Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/19

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 167-177).

DIX-NEUVIÈME RUNO

sommaire.
Ilmarinen entre aussitôt après Wäinämöinen dans la maison de Pohjola, et demande la main de la jeune fille. — La mère y met trois conditions. — Il faut d’abord que le héros laboure un champ rempli de serpents, puis qu’il musèle l’ours de Tuoni, le loup de Manala, et, enfin, qu’il prenne le grand brochet infernal dans le fleuve noir de Tuoni. — Ilmarinen, épouvanté d’une pareille tâche, s’en plaint à la jeune fille. — Celle-ci, qui déjà l’a choisi pour époux, s’empresse de l’aider de ses conseils ; et le héros sort vainqueur de toutes les épreuves. — Louhi donne alors son consentement à leur union. — Wäinämöinen retourne seul dans sa maison, et chante un chant dans lequel il exhorte les vieillards à ne jamais se poser en rivaux des jeunes hommes.

Le forgeron Ilmarinen, le batteur de fer éternel, se hâta d’entrer lui-même dans la maison, de s’introduire sous le toit.

Une coupe d’hydromel fut apportée, une coupe remplie du suc du miel fut présentée au héros. Et quand il la tint entre ses mains, Il dit : « Jamais, tant que durera cette vie, tant que brillera la lune splendide, je ne boirai de cette boisson, avant d’avoir vu celle qui m’appartient. Est-elle prête celle pour laquelle j’ai veillé, celle pour laquelle j’ai dû veiller ? »

La mère de famille de Pohjola lui répondit : « Elle est bien empêchée, elle est grandement entravée celle pour laquelle tu as veillé, pour laquelle tu as dû veiller. Un de ses pieds est à peine chaussé, l’autre ne l’est qu’à moitié. Elle sera prête celle pour laquelle tu as veillé, celle que tu devais régulièrement épouser, lorsque tu auras labouré le champ de vipères, retourné de fond en comble le champ rempli de serpents, sans que ta charrue ait besoin de se dresser en avant, sans que son soc tremble. Hiisi[1] l’a jadis labouré, Lempo[2] y a tracé des sillons avant tous les autres, avec un soc de cuivre, avec une charrue aiguë comme la flamme ; mais mon fils, mon pauvre fils, l’a laissé à moitié défriché[3]. »

Le forgeron Imarinen se rendit dans la chambre de la jeune fille, et il lui dit : « Ô vierge de la nuit, ô fille des ténèbres[4], te souvient-il de ce temps où je fabriquai le nouveau Sampo, où je forgeai le beau couvercle, et comment alors tu juras un serment éternel, comment, devant le Dieu révélé, à la face du Tout-Puissant, tu promis de te donner à moi, à moi, le brave héros, pour être la compagne de toute ma vie, la colombe roucoulante à mes côtés ? Et, cependant, ta mère ne veut plus me donner sa fille avant que j’aie labouré le champ de vipères, retourné de fond en comble le champ rempli de serpents. »

La jeune fiancée vint à son secours ; elle lui donna ce conseil : « Ô forgeron Ilmarinen, ô batteur de fer éternel, forge une charrue d’or, une charrue d’argent ; avec elle tu laboureras le champ de vipères, tu retourneras de fond en comble le champ rempli de serpents. »

Le forgeron Ilmarinen jeta de l’or dans sa forge, il mit de l’argent sous ses soufflets, et se forgea une charrue. Ensuite, il se forgea des chaussures de fer, des cuissards d’acier, et se les ajusta. Il se revêtit aussi d’une chemise de fer, ceignit son corps d’une ceinture d’acier, prit des moufles de fer, des gants de pierre, et il attela à sa charrue l’étalon flamboyant, le bon coursier ; et il partit pour aller labourer le champ, pour aller le retourner de fond en comble.

Il vit des têtes qui fourmillaient, des crânes qui sifflaient, et il dit : « Écoute, ô serpent créé par Jumala, qui te fait ainsi dresser la tête ; qui t’a invité, qui t’a exhorté à tenir ton crâne haut, à allonger et à roidir ton cou ? Disparais de mon chemin, glisse-toi, être monstrueux, dans l’herbe sèche, cache-toi dans les broussailles, au sein de l’épais gazon ! Et si là, encore, tu redresses la tête, qu’Ukko[5] la brise avec ses flèches armées de pointes de fer, avec sa grêle de fer ! »

Et Ilmarinen laboura le champ de vipères, creusa des sillons dans le champ de serpents ; il souleva les vipères sur le champ labouré, les serpents sur le champ retourné de fond en comble par le soc. Puis il revint et il dit : « J’ai labouré le champ de vipères, J’ai retourné de fond en comble le champ rempli de serpents, me donnera-t-on maintenant la jeune fille, emmènerai-je avec moi ma chère bien-aimée ? »

La mère de famille de Pohjola lui répondit : « La jeune fille te sera donnée, tu pourras emmener la jeune vierge, lorsque tu auras enchaîné l’ours de Tuoni[6], bridé le loup de Manala[7], lorsque tu les auras conduits ici du fond des bruyères de Tuonela[8], des demeures de Manala. Cent hommes y sont allés pour le tenter, mais aucun d’eux n’en est revenu. »

Le forgeron Ilmarinen se rendit dans la chambre de la jeune fille, et il lui dit : « Maintenant, une nouvelle tâche m’est imposée ; il faut que je bride les loups de Manala, que je dompte les ours de Tuoni, et que je les conduise ici du fond des bruyères de Tuonela, des demeures de Manala. »

La jeune fiancée vint à son secours ; elle lui donna ce conseil : « Ô forgeron Ilmarinen, ô batteur de fer éternel, forge une bride d’acier, un licou de fer, sur une pierre fixée au milieu de l’eau, près de la chute de trois cataractes ; avec eux tu pourras dompter les ours de Tuoni, brider les loups de Manala. »

Le forgeron Ilmarinen, le batteur de fer éternel, forgea une bride d’acier, un licou de fer, sur une pierre fixée au milieu de l’eau, près de la chute de trois cataractes.

Et il se mit en route, et il dit : « Ô Terhenetär[9], fille des brouillards, tamise des brouillards avec ton tamis, répands une brume épaisse sur les champs que fréquentent les bêtes sauvages, afin qu’elles n’entendent pas le bruit de mes pas, qu’elles ne fuient point hors de ma route ! »

Et le forgeron fixa le mors à la gueule du loup, il mit à l’ours le licou de fer, et il les amena du fond des bruyères de Tuoni, des bois azurés de Manala, et il dit : « Donne-moi, maintenant, ta fille, ô vieille femme, j’ai amené ici l’ours de Tuoni, j’ai bridé le loup de Manala ! »

La mère de famille de Pohjola lui répondit : « La jeune vierge te sera donnée, l’oie bleue[10] sera prête à te suivre, lorsque tu auras pris le grand brochet couvert d’écailles, le gras poisson aux rapides nageoires, dans le fleuve de Tuonela, au fond des gouffres de Manala, sans te servir de filet, même d’un filet à mains. Cent hommes sont partis pour aller le pêcher, mais aucun n’en est revenu. »

Ilmarinen commença à se sentir inquiet ; l’épreuve lui parut périlleuse. Il se rendit dans la chambre de la jeune fille, et il lui dit : « Une nouvelle tâche m’est imposée, une tâche plus difficile que les précédentes. Il faut que je prenne le grand brochet couvert d’écailles, le gras poisson aux rapides nageoires, dans le fleuve noir de Tuonela, au fond du bourbier éternel de Manala, sans me servir de natte, ni de filet, ni d’aucun autre engin de pêche. »

La jeune fiancée vint à son secours ; elle lui donna ce conseil : « Ô forgeron Ilmarinen, n’aie aucune inquiétude, forge-toi un faucon flamboyant, un puissant oiseau au blanc plumage ; avec lui tu pourras prendre le grand brochet, le gras poisson aux rapides nageoires, dans le fleuve noir de Tuonela, au fond des gouffres de Manala. » Le forgeron Ilmarinen, le batteur de fer éternel, se forgea un faucon flamboyant un puissant oiseau au blanc plumage ; il lui fit des ongles de fer, des serres d’acier, il lui façonna des ailes avec les planches d’un bateau ; puis, il monta lui-même sur son dos, sur l’extrême pointe de ses ailes.

Et il se mit à instruire, à exhorter le puissant oiseau : « Bon faucon, ô mon oiseau, prends ton essor et dirige-toi, je t’en prie, vers le fleuve noir de Tuoni, vers les gouffres profonds de Manala, et, là, attaque vivement le grand brochet couvert d’écailles, le gras poisson aux rapides nageoires. »

Le faucon, l’oiseau majestueux, battant l’air de ses ailes, prit son essor, et se dirigea, pour prendre le brochet, pour chercher le poisson armé de dents terribles, vers le fleuve de Tuonela, vers les gouffres de Manala. D’une aile il rase l’eau, de l’autre il touche le ciel ; ses ongles labourent la mer, son bec se heurte contre les rochers.

Ilmarinen sonde le fleuve de Tuonela ; l’oiseau veille à ses côtés.

Wetehinen[11] s’élance du fond des ondes et saisit le forgeron ; le faucon étreint Wetehinen au cou, lui disloque la tête et le refoule dans l’abîme, au milieu de la vase noire.

Alors, apparut le brochet de Tuoni, alors, s’avança le chien de l’onde. Le brochet n’est pas des plus petits, il n’est pas des plus grands ; sa langue a la longueur de deux manches de hache, ses dents la longueur d’un manche de râteau, sa gueule est large comme trois cataractes, son dos long comme sept bateaux. Il tenta d’attaquer Ilmarinen, il voulut engloutir le forgeron.

Le faucon déploya sa majestueuse envergure, l’oiseau de l’air fondit sur l’abîme. Le faucon n’est pas des plus petits, il n’est pas des plus grands. Sa bouche est large de cent brasses, sa gueule ressemble à six cataractes, sa langue a la longueur de six manches d’épieu, ses serres forment comme cinq faux. Il mesura de l’œil le brochet couvert d’écailles, le gras poisson aux rapides nageoires, et, prompt comme l’éclair, il se précipita sur lui.

Le grand brochet couvert d’écailles, le gras poisson aux rapides nageoires saisit le faucon par ses fortes ailes et l’entraîne dans l’abîme. Mais, le faucon, secouant son étreinte, s’élève de nouveau dans les plaines de l’air ; la vase noire qu’il secoue de ses ailes couvre la surface limpide de l’eau.

Tantôt il vole, tantôt il s’arrête, puis il tente une seconde attaque. Il plante une de ses serres dans l’épaule du brochet monstrueux, dans la côte du chien de mer ; il fixe l’autre serre au mur de fer d’un rocher, aux flancs d’une montagne d’acier. Mais, les serres du faucon glissent sur la pierre, se détachent du rocher, et le brochet plonge au fond de l’eau, le monstre gigantesque de la mer s’échappe des serres, des serres puissantes de l’oiseau ailé. Leur trace apparaît sur les flancs du brochet, une large blessure s’ouvre sur son épaule.

Une troisième fois, le faucon revient à la charge. Ses blanches ailes resplendissent, ses yeux lancent des flammes. Il étreint le grand brochet couvert d’écailles avec les ongles, il tire le monstre puissant, des profondeurs du fleuve jusque sur la surface limpide de l’eau.

Le faucon aux ongles de fer parvint ainsi, à la troisième attaque, à arracher le grand brochet de Tuoni, le gras poisson aux rapides nageoires, du fleuve de Tuonela, des gouffres profonds de Manala. L’eau ne ressemble plus à l’eau, à cause des écailles dispersées du grand brochet ; l’air n’est plus reconnu comme l’air, à cause des plumes que le faucon a perdues.

Et le faucon aux ongles de fer enleva le grand brochet couvert d’écailles jusqu’à la cime d’un chêne, jusque dans la couronne touffue d’un pin. Là, il se mit à goûter de la chair du poisson, il lui ouvrit le ventre, déchira sa poitrine, et sépara violemment sa tête de son corps.

Le forgeron Ilmarinen dit : « Ô faucon, malheureux oiseau, quel oiseau es-tu donc, à quelle classe de créatures appartiens-tu, toi qui goûtes de la chair de ce poisson, toi qui lui as ouvert le ventre, déchiré la poitrine, toi qui as violemment séparé sa tête de son corps ? »

Le faucon aux ongles de fer devint furieux et reprit son essor. Il s’éleva dans les hauteurs de l’air jusqu’aux bords d’un long nuage. Les nuages frémissent, les cieux grondent, le couvercle de l’air vole en éclats, l’arc d’Ukko se brise, les cornes de la lune tombent en morceaux.

Alors, le forgeron Ilmarinen prit la tête du poisson et l’offrit en présent à sa belle-mère, et il lui dit : « Tu auras dans cette tête un siége éternel pour la tupa[12] de Pohjola. »

Et le forgeron dit encore : « J’ai labouré le champ de vipères, j’ai creusé des sillons dans le champ rempli de serpents, j’ai bridé les loups de Manala, les ours de Tuoni ; j’ai pris le grand brochet couvert d’écailles, le gras poisson aux rapides nageoires, dans le fleuve de Tuoni, dans les gouffres de Manala ; la jeune fille me sera-t-elle donnée, maintenant, la jeune vierge sera-t-elle prête à me suivre ? »

La mère de famille de Pohjola dit : « Tu as mal agi quand tu as arraché la tête du poisson, quand tu lui as ouvert le ventre, déchiré la poitrine, quand tu as goûté de sa chair. »

Le forgeron Ilmarinen répondit : « On ne saurait être exempt de faute quand on se saisit d’une proie, même dans les meilleurs endroits, à plus forte raison dans le fleuve de Tuonela, dans les gouffres profonds de Manala. Est-elle prête enfin, celle pour laquelle j’ai veillé, pour laquelle j’ai dû veiller ? »

La mère de famille de Pohjola dit : « Oui, elle est prête celle pour laquelle tu as veillé, pour laquelle tu as dû veiller. Ma fille doit être donnée, ma belle oie doit être livrée au forgeron Ilmarinen, pour être éternellement la compagne de sa vie, pour être la colombe roucoulante à ses côtés. »

Un enfant était assis sur le plancher de la tupa, et cet enfant se mit à chanter : « Maintenant, est arrivé dans ces demeures, dans notre château, un oiseau étranger, un faucon venant du nord-est, un épervier du haut du ciel ; d’une aile il rasait le ciel, de l’autre aile la surface des eaux, sa queue balayait la mer, sa tête se perdait dans les nuées.

« Il volait et s’arrêtait tour à tour ; il regardait de tous côtés autour de lui. Et il s’est abattu sur le château de l’homme, il l’a attaqué à coups de bec ; mais le château de l’homme a un toit de fer, l’oiseau n’a pu y pénétrer.

« Il volait et s’arrêtait tour à tour ; il regardait de tous côtés autour de lui. Et il s’est abattu sur le château des femmes, il l’a attaqué à coups de bec ; mais le château des femmes a un toit de cuivre, l’oiseau n’a pu y pénétrer.

« Il volait et s’arrêtait tour à tour, il regardait de tous côtés autour de lui. Et il s’est abattu sur le château des jeunes filles, il l’a attaqué à coups de bec ; le château[13] des jeunes filles n’a qu’un toit en tissu de lin ; l’oiseau a réussi à y pénétrer.

« Il a pénétré par les poutres du toit dans l’intérieur de la tupa[14] ; il s’est appuyé contre le bord d’une lucarne, il s’est posé sur une fenêtre, l’oiseau à la queue verte, l’oiseau aux cent plumes.

« Et il s’est mis à contempler les jeunes filles à la belle chevelure, à regarder les jeunes vierges aux gracieuses boucles ; il a épié la meilleure, la plus belle parmi les belles chevelures, la plus brillante parmi les jeunes filles ornées de perles, la plus célèbre parmi les jeunes vierges florissantes.

« Puis, l’oiseau a saisi avec ses ongles, le faucon a étreint dans ses serres la meilleure, la plus belle de la troupe des colombes, la plus brillante, la plus douce, la plus rougissante, la plus blanche ; l’oiseau de l’air a enlevé, avec ses longues griffes, celle qui portait le plus haut la tête, qui avait la taille la plus svelte, celle dont le plumage était le plus suave, dont le duvet était le plus fin. »

La mère de famille de Pohjola dit : « D’où sais-tu, mon bien-aimé, d’où as-tu appris, ma pomme d’or, qu’ici florissait cette jeune fille, qu’ici vivait cette belle chevelure blonde ? La parure d’argent de la jeune fille a-t-elle donc rayonné si loin, la parure d’or de la jeune fille a-t-elle donc porté si loin sa renommée ; notre soleil, notre lune ont-ils répandu si loin leur éclat ? »

L’enfant répondit : « Voici comment ton bien-aimé a appris cela : la taupe du bonheur[15] s’est frayé une route jusqu’à la maison bien famée de la jeune fille, jusqu’à la demeure de la belle vierge. Son père est devenu célèbre à cause de ses grandes expéditions maritimes ; sa mère plus célèbre encore à cause des grands pains qu’elle a fait cuire, des pains de froment qu’elle a préparés pour servir aux hôtes étrangers.

« Voici comment ton bien-aimé a su, voici comment l’étranger a appris qu’une jeune fille était née, qu’une belle vierge florissait dans ces demeures. Un jour, un matin, au premier crépuscule, je passais devant la maison, et je vis la fumée tourbillonner au-dessus du toit, une fumée épaisse et noire s’élever de la maison renommée de la jeune fille. Et la jeune fille, elle-même, était occupée à moudre avec un moulin à mains. Le moulin chantait comme un coucou, la manivelle comme une grive, le tamis comme un serin, la pierre grinçait comme si elle eût broyé des perles.

« Un autre jour, je longeais un champ : la jeune fille s’y trouvait au milieu des fleurs, cherchant des herbes de teinture, et, dans une chaudière, elle préparait de la couleur rouge, elle faisait bouillir de la couleur d’or.

« Une troisième fois, je passais sous les fenêtres de la jeune fille, et je l’entendis tisser. Sa navette allait et venait, rapide comme l’hermine, à travers les rochers, ses fuseaux bruissaient, comme la pie, au milieu des arbres, son ensouple roulait agile, comme l’écureuil dans les branches. »

La mère de famille de Pohjola dit : « Justement, ô ma fille, ne te l’ai-je pas toujours dit : ne chante point dans les bois de sapin, ne chante point dans les vallées, ne montre point la courbe de ton cou, ni la blancheur de tes bras, ni la beauté de ta jeune poitrine, ni les autres charmes de ta personne !

« Durant ce long automne, durant tout cet été, et ce fugitif printemps, et cette saison des semences, je te l’ai dit, je te l’ai déclaré : construisons-nous une demeure mystérieuse, une petite chambre avec des fenêtres invisibles, où la jeune fille puisse tisser, sans être entendue des jeunes garçons de Suomi[16], des prétendants du pays. »

Un enfant couché sur le plancher, un petit garçon âgé de deux semaines dit : « Il est facile de cacher un cheval, de dérober aux regards un étalon orné d’une belle crinière, mais il est difficile de cacher une jeune fille, de dérober aux regards une vierge à la belle chevelure. Tu ferais bâtir un château de pierre au milieu des écueils de la mer, pour y garder tes jeunes filles, pour y élever tes colombes, que les jeunes filles ne pourraient y être gardées, que les vierges ne pourraient y être élevées, sans que ne réussissent à pénétrer jusqu’à elles les prétendants du pays, les jeunes garçons en foule, les hommes au casque superbe, les chevaux au sabot ferré[17]. »

Le vieux Wäinämöinen, triste et la tête basse, reprit la route de son pays et dit : « Malheur à moi, infortuné, malheur à moi qui n’ai point songé à me marier dans ma jeunesse, à chercher une épouse dans les meilleurs jours de ma vie ! Tout devrait être un sujet d’angoisses pour celui qui regrette de s’être marié de bonne heure, d’avoir eu des enfants tandis qu’il était jeune, de s’être fait une famille tandis qu’il était à la fleur de son âge. »

Puis, le vieux Wäinämöinen exhorta les hommes vieux à ne point rechercher les jeunes filles, à ne point briguer la main des belles vierges ; il les dissuada de nager par bravade, de ramer pour une gageure, de rivaliser avec les jeunes hommes, dans la poursuite d’une vierge.

  1. Voir Neuvième Runo, note 7.
  2. Voir Quatrième Runo, note 21.
  3. Pour le mode de défrichement propre aux Finnois. V. Deuxième Runo, note 16.
  4. Voir Dix-huitième Runo, note 2.
  5. Voir Première Runo, note 20.
  6. Voir Quatorzième Runo, note 13.
  7. Voir Quatorzième Runo, note 14.
  8. Demeure de Tuoni.
  9. Déesse des brouillards-et des vapeurs ; elle avait sa demeure dans les régions éthérées du haut desquelles elle distillait sur la terre les brouillards et les vapeurs, qu’elle passait à travers un tamis. On l’appelait aussi Uutar, Utu-tyttö et Terhen-neiti.
  10. Les Finnois disent d’une jeune fille une belle oie, comme nous dirions une douce colombe. L’oie est hautement prisée, en Finlande, à cause de la qualité de son plumage et de la succulence de sa chair.
  11. Mauvais génie des eaux. Vetehinen paraît avoir été emprunté à la mythologie slave, où le génie des eaux, Vodennoj joue un rôle beaucoup plus important. On suppose aussi que Wetehinen est identique à Syöjätär, la mère du serpent.
  12. Voir Quatrième Runo, note 13.
  13. Dans ces divers passages, château signifie tout simplement maison, chambre.
  14. Voir Quatrième Runo, note 13.
  15. C’est une heureuse idée que de comparer le bonheur à la taupe. Comme la taupe, n’agit-il pas en aveugle ? Bonheur, ici, est synonyme de fortune.
  16. Voir Dix-huitième Runo, note 3.
  17. Les runot finnoises introduisent souvent dans leurs récits des personnages parasites, tels que des enfants, des vieillards, etc., qui jouent le rôle d’interlocuteurs, et se mêlent à l’action quoique sans y prendre une part directe et influente. Ces personnages pourraient être comparés, ce semble, aux chœurs des tragédies grecques.