Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/8

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 61-66).

HUITIÈME RUNO.

sommaire.
Wäinämöinen aperçoit la vierge de Pohjola, appuyée sur l’arc-en-ciel. — Il l’invite à descendre dans son traîneau, pour devenir son épouse. — La jeune fille, après diverses objections, promet enfin de se rendre à son désir, s’il sort vainqueur des épreuves qu’elle lui propose. — Wäinämöinen se tire avec bonheur des deux premières, mais quand vient la troisième où il s’agit de la construction d’un bateau, il se blesse grièvement au genou avec sa hache. — Le sang du héros coule avec abondance. — Alors, Wäinämöinen remonte dans son traîneau et va à la recherche de celui qui pourra le guérir. — Il trouve un vieillard qui, fort de la vertu des paroles originelles, lui promet de s’en charger.

Elle était belle la vierge de Pohja ; c’était la gloire de la terre, la parure de l’onde. Elle était assise sur la voûte de l’air, appuyée sur l’arc-en-ciel, resplendissante dans ses vêtements blancs. Et elle tissait un tissu d’or, un tissu d’argent, avec une navette d’or, un métier d’argent.

La navette glissait rapide de ses mains ; elle allait et venait sans cesse, lorsque la jeune fille tissait son tissu d’or, son tissu d’argent.

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen s’éloignait, à grand bruit, de la sombre Pohjola, de la nébuleuse Sariola. Quand il eut fait un peu de chemin, il entendit la navette bruire au-dessus de sa tête.

Il leva les veux vers le ciel, et il vit un bel arc déployé sur la voûte de l’air, et sur cet arc, une jeune fille qui tissait un tissu d’or, un tissu d’argent.

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen arrêta aussitôt son cheval, et il prit la parole, et il dit : « Viens, ô jeune fille, dans mon traîneau ! descends, ô jeune fille, dans mon beau traîneau ! »

La jeune fille dit : « Pourquoi veux-tu m’avoir dans ton traîneau, dans ton beau traîneau ? »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen répondit : « Je veux t’avoir dans mon traîneau, dans mon beau traîneau, pour que tu prépares mes gâteaux de miel, que tu brasses ma bière, que tu chantes sur chaque banc de ma maison, que tu charmes tous ceux qui te verront à ma fenêtre, dans les demeures de Wäinölä, dans les habitations de Kalevala. »

La jeune fille dit : « Hier au soir, lorsque je visitais les champs de matara[1], que je foulais d’un pied léger la plaine d’or, une grive chanta dans le feuillage ; elle chanta l’âme des jeunes filles, l’âme des jeunes femmes.

« Et je dis à l’oiseau : « Ô petite grive, dis-moi quelle est la plus heureuse, quelle la plus enviable, de la jeune fille qui reste dans la maison de son père ou de la femme qui vit sous le toit de son mari.

« Et la petite grive me répondit : « Le jour d’été est brillant, mais plus brillant encore est le sort de la jeune fille ; le fer plongé dans la glace est froid, mais plus froid encore est le sort de la femme ; la jeune fille est dans la maison de son père comme la semence dans une terre féconde ; la femme est sous le toit de son mari comme le chien dans les chaînes ; rarement l’esclave goûte les douceurs de l’amour, la femme jamais. »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen dit : « Les chants de la grive sont vides de sens. Dans la maison de son père, la jeune fille est un enfant ; elle ne devient digne de considération que lorsqu’elle est mariée. Viens, ô jeune fille, dans mon traîneau, dans mon beau traîneau ! Je ne suis point un homme de nul prix, ni un héros plus endormi que les autres. »

La jeune fille répondit malicieusement : « je t’appellerai un homme, je te tiendrai pour un héros, si tu fends, dans sa longueur, un crin de cheval, avec un couteau sans pointe, si tu fais avec un œuf un nœud invisible[2]. »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen fendit, dans sa longueur, un crin de cheval, avec un couteau sans pointe, et fit avec un œuf un nœud invisible ; puis il appela de nouveau la jeune fille dans son traîneau, dans son beau traîneau.

La jeune fille lui dit malicieusement :

« Peut-être consentirai-je à te rejoindre si de la surface d’une pierre tu enlèves de l’écorce de bouleau, si tu tailles des pieux dans la glace, sans qu’elle vole en éclats, sans qu’un seul de ses débris tombe à terre. »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen ne se sentit nullement embarrassé. Il enleva de l’écorce de bouleau de la surface d’une pierre, et tailla des pieux dans la glace, sans qu’elle volât en éclats, sans qu’un seul de ses débris tombât par terre ; puis il appela encore la jeune fille dans son traîneau, dans son beau traîneau.

La jeune fille lui répondit malicieusement : « Je descendrai vers celui qui pourra construire un bateau avec des débris de mon fuseau, des fragments de ma navette, et qui le lancera dans l’eau, sans le pousser avec le genou, sans le remuer avec les mains, sans l’ébranler avec les bras, sans le diriger avec l’épaule. »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen dit : « Il n’est, peut-être, sur la terre ni dans toute l’étendue du monde, aucun autre constructeur de bateaux qui puisse rivaliser avec moi. »

Et il prit les débris du fuseau, les fragments de la navette, et il se mit à construire le bateau, à fabriquer la barque aux mille planches, sur un roc d’acier, sur une dalle de fer.

Il charpentait avec une confiance superbe, avec une fierté menaçante. Il charpenta un jour, il charpenta deux jours, il charpenta presque trois jours ; et la hache ne toucha point la dalle, et la tête d’acier ne heurta point contre le rocher.

Mais, vers le soir du troisième jour, Hiisi[3] fit osciller l’extrémité du manche, Lempo[4] tira à lui le tranchant, Paha[5] fit dévier le coup. Alors, la hache toucha les dalles, la tête d’acier heurta contre le rocher, et elle glissa, et elle alla fendre le genou du héros, le doigt du pied de Wäinämöinen. Lempo l’enfonça dans la chair, Hiisi la poussa à travers les veines, et le sang se mit à couler, le sang chaud jaillit en bouillonnant.

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen, le runoia éternel, prit la parole et dit : « Ô hache, à croissant d’acier, tu as cru mordre dans le bois, tu as cru labourer le sapin, creuser le pin, fendre le bouleau ; et tu as déchiré ma chair, tu t’es précipitée à travers mes veines ! »

Et il commença à dérouler ses incantations, à chanter les paroles originelles et fondamentales, les runot de la science. Mais il ne put se rappeler les grandes paroles, les paroles révélatrices du fer, celles qui seules pouvaient fermer la plaie béante, guérir les coups que l’acier bleu avait portés[6].

Le sang déborde en torrents, le sang chaud mugit comme une cataracte. Les tiges des baies qui s’élèvent sur la terre, les fleurs qui s’épanouissent au milieu des bruyères sont rougies de sa pourpre ; pas une touffe de gazon qui n’en soit inondée.

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen dépouille les rochers de leur mousse, arrache l’herbe des marais pour en boucher le trou fatal, la terrible blessure. Mais elle se rouvre sans cesse, et le sang continue de couler.

Alors le héros se sentit en proie à d’atroces douleurs. Il pleura amèrement, puis il attela son cheval à son traîneau et se remit en route.

Il fait claquer son fouet orné de perles, et en frappe les flancs du fougueux étalon[7]. L’étalon bondit, dévore l’espace, et bientôt emporte le traîneau frémissant jusqu’à un village où s’ouvraient trois chemins[8].

Wäinämöinen prit le premier chemin, s’arrêta devant la maison la plus proche, et dit à travers la porte : « Est-il quelqu’un dans cette maison qui puisse examiner l’œuvre du fer, sonder la plaie du héros, apaiser ses douleurs ? »

Un enfant, un petit garçon qui jouait sur le plancher, lui répondit : « Il n’est personne dans cette maison qui puisse examiner l’œuvre du fer, sonder la plaie du héros, apaiser ses douleurs. Va chercher ailleurs ! »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen fit claquer son fouet orné de perles. Il prit le chemin du milieu, et marcha jusqu’à ce qu’il rencontrât une autre maison. Alors, il s’arrêta près de la porte et dit : « Est-il quelqu’un dans cette maison qui puisse examiner l’œuvre du fer, opposer ure digue au torrent de sang, arrêter le débordement des veines ? »

Une vieille femme, une vieille bavarde à trois dents couchée près de l’âtre, lui répondit : « Il n’est personne, dans cette maison, qui puisse examiner l’œuvre du fer, il n’est personne qui connaisse assez l’origine du sang pour fermer tes plaies. Va chercher ailleurs ! »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen fit claquer son fouet orné de perles. Il prit le troisième chemin et gagna la dernière maison.

« Est-il quelqu’un, dans cette maison, qui puisse examiner l’œuvre du fer, opposer une digue au fleuve qui déborde, aux flots de sang qui se précipitent ? »

Un vieillard à la barbe grise, couché au-dessus du poêle[9], lui répondit d’une voix rugissante : « On a enchaîné de plus grands fleuves, on a dompté de plus fiers torrents, avec les trois paroles du Créateur, la mystérieuse puissance des paroles originelles. On a arrêté les fleuves à leur embouchure, les ruisseaux des marais à leur source, les cataractes au milieu de leurs bouillonnements ; on a suspendu les golfes à la pointe des promontoires, on a réuni les isthmes avec les isthmes. »

  1. Plante tinctoriale. Galium boreale.
  2. Celui qui demande la main d’une jeune fille est toujours soumis, pour l’obtenir, à des épreuves dont il doit se tirer avec honneur. Les épreuves proposées par les héroïnes du Kalevala sont naturellement d’un caractère on ne peut plus fantastique.
  3. Voir Sixième Runo, note 3.
  4. Voir Sixième Runo, note 3.
  5. Personnification du mal.
  6. D’après les runot, la médecine ou plutôt la magie médicale, chez les Finnois, ne pouvait opérer avec succès que lorsqu’elle connaissait préalablement la cause primitive, l’origine du mal.
  7. Il n’est pas rare que le même cheval soit appelé indifféremment dans les runot, étalon, poulain, élan, etc.
  8. Dans les villages finnois, les maisons sont construites généralement sur le penchant des collines, en sorte que l’on y distingue trois sortes d’habitations : l’habitation inférieure, qui est la plus approchée de la route, l’habitation du milieu, qui vient après, et l’habitation supérieure, qui est au-dessus des deux autres. Un chemin particulier conduit à chaque habitation.
  9. Les poêles des Finnois sont construits de manière à ce qu’au-dessus du foyer s’étende une vaste plate-forme où l’on met un lit. On y couche pendant l’hiver, et lorsque le froid est très-rigoureux, les vieillards y restent presque toute la journée.