Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/3

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 19-31).

TROISIÈME RUNO.

sommaire.
La renommée de Wäinämöinen s’étend au loin. — Joukahainen en est jaloux et veut le braver. — Il va à sa rencontre et lui porte un défi. — Wäinämöinen le laisse débiter ce qu’il sait, mais dédaigne de se mesurer avec lui. — Joukahainen entre en fureur et menace le runoia de son glaive. Wäinämöinen le soumet alors à de terribles ensorcellements. — Joukahainen demande grâce, et promet à Wäinämöinen, s’il rappelle ses paroles magiques, de lui donner sa sœur Aino pour épouse. — Wäinämöinen le délivre. — Joukahainen revient triste près de sa mère, à laquelle il raconte son aventure. — Douleur de la jeune fille d’avoir été promise au vieux runoia. — Joie de la mère, à l’espoir de voir entrer dans sa famille un héros aussi célèbre.

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen passait les jours de sa vie dans les bois de Wäinölä[1], dans les landes de Kalevala. Il y chantait ses chants, il y manifestait sa science.

Jour et nuit, sans interruption, sa voix retentissait. Il redisait ses antiques souvenirs, il célébrait l’origine des choses, les mystères que tous les enfants ne sauraient chanter, que tous les hommes ne sauraient comprendre, dans cette triste vie, dans les heures suprêmes de ces jours périssables.

La renommée de la sagesse du runoia, de la grande science[2] de Wäinämöinen se répandit au loin. Elle vola jusqu’aux régions du Midi, jusque vers les hauteurs de Pohjola.

Or, voici que le jeune Joukahainen, le maigre garçon de Laponie, se promenait un jour dans le village. Il y entendit raconter ces nouvelles merveilleuses ; il y apprit que l’on chantait beaucoup mieux dans les bois de Wäinölä, dans les landes de Kalevala, qu’il ne savait chanter lui-même, qu’il ne l’avait appris de son père.

Il en fut transporté de colère. En même temps, une jalousie farouche s’alluma dans son sein contre Wäinämöinen ; car il vit qu’il allait être surpassé par lui. Il se rendit auprès de sa mère, de sa nourrice, et lui annonça son dessein d’aller à Wäinölä, pour y provoquer le runoia.

La mère de Joukahainen désapprouva son dessein, son père s’efforça de l’en dissuader. Ils lui dirent : « Là on te bernera, on t’ensorcellera : la bouche dans la neige, la tête dans la glace fondue, les poings dans une atmosphère rude[3] ; on te raidira les mains de manière à ce que tu ne puisses te retourner, les pieds de manière à ce que tu ne puisses bouger. »

Le jeune Joukahainen répondit : « Sans doute, la science de mon père est bonne, celle de ma mère meilleure encore. Mais la mienne leur est supérieure. Si je veux engager la lutte, si je veux rivaliser avec les hommes, j’ensorcellerai tous ceux qui chercheraient à m’ensorceler, je bernerai tous ceux qui tenleraient de me berner. Du plus fort enchanteur je ferai le plus faible des enchanteurs. Je lui mettrai aux pieds des chaussures de pierre, autour des reins et des jambes, des vêtements de bois, sur la poitrine, un monceau de pierres, sur les épaules, un bioc de pierre, aux mains, des gants de pierre, sur la tête, un casque de dur rocher. »

Ainsi, le jeune Joukahainen partit, sans écouter les conseils. Il prit son cheval aux naseaux flamboyants, aux jarrets de feu, et il l’attela à son traîneau d’or[4], à son traîneau de fête. Puis il s’y plaça, fit claquer son fouet orné de perles et s’élança dans l’espace.

Il marcha avec un fracas de tempête ; il marcha un jour, il marcha deux jours. Le troisième jour, il arriva dans les bois de Wäinölä, dans les landes de Kalevala.

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen cheminait lentement sur la route.

Bientôt, le jeune Joukahainen se trouva de front avec lui. Les traîneaux se heurtèrent, les harnais s’embrouillèrent, les colliers s’enchevêtrèrent, les coursiers fumants s’arrêtèrent.

Alors, le vieux Wäinämöinen dit : « De quelle race es-tu donc, toi qui viens si follement sur ma route, toi qui viens mettre en pièces mon traîneau, mon beau traîneau de fête ? »

Le jeune Joukahainen répondit : « Je suis le jeune Joukahainen. Mais toi, d’où sors-tu ? Quelle est ta famille ? Quels sont tes ancêtres, misérable ? »

Le vieux Wäinämöinen dit : « Si tu es le jeune Joukahainen, retire-toi un peu de mon chemin, car tu es moins ancien que moi[5]. »

Le jeune Joukahainen dit : « Il ne s’agit ici ni de jeunesse ni de vieillesse. Que celui qui est le plus grand en sagesse, le plus puissant en souvenirs marche en avant, et que l’autre lui cède le pas ! S’il est vrai que tu sois le vieux Wäinämöinen, le runoia éternel, commençons à chanter. Que l’homme fasse la leçon à l’homme, que l’un de nous triomphe de l’autre ! »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen dit : « Que pourrais-je bien valoir comme sage, comme runoia, moi qui ai vécu toute ma vie dans ces bois solitaires, au milieu de mes champs, attentif seulement à la voix de mon coucou ? Cependant, ne m’en fais pas moins entendre ce que tu sais, Ce que tu comprends mieux que les autres. »

Le jeune Joukahainen dit : « Je sais une chose et une autre chose ; je les possède dans toute leur clarté. Je sais que le passage de la fumée est près du toit[6], que la flamme n’est pas loin du foyer, que la vie est facile au chien de mer, au phoque qui se vautre dans l’eau ; il s’engraisse des saumons et des lavarets qui errent autour de lui.

« Les plaines qu’habite le lavaret n’ont point d’aspérités, le toit est plat et uni dans la demeure du saumon ; le brochet se joue dans l’eau glacée ; la truite dans les flots orageux ; la perche timide plonge, pendant l’automne, au fond des gouffres ; pendant l’été, elle danse dans les fleuves desséchés, elle se trémousse près des rivages.

« Si cela ne te suffit point, je sais encore d’autres choses, je connais d’autres sujets. Pohjola est labourée avec des rennes ; Etelä[7] avec des chevaux ; Takalappi[8] avec des tarwas[9] ; une vaste forêt couronne la montagne de Pisa, des sapins touffus s’élèvent sur les rochers de Horna[10].

« Il est sous la voûte de l’air trois redoutables cataractes, trois superbes lacs, trois hautes montagnes. En Häme[11], Hälläpyörä[12], en Karjala[13], Kaatarkoski[14], n’ont vaincu le Wuoksen[15], n’ont triomphé d’Imatra[16]. »

Le vieux Wäinämöinen dit : « La science de l’enfant, la mémoire de l’enfant ne sont point celles du vieux héros barbu, ni de l’homme qui a pris femme. Dis les Syntyjä[17], les choses sérieuses et éternelles. »

Le jeune Joukahainen dit : « Je connais l’origine du pinson ; je sais que le pinson est un oiseau, que la couleuvre verte est un serpent, que la perche est un poisson de l’eau, que le fer est flexible, que la terre noire est amère, que l’eau bouillante engendre la douleur, que le feu brûle avec rage.

« L’eau est le plus ancien des baumes ; l’écume de la cataracte, la plus ancienne des Katsehista[18] ; le Créateur, le plus ancien des Loitsiat[19] ; Jumala, le premier entre les Parantajista[20].

« L’eau a son origine dans les flancs des montagnes, le feu est issu du ciel, le fer de la rouille, le cuivre des entrailles des rochers.

« La motte humide est la plus ancienne manifestation de la terre, l’osier le plus ancien des arbres ; la racine du pin, la plus ancienne des habitations ; la pierre creuse de la montagne, la plus ancienne des grandes chaudières. »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen dit : « As-tu encore quelque chose dans la tête, ou ton bavardage est-il fini ? »

Le jeune Joukahainen dit : « Je me souviens encore de quelque chose ; je me souviens de ce temps où j’étais à labourer la mer, à sonder les abîmes, à creuser des trous aux poissons, à plonger jusqu’au cœur de l’eau[21], à former les lacs, à amonceler les collines, à joindre ensemble les rochers.

« J’étais présent, moi sixième, mot septième, lorsque la terre fut créée, lorsque l’espace fut déroulé. Et j’ai aidé à fixer les colonnes de l’air sur leur base, à suspendre l’arc-en-ciel au milieu des nuages, à attacher la lune à la voûte éthérée, à lancer le soleil dans sa carrière, à placer Otawa[22] sur sa route, à semer les étoiles dans les cieux. »

Le vieux Wäinämöinen dit : « Tu entasses ici mensonge sur mensonge ! Non, on ne t’a point vu lorsque la mer était labourée comme une plaine, lorsque les abîmes étaient creusés, les trous préparés pour les poissons, l’eau pénétrée jusqu’au cœur, les lacs formés, les collines amoncelées, les rochers joints ensemble. On ne t’a point vu, non plus, on n’a point entendu parler de toi lorsque la terre à été créée, l’espace déroulé, les colonnes de l’air fixées sur leur base, l’arc-en-ciel suspendu au milieu des nuages, la lune attachée à la voûte éthérée, Otawa placée sur sa route, le soleil lancé dans sa carrière, les étoiles semées dans les cieux. »

Le jeune Joukahainen dit : « Si ma science n’est pas suffisante, mon glaive y suppléera. Ô vieux Wäinämöinen, ô runoia à la vaste bouche, viens, maintenant, mesurer le glaive, viens éprouver la lame d’acier ! »

Le vieux Wäinämöinen dit : « En vérité, je ne crains guère ni ton glaive, ni ta colère, ni tes épieux, ni tes défis. Cependant il ne me convient pas de me mesurer avec toi, pauvre garçon, de me battre avec toi, misérable ! »

Le jeune Joukahainen tordit la bouche, branla la tête, secoua sa noire chevelure et dit : « Celui qui refusera de se mesurer avec moi, je le changerai en cochon, je lui donnerai un grouin allongé ; j’enverrai de tels héros, ceux-ci d’un côté, ceux-là d’un autre ; je les traînerai au milieu du fumier, je les entasserai au coin d’une étable. »

Alors, Wäinämöinen fut saisi d’indignation et éclata en fureur. Et, soudain, il se mit à chanter, à entonner des paroles magiques. Ses chants ne ressemblent point à des chants d’enfant, à un babil de femme : ce sont les chants d’un héros barbu, des chants que tous les enfants ne sauraient chanter, ni même la moitié des jeunes gens, ni le tiers des hommes mûrs, dans cette triste vie, dans ce monde périssable.

Wäinämöinen chante, et les marais mugissent, et la terre tremble, et les montagnes de cuivre[23] chancellent, et les dalles épaisses volent en éclats, et les rochers se fendent, et les pierres se brisent sur les rivages.

Il accable le jeune Joukakainen de ses ensorcellements. Il évoque des branches feuillues sur le collier de son cheval, des rameaux d’osier sur ses harnais, des rameaux de saule sur ses rênes ; puis il change son traîneau au flanc d’or, son beau traîneau de fête, en un arbrisseau desséché dans un marais, son fouet orné de perles en roseau des bords de la mer, son cheval au front étoilé en pierre des cataractes, son glaive à la garde d’or en éclair, son arc orné de mille couleurs en arc-en-ciel, ses flèches ailées en rameaux de pin flottants, son chien au museau crochu en borne des champs, son bonnet en nuage aigu, ses gants en nénuphar d’un lac fermé, son bleu manteau de laine en brouillard, sa fine ceinture en traînée d’étoiles.

Puis il berne le jeune Joukahainen lui-même ; et il le précipite dans un marais jusqu’au milieu du corps, dans un pré jusqu’aux reins, dans une terre plantée de bruyères jusqu’aux aisselles.

Et, maintenant, le jeune Joukahainen sut et connut que celui qu’il avait rencontré sur sa route, et avec lequel il avait voulu lutter, était véritablement le vieux Wäinämöinen.

Il tenta avec un de ses pieds de sortir de l’endroit où il était enfoncé ; mais ce pied resta sans mouvement. Il essaya avec l’autre, mais cet autre se trouva chaussé d’un soulier de pierre.

Alors le désespoir s’empara du jeune Joukahainen. Il sentit que tout lui était funeste, et il dit : « Ô sage Wäinämöinen, ô tietäjä[24] éternel, rappelle à toi tes paroles sacrées, tes ensorcellements magiques ; délivre-moi de ces angoisses, je te payerai une riche rançon. »

Le vieux Wäinämöinen dit : « Que me donneras-tu si je rappelle à moi mes paroles, si je te délivre de tes angoisses ? »

Le jeune Joukahainen dit : « J’ai deux arcs, deux beaux arcs, sûrs et puissants pour le tir. Prends celui des deux qui te plaira ! »

Le vieux Wäinämöinen dit : « Homme aux courtes pensées, je n’ai que faire de tes arcs, je ne m’en soucie en aucune façon, monstre détestable ! J’ai des arcs, moi aussi ; chaque mur de ma maison en est couvert ; des arcs qui vont chasser au bois, sans le secours d’une main d’homme. »

Et il berna de nouveau le jeune Joukahainen, et il l’enfonça plus profondément dans le marais.

Le jeune Joukahainen dit : « J’ai deux bateaux, deux beaux bateaux. L’un est prompt à la course, l’autre est grand et vaste. Prends celui des deux qui te plaira ! »

Le vieux Wäinämöinen dit : « Je n’ai que faire de tes bateaux, je ne veux en choisir aucun. J’ai des bateaux, moi aussi, j’en ai sur tous les golfes ; des bateaux solides contre le vent, splendides dans la tempête. »

Et il berna de nouveau le jeune Joukahainen, et il l’enfonça plus profondément dans le marais.

Le jeune Joukahainen dit : « J’ai deux chevaux, deux beaux chevaux. L’un est un coursier rapide comme l’éclair, l’autre un timonier d’une force merveilleuse. Prends celui des deux qui te plaira ! »

Le vieux Wäinämöinen dit : « Je n’ai que faire de tes chevaux, je ne me soucie point de tes bêtes au sabot de fer. J’ai des chevaux, moi aussi ; mes écuries en sont pleines. L’eau ruisselle sur leur dos, un lac de graisse dort sur leur croupe[25]. »

Et il berna de nouveau le jeune Joukahainen, et il l’enfonça plus profondément dans le marais.

Le jeune Joukahainen dit : « Ô vieux Wäinämöinen, rappelle à toi tes paroles sacrées, tes ensorcellements magiques ; je te donnerai un casque plein d’or, un chapeau plein d’argent : tout l’or, tout l’argent que mon père a gagné dans les combats, qu’il a rapporté de ses courses guerrières[26] ! »

Le vieux Wäinämöinen dit : « Je n’ai que faire de ton argent ; Je ne cours point, insensé, après ton or. Mes aitta[27] en sont pleines, mes coffres en regorgent. Mon or est antique comme la lune, mon argent a l’âge du soleil[28]. »

Et il berna de nouveau le jeune Joukahainen, et il l’enfonça plus profondément dans le marais.

Le jeune Joukahainen dit : « Ô vieux Wäinämöinen, délivre-moi de ces angoisses, arrache-moi à cette horrible prison ; je te donnerai tout le grain que je possède, toutes mes terres fécondes, comme rançon de ma tête ! »

Le vieux Wäinämöinen dit : « Insensé que tu es, je n’ai que faire de ton grain, je ne veux point de tes terres fécondes. J’ai des terres, moi aussi, j’en ai de tout côté ; et mes terres et mon grain valent mieux que les tiens. »

Et il berna de nouveau le jeune Joukahainen, et il l’enfonça plus profondément dans le marais.

Le jeune Joukahainen était au comble du malheur. Il se voyait plongé jusqu’au menton, jusqu’à la barbe, dans la vase humide, jusqu’à la bouche dans la mousse épaisse, jusqu’aux dents dans les racines des pins.

Il dit : « Ô sage Wäinämöinen, ô tietäjä[24] éternel, rappelle à toi tes ensorcellements magiques, épargne ma triste vie, tire-moi de cet effroyable abîme ! Déjà l’eau des sources profondes mouille mes pieds, le sable flotte autour de mes yeux.

« Si tu rappelles à toi tes paroles sacrées, tes ensorcellements magiques, je te donnerai ma sœur Aino, je te promets l’enfant de ma mère, pour mettre en ordre ta pirrti[29], pour balayer le plancher de ta chambre, nettoyer tes jattes de lait, pour laver tes vêtements, te tisser un manteau d’or, pour te pétrir des gâteaux de miel. »

Alors, Wäinämöinen sentit dans son cœur un contentement immense ; l’espoir d’avoir la sœur du jeune Joukahainen pour soutien de ses vieux jours fléchit sa colère.

Il s’assit sur la pierre de la joie, sur la pierre du chant[30]. Et il chanta un instant, puis un autre instant, puis un troisième, rappelant à lui ses paroles sacrées, ses ensorcellements magiques.

Ainsi, le jeune Joukahainen sortit de l’abîme où il était plongé, il sortit avec son menton de la vase humide ; avec sa barbe du lieu horrible ; et son cheval cessa d’être une pierre des cataractes, son traîneau un arbrisseau desséché dans un marais, son fouet un roseau des bords de la mer.

Et il monta dans son traîneau de fête, dans son cher traîneau ; et il se dirigea, l’âme triste, le cœur accablé, vers la demeure de sa douce mère, de sa tendre nourrice.

Il marche avec un fracas retentissant, avec une vélocité effrayante. Mais, voici que son traîneau heurte contre le perron de la maison paternelle, il se brise contre la maison de bains.

Le père, la mère accourent au bruit, et ils lui disent : « Tu as brisé à dessein ton traîneau, tu as mis volontairement son timon en pièces. Pourquoi conduis-tu d’une manière si étrange et si folle ? »

Le jeune Joukahainen se mit à fondre en larmes. Il avait la tête basse, le cœur gros, le bonnet de côté, les lèvres épaisses et roides, le nez incliné sur la bouche.

Sa mère lui dit : « Pourquoi pleures-tu, ô mon enfant ? Pourquoi te lamentes-tu, ô fruit de ma jeunesse ? Pourquoi as-tu les lèvres épaisses, le nez incliné sur la bouche ? »

Le jeune Joukahainen dit : « Ô ma mère, ô toi qui m’as porté dans ton sein, je n’ai que trop de raisons de pleurer. Des choses prodigieuses et désespérantes se sont passées. Oui, je pleurerai, je me lamenterai toute ma vie ; car j’ai donné ma sœur Aino à Wäinämöinen, j’ai promis l’enfant de ma mère au runoia, afin qu’elle devienne son épouse, qu’elle serve de soutien au chancelant, d’appui à l’habitué du coin des vieillards[31]. »

La mère du jeune Joukahainen se frotta les mains et dit : « Ne pleure point, cher enfant, tu n’as aucune raison d’être triste. Mes vœux, les vœux de toute ma vie seront donc enfin comblés : je verrai le grand héros dans ma maison, le brave, parmi ceux de ma race ; j’aurai Wäinämöinen pour gendre, le célèbre runoia pour époux de ma fille. »

Mais, la sœur du jeune Joukahainen commença à pleurer, à son tour, à pleurer amèrement. Elle pleura un jour, elle pleura deux jours, couchée sur l’escalier de la maison ; elle pleura son grand chagrin, elle pleura la poignante tristesse de son âme.

Sa mère lui dit : « Pourquoi pleures-tu, ma bonne Aino, toi qu’a choisie un aussi grand fiancé, toi qui dois habiter la maison de l’homme illustre, qui dois t’asseoir près de sa fenêtre, et babiller sur son banc[32] ? »

La jeune fille dit : « Ô ma mère, ô ma nourrice, oui, j’ai raison de pleurer. Je pleure ma belle chevelure, ma jeune et luxuriante chevelure, mes fines boucles, car il va falloir les couvrir et les cacher[33], lorsque je suis encore si petite, lorsque je grandis encore.

« Je pleure aussi, je pleurerai, tous les jours de ma vie, la douceur de ce soleil, les charmes de cette lune superbe, toute la majesté de ce ciel ; car il faudra que je les quitte, moi si jeune encore ! Il faudra que je les laisse ici, moi, tendre enfant, sur le chantier de mon frère, devant la fenêtre de mon père. »

La mère dit à sa fille, la nourrice dit à son enfant : « Sèche tes larmes, folle que tu es ! Calme ta douleur ! Tu n’as aucun motif de prendre un visage triste, ni de te lamenter. Le soleil de Dieu ne brille pas seulement à la fenêtre de ton père ou à la porte de l’habitation de ton frère, il brille encore sur d’autres lieux. Ce n’est pas seulement aussi dans les champs de ton père, dans les bois défrichés de ton frère, que tu trouveras, pauvre enfant, des baies et des fraises à cueillir. Il en croît encore sur d’autres montagnes, il en croit encore dans d’autres plaines. »

  1. Demeure de Wäinö ou Wäinämöinen.
  2. Il s’agit ici surtout de science et de puissance magique.
  3. C’est-à-dire : on t’enfoncera dans la neige jusqu’à la bouche, on te plongera la tête dans la glace fondue, etc.
  4. Voir Première Runo, note 11 et Deuxième Runo, note 14.
  5. Le respect de la vieillesse était autrefois chez les Finnois, comme il l’est encore aujourd’hui, un dogme national.
  6. Dans les anciennes maisons finnoises, il n’y a point de cheminée proprement dite. La fumée s’échappe à travers les fentes du toit, mais insensiblement et de manière à former, dans l’intérieur de la chambre, à la hauteur de six ou sept pieds, une légère voûte de vapeur.
  7. Le Midi.
  8. Région extrême de la Laponie.
  9. Élan selon les uns, bœuf, selon les autres. Ce mot a donné lieu, entre les savants finnois, à beaucoup de discussions demeurées jusqu’ici sans résultat précis.
  10. On ignore où étaient situées ces deux montagnes. Horna est pris aussi pour le nom d’un mauvais génie.
  11. Tavastland. Province de Finlande.
  12. Tourbillons au milieu des rochers : de pyörä, tourbillon, et Hällä, mot d’origine scandinave, rocher.
  13. Karélie. Province de Finlande.
  14. Fleuve rapide fréquenté par les plongeurs.
  15. Fleuve orageux de l’ancienne Finlande. Wuoksen signifie littéralement reflux.
  16. Belle cataracte du gouvernement actuel de Wiborg.
  17. Paroles mystérieuses, créatrices, de Synty, origine.
  18. Littéralement, choses regardées : de Katsoa, regarder, c’est-à-dire choses auxquelles le regard du tietäja (sorcier) communique une vertu magique. Par exemple, katsottuja suoloja (sol regardé), désigne le sol magique que le regard du sorcier a rendu puissant soit pour le bien, soit pour le mal. L’écume regardée ou enchantée de la cataracte était douée de propriétés merveilleuses.
  19. Mages, devins, schamans.
  20. Améliorateurs, médecins. La faculté d’améliorer, de guérir est toujours unie dans les runot à la puissance suprême.
  21. Partie élémentaire, essentielle de l’eau.
  22. Voir Première Runo, note 23.
  23. Les montagnes qui recèlent des mines de cuivre.
  24. a et b Enchanteur, sorcier.
  25. Locution finnoise pour exprimer la finesse de la robe et l’état florissant du cheval
  26. Les Finnois, comme les anciens Vikings scandinaves entreprenaient, au loin, des expéditions aventureuses d’où ils rapportaient souvent un riche butin. On a même prétendu que le mot Corsaire est d’origine finnoise ; il viendrait, soi-disant, d’une île de la mer de Courlande Kuursaari, ou Kuurin-saari, ancienne station de pirates finnois.
  27. Voir Première Runo, note 12.
  28. Wäinämöinen veut faire ressortir ainsi la solidité de sa richesse ; plus un trésor est ancien, plus il a de prix.
  29. Pirrti signifie en général maison, mais plus spécialement chambre ; talo, qui veut dire aussi maison, a un sens plus étendu ; il s’applique à l’habitation proprement dite aussi bien qu’à toutes ses dépendances ; la talo est toujours ceinte d’une muraille ou d’une palissade.
  30. Les enchanteurs finnois, de même que les sorciers lapons, montaient d’ordinaire sur une pierre élevée, afin de donner plus de force à leurs incantations.
  31. Les vieillards ont, dans les maisons finnoises, un coin qui leur est spécialement affecté.
  32. C’est-à-dire mener une vie facile et libre de soucis.
  33. Les femmes des Finnois ne se couvrent la tête et ne cachent leurs cheveux qu’après le mariage. Cet usage, qui presque partout est impérieusement obligatoire, donne lieu, dans certaines localités, à des cérémonies bizarres. La coiffure des femmes s’appelle kuntu ; elle est de formes très-variées, depuis le bonnet qui enveloppe toute la tête, le voile qui flotte sur les épaules, jusqu’aux bandeaux ou aux plaquettes qui entourent seulement les tempes, ou se posent légèrement au-dessus du front.