist on siihen silmat luotu ?
    « Lemmon linan siemenista ;
    « Mist’on korvat konnat paassä ?
    « Lemmon koivun lehtosista ;
    « Mist’on suuta suunnittettu ?
    « Suu solesta Syöjattaren,
    « Mist’on kieli kehnon suussa ?
    « Keito aisen Keiha’asta ;
    « Mist’on hampahat hajylla ?
    « Okahista Tuonen ohran ;
    « Mist’on ilkean ikenet ?
    « Ikenista Kalman immen.

    « Mist’on selkä seisosettu ?
    « Hiien hiili-seipahästä,
    « Mista hanta haalattynä ?
    « Pahalaisen palmikosta ;
    « Mista suolet solmittuna ?
    « Suolet surman vyöllisesta. »