Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/2

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 10-18).

DEUXIÈME RUNO.

sommaire.
Wäinämöinen aborde sur une île déserte et stérile. — Il la défriche et l’ensemence. — Les plantes et les arbres croissent en abondance. — Le chêne seul dort dans son germe. — Tursas féconde le gland. — Le chêne s’élève et obscurcit de ses rameaux le soleil et la lune. — Un nain des eaux transformé soudain en géant l’abat de trois coups de hache. — Vertu magique de ses branches. — Nouveau défrichement. — Tous les arbres sont abattus, sauf un seul bouleau que le héros laisse debout pour servir de lieu de repos aux oiseaux du ciel. — L’aigle reconnaissant met le feu aux arbres. — Le blé est semé dans la cendre, et Ukko envoie une pluie qui le fait germer. — Chant du coucou.

Wäinämöinen dirigea ses pas à travers l’île située au milieu de la mer, à travers la terre dépouillée d’arbres. Il vécut de longues années sur cette île sans nom, sur cette terre stérile.

Et il pensa dans son esprit, il médita dans son cerveau : « Qui viendra, maintenant, ensemencer le champ ? Qui le remplira de germes féconds ?

Pellervoinen[1], le fils des champs, Sampsa[2], le jeune garçon, voilà celui qui ensemencera le champ, celui qui le remplira de germes féconds.

Et, soudain, il se mit à l’œuvre. Il versa la graine sur les plaines et sur les marais, sur les talus à la terre molle et sur les espaces rocailleux.

Il sema les pins sur les collines, les sapins sur les hauteurs, les bruyères sur les grèves ; il planta les vallées de jeunes arbrisseaux.

Puis il remplit les lieux humides, de bouleaux ; les lieux sablonneux, d’aulnes ; les endroits frais, de putiers ; les terres arrosées, de saules ; les terres sacrées, de sorbiers[3] ; les terres mouvantes, d’osiers ; les champs arides, de genevriers ; le bord des rivières, de chênes.

Et les germes poussèrent : on vit les branches se déployer avec leurs cimes fleuries, les pins avec leur couronne touffue, les bouleaux et les aulnes avec leur verdure ; on vit les putiers et les genevriers s’élever et se couvrir de beaux et savoureux fruits.

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen alla voir ce que Sampsa avait fait. Il reconnut que les jeunes rejetons avaient poussé, que les arbres avaient grandi. Seul, le chêne n’avait point fécondé sa semence ; seul, l’arbre de Jumala[4] n’avait point pris racine.

Wäinämöinen abandonna l’arbre rebelle à son destin ; puis il attendit trois nuits et trois jours, et quand à peu près une semaine se fut écoulée, il revint le visiter. Mais, le chêne n’avait point encore germé, l’arbre divin n’avait point poussé de racines.

Alors, quatre vierges, cinq jeunes fiancées, s’élancèrent du sein de l’onde[5]. Elles se mirent à faucher l’herbe haute, à tailler le gazon humide de rosée, et, à mesure qu’elles avançaient, elles ramassaient l’herbe avec un râteau, et l’amoncelaient en longue colline.

Tursas[6] surgit du fond de la mer. Il mit le feu à l’herbe coupée et la livra au pouvoir de la flamme. Tout brûla jusqu’à la cendre nue.

Et, maintenant, c’est au cœur de cette cendre, de cette suie aride, que croîtra le feuillage bien-aimé, que germera le gland du chêne. Déjà la belle plante, le vert rejeton apparaît ; il brille comme une fraise, et de sa tige s’échappe une double branche.

Ses rameaux se dilatent, sa cime monte jusqu’au ciel, ses branches envahissent l’espace ; il arrête, dans leur vol, les nuées légères, il interrompt la course des grands nuages, il obscurcit la lune et le soleil.

Alors, le vieux Wäinämöinen réfléchit profondément. « N’y a-t-il personne qui puisse arracher le chêne, abattre le bel arbre ? L’ennui s’emparera des hommes, les poissons nageront difficilement, si la lune ne brille point, si le soleil cache son flambeau. »

Mais nul homme, nul héros ne se présenta pour arracher le chêne, pour abattre l’arbre aux cent branches.

Le vieux Wäinämöinen dit : « Ô femme, ô mère qui m’as porté dans ton sein, Luonnotar[7], toi qui m’as nourri, envoie ici une des puissances des eaux (les eaux en renferment un grand nombre) qui arrache le chêne, détruise l’arbre fatal, afin de dégager les voies du soleil, de frayer la route aux rayons de la lune. »

Un homme, un héros s’éleva du sein des flots. Il n’était ni des plus grands ni des plus petits[8] ; il était haut comme le pouce d’un homme, comme l’empan d’une femme.

Un casque de cuivre couvre sa tête et retombe jusque sur ses épaules ; des bottes de cuivre couvrent ses jambes ; des gantelets de cuivre couvrent ses mains, et sous ses gantelets de cuivre, des mitaines de cuivre. Une ceinture de cuivre entoure sa taille, une hache de cuivre end à son côté ; le manche en est long d’un pouce, le fer large d’un ongle[9].

À la vue de cet homme, de ce héros, le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen pense et médite profondément.

Il dit : « Qui es-tu donc, toi qui te présentes ici comme un homme ? Qui es-tu, pauvre misérable ? Tu ne vaux guère plus qu’un mort, tu n’es guère plus beau qu’un être privé d’existence[10]. »

Le petit homme du fond de la mer, le héros des flots répondit : « Je n’en suis pas moins un homme comme les autres, un petit héros du peuple de la mer. Je viens ici pour arracher le chêne, pour mettre le bel arbre en pièces. »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen dit : « Tu n’as point été fait, tu n’as pont été créé pour arracher le grand chêne, pour abattre l’arbre merveilleux. »

Et Wäinämöinen jeta les regards autour de lui. Mais, déjà l’homme, déjà le héros avait pris une autre forme. Il frappe puissamment la terre du pied, il porte son front dans les nues. Sa barbe flotte jusque sur ses genoux, ses cheveux jusque sur ses talons. On mesure une brasse entre ses deux yeux ; son pantalon est large d’une brasse au-dessus du pied, d’une brasse et demie autour du genou, de deux brasses autour de la cuisse.

Et le héros se met à repasser sa hache, à en aiguiser le tranchant avec six, avec sept pierres.

Puis il s’élance vivement avec ses pieds légers. Il fait un pas rapide sur la plaine sablonneuse ; il fait un second pas sur la terre couleur de foie[11] ; il fait un troisième pas, et il arrive jusqu’au pied du chêne flamboyant.

Alors, de sa hache, il le frappe une fois, il le frappe deux fois. Au troisième coup, le feu jaillit de l’acier, Panu[12] s’échappe du tronc ; et le chêne chancelle, et l’arbre immense penche vers la terre.

Ainsi, trois coups ont suffi pour renverser le géant, pour abattre les cent couronnes. Les racines arrachées gisent tournées vers l’orient, la cime fléchit vers le nord-ouest, les faibles rameaux vers le midi, les branches puissantes vers le nord.

Celui qui prit une branche de l’arbre eut en partage un bonheur éternel ; celui qui détacha un bouquet de sa couronne, un taika[13] éternel ; celui qui en cueillit une seule feuille sentit s’allumer dans son cœur un amour éternel. Le héros coupa l’arbre en mille pièces, et il les dispersa sur la surface de la mer, sur les vastes flots. La mer les emporta au loin, les flots les ballottèrent comme de petits navires, comme de tégers bateaux.

Et ils voguèrent ainsi jusqu’aux rivages de Pohjola.

Là était une jeune femme qui lavait les voiles de sa tête, les vêtements de son corps, sur une pierre fixée dans l’eau, à l’extrémité d’un long promontoire.

Elle aperçut les débris flottant sur les vagues, et elle les recueilrt dans sa hotte d’écorce de bouleau, pour les emporter dans sa maison et en fabriquer des flèches ensorcelées.

Et, maintenant que le chêne a été renversé, que l’arbre merveilleux a été abattu, le soleil et la lune ont retrouvé une place pour darder leurs rayons ; les nuages pour poursuivre leur course ; l’arc-en-ciel pour déployer son splendide croissant, à l’extrémité du cap nébuleux, de l’île riche d’ombrage.

Et les bruyères commencèrent à verdir, les bois à croître joyeusement, les feuilles à vêtir les arbres, le gazon à parer à terre, les oiseaux à gazouiller sous les ombrages, les grives à folâtrer, le coucou à chanter à la cime des branches.

Déjà la baie mûrit sur sa tige, les fleurs d’or[14] s’épanouissent au milieu des champs, la verdure s’étale sous mille formes. Mais l’orge n’a point encore germé, la plante bien-aimée n’a point encore grandi.

Alors, le vieux Wäinämöinen parcourt, à pas lents et la tête pensive, les bords du golfe bleu, de la mer profonde. Là, il trouve six espèces, sept espèces différentes de graine qu’il renferme dans son sac de peau de martre, de peau d’écureuil d’été.

Et il va pour semer la graine près de la source de Kaleva, au milieu des champs d’Osmo[15].

La grande mésange chante du haut d’un arbre : « L’épi d’Osmo ne croîtra point, l’avoine de Kaleva ne germera point, si les arbres qui couvrent le champ ne sont point abattus et brûlés par le feu[16]. »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen se fait aussitôt fabriquer une hache au tranchant aigu. Puis il abat une quantité, une immense quantité d’arbres. Tous les beaux arbres s’écroulent sous ses coups. Un bouleau, un seul bouleau reste debout, pour servir de lieu de repos aux oiseaux du ciel, pour que le coucou y fasse entendre ses chants.

Et voici qu’un aigle prend son essor à travers le ciel. Il veut savoir pourquoi le bouleau a été conservé, pourquoi le bel arbre n’a pas été abattu.

Le vieux Wäinämöinen lui dit : « On a laissé l’arbre debout, pour servir de lieu de repos aux oiseaux du ciel, de refuge aérien à l’aigle. »

L’aigle, l’oiseau de l’air dit : « Tu as certainement bien agi en laissant le bouleau croître, le bel arbre debout, pour servir de lieu de repos aux oiseaux du ciel, pour me servir de refuge à moi-même. »

Et l’aigle mit le feu aux arbres abattus. La flamme bondit avec violence ; le vent du nord, le vent du nord-est attisèrent l’incendie ; tout fut dévoré et réduit en cendres.

Alors, le vieux Wäinämöinen tira les six, les sept espèces différentes de graine, de son sac de peau de martre, de peau d’écureuil d’été, de peau de blanche hermine[17].

Puis il se rendit dans le champ pour les semer, et il dit : « Je verserai la semence sur la terre à travers les doigts du Créateur, la forte main du Tout-Puissant ; je la verserai sur cette terre féconde, sur ce champ bien préparé.

« Ô vieille qui habites dans les entrailles de la terre, ô mère de Mannu[18], souveraine des champs, fais que l’herbe pousse, que les germes se fécondent. La force ne manquera point à la terre tant que dureront les temps, si les donneuses lui prodiguent leurs faveurs, si les filles de la nature[19] lui prêtent leur concours.

« Ô terre, sors de ton repos ! gazon du Créateur, secoue ton sommeil ! fais que les tiges s’élancent, que cent épis, que mille épis surgissent du champ que j’ai ensemencé, du champ qui m’a coûté tant de fatigue.

« Ô Ukko, dieu suprême entre tous les dieux, père antique qui habites au haut du ciel et qui règnes sur les nuages, rassemble les nuages, trace-leur une route à travers les rayons du soleil ; fais lever un nuage à l’orient, un autre nuage à l’occident, un troisième au midi ; verse l’eau des hauteurs du ciel, le miel des sources éthérées, sur les germes qui poussent, sur les semences qui croissent et se développent[20]. »

Ukko, le dieu suprême entre tous les dieux, Ukko, le père antique qui règne dans le ciel, rassembla les nuages et leur traça une route à travers les rayons du soleil. Il fit lever un nuage à l’orient, un autre nuage à l’occident, un troisième au midi, et il les joignit ensemble, et il y perça une large ouverture. Soudain, l’eau tomba des hauteurs du ciel, le miel, des sources éthérées, sur les germes qui poussaient, sur les semences qui se développaient. Et les plantes s’élevèrent nombreuses et serrées, parmi les sillons ; et les épis couvrirent le champ que Wäinämöinen avait préparé.

Un jour, deux jours, trois nuits, une semaine au moins s’écoulèrent. Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen alla visiter le champ qu’il avait ensemencé, le champ qui lui avait coûté tant de fatigue. Il y trouva tout à son gré : l’orge avait grandi, l’épi avait trois lignes, la tige trois articulations.

Alors, le vieux Wäinämöinen jeta les regards autour de lui.

Le coucou[21] d’été s’approcha, et, voyant le bouleau déployer sa riche couronne, il dit :

« Pourquoi a-t-on épargné le bouleau, pourquoi n’a-t-on point arraché le bel arbre ? »

Le vieux Wäinämöinen dit : « On a épargné le bouleau, on n’a point arraché le bel arbre, afin que tu aies une branche pour te reposer et faire entendre tes chants. Chante donc, maintenant, ô beau coucou, chante à pleine voix, poitrine retentissante, poitrine d’or ; fais résonner les airs, poitrine d’airain. Oui, chante le soir, chante le matin, chante au milieu du jour ; célèbre mes belles plaines, dis la douceur de mes bois, les trésors de mes rivages, la fécondité de mes champs ! »

  1. Fils du champ (pellon-poika). Dieu protecteur des champs qui exerçait, en même temps un pouvoir souverain sur les arbres et les plantes.
  2. Surnom de Pellervoinen.
  3. Le sorbier était regardé par les anciens Finnois comme un arbre sacré ; sacrées aussi, par conséquent, étaient les terres dans lesquelles il était planté.
  4. Le Dieu suprême. Les Finnois appellent le chêne arbre de Jumala, comme les Grecs et les Romains l’appelaient arbre de Jupiter. Le mythe de Jumala se trouve expliqué avec tous les développements qu’il comporte, dans le second volume de cet ouvrage.
  5. Divinités des eaux.
  6. Ou Turso, mauvais génie des eaux, d’une figure monstrueuse. Le service qu’il rend ici à Wäinämöinen sort exceptionnellement de ses attributions caractéristiques.
  7. Voir Première Runo, note 18.
  8. Idiotisme finnois, d’un usage fréquent. C’est une manière de parler quand on ne veut pas préciser ce qu’on dit.
  9. Les Finnois se servent souvent de l’ongle, comme de terme de comparaison, lorsqu’ils veulent désigner les objets très-petits ; et de l’ongle ne prennent-ils encore que l’extrémité, la partie qui se noircit.
  10. Formule par laquelle Wäinämöinen exprime l’insignifiance de celui auquel il parle. C’est à peine s’il lui reconnaît assez des propriétés de l’être pour qu’on puisse le distinguer du néant.
  11. Comparaison familière à la poésie finnoise.
  12. Personnitication du feu.
  13. Talisman, amulette, instrument magique. Quelle puissante et magnifique vertu la mythologie finnoise attribue au chêne !
  14. Dans la langue finnoise, les expressions or et, dans un degré moindre, argent, sont synonymes de beauté, d’amabilité, de richesse, de splendeur ; de même que les mots feu, flamme signifient grandeur, activité, puissance… Une chose d’or ou d’argent est aussi une chose chérie à laquelle on tient par le cœur.
  15. Kaleva et Osmo remplacent ici le nom de Wäinämöinen, mais dans un sens purement épithétique.
  16. Système de défrichement en usage chez les Finnois. Ils mettent le feu aux forêts, puis sèment dans la cendre ; ce qui féconde le grain d’une façon merveilleuse.
  17. Les Finnois fabriquent des sacs et des bourses avec les peaux de ces divers animaux qui abondent dans leurs forêts.
  18. Personnification de la terre ferme.
  19. Les éléments, les forces créatrices.
  20. Les vieux Finnois prononcent encore aujourd’hui cette invocation en ensemençant leurs champs.
  21. Le coucou est un oiseau vénéré chez presque toutes les nations du Nord. On conçoit que ses mœurs solitaires, son chant mélancolique et tendre aient dû charmer les Finnois tout particulièrement. Le coucou revient souvent dans les runot, et toujours accompagné des qualifications les plus gracieuses. C’est l’oracle du bonheur ; il ne prédit que des choses heureuses.