Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/6

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 49-53).

SIXIÈME RUNO.

sommaire.
Wäinämöinen se dirige vers Pohjola. — Joukahainen, qui n’a pas oublié les humiliations dont il l’a accablé, et qui brûle de se venger, l’attend sur la route armé de son arc. — Sa mère cherche en vain à le détourner de son dessein. — Joukahainen tire sur Wäinämöinen, mais il atteint seulement son cheval, qui s’abat et entraîne le héros dans la mer, où il devient le jouet d’une violente tempête. — Joukahainen se vante auprès de sa mère de son sinistre exploit.

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen résolut d’aller dans la région glacée, dans la sombre Pohjola. Il prit un cheval léger comme la paille, svelte comme une tige de pois[1] ; il mit un frein à sa bouche d’or, une bride à son cou d’argent[2], puis il monta sur son dos et s’élança dans l’espace.

Il longea les bois de Wäinölä, les marais de Kalevala. Le coursier bondit ; il franchit les villages, il dévore les chemins, il traverse les golfes vastes et profonds, sans que l’eau mouille son sabot, sans que son pied effleure la surface humide.

Or, le jeune Joukahainen, le maigre garçon de Laponie, nourrissait depuis longtemps dans son cœur une haine ardente contre le vieux Wäinämöinen, contre le runoia éternel.

Il se fabriqua un arc rapide comme la flamme, un arc superbe à voir. Il était de fer mélangé de cuivre, et garni d’or et d’argent.

Qui fournira une corde à cet arc ? Les nerfs de l’élan de Hiisi[3], les crins de l’étalon de Lempo.

Déjà l’arc est prêt, il est magnifique et d’un grand prix. Incrusté sur son dos, un cheval y dresse sa crinière, un poulain court sur la voie du trait, une figure de Kapo[4] dort sur la courbe, un lièvre repose près de la détente.

Et Joukahainen tailla une grande quantité de flèches, à tige de chêne, à triple pointe de sapin. Il y attacha les petites plumes de l’hirondelle, les ailes légères du passereau, puis il les durcit en les trempant dans la bave noire du serpent, dans le venin mordant de la vipère.

Et quand les flèches furent préparées, quand l’arc fut apte à être tendu, Joukahainen se mit à épier le passage de Wäinämöinen, l’arrivée de Suvantolainen[5]. Il l’attendit le soir, il l’attendit le matin, il l’attendit au milieu du jour.

Rien ne décourageait sa patience. Il était là, tantôt à la fenêtre, tantôt à l’extrémité du hangar, tantôt à l’entrée du village, près de la clôture du champ, son carquois plein de flèches sur le dos, son bon arc sous le bras.

Il alla se poster beaucoup plus loin, au delà des autres habitations ; il gravit jusqu’à la cime d’un promontoire flamboyant, il pénétra au sein des écueils orageux, près de la cataracte de feu[6], du tourbillon du fleuve sacré.

Enfin, un jour, un matin, il leva les yeux vers le nord-ouest, il tourna la tête du côté du soleil, et il aperçut une tache noire sur la mer, un point bleu sur les vagues.

« Est-ce un nuage qui s’élève à l’orient, ou le crépuscule du matin qui annonce l’aurore ? »

Ce n’était point un nuage de l’orient, ce n’était point le crépuscule du matin, c’était le vieux Wäinämöinen, le runoia éternel, qui se rendait à Pohjola, qui se dirigeait vers Pimentola[7], sur son coursier léger comme la paille, svelte comme une tige de pois.

Alors, le jeune Joukahainen, le maigre garçon de Laponie, saisit son arc, son bel arc, pour le compte de la tête de Wäinämöinen, pour la mort de Suvantolainen.

Sa mère, sa nourrice lui dit :

« Pour qui te précipites-tu ainsi avec ton arc, ton arc de fer ? »

Le jeune Joukahainen répondit :

« Je me précipite avec mon arc, mon arc de fer, pour le compte de la tête de Wäinämöinen, pour la mort de Suvantolainen. Je tirerai sur le vieux Wäinämöinen, je lancerai mes flèches à travers le cœur du runoia éternel, à travers son foie, à travers la chair de ses épaules. »

Sa mère s’efforça de le détourner de son dessein.

« Ne tire point sur Wäimämöinen, ne détruis point Kalevalainen ! Wäinö est de haute origine, il est le fils de la fille de mon beau-frère[8].

« Si tu tirais sur Wäinämöinen, si tu tuais Kalevalainen, soudain la joie disparaîtrait de la vie, le chant s’exilerait de la terre. Or, la joie est meilleure dans la vie, le chant est plus agréable sur la terre, que dans le royaume de Manala[9], dans les demeures de Tuonela[10]. »

Alors, le jeune Joukahainen s’arrêta un instant, pensif et indécis. Une main l’excitait à tirer, l’autre main le retenait ; ses doigts nerveux lui brûlaient comme du feu.

Enfin, il dit :

« Qu’elles disparaissent, lors même qu’elles seraient mille fois plus belles, les heures joyeuses de la vie ! Que tous les chants fassent silence ! Je n’en prends nul souci ; je n’en tirerai pas moins sur le vieux Wäinämöinen. »

Et il banda son arc flamboyant. Puis, il tira de son carquois de peau une flèche ailée, la plus forte flèche, la meilleure tige, et il la plaça sur le sillon fatal, à l’angle de la corde tendue.

Et il appuya l’arc contre son épaule droite, et, en s’apprêtant à tirer sur Wäinämöinen, il dit :

« Pars, maintenant, ô pointe de bouleau, frappe ô arc de sapin, déchire, corde de lin ! Si ma main lance la flèche trop bas, qu’elle monte plus haut ! Si ma main la lance trop haut, qu’elle tombe plus bas ! »

Et Joukahainen lâcha la détente. La flèche vola trop haut ; elle vola par-dessus la tête de Wäinämöinen, jusqu’au ciel, jusqu’aux sources de la pluie, jusqu’aux nuées qui tourbillonnent.

Joukahainen tira une seconde fois. La flèche tomba trop bas : elle pénétra jusqu’aux profondeurs de la terre, et la terre faillit s’abîmer dans ses entrailles, et les rochers se fendirent.

Joukahainen tira une troisième fois. La flèche toucha juste : elle atteignit à la rate le bleu cheval de Wäinämöinen, le cheval léger comme la paille, svelte comme une tige de pois, elle le frappa à la hanche gauche et lui transperça les chairs.

Le vieux Wäinämöinen tomba sur les doigts dans la mer, sur les mains dans les flots, sur les poings dans les vagues bouillonnantes, du haut du cheval léger comme la paille, svelte comme une tige de pois.

Et voilà qu’il s’éleva une grande tempête : le héros fut emporté par une vague impétueuse, loin, bien loin des rivages, au sein des vastes abîmes.

Alors, d’un ton superbe, le jeune Joukainen lui dit :

« Ô vieux Wäinämöinen, tu ne viendras plus, avec des yeux vivants, tant que durera ce monde, que la lune brillera comme de l’or, tu ne viendras plus chevaucher dans les bois de Wäinölä, dans les landes de Kalevala. »

Wäinämöinen erra pendant six printemps, pendant sept étés, pendant huit années, tel qu’un bloc de bois, au milieu de la mer immense, des vagues sans fin.

Et Joukahainen revint dans sa demeure ; sa mère lui demanda aussitôt :

« As-tu déjà tiré sur Wäinämöinen, as-tu tué le fils de Kaleva ? »

Le jeune Joukahainen répondit :

« Oui, j’ai tiré sur Wäinämöinen, j’ai tué le fils de Kaleva. Le vieillard est maintenant à arpenter la mer, à balayer les vagues ; il est tombé sur ses doigts, il a roulé sur ses mains plates, puis il s’est tourné sur le flanc, il s’est fixé sur le dos, pour être ballotté au sein de l’abîme, pour être poussé par les flots orageux. »

La mère dit :

« Tu as commis une méchante action, ô misérable, en tirant sur Wäinämöinen, en tuant Kalevalainen, le plus grand héros de Suvantola, le plus beau des hommes de Kalevala. »

  1. Le texte finnois dit semblable à un brin de paille, à une tige de pois, olkisen, Hernevartisen. Comparaison qui pourrait également s’appliquer à la couleur de la robe de l’animal.
  2. Voir Deuxième Runo, note 14.
  3. Le génie du mal, — même personnification que Lempo. V. Quatrième Runo, note 21.
  4. Il est difficile de déterminer exactement le sens de cette expression. Elle implique l’idée de puissance bienfaisante, et s’applique à la fois aux dieux, aux hommes et aux animaux. Dans les runot, elle s’attache comme épithète principalement aux personnages mythologiques. Les savants finnois sont très-divisés sur son interprétation. Je crois que, dans le cas présent, il s’agit d’une figure de femme ou de celle d’un petit animal à fine toison, d’une martre, par exemple.
  5. Surnom de Wäinämöinen. Suvanto signifie littéralement dépôt d’eau dormante dans les cataractes. Wäinämöinen se plaisait à se reposer auprès de ces petits lacs.
  6. Voir Deuxième Runo, note 14.
  7. Région ténébreuse, de Pimiä, ténèbres.
  8. Chez les Finnois, les mariages ne se contractaient jamais qu’entre jeunes gens de tribus différentes ou même ennemies. À ce point de vue, la parenté supposée par la mère de Joukahainen entre Wäinämöinen et sa famille n’a donc rien que de vraisemblable. Nous savons, toutefois, par la première runo, que Wäinämöinen est né de Luonnotar, fille d’Ilma. Comment accorder cette filiation avec celle que lui prête la mère de Joukahainen ? Peut-être a-t-elle recours à cette fiction pour détourner plus facilement son fils de son méchant dessein. Les runot sont pleines de mystères.
  9. V. Quatrième Runo, note 15.
  10. V. Quatrième Runo, note 16.