Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/5

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 44-48).

CINQUIÈME RUNO.

sommaire.
Wäinämöinen va à la recherche d’Aino. — Il jette ses filets dans la mer et en retire un poisson d’une forme étrange. — Au moment où il s’apprête à le dépecer il lui échappe des mains et lui reproche de n’avoir point reconnu en lui la sœur de Joukahainen. — Wäinämöinen la conjure de revenir. — Mais la jeune fille ne revient pas. — La mère de Wäinämöinen surgit alors de sa tombe et conseille à son fils d’aller chercher une autre fiancée parmi les vierges de Pohja.

Déjà la nouvelle retentit au loin, la nouvelle de la mort de la jeune fille, de la disparition de la belle.

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen fut saisi de douleur. Il pleura la jeune fille tous les soirs, il la pleura tous les matins, il la pleura presque toutes les nuits ; il pleura le destin funeste d’Aino, sa mort dans l’onde humide, sous les vagues profondes ; et il s’en alla le cœur gros, les yeux en larmes, vers les rivages de la mer bleue ; et il parla, et il dit :

« Raconte-moi, maintenant, ton rêve, ô Untamo[1], raconte-le-moi, selon ton goût, ô paresseux de la terre : où est Ahtola[2] ? où demeurent les vierges de Wellamo[3] ? »

« Untamo raconta son rêve, le paresseux de la terre répondit :

« Ahtola est située, les vierges de Wellamo ont leur demeure, à l’extrémité du cap nébuleux, de l’île riche d’ombrages, sous les vagues profondes, au milieu de la vase noire. Elles sont là, dans une petite chambre étroite, à côté d’une pierre bigarrée, au cœur d’un épais rocher. »

Alors, le vieux Wäinämöinen se dirigea vers son bateau de pêche ; il examina ses lignes et ses hameçons ; il mit un hameçon, un crochet de fer dans son sac, et s’avança à force de rames jusqu’à l’extrémité du cap nébuleux, de l’île riche d’ombrages.

Là, s’arrêta le pêcheur, celui qui passait sa vie à manier la ligne et à promener les filets au sein des eaux. Et il lança l’hameçon dans la mer, provoquant, épiant sa proie : la tige de cuivre tremblait, la ligne d’argent sifflait, le fil d’or bruissait.

Or, un jour, un matin, Wäinämöinen sentit qu’un poisson mordait à l’hameçon ; il le tira de l’eau, et le jeta au fond de son bateau.

Et il l’examina avec soin, et il dit :

« Voici le premier poisson que je ne connaisse pas. Il est trop plat pour un lavaret, trop luisant pour une truite, trop clair pour un brochet, trop faible en nageoires pour un poisson femelle, trop dépourvu d’écailles pour un poisson mâle. Il n’a point de bandeau sur la tête pour être une jeune fille ; il n’a point de ceinture pour être la vierge de l’onde ; il n’a point d’oreilles pour être la colombe de la maison. Tel qu’il se présente, il ressemble à un saumon de mer, à une perche des flots profonds. »

Et Wäinämöinen dégaina le couteau à manche d’argent qui pendait à sa ceinture ; et il s’apprêta à couper le poisson en morceaux, pour son repas du matin, pour son repas du milieu du jour, pour son grand repas du soir.

Mais voici que le poisson, le beau poisson, s’échappa de ses mains, et bondit hors du rouge bateau, du bateau de Wäinämöinen.

Et, à la cinquième bouffée de vent, il leva la tête au-dessus des eaux, il leva son épaule droite près des filets du pêcheur. Puis il étendit la main droite, il avança le pied gauche, sur le septième pli du golfe, sur la neuvième vague[4], et il dit :

« Ô vieux Wäinämöinen, je n’ai jamais été faite pour être coupée en morceaux, comme un saumon, afin de servir à ton repas du matin, à ton repas du milieu du jour, à ton grand repas du soir. »

Le vieux Wäinämöinen lui dit : « Pourquoi donc as-tu été faite ?

« J’étais destinée à devenir ta colombe et à reposer sur ton sein, à m’asseoir éternellement à tes côtés, à être la compagne de ta vie, à préparer ton lit, à arranger tes oreillers, à mettre en ordre et à balayer ta chambre, à allumer ton feu, à étendre la braise dans ton poêle, à faire cuire ton pain, à pétrir tes gâteaux de miel, à te présenter le pot de bière, à te servir tes repas.

« Non, je n’étais ni un saumon de mer, ni une perche des flots profonds ; j’étais une femme, une jeune fille, la sœur de Jouhakainen, celle après laquelle tu as soupiré tous les jours de ta vie.

« Ô vieillard insensé, stupide Wäinämöinen, qui n’as pas su retenir la vierge humide de Wellamo, la fille unique d’Atho ! »

Le vieux Wäinämöinen, accablé de douleur, baissa la tête et dit :

« Ô sœur de Joukahainen, reviens une seconde fois auprès de moi. »

Mais la jeune fille ne revint pas, elle ne revint pas une seule fois dans tout le cours de cette vie. Elle disparut de la surface de la mer et s’enfonça dans les entrailles de la pierre bigarrée, dans les fissures du rocher brun comme le foie.

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen médita, alors, profondément dans son cœur, et se demanda comment il pourrait encore supporter la vie. Il façonna à la hâte un filet de soie, et il le traîna en tous sens à travers les détroits, il le plongea dans les trous fréquentés par les saumons, dans les ondes poissonneuses de Wäinölä, autour des promontoires de Kalevala, au sein des vastes et sauvages abîmes, dans le fleuve de Joukola[5], le long des rivages des golfes de Laponie.

Et il prit une foule de poissons ; mais il ne prit pas celui qu’il aurait revu avec tant de joie, la jeune vierge de Wellamo, la fille unique d’Ahto.

Alors, le vieux Wäinämöinen, la tête baissée, le cœur triste, le bonnet tout à fait penché sur l’oreille, dit :

« Oh ! qu’immense a été ma folie, que stupide a été ma force d’homme ! Où sont les jours où je possédais l’intelligence, où j’avais la pensée puissante, le cœur grand ? Maintenant, hélas ! dans cette triste vie, dans cet âge misérable, mon intelligence s’est amoindrie, ma pensée a perdu sa vigueur ; tout ce qu’il y avait dans mon âme de puissance et d’énergie s’est évanoui.

« Celle que j’avais tant attendue, et après laquelle j’avais tant soupiré, la vierge de Wellamo, la plus jeune des filles de l’onde, celle dont je voulais faire l’amie de mes jours, la compagne de ma vie, s’était prise à mon hameçon, et elle avait roulé au fond de mon bateau. Mais je n’ai su ni la retenir ni l’emmener dans ma demeure. Elle s’est échappée de mes mains, elle s’est précipitée de nouveau sous les flots profonds. »

Et Wäinämöinen se mit à cheminer lentement, les yeux pleins de larmes, le cœur gonflé de soupirs. Il arriva près de sa maison, et il dit :

« Mes joyeux coucous chantaient jadis matin et soir ; ils chantaient même au milieu du jour. Qui donc a brisé leur voix éclatante, qui a détruit leur belle voix ? Le chagrin a brisé leur voix éclatante, le désespoir a détruit leur belle voix. C’est pourquoi on ne les entend plus chanter, au coucher du soleil, pour me charmer aux heures du soir, pour me réjouir au lever de l’aurore.

« Comment pourrai-je encore supporter la vie, habiter dans ce monde, voyager à travers ces régions ? Si ma mère vivait encore, elle m’inspirerait, sans doute, ce que je dois faire, pour ne pas être brisé par le chagrin, pour ne pas succomber au désespoir, durant ces jours lamentables, durant ces angoisses pleines d’amertume. »

Soudain, la mère de Wäinämöinen s’éveilla de sa tombe ; elle lui répondit du sein des flots :

« Ta mère vit encore, ta nourrice n’est point engourdie par le sommeil de la mort. Elle peut te dire ce que tu dois faire pour ne pas être brisé par le chagrin, pour ne pas succomber au désespoir, durant ces jours lamentables, durant ces angoisses pleines d’amertume. Rends-toi dans les régions de Pohja. Là, tu trouveras des filles plus gracieuses, des jeunes filles mille fois plus belles, cinq, six fois plus svelles que les frêles créatures de Jouko[6], que les sordides enfants de Laponie.

« Oui, c’est là, ô mon fils, que tu dois chercher une épouse ; prends la meilleure des filles de Pohja, choisis une vierge, belle de visage, belle de corps, légère sur ses pieds, vive et alerte dans tous ses mouvements. »

  1. Personnification du sommeil et des songes ; peut-être le dieu ou le génie qui y préside. Les runot ne nous donnent sur ce nom, dont le sens originel est depuis longtemps oublié, aucune indication précise.
  2. Demeure d’Ahto ou Ahti, dieu des eaux.
  3. Les filles de la femme d’Ahti ; les vierges de l’onde.
  4. La poésie finnoise se jette volontiers dans les bizarreries les plus fantastiques. Nous en verrons d’autres exemples.
  5. Pays de Joukahainen.
  6. Jouko ou Joukola, pays de Joukahainen. V. note 5.