Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/1

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 1-9).

LE KALEVALA


PREMIÈRE RUNO[1].

sommaire.
Ouverture du poëme. — La Vierge de l’air descend des hauteurs éthérées au milieu de la mer. — Le souffle du vent féconde son sein. — Durant sept siècles, elle erre sur les flots, ballottée par la tempête. — Ses douleurs et ses plaintes. — Invocation à Ukko dieu suprême. — Un aigle s’abat sur le genou de la Vierge et y bâtit son nid, dans lequel il dépose sept œufs. — Les œufs se brisent, et de leurs débris se forment la terre, le ciel, le soleil, les étoiles et les nuages. — Créations de la fille d’Ilma. — Naissance de Wäinämöinen, le runoia éternel.

Voici que dans mon âme s’éveille un désir, que dans mon cerveau surgit une pensée : je veux chanter ; je veux moduler des paroles, entonner un chant national, un chant de famille. Les mots se liquéfient dans ma bouche, les discours se précipitent ; ils débordent sur ma langue, ils se répandent autour de mes dents.

Ô frère bien-aimé, compagnon de mon enfance, viens, maintenant, chanter avec moi, maintenant que nous voilà réunis. Rarement, habitants de pays différents, nous nous trouvons ensemble, rarement nous nous rencontrons dans ces terres isolées, dans ces tristes régions de Pohja[2].

Mets ta main dans ma main, tes doigts entre mes doigts[3], afin que nous chantions des choses merveilleuses, et que cette chère et florissante jeunesse, avide de nous entendre, connaisse les paroles[4] que nous avons recueillies dans la ceinture de Wänämöinen[5], dans la forge d’Ilmarinen[5], à la pointe du glaive de Kaukomieli[5], sur l’arc de Joukahainem[5], aux frontières de Pohja, dans les landes stériles de Kalevala.

Jadis mon père m’a chanté ces paroles, en taillant le manche de sa hache, ma mère me les a enseignées en faisant tourner son fuseau. Alors, je n’étais qu’un enfant, un petit enfant à la mamelle, être inutile se traînant sur le pavé aux pieds de sa nourrice, le menton barbouillé de lait.

Et les paroles n’ont pas manqué non plus sur le Sampo[6], ni sur Louhi[7] les runot puissantes. Le Sampo a vieilli au milieu des paroies, Louhi s’est éteinte en chantant des runot, Wipunen[8] est mort en vociférant des vers, Lemmikäinem[9] en folâtrant dans les jeux.

Il est encore d’autres paroles, des paroles que j’ai puisées aux sources de la science, trouvées le long des chemins, arrachées du sein des bruyères, détachées des rameaux, cueillies à la cime des branches, ramassées au bord des sentiers, lorsque, dans mon enfance, j’allais garder les troupeaux, au milieu des gazons ruisselant de miel, des collines dorées, à la suite de la noire Muurikki[10] et de Kimmo[10] à la peau bigarrée.

Le froid m’a aussi chanté des vers, la pluie m’a apporté des runot, les vents du ciel, les vagues de la mer m’ont fait entendre leur poëme, les oiseaux m’ont instruit par leurs accords, les arbres chevelus m’ont convié à leurs concerts.

Et tous ces chants, je les ai roulés en peloton, je les ai emportés dans mon beau petit traîneau de fête[11], et je les ai disposés au fond d’une arche de cuivre, sur la tablette la plus élevée de mon aitta[12].

Longtemps, ils sont restés cachés, engourdis par le froid. Maintenant, je veux les tirer de leur engourdissement, je veux les éveiller de leur sommeil de glace. Je prendrai mon arche, ma petite arche, je la poserai à l’extrémité de ce banc de pierre[13], sous cette poutre[14] bien connue, sous ce beau toit, et j’ouvrirai le trésor de ses paroles, je dénouerai le sac plein de runot, je déroulerai mon peloton.

Oui, je chanterai un chant magnifique, un chant splendide, quand j’aurai mangé le pain de seigle, quand j’aurai bu la bière d’orge. Et si la bière vient à manquer, si l’on n’offre point de taari[15], alors ma bouche sèche invoquera la goutte d’eau ; et je chanterai pour réjouir le soir, pour célébrer l’éclat du jour ; je chanterai jusqu’à l’aurore, pour charmer le lever du soleil.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


J’ai entendu qu’il a été dit, je sais qu’il a été chanté : seules, une à une, les nuits tombent sur la terre ; seuls, un à un, les jours brillent ; seul a surgi Wäinämöinen ; seul s’est révélé le Runoia[16] éternel. Une femme l’a porté dans son sein, la fille d’Ilma[17] lui a donné le jour.

Il était une vierge, une belle vierge, Luonnotar[18], fille d’Ilma. Elle vivait depuis longtemps chaste et pure, au milieu des vastes régions de l’air, des espaces immenses de la voûte éthérée.

Mais, voilà qu’elle ressentit l’ennui dans ses jours, qu’elle se fatigua de sa virginité stérile, de son existence solitaire, au milieu des vastes régions de l’air, de ses plaines désertes et mornes.

Et elle descendit de ses hautes sphères, et elle s’élança en pleine mer, sur la blanche croupe des vagues.

Alors, un vent impétueux, un vent d’orage souffla de l’Orient, la mer se gonfla et s’agita dans ses flots.

La vierge fut ballottée par la tempête ; elle flotta de vague en vague sur les cimes couronnées d’écume. Et le souffle du vent vint caresser son sein, et la mer la rendit féconde.

Durant sept siècles, durant neuf vies d’homme, elle porta son lourd fardeau. Et celui qui doit naître n’est pas encore né, celui que nul n’a engendré n’a point encore vu le jour.

La mère de l’onde[19], la vierge nage ; elle nage à travers l’Orient, elle nage à travers l’Occident, elle nage à travers le Nord-Ouest et le Midi, elle nage à travers tous les rivages de l’air. D’effroyables douleurs lui brûlent les entrailles ; mais celui qui doit naître n’est pas encore né, celui que nul n’a engendré n’a point encore vu le jour.

La vierge pleure doucement et dit : « Ah ! malheureuse, que tristes sont mes jours ! Pauvre enfant, qu’errante est ma vie ! Partout et toujours, sous la voûte immense du ciel, poussée par le vent, emportée par les vagues au sein de cette vaste mer, de ces flots sans limites !

« Mieux eût valu pour moi de vivre simple fille d’Ilma, que de flotter ainsi comme la mère de l’onde. Il fait si froid ici ! Il est si dur de se voir entraînée, telle qu’un glaçon, dans ces humides demeures !

« Ô Ukko[20], Dieu suprême ! toi qui supportes le monde, viens ici, car on a besoin de ton secours ! Hâte-toi, car on t’appelle ! Délivre la jeune fille de ses angoisses, la femme des douleurs de ses entrailles ! Viens, oh ! viens vite, le besoin de ton aide presse de plus en plus ! »

Un instant, un court instant s’écoula ; et soudain un aigle[21] aux larges ailes prit son essor. Il sillonne l’air à grand bruit, cherchant une place pour son nid, un lieu pour sa demeure.

Il vole à l’Orient, il vole à l’Occident, il vole au Nord-Ouest et au Midi ; mais il n’y trouve pas un endroit, un seul endroit, où il puisse bâtir son nid, fixer sa demeure.

Il vole de nouveau, puis il s’arrête ; et il pense, et il médite : « M’établirai-je dans les régions du vent ou au milieu de la mer ? Le vent renversera mon habitation, la mer l’engloutira dans ses flots. »

Or, voici que la mère de l’onde, la vierge de l’air, éleva son genou au-dessus des vagues, offrant ainsi à l’aigle une place pour sa demeure, pour son nid bien-aimé.

L’aigle, le bel oiseau, suspend son vol ; il aperçoit le genou de la fille d’Ilma sur la surface bleue, et le prend pour un tertre de verdure, pour une motte de frais gazon.

Il se balance lentement dass les airs. Enfin, il s’abat sur la pointe du genou et y bâtit son nid ; et dans ce nid il dépose six œufs, six œufs d’or, et un septième de fer.

L’aigle se met à couver ses œufs. Il couve un jour, il couve deux jours, il couve presque trois jours. Alors, la mère de l’onde, la fille d’Ilma sentit une chaleur ardente dans sa peau ; il lui sembla que son genou était en feu, que tous ses nerfs se liquéfiaient.

Et elle replia vivement son genou, elle secoua tous ses membres ; et les œufs roulèrent dans l’abîme, en se brisant à travers les flots.

Cependant, ils ne se perdirent point dans la vase, ils ne se mêlèrent point avec l’eau. Leurs débris se changèrent en belles et excellentes choses.

« De la partie inférieure des œufs se forma la terre, mère de tous les êtres ; de leur partie supérieure, le ciel sublime ; de leurs parties jaunes, le soleil radieux ; de leurs parties blanches, la lune éclatante ; leurs débris tachetés devinrent les étoiles : leurs débris noirs les nuages de l’air. »

Et les temps marchèrent en avant, et les années se succédèrent, car le soleil et la lune avaient commencé à briller.

Mais la mère de l’onde, la fille d’Ilma continua encore à errer sur la vaste mer, sur les flots vêtus de brouillards. Au-dessous d’elle, la plaine humide, au-dessus d’elle le ciel clair.

Et la neuvième année, le dixième été, elle leva la tête hors de l’eau et se mit à répandre autour d’elle ses créations.

Partout où elle étend la main, elle fait surgir des promontoires ; partout où touchent ses pieds, elle creuse des trous aux poissons ; partout où elle plonge, elle rend les gouffres plus profonds. Quand elle effleure du flanc la terre, elle y aplanit les rivages ; quand elle la heurte du pied, elle y fait naître des filets fatals aux saumons ; quand elle la frappe du front, elle y perce des golfes.

Puis elle prend son élan et s’avance jusqu’en pleine mer. Là, elle crée des rochers, elle enfante des écueils, pour le naufrage des navires, pour la mort des marins[22].

Déjà les îles émergent des flots, les piliers de l’air se dressent sur leur base, la terre, née d’une parole, déploie sa masse solide, les veines aux mille couleurs sillonnent les pierres et émaillent les rochers. Et Wäinämöinen n’est point encore né, le runoia éternel n’est point encore apparu.

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen se promena dans le sein de sa mère pendant trente étés, pendant trente hivers, sur l’abîme immense, sur les flots nébuleux.

Il méditait profondément, il se demandait, dans sa pensée, comment il lui serait possible d’exister, de passer sa vie dans cette sombre retraite, dans cette étroite demeure, où jamais ni la lune ni le soleil ne laissaient pénétrer leur lumière.

Et il dit : « Romps mes liens, ô lune ! Soleil, délivre-moi ! Et toi, radieuse Otawa[23], enseigne au héros à franchir ces portes inconnues, ces voies infréquentées, à sortir de cet obscur réduit, de cet étouffant repaire ! Conduisez le voyageur sur la terre, le fils de l’homme sous la voûte de l’air, afin qu’il contemple le soleil et la lune, qu’il admire la splendeur d’Otawa, qu’il jouisse de l’éclat des étoiles ! »

Mais la lune ne rompit point ses liens, le soleil ne le délivra point. Alors, Wäinämöinen s’ennuya dans ses jours, il se fatigua dans sa vie. Et il frappa vivement avec le doigt sans nom[24] à la porte de la forteresse ; il força la cloison d’os avec l’orteil gauche, et il se traîna, sur les ongles hors du seuil, sur les genoux hors du vestibule.

Et, maintenant, le voilà enfoncé jusqu’à la bouche, jusqu’aux extrémités des doigts dans l’abîme. Le héros puissant demeure soumis au pouvoir de l’onde.

Pendant cinq ans, pendant six ans, pendant sept et huit ans, il se vit ballotté de vague en vague. Enfin, il s’arrêta sur un cap inconnu, sur une terre dépouillée d’arbres.

Là, s’aidant des coudes et des genoux, il se dressa de toute sa taille, et se mit à contempler le soleil et la lune, à admirer la splendeur d’Otawa, à se réjouir de l’éclat des étoiles.

Ainsi naquit Wäinämöinen, ainsi se révéla l’illustre runoia. Une femme l’a porté dans son sein, la fille d’Ilma lui a donné le jour.

  1. Dans la langue finnoise, Runo, pl. Runot, signifie vers, chant, poëme. Selon Hallenberg, l’origine de cette expression est orientale ; « In linguis orientalibus, nomen soni atque clamoris expressum fuit litteris rn, rnh, rnm, quod idem etiam factum est nomen visûs, tum oculorum tum mentis : Samaritice, rn, rnn, murmuravit, murmuratio ; Hebraïcè ranan, ranah, clamare, sonare, rinnah, clamor, cantus, precatio ; Chaldaïce, rnan, clamare, rinnanah, rinnun, murmuratio, cantus, meditatio ; Syriace, rno meditatus est, reno, meditatio ; Arabice, ranna, sonare, clamare, gemere, rannin, sonus, clamor, gemitus, rana, ranaa, vocem edere exultationis, runaa, sonus. »

    Ainsi, le mot runo, runot, exprime d’une manière adéquate l’idée de la poésie, qui est à la fois inspiration, vision de l’âme et chant de la voix. Le mot grec ποίησις (de ποιέω) est moins complet, ce semble, puisqu’il n’exprime que l’idée de création intérieure.

  2. Pohja ou Pohjola. — Région du Nord opposée à Kalevala.
  3. Pour chanter leurs runot les bardes finnois se mettent à cheval sur un banc, deux à deux et face à face, en se tenant accrochés avec les mains et en se balançant doucement, dans la direction horizontale. L’un des deux commence en chantant une strophe que l’autre répète, puis dit la sienne, que le premier répète à son tour, et ainsi de suite, tant que dure le chant, c’est-à-dire, souvent des journées et des nuits entières.
  4. Il faut entendre ici, comme du reste presque toujours dans les grandes runot finnoises, des paroles magiques et douées d’une vertu surnaturelle.
  5. a, b, c et d Héros du poëme.
  6. Instrument symbolique auquel se rattache tout un cycle du Kalevala.
  7. Héroïne du poëme.
  8. Héros du poëme.
  9. Le même que Kaukomieli.
  10. a et b Noms de vaches.
  11. Outre leurs traîneaux ordinaires, les Finnois en ont encore au moins un plus élégamment orné dont ils ne se servent que les jours solennels, et que, dans le langage moderne, on appelle Kikkoreki, ou traîneau d’église.
  12. Sorte de magasin que l’on trouve dans l’enclos (talo) de toute habitation finnoise. Il forme un bâtiment à part et sert à la fois d’office, de garde-robe et d’entrepôt pour les choses du ménage.
  13. Allusion à la position expliquée dans la note 3 ci-haut.
  14. La poutre étant la pièce essentielle des maisons finnoises, qui, généralement, sont construites en bois, est souvent prise dans les runot pour la maison elle-même. C’est aussi d’après l’antiquité de la poutre que l’on estime l’importance et la renommée d’une maison.
  15. Bière légère ou boisson commune.
  16. Compositeur et chanteur de runot, Barde.
  17. Personnification de l’air.
  18. Fille de la nature (Luonto). — Force créatrice.
  19. La fille d’Ilma change ici de nom et devient la mère de l’onde. Elle a, en effet, abandonné le séjour de l’air pour celui des eaux. Du reste, ces changements ou plutôt cette accumulation de noms sur la même personne sont un des caprices familiers de la poésie finnoise.
  20. Dieu du ciel et de l’air.
  21. Je conserve ici l’aigle de la première édition du Kalevala bien que, dans le dernier arrangement du poëme, l’Homère finnois ait préféré parmi les variantes, celle où l’aigle est remplacé par un Canard, Sotka-Anas clangula.
  22. Cette étrange cosmogonie est l’objet d’explications étendues, dans l’étude relative à la mythologie finnoise qui fait partie du second volume.
  23. La Grande Ourse. Les anciens Finnois avaient une connaissance très bornée de l’astronomie. On ne trouve guère dans leur langue d’autres expressions servant à désigner les astres que les suivantes : Otawa, la Grande-Ourse, Vähä-Otawa, la Petite-Ourse, Seulainen Riian-Seulat, les Pléiades ; Wäinämöinen Miekka, le glaive de Wäinämöinen, ou Wäinämöinen Viitake, la faux de Wäinämöinen, Orion. Orion porte aussi le nom de Kuutamoinen, satellite de la lune.
  24. L’annulaire ; en finnois : sormi nimeton (doigt sans nom). Quant aux autres doigts, ils sont ainsi nommés : Penkalo-sormi, le pouce ; ensimmäinen, l’index ; pisin-sormi, le doigt du milieu ; pieni, vähä ou sakara-sormi, l’auriculaire, le petit doigt.