Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/7

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 54-60).

SEPTIÈME RUNO.

sommaire.
Wäinämöinen erre pendant plusieurs jours sur les vagues de la mer. — Un aigle vient à son secours et l’emporte sur ses ailes jusqu’à Pohjola. — Louhi le reçoit dans sa maison, où elle le traite généreusement. — Wäinämöinen n’en est pas moins inconsolable. — Il veut retourner dans son pays. — Louhi propose de l’y conduire s’il peut lui forger un Sampo ; elle lui donnera en outre, en récompense de ce travail, sa fille pour épouse. — Wäinämöinen se déclare incapable de satisfaire à son désir, mais il promet à Louhi de lui envoyer l’illustre forgeron Ilmarinen. — Ilmarinen forgera le Sampo. — Louhi donne alors à Wäinämöinen un cheval et un traîneau avec lesquels il s’empresse de reprendre le chemin de son pays.

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen flotta, tel qu’une branche de sapin, tel qu’un rameau de pin, pendant six jours, pendant sept nuits d’été, à travers les vastes abîmes. Devant lui s’étend la mer humide, au-dessus de sa tête, le ciel rayonne.

Il flotte encore deux nuits, encore deux des plus longs jours. Enfin, après le huitième jour, après la neuvième nuit, il se sentit fatigué, il se sentit malade, car il n’avait plus d’ongles aux pieds, ni de peau sur les doigts.

Alors, le vieux Wäinämöinen dit : « Malheur à moi, infortuné, malheur à moi, accablé de misère ! Voilà que j’ai quitté mon pays, que j’ai abandonné mon antique demeure, pour passer ma vie sous la voûte du ciel, pour être ballotté les années, et les jours, par la tempête, sur ces espaces sans limites, sur ces mers sans rivages. Il fait froid, pour moi, à la cime des flots, il est douloureux d’être continuellement suspendu sur la croupe des vagues.

« Comment donc pourrai-je exister, comment pourrai-je me soutenir dans cette triste vie, sur ce globe périssable ?

« Bâtirai-je ma demeure dans l’air, ou l’établirai-je dans l’eau ?

« Si je veux bâtir ma demeure dans l’air, je n’y trouverai ancun point d’appui, si je veux l’établir dans l’eau, elle sera emportée par les vagues. »

Soudain, des hanteurs de la Laponie, des régions du nord-est, un aigle prit son essor. Il n’était ni des plus grands, ni des plus petits[1]. D’une aile, il effleurait la mer, de l’autre, il balayait le ciel ; sa queue traînait sur les flots, son bec rasait les îles.

Tantôt il vole, tantôt il s’arrête. Il regarde au loin autour de lui, et il voit le vieux Wäinämöinen errant sur la surface bleue de la mer.

« Que fais-tu donc là au milieu des vagues, que fais-tu donc, ô héros, au milieu des flots ? »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen répondit :

« Je me trouve ainsi au milieu des vagues, j’erre au milieu des flots, parce que je suis allé à la recherche de la jeune fille de Pohjola, de la vierge de Pimentola.

« Je longeais rapidement la mer libre de glaces, et voici qu’un jour, un matin, je touchais déjà au golfe de Luotola[2], au fleuve de Joukola[3], lorsque tout à coup mon cheval a été frappé d’une flèche, que l’on dirigeait contre moi-même.

« Alors, j’ai roulé dans la mer, je suis tombé au milieu des vagues, pour y être bercé, pour y être ballotté par les vents.

« Et une effroyable tempête s’est élevée du nord-ouest ; et j’ai été emporté loin, bien loin des rivages ; et depuis ce temps-là, j’ai vagué de longs jours, de longues nuits à travers ces plaines humides. Maintenant, j’ignore, je ne soupçonne pas, je ne saurais comprendre par quelle voie me viendra la mort, si ce sera par la faim ou par l’épuisement de la fatigue. »

L’aigle, l’oiseau de l’air dit : « Cesse de gémir, ô Wäinämöinen, monte sur mon dos, sur la pointe de mes ailes, je te retirerai de la mer et te porterai où il te plaira. Je me souviens de ces jours, de ces temps meilleurs, alors que tu abattais les forêts de Kaleva, les bois d’Osmola[4]. Tu laissas le bouleau croître, tu laissas le bel arbre debout, afin que les oiseaux pussent s’y reposer, que j’y trouvasse moi-même un refuge. »

Le vieux Wäinämöinen éleva sa tête hors de l’eau ; le héros sortit de la mer et se plaça sur le dos, sur la pointe des ailes de l’aigle.

L’aigle, l’oiseau du ciel, porta Wäinämöinen, à travers l’espace, le long des routes du vent, des grands chemins de la tempête, vers les frontières lointaines de Pohjola, vers la nébuleuse Sariola[5]. Là, il le déposa et remonta vers les nues.

Le vieux Wäinämöinen se mit à pleurer et à sangloter bruyamment sur ce nouveau rivage, sur ce promontoire inconnu. Il avait cent blessures au côté, mille coups dont l’avait frappé la tempête ; sa barbe était hérissée, sa chevelure en désordre.

Il pleura deux nuits, il pleura trois nuits et autant de jours ; et il ne savait, étranger qu’il était, quelle route il devait prendre, quel chemin il devait suivre, pour regagner son ancienne demeure, pour retourner au lieu de sa naissance.

La petite servante de Pohjola, la blonde fille, avait fait un pacte avec le soleil et avec la lune. Ils étaient convenus de toujours se lever ensemble, de toujours se réveiller en même temps.

Or, un jour, elle devança elle-même le soleil et la lune ; elle se leva avant que le coq eût chanté, que le fils de la poule eût fait entendre sa voix.

Et elle tondit cinq brebis, elle tondit six brebis, lava leur laine et la prépara pour être filée, avant que l’aurore eût paru, que le soleil se fût levé.

Ensuite, elle nettoya la longue table, elle balaya le vaste plancher avec un balai de feuillage, ramassa les ordures dans un vase de cuivre et les porta, à travers le vestibule, dans le champ le plus éloigné qui longeait la clôture de l’habitation. Là, elle s’arrêta, prêta l’oreille, et entendit des pleurs qui venaient du côté de la mer, des gémissements qui venaient de l’autre bord du fleuve.

Elle rentra aussitôt dans la maison et dit :

« J’ai entendu des pleurs qui venaient du côté de la mer, des gémissements qui venaient de l’autre bord du fleuve. »

Louhi, la mère de famille[6] de Pohjola, la vieille édentée de Pohja, se hâta de sortir dans la cour et écouta. Puis elle dit : « Ces pleurs ne sont point ceux d’un enfant, ces gémissements ne sont point ceux d’une femme ; ce sont les pleurs d’un héros barbu, les gémissements d’un menton hérissé de poils. »

Et elle lança son bateau sur les vagues, et elle se dirigea, à force de rames, du côté du vieux Wäinämöinen, du héros accablé de chagrin.

Le vieux Wäinämöinen pleurait, le fiancé de l’onde sanglotait bruyamment, au milieu d’un vaste marais inculte, d’un haut bois chevelu. Sa bouche tremblait, sa barbe flottait au vent, mais il ne hochait point le menton[7].

La mère de famille de Pohjola lui dit : « Ainsi donc, malheureux vieillard, te voilà, maintenant, sur une terre étrangère ? »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen répondit : « Hélas ! je ne le sais que trop ! Oui, me voilà sur une terre étrangère, dans une région inconnue. J’étais bien mieux dans mon pays, dans ma propre maison ! »

Louhi, la mère de famille de Pohjola, lui dit : « Oserai-je te demander quel homme tu es, et d’où tu es venu, héros ? »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen répondit : « J’ai été assez nommé, j’ai été assez célébré, jadis, comme l’homme de la joie, aux heures du soir, comme le chantre des vallées, dans les bois de Wäinölä, dans les landes de Kalevala. Maintenant, infortuné que je suis, que vais-je devenir ? Je le sais à peine moi-même. »

Louhi, la mère de famille de Pohjola, dit : « Sors de ce vieux bourbier, ô héros, et viens raconter tes malheurs, viens dire les aventures de ta vie. »

Elle arracha le héros à ses pleurs, à ses bruyants sanglots, et le fit asseoir dans son bateau. Puis elle prit place sur le banc des rameurs, se dirigea vers Pohjola, et introduisit l’étranger dans sa maison.

Là, elle rassasia l’affamé, elle fit sécher l’homme mouillé jusqu’à la peau. Puis, elle lui prépara un bain, elle le frotta, le massa, le rappela à la santé, et lui dit : « Pourquoi pleurais-tu, Wäinämöinen, pourquoi gémissais-tu, Uvantolainen[8], dans cet endroit sordide, sur les bords de la mer ? »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen dit : « Je n’ai que trop de raison de pleurer et de gémir. J’ai été si longtemps ballotté par les vagues, sur cette vaste mer, au milieu de ces golfes profonds.

« Oui, je pleurerai, je me lamenterai toute ma vie, parce que j’ai été emporté loin de ma patrie, de mon pays bien-aimé, dans ces régions inconnues, dans ces terres étrangères. Ici, tous les arbres mordent, toutes les branches de sapin blessent, chaque bouleau pique, chaque aulne déchire. Je n’y connais que le souffle du vent, que la lumière du soleil, car je les avais déjà connus auparavant. »

Louhi, la mère de famille de Pohjola, dit : « Ne pleure point, Wäinämöinen, ne gémis point, Uvantolainen, il est bon que tu vives, il est bon que tu passes agréablement le temps, en mangeant le saumon, en mangeant la chair de porc que j’ai placés devant toi. »

Le vieux Wäinämöinen dit : « Ce que l’on mange hors de chez soi profite peu, lors même qu’on vous servirait un grand festin. L’homme est toujours mieux dans son pays, toujours mieux dans sa maison. Que le Dieu clément, que le Créateur plein de grâce daigne n’y ramener enfin ! L’eau bue chez soi dans un soulier d’écorce de bouleau est meilleure que l’hydromel bu sur une terre étrangère, dans une coupe d’or. »

Louhi, la mère de famille de Pohjola, dit : « Eh bien, que me donneras-tu si je te ramène dans ton pays, à l’entrée de ton champ, près de ta chambre de bain ? »

Le vieux Wäinämöinen répondit : « Que demandes-tu de moi si tu me ramènes dans mon habitation, si tu m’y ramènes de telle sorte que j’entende la voix de mon coucou, le chant de mon bel oiseau ? Veux-tu un casque plein d’or, un chapeau plein d’argent ? »

Louhi, la mère de famille, dit : « Ô sage Wäinämöinen, ô runoia éternel, je ne veux ni de ton or ni de ton argent. Les pièces d’or sont les fleurs de l’enfant, les pièces d’argent l’ornement sonore du cheval. Peux-tu me forger un Sampo[9], un Sampo au couvercle splendide ; peux-tu le forger avec la pointe des plumes d’un cygne, le lait d’une vache stérile, un petit grain d’orge, un flocon de la laine d’une brebis féconde ? Pour prix de ton travail, je te donnerai une vierge, une belle vierge ; et je te ramènerai dans ton pays, là où ton oiseau chante, où ton coq fait entendre sa voix. »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen dit : « Je ne saurais te forger un Sampo, un Sampo au couvercle splendide. Mais, reconduis-moi dans mon pays, et je t’enverrai de là le forgeron Ilmarinen. Il te forgera ce Sampo[10], il martellera son couvercle, et il charmera la jeune vierge, et il fera la joie de ta fille.

« Ilmarinen est un forgeron merveilleux, un habile batteur de fer. C’est lui qui a forgé la voûte du ciel, qui a martelé le couvercle de l’air, sans qu’y paraissent les coups du marteau, ni les morsures des tenailles. »

Louhi, la mère de famille de Pohjola dit : « Je promets de donner ma fille, ma belle enfant, à celui qui me forgera un Sampo au couvercle splendide, qui le forgera avec la pointe des plumes d’un cygne, le lait d’une vache stérile, un petit grain d’orge, un flocon de la laine d’une brebis féconde. »

Et elle attela son cheval, son cheval rouge, à son traîneau ; elle y fit asseoir Wäinämöinen et lui dit : « Ne lève point la tête, ne redresse point le corps, à moins que le cheval ne soit fatigué, ou que le soir ne soit venu. Si tu levais la tête, si tu redressais le corps, il t’arriverait certainement malheur, un jour fatal tomberait sur toi. »

Alors, le vieux Wäinämöinen lança au galop le cheval à la blanche crinière, et il s’éloigna à grand bruit de la sombre Pohjola, de la nébuleuse Sariola.

  1. V. Deuxième Runo, note 8.
  2. Région des îles, de Luoto, île. Même pays que Joukola.
  3. V. Cinquième Runo, note 5.
  4. Voir Deuxième Runo, note 15.
  5. Région couverte d’algues, de sara, algue. Un des noms de Pohjola.
  6. Emäntä, — d’emo, mère, — signifie à la fois mère de famille, hôtesse, maîtresse de maison, reine et souveraine du foyer domestique.
  7. C’est-à-dire il restait silencieux.
  8. Ami de l’onde, surnom de Wäinämöinen.
  9. Voir Première Runo, note 6.
  10. On trouvera dans le second volume des explications détaillées sur cet objet symbolique.